CA Paris, Pôle 1 ch. 2, 19 septembre 2024, n° 23/16227
PARIS
Arrêt
Infirmation
PARTIES
Demandeur :
La Boucherie de la Place (SARL)
Défendeur :
Régie Immobilière de la Ville de Paris (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Lagemi
Conseillers :
Mme Chopin, M. Najem
Avocats :
Me Andre, Me Pommier
EXPOSE DU LITIGE
Par acte sous seing privé, la Régie immobilière de la ville de Paris (ci-après la RIVP) a donné à bail commercial à la société " Boucherie de l'Etoile " des locaux sis [Adresse 2] à [Localité 5] pour une durée de neuf ans à compter du 19 août 2019.
Le 15 novembre 2022, la RIVP a fait signifier à la société Boucherie de la Place un commandement de payer visant la clause résolutoire.
La RIVP a assigné en référé la société Boucherie de la Place devant le juge des référés du tribunal judiciaire de Paris aux fins de, notamment :
constater l'acquisition de la clause résolutoire du bail commercial ;
condamner la société Boucherie de la Place à lui verser une provision sur loyers impayés et indemnité d'occupation ;
ordonner l'expulsion de la société Boucherie de la Place.
La société Boucherie de la Place n'a pas constitué avocat.
Par ordonnance réputée contradictoire du 1er septembre 2023, le juge des référés du tribunal judiciaire de Paris, a :
constaté l'acquisition de la clause résolutoire insérée au bail à la date du 15 décembre 2022 ;
ordonné à défaut de restitution volontaire des lieux dépendant d'un immeuble sis [Adresse 2], dans les quinze jours de la signification de la présente ordonnance, l'expulsion du défendeur et de tout occupant de son chef des lieux susvisés avec le concours, en tant que de besoin, de la force publique et d'un serrurier ;
dit, en cas en de besoin, que les meubles se trouvant sur les lieux seront remis aux frais de la personne expulsée dans un lieu désigné par elle et qu'à défaut, ils seront laissés sur place ou entreposés en un autre lieu approprié et décrits avec précision par l'huissier chargé de l'exécution, avec sommation à la personne expulsée d'avoir à les retirer dans le délai d'un mois non renouvelable à compter de la signification de l'acte, à l'expiration duquel il sera procédé à leur mise en vente aux enchères publiques, sur autorisation du juge de l'exécution, ce conformément à ce que prévoient les articles L.433-1 et suivants et R. 433-1 et suivants du code des procédures civiles d'exécution ;
fixé à titre provisionnel l'indemnité d'occupation, à compter de la résiliation du bail et jusqu'à la libération effective des lieux par la remise des clés, à une somme égale au montant du loyer contractuel, outre les taxes, charges et accessoires ;
condamné la société Boucherie de la Place à payer à la RIVP la somme de 10.871,80 euros au titre de la dette locative arrêtée au mois de décembre 2022, avec intérêts au taux légal courant à compter de l'assignation ainsi que les indemnités d'occupation postérieures, jusqu'au jour de la libération effective des lieux, ainsi qu'aux dépens, qui comprendront notamment le coût du commandement de payer ;
dit n'y avoir lieu à l'application de l'article 700 du code de procédure civile ;
dit n'y avoir lieu à référé pour le surplus des demandes.
Par déclaration du 3 octobre 2023, la société Boucherie de la Place a interjeté appel de cette décision de l'ensemble des chefs du dispositif.
Par arrêt avant dire droit du 30 mai 2024, la présente cour a ordonné la réouverture des débats et invité les parties à donner toutes les explications utiles, par voie de conclusions récapitulatives, sur le point de procédure soulevée par la cour au visa des articles 562 et 954, alinéa 3 du code de procédure civile.
La RIVP a déposé de nouvelles pièces le 17 juin 2024 mais n'a fait aucune observation au titre de la procédure.
Dans ses dernières conclusions déposées et notifiées le 18 juin 2024, la société Boucherie de la Place demande à la cour, au visa des articles 21, 131-1, 131-2 du code de procédure civile, 110, 1103, 1104, 1343-5 du code civil et l'article 1er du décret n°78-381 du 20 mars 1978 relatif aux conciliateurs de justice, de :
déclarer recevable l'appelante dans toutes ses demandes, fins et conclusions ;
juger l'ordonnance de référé du 1er septembre 2023 entachée d'une erreur manifeste d'appréciation ;
constater le caractère biaisé de la conciliation ;
infirmer ladite ordonnance dans tous ses chefs de jugement ;
statuer de nouveau sur l'affaire :
En conséquence,
constater la bonne foi de la société Boucherie de la Place ;
allouer au locataire des délais de paiement rétroactifs avec suspension des effets de la clause résolutoire ;
juger non acquise la clause résolutoire insérée au bail commercial conclu entre les parties présentes et tirer les conséquences de cette non-acquisition ;
ordonner la poursuite du bail commercial conclu entre les parties présentes ;
débouter l'intimée dans toutes ses demandes ;
condamner la RIVP à supporter l'ensemble des frais et dépens engagés dans la présente procédure pour un montant de 5.000 euros sur la base de l'article 700 du code de procédure civile.
Dans ses dernières conclusions déposées et notifiées le 12 janvier 2024, la RIVP demande à la cour, au visa des articles L. 145-41 du code de commerce, 1103, 1728 du code civil et 128 et suivants du code de procédure civile, de :
dire et juger la société Boucherie de la Place mal fondée en son appel et la débouter de toutes ses demandes ;
confirmer partiellement l'ordonnance de référé du 1er septembre 2023 en ce qu'elle a :
* constaté l'acquisition de la clause résolutoire insérée au bail à la date du 15 décembre 2022 ;
* ordonné à défaut de restitution volontaire des lieux dépendant d'un immeuble sis [Adresse 2], dans les quinze jours de la signification de la présente ordonnance, l'expulsion du défendeur et de tout occupant de son chef des lieux susvisés avec le concours, en tant que de besoin, de la force publique et d'un serrurier ;
* dit, en cas en de besoin, que les meubles se trouvant sur les lieux seront remis aux frais de la personne expulsée dans un lieu désigné par elle et qu'à défaut, ils seront laissés sur place ou entreposés en un autre lieu approprié et décrits avec précision par l'huissier chargé de l'exécution, avec sommation à la personne expulsée d'avoir à les retirer dans le délai d'un mois non renouvelable à compter de la signification de l'acte, à l'expiration duquel il sera procédé à leur mise en vente aux enchères publiques, sur autorisation du juge de l'exécution, ce conformément à ce que prévoient les articles L. 433-1 et suivants et R. 433-1 et suivants du code des procédures civiles d'exécution ;
* condamné la société Boucherie de la Place à payer à la RIVP la somme de 10 871,80 euros au titre de la dette locative arrêtée au mois de décembre 2022, ainsi qu'aux dépens, qui comprendront notamment le coût du commandement de payer ;
en revanche, infirmer l'ordonnance sur les chefs de dispositif suivants :
* fixer les intérêts dus au titre de la condamnation au paiement au taux légal courant à compter de l'assignation ainsi que les indemnités d'occupation postérieures, jusqu'au jour de la libération effective des lieux ;
* fixer à titre provisionnel l'indemnité d'occupation, à compter de la résiliation du bail et jusqu'à la libération effective des lieux par la remise des clés, à une somme égale au montant du loyer contractuel, outre les taxes, charges et accessoires ;
* dire n'y avoir lieu à référé pour le surplus des demandes ;
Statuant à nouveau sur ces points :
condamner la société Boucherie de la Place à lui payer à titre de provision la somme actualisée de 14.865,68 euros au 15 novembre 2023 (terme du 3ème trimestre 2023 inclus), outre intérêts au taux des avances sur titres de la Banque de France majoré de deux points compter de la délivrance de l'assignation jusqu'à complet règlement, ainsi que la somme de 1.486 euros au titre de la clause pénale ;
condamner la société Boucherie de la Place à lui payer à titre de provision une indemnité d'occupation mensuelle égale au montant du dernier loyer trimestriel majoré de 50% outre charges et taxes, du 16 décembre 2022 jusqu'à la date de libération effective des lieux ;
dire et juger que le dépôt de garantie versé par la société Boucherie de la Place lui restera acquis ;
condamner la société Boucherie de la Place à lui payer la somme de 2.500 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile, ainsi que les dépens, comprenant notamment le coût du commandement de payer.
Conformément aux dispositions de l'article 455 du code de procédure civile, il est renvoyé aux conclusions des parties susvisées pour un plus ample exposé de leurs prétentions et moyens.
La clôture de la procédure a été prononcée à l'audience du 19 juin 2024, fixée pour la plaidoiries, avant l'ouverture des débats et sans opposition des parties.
SUR CE,
L'intimée n'a fait aucune observation sur les points de procédure soulevés par la cour dans son arrêt avant dire droit. Il sera dès lors tenu compte des dernières conclusions de la société Boucherie de la Place en ce qu'elles demandent notamment expressément des délais rétroactifs.
La cour observe cependant que l'appelante sollicite que soit constaté le caractère biaisé de la conciliation dans la mesure où son représentant était indisponible à la date proposée pour cette mesure et qu'aucune autre date n'a été proposée, malgré ses demandes.
Un tel constat ne constitue pas une prétention au sens des articles 4, 5 et 31 du code de procédure civile en ce que cette demande ne confère pas de droit à la partie qui le sollicite. En conséquence, la cour ne statuera pas sur ce point, qui n'est qu'un simple élément de contexte.
Par ailleurs, dans le bail, le locataire est dénommée société « Boucherie de l'Etoile », ce que relève d'ailleurs le bailleur mais sans donner aucune explication sur ce changement apparent de dénomination au regard du contrat et qui ne résulte pas de l'extrait K-Bis versé : il s'agit en revanche du même gérant.
Cependant, les parties s'accordent sur le fait que la société dénommée « Boucherie de la Place » est bien le locataire des lieux.
Sur l'acquisition de la clause résolutoire et la demande de délais rétroactifs
Selon l'article 834 du code de procédure civile, dans tous les cas d'urgence, le président du tribunal judiciaire peut ordonner en référé toutes les mesures qui ne se heurtent à aucune contestation sérieuse ou que justifie l'existence d'un différend.
Selon l'article 835 du même code, le président du tribunal judiciaire peut toujours, même en présence d'une contestation sérieuse, prescrire en référé les mesures conservatoires ou de remise en état qui s'imposent, soit pour prévenir un dommage imminent soit pour faire cesser un trouble manifestement illicite.
En application de ces textes, il est possible, en référé, de constater la résiliation de plein droit d'un bail en application d'une clause résolutoire lorsque celle-ci est mise en oeuvre régulièrement.
Selon l'article L. 145-41 du code de commerce, toute clause insérée dans le bail prévoyant la résiliation de plein droit ne produit effet qu'un mois après un commandement demeuré infructueux. Le commandement doit, à peine de nullité, mentionner ce délai.
Les juges saisis d'une demande présentée dans les formes et conditions prévues à l'article 1343-5 du code civil peuvent, en accordant des délais, suspendre la réalisation et les effets des clauses de résiliation, lorsque la résiliation n'est pas constatée ou prononcée par une décision de justice ayant acquis l'autorité de la chose jugée. La clause résolutoire ne joue pas, si le locataire se libère dans les conditions fixées par le juge.
Faute d'avoir payé ou contesté les causes du commandement de payer dans le délai imparti, prévu au bail, le locataire ne peut remettre en cause l'acquisition de la clause résolutoire sauf à démontrer la mauvaise foi du bailleur lors de la délivrance du commandement de payer. L'existence de cette mauvaise foi doit s'apprécier lors de la délivrance de l'acte ou à une période contemporaine à celle-ci.
En l'espèce, la RIVP a fait signifier le 15 novembre 2022 un commandement de payer pour la somme de 10.871,80 euros arrêtée au 7 novembre 2022 et visant la clause résolutoire.
La régularité formelle de cet acte n'est pas contestée par la locataire. En revanche, elle fait valoir qu'elle est de bonne foi ; qu'elle a investi à hauteur de plus de 300.000 euros pour la rénovation et modernisation des locaux du bail mais qu'elle a réceptionné des travaux « bâclés » l'ayant contrainte à engager des dépenses supplémentaires. Elle expose avoir régularisé sa situation locative, témoignant ainsi de bonne foi, alors que la présente procédure ne découle que d'un seul loyer trimestriel non payé.
Elle considère que les nuisances alléguées par le bailleur, sonores et olfactives ne sont pas de son fait ou relèvent d'une exagération.
La RIVP verse à ce titre notamment deux pétitions de locataires (pièces 11 et 13) faisant état du comportement peu respectueux de l'appelante tenant à des nuisances sonores (bruit du moteur, découpe de la viande, y compris tôt le matin, musique notamment) et olfactives (odeurs « pestilentielles » remontant dans la cage d'escalier). Elle produit également des attestations de voisins (sa pièce 21) qui réitèrent leurs doléances au titre des nuisances importantes ainsi que des horaires inadaptés du commerce.
Le commandement qui fonde la présente instance ne vise pas ces nuisances mais uniquement un défaut de paiement. Ces éléments sont tout au plus pertinents dans le débat de la bonne foi du locataire et l'octroi de délais.
La locataire produit cependant des attestations qui font état de ce que des nuisances olfactives et sonores similaires étaient déjà dénoncées en 2005 (sa pièce 23) soit près de 15 ans avant son entrée dans les lieux de sorte que la question de la conformité même du local avec l'activité autorisée par le bailleur se pose, ce qui relève de la responsabilité de ce dernier.
La mauvaise foi du locataire n'est dès lors pas établie.
Les causes du commandement n'ont pas été régularisées dans le délai d'un mois rappelé dans l'acte et les conditions d'acquisition de la clause résolutoire sont réunies au 15 décembre 2022.
L'historique du compte révèle cependant l'existence d'un virement de 10.871,80 euros en date du 10 février 2023, soldant à cette date les causes du commandement de payer.
Saisie de l'entier litige par l'effet dévolutif de l'appel, la cour doit examiner la situation au jour où elle statue et peut accorder des délais de paiement rétroactifs et constater, le cas échéant, leur respect par le locataire.
Au vu des efforts consentis par le preneur pour s'acquitter de sa dette, il convient donc d'accorder à la société Boucherie de la Place un délai de paiement rétroactif jusqu'au 10 février 2023, ainsi qu'elle le sollicite, et de constater que celui-ci ayant été respecté, la clause résolutoire est réputée n'avoir jamais joué.
Ainsi, l'ordonnance entreprise sera infirmée en ce qu'elle a constaté l'acquisition de la clause résolutoire.
Sur les demandes provisionnelles
Selon l'article 835, alinéa 2, du code de procédure civile, dans les cas où l'existence d'une obligation n'est pas sérieusement contestable, il peut être accordé une provision au créancier, ou ordonné l'exécution de l'obligation même s'il s'agit d'une obligation de faire.
Au 27 février 2024, le locataire est redevable de la somme de 1.430,85 euros (pièce 22 du bailleur), arriéré postérieur aux causes du commandement.
La société Boucherie de la Place sera condamnée à payer cette somme, à titre de provision, la cour infirmant la décision entreprise à raison de l'évolution du litige.
Il sera rappelé à toutes fins que cet arriéré résiduel n'est pas celui qui était visé dans le commandement et dont la locataire s'était finalement acquittée.
Le bailleur réclame enfin la majoration conventionnelle des intérêts ainsi que l'application d'une clause pénale de 10 % (article 3.8 du bail : clauses pénales et intérêts de retard).
Si le juge des référés peut entrer en voie de condamnation provisionnelle en application de clauses pénales claires et précises, nonobstant le pouvoir modérateur des juges du fond, c'est à la condition que leur application ne procure pas un avantage disproportionné pour le créancier.
Les sommes ici réclamées sont de nature à procurer un tel avantage au bailleur.
La décision sera confirmée en ce qu'elle a dit n'y avoir lieu à référé sur ces demandes.
Il n'y a pas lieu de statuer sur le sort du dépôt de garantie puisque la présente décision ne constate pas la résiliation du bail.
Sur les dépens et les frais irrépétibles
Le sort des dépens de première instance et l'application de l'article 700 du code de procédure civile ont été exactement appréciés par le premier juge.
Au regard de l'issue du litige en appel, chacune des parties conservera les dépens qu'elle a engagés et les frais irrépétibles qu'elle a exposés.
PAR CES MOTIFS
Infirme l'ordonnance entreprise sauf en ses dispositions relatives :
- à la clause pénale et la majoration des intérêts ;
- aux dépens ;
- à l'application de l'article 700 du code de procédure civile ;
Statuant à nouveau des chefs infirmés et y ajoutant,
Constate que les conditions de l'acquisition de la clause résolutoire sont réunies à la date du 30 novembre 2022 ;
Accorde à la société Boucherie de la Place un délai expirant le 10 février 2023 pour s'acquitter de sa dette locative arrêtée à la somme de 10.871,80 euros, troisième trimestre 2023 inclus, et suspend les effets de la clause résolutoire pendant ce délai ;
Constate que la société Boucherie de la Place s'est intégralement acquittée de la dette visée au commandement de payer dans ce délai ;
Dit en conséquence que la clause résolutoire est réputée n'avoir pas joué ;
Condamne la société Boucherie de la Place à payer à la Régie immobilière de la Ville de Paris la somme provisionnelle de 1 430,85 euros au titre de l'arriéré de loyers et charges arrêté au 27 février 2024 ;
Rejette les demandes au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;
Laisse à la charge de chacune des parties ses dépens d'appel ;
Rejette le surplus des demandes.