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Décisions

CA Caen, 2e ch. civ., 19 septembre 2024, n° 23/02694

CAEN

Arrêt

Confirmation

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Emily

Conseillers :

Mme Courtade, M. Gouarin

Avocats :

Me Sadot, Me Mercier, Me Chatel, Me Lejard

T. com. Coutances, du 21 nov. 2023, n° 2…

21 novembre 2023

La SAS [X], société créée le 27 octobre 1984, immatriculée au registre du commerce et des sociétés de Coutances sous le numéro 331055046, exerçait une activité de travaux publics et particuliers, terrassements, assainissements, génie civil, adduction d'eau et de gaz, drainage, travaux téléphoniques, construction terrains de tennis et piscines, voirie et réseaux divers.

Depuis l'assemblée générale extraordinaire du 14 décembre 2001, son capital s'élevait à 631.800 euros, détenu :

- à hauteur de 95,20 % par la SARL B.G.

- à hauteur de 4,8 % par Mme [L] [V] née [X].

Le capital de la SARL B.G. est lui-même détenu à hauteur chacun de 50% par ses deux associés co-gérants, M. [Z] [V] et Mme [L] [V] née [X].

Le 30 janvier 2013, la société B.G. a été nommée en qualité de présidente de la SAS [X].

Par jugement du 19 décembre 2017, le tribunal de commerce de Coutances a ouvert à l'égard de la SAS [X] une procédure de sauvegarde et désigné la SELARL AJIRE en qualité d'administrateur judiciaire et la SELARL [F] [K] en qualité de mandataire judiciaire.

Par jugement du 18 juin 2019, le tribunal de commerce de Coutances a adopté un plan de sauvegarde au bénéfice de la SAS [X].

Le 31 juillet 2021, Mme [L] [V] a démissionné de ses fonctions de co-gérante de la société BG.

Le 21 janvier 2022, M. [Z] [V] a déposé au greffe du tribunal de commerce une déclaration de cessation des paiements au nom des sociétés [X] et SARL BG.

Par jugement du 1er février 2022, le tribunal de commerce de Coutances a prononcé la résolution du plan de sauvegarde et a ouvert une procédure de liquidation judiciaire à l'égard de la SAS [X], en fixant la date de cessation des paiements au 2 août 2020 et désigné la SELARL [F] [K] en qualité de liquidateur.

Par actes d'huissier de justice du 13 septembre 2022, la SELARL [F] [K], liquidateur judiciaire de la SAS [X], a assigné M. [Z] [V] et Mme [L] [V] devant le tribunal de commerce de Coutances, aux fins de les voir condamner, en application des dispositions des articles L. 651-1 et L. 651-2 du code de commerce, à supporter, dans des proportions différentes, l'insuffisance d'actif de la liquidation judiciaire de la société [X].

Par jugement du 21 novembre 2023, le tribunal de commerce de Coutances a :

- débouté M. [Z] [V] et Mme [L] [V] née [X] de l'ensemble de leurs demandes ;

- condamné à titre de contribution à l'insuffisance d'actif de la société [X] sur le fondement de l'article L. 651-2 du code de commerce :

* M. [Z] [V] au paiement de la somme de 141.000 euros,

* Mme [L] [V] née [X] au paiement de la somme de 91.000 euros,

- condamné solidairement M. [Z] [V] et Mme [L] [V] née [X] au paiement d'une indemnité de 3.000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ;

- condamné solidairement M. [Z] [V] et Mme [L] [V] née [X] au paiement des entiers dépens de l'instance dont les frais de greffe de la décision avant dire droit du 18 juillet 2023 et de la décision liquidés à la somme de 143,21 euros TTC, mais dit qu'ils devront être avancés par la SELARL [F] [K] ès qualités ;

- dit qu'il n'y a pas lieu d' écarter l'exécution provisoire de plein droit attachée au jugement.

Par déclaration au greffe du 23 novembre 2023, M. [Z] [V] et Mme [L] [V] ont fait appel de ce jugement.

Par dernières conclusions déposées le 7 mai 2024, M. [Z] [V] et Mme [L] [V] demandent à la cour de :

- Infirmer le jugement entrepris,

Statuant de nouveau,

A titre principal,

- Juger que M. [Z] [V] et Mme [L] [V] ne peuvent être condamnés, sauf faculté de réduction du juge, qu'à l'augmentation de l'insuffisance de l'actif établie et quantifiée à compter du 17 septembre 2020, date d'expiration, du délai de 45 jours durant lequel il leur était fait obligation de déclarer cet état au greffe du tribunal de commerce de Coutances,

- Juger que la démonstration, et le cas échéant la quantification d'une supposée augmentation de l'insuffisance de l'actif intervenue à compter de cette date implique nécessairement, pour le liquidateur, de calculer la différence entre :

* le montant de l'insuffisance d'actif constatée le 17 septembre 2020 ;

* celle constatée à la cessation des fonctions dirigeantes de chacun des défendeurs ;

- Juger que le calcul de cette différence implique nécessairement que soit quantifiée, à la fois :

* la variation du passif de la société [X] entre le début et fin des périodes fautives respectives des défendeurs,

* la variation de l'actif de la société [X] entre le début et la fin des périodes fautives respectives des défendeurs,

- Juger que la société [F] [K], ès qualités de mandataire liquidateur de la société [X], ne rapporte pas la preuve de la variation du passif de la société [X] au cours des périodes fautives considérées, faute de quantifier les paiements venant réduire l'endettement global de la société [X] pendant la période fautive, et correspondant au paiement des dettes exigibles avant le 17 septembre 2020 et réglées par la société [X] après cette même date,

- Juger que la société [F] [K], ès qualités de mandataire liquidateur de la société [X], ne rapporte pas la preuve de la variation de l'actif de la société [X], faute de quantifier la création de richesse qu'a permis la poursuite de son activité pendant la période fautive, notamment obtenue par la prise de valeur de ses actifs corporels grâce à l'amélioration de la conjoncture économique,

En conséquence,

- Concernant Mme [V], juger que la société [F] [K], ès qualités de mandataire liquidateur de la société [X], ne rapporte pas la preuve du principe, et le cas échéant du montant, de l'augmentation de l'insuffisance de l'actif de la société [X] prétendument intervenue entre le 17 septembre 2020 et le 31 juillet 2021, date de la démission de Mme [L] [V] de ses fonctions de gérante,

- Débouter [F] [K], ès qualités de mandataire liquidateur de la société [X] de toutes ses demandes, fins et prétentions dirigées contre Mme [L] [V],

- Concernant M. [V], juger que la [F] [K], ès qualités de mandataire liquidateur de la société [X], ne rapporte pas la preuve du principe, et le cas échéant du montant, de l'augmentation de l'insuffisance de l'actif de la société [X] prétendument intervenue entre le 17 septembre 2020 et le jugement d'ouverture de la procédure de liquidation judiciaire prononcé le 1er février 2022,

- Débouter la [F] [K], ès qualités de mandataire liquidateur de la société [X] de toutes ses demandes, fins et prétentions dirigées contre M. [Z] [V],

En toutes hypothèses,

- Condamner la [F] [K], ès qualités de mandataire liquidateur de la société [X] à régler à M. [Z] [V] et Mme [L] [V] la somme de 4.000 euros chacun sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,

- Condamner la même aux entiers dépens,

A titre subsidiaire,

- Réduire le montant des condamnations à de plus justes proportions, considération prises que l'aggravation de l'insuffisance de l'actif procède principalement des conséquences de l'épidémie de Covid-19.

Par dernières conclusions déposées le 9 avril 2024, la SELARL [T] [B], ès qualités de mandataire à la liquidation judiciaire de la SAS [X] désignée en remplacement de la SELARL [F] [K], demande à la cour de :

- Voir déclarer recevable mais non fondé l'appel inscrit par M. et Mme [V] à l'endroit du jugement entrepris,

- Confirmer, en conséquence, le jugement entrepris en l'ensemble de ses dispositions,

Y additant,

- Condamner M. et Mme [V] au paiement d'une somme de 4.500 euros en application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'aux entiers dépens.

Par conclusions du 13 février 2024, le ministère public s'en rapporte.

L'ordonnance de clôture est intervenue le 15 mai 2024.

Par note adressée par RPVA le 7 juin 2024 , la cour a sollicité dans un délai de 7 jours les observations des parties sur les condamnations à paiement distinctes prononcées par le tribunal de commerce à l'encontre de M. [V] et de Mme [V] et sur une condamnation solidaire des époux limitée à une certaine somme concernant Mme [V].

Les appelants n'ont pas fait valoir d'observations.

L'intimée a adressé ses observations par message du 10 juin 2024.

Il est expressément renvoyé aux écritures précitées pour un plus ample exposé des prétentions et moyens des parties.

SUR CE, LA COUR

A titre liminaire, il sera relevé que les demandes de 'juger' ne sont pas des prétentions sur lesquelles il y a lieu de statuer.

Selon l'article L651-2 du code de commerce, dans sa version applicable au litige, lorsque la liquidation judiciaire d'une personne morale fait apparaître une insuffisance d'actif, le tribunal peut, en cas de faute de gestion ayant contribué à cette insuffisance d'actif, décider que le montant de cette insuffisance d'actif sera supporté, en tout ou en partie, par tous les dirigeants de droit ou de fait, ou par certains d'entre eux, ayant contribué à la faute de gestion. En cas de pluralité de dirigeants, le tribunal peut, par décision motivée, les déclarer solidairement responsables. Toutefois, en cas de simple négligence du dirigeant de droit ou de fait dans la gestion de la société, sa responsabilité au titre de l'insuffisance d'actif ne peut être engagée.

La responsabilité du dirigeant ne peut être engagée qu'à la condition de prouver une faute de gestion, une insuffisance d'actif et un lien de causalité entre les deux.

Sur l'insuffisance d'actif

Les dettes nées après le jugement d'ouverture n'entrent pas dans le passif pris en compte pour la détermination de l'insuffisance d'actif.

Le tribunal de commerce a retenu que le passif définitivement admis à l'ouverture de la liquidation judiciaire de la société [X] le 1er février 2022 s'élève, hors dettes du plan de sauvegarde, à la somme de 1.343 113,56 euros comprenant des créances AGS-CGEA à hauteur de 361.330 euros dont le tribunal a considéré à défaut d'information contraire, qu'elles étaient postérieures à l'ouverture de la liquidation judiciaire se rapportant au coût des licenciements de salariés.

Ce point n'est pas contesté par les parties.

L'actif de la liquidation judiciaire au 21 février 2023 s'élève à la somme de 229.903,70 euros.

Il en ressort que l'insuffisance d'actif post plan de sauvegarde peut être évaluée à un montant de 751.879 euros, déduction faite de la créance de l'AGS-CGEA.

Sur les fautes de gestion

Le liquidateur judiciaire fait état de deux fautes de gestion, le défaut de déclaration de l'état de cessation des paiements dans le délai de 45 jours et la poursuite d'une exploitation déficitaire.

L'article L631-4 du code de commerce prévoit que l'ouverture d'une procédure de redressement judiciaire doit être demandée par le débiteur au plus tard dans les quarante-cinq jours qui suivent la cessation des paiements s'il n'a pas, dans ce délai, demandé l'ouverture d'une procédure de conciliation.

La date de cessation des paiements a été fixée au 2 août 2020.

La demande d'ouverture de redressement judiciaire a été déposée au greffe du tribunal de commerce le 21 janvier 2022.

M. et Mme [V] ne contestent pas cette faute de gestion.

Concernant la poursuite d'une activité déficitaire, le résultat net de la société était de - 334 k€ en 2019, - 677 k€ en 2020 et - 376 k€ en 2021.

Il ressort des documents comptables arrêtés au 31 juillet 2020, que le résultat d'exploitation était de - 744 k€, les capitaux propres de - 1.512 k€, les dettes fournisseurs de 320 k€ et les dettes des organismes sociaux de 173 k€.

Au 31 juillet 2021, le résultat d'exploitation était de - 431 k€, les capitaux propres de -1.889 k€, les dettes fournisseurs de 527 k€ et les dettes des organismes sociaux de 261 k€.

Le bilan de la société fait apparaître un total des dettes de 2.737.132 euros (dont 1.924.919 euros de dettes du plan de sauvegarde) au 31 juillet 2020 et de 3.018.870 euros (dont 1.948.663 euros de dettes du plan de sauvegarde) au 31 juillet 2021.

Le report à nouveau était de - 1.529.915 le 31 juillet 2020 et de - 2.207.341 euros au 31 juillet 2021.

C'est justement que le liquidateur judiciaire relève que cette poursuite d'une activité déficitaire est d'autant plus abusive qu'elle s'inscrit pour partie dans la période de cessation des paiements.

Par ailleurs, l'accroissement significatif des dettes par rapport aux prévisions du plan de sauvegarde ne pouvait qu'aboutir à la résolution dudit plan et à la liquidation de la société, ce que ne pouvaient ignorer les gérants.

M. et Mme [V] ne contestent pas la poursuite d'une activité déficitaire.

Contrairement à ce qu'ils soutiennent, cette faute de gestion ne se confond pas avec l'absence de déclaration de la cessation des paiements dans le délai de 45 jours.

Elle consiste comme cela est établi en l'espèce à poursuivre l'activité en dépit des pertes d'exploitation et de l'incapacité à régler les fournisseurs et les organismes sociaux pendant plusieurs années.

Le jugement entrepris sera confirmé sur la caractérisation des deux fautes de gestion dont il n'est pas discuté qu'elles ne résultent pas d'une simple négligence.

Sur le lien de causalité entre les fautes de gestion et l'insuffisance d'actif

La faute tenant à la déclaration tardive de cessation des paiements ne peut exister avant l'expiration du délai de 45 jours pour déclarer.

Par rapport à cette faute, l'appréciation de la contribution à l'insuffisance d'actif doit être limitée à la période du 17 septembre 2020 au 1er février 2022.

Cependant, la faute de gestion consistant pour un dirigeant social à poursuivre une exploitation déficitaire n'est pas subordonnée à la constatation d'un état de cessation des paiements de la société antérieur ou concomitant à cette poursuite.

Il n'y a donc pas lieu de limiter pour cette faute l'appréciation de la contribution à l'insuffisance d'actif à la période du 17 septembre 2020 au 1er février 2022.

L'article L651-2 du code de commerce précise que la faute de gestion doit avoir contribué à l'insuffisance d'actif.

Il est suffisant que la faute soit l'une des causes de l'insuffisance d'actif sans qu'il soit nécessaire qu'elle ait contribué à la totalité de l'insuffisance d'actif. La jurisprudence admet ainsi la condamnation du dirigeant à supporter la totalité de l'insuffisance d'actif même si la faute n'est à l'origine que d'une partie de celle-ci.

Il n'y a donc pas lieu comme le soutiennent les appelants de calculer le montant de la variation du passif et le montant de la variation de l'actif sur une période fautive puisqu'il suffit d'établir que les fautes de gestion commises avant l'ouverture de la procédure collective ont contribué à l'insuffisance d'actif.

La poursuite de l'activité déficitaire a conduit sur les deux exercices clos au 31 juillet 2020 et au 31 juillet 2021 à un passif supplémentaire de 1.176 k€ (pièce 4 de l'intimée) et a donc contribué sans conteste à l'insuffisance d'actif.

Il en est de même de la non déclaration de la cessation des paiements dans le délai imposé puisque de septembre 2020 à février 2022, les cotisations URSSAF n'ont pas été réglées à hauteur de 212.937 euros (pièce 19 de l'intimée).

Ces éléments établissent que les fautes de gestion des dirigeants de la société sont bien une cause de l'insuffisance d'actif à laquelle elles ont donc contribué.

Pour limiter sa responsabilité, il y a lieu de considérer que Mme [V] a démissionné de ses fonctions de co-gérante de la société BG le 31 juillet 2021.

Par ailleurs, il n'est pas discuté que la période de la Covid 19 a contribué pour partie aux difficultés de la société [X].

Les co-gérants ont commis les mêmes fautes qui ont contribué de la même manière à l'insuffisance d'actif.

Les fautes de gestion ainsi commises par M. [V] et Mme [V] ont contribué en raison de leur nature et de leur importance à l'insuffisance d'actif dans une proportion qui peut être estimée à 170.000 euros.

Dès lors, M. [V] et Mme [V] seront condamnés solidairement au paiement de la somme de 180.000 euros dans la limite de 90.000 euros concernant Mme [V].

Le jugement entrepris sera infirmé en ce sens.

Sur les demandes accessoires

Les dispositions du jugement entrepris relatives à l'article 700 du code de procédure civile et aux dépens, exactement appréciées, seront confirmées.

M. et Mme [V] qui succombent à titre principal seront condamnés aux dépens d'appel, à payer à la SELARL [T][B] ès qualités la somme de 3.000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile et seront déboutés de leur demande formée à ce titre.

PAR CES MOTIFS

La cour, statuant publiquement, par arrêt contradictoire, mis à disposition au greffe ;

Confirme le jugement entrepris sauf en ce qu'il a condamné à titre de contribution à l'insuffisance d'actif de la société [X], M. [Z] [V] à la somme de 141.000 euros et Mme [L] [X] épouse [V] à la somme de 91.000 euros ;

Statuant à nouveau du chef des dispositions infirmées et y ajoutant,

Condamne solidairement M. [Z] [V] et Mme [L] [X] épouse [V] à payer à la SELARL [T][B], ès qualités de liquidateur judiciaire de la SAS [X], la somme de 180.000 euros dans la limite de 90.000 euros concernant Mme [L] [X] épouse [V] ;

Condamne M. [Z] [V] et Mme [L] [X] épouse [V] à payer à la SELARL [T][B], ès qualités de liquidateur judiciaire de la SAS [X], la somme de 3.000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile en cause d'appel ;

Déboute M. M. [Z] [V] et Mme [L] [X] épouse [V] de leur demande formée à ce titre ;

Condamne M. [Z] [V] et Mme [L] [X] épouse [V] aux dépens d'appel.