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Décisions

CA Papeete, ch. com., 9 novembre 2023, n° 20/00091

PAPEETE

Arrêt

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme BRENGARD

Conseiller :

Mme MARTINEZ

Avocats :

Me PEYTAVIT, Me ALGAN

TMC PAPEETE, du 25 oct. 2019

25 octobre 2019

FAITS, PROCÉDURE ET DEMANDES DES PARTIES :

Courant 2015, [L] [N], propriétaire d'un véhicule Dodge ram 2500 immatriculé 171905P, a sollicité les services de [V] [R] afin de détecter et réparer une panne. Le 15 juillet 2015, ce dernier s'est déplacé au domicile de [L] [N] et a indiqué qu'il était apte à remettre le véhicule en état de marche. [L] [N] lui a alors versé les sommes suivantes : 100 000 Fr. CFP à titre d'acompte, 25 000 Fr. CFP pour remorquer le véhicule jusqu'au garage de M. [V] [R], 45 000 Fr. CFP pour l'achat d'un nouvel alternateur.

Le véhicule n'a finalement pas été réparé et [L] [N] a été contraint d'exposer des dépenses (location d'un scooter puis achat d'un véhicule d'occasion, renouvellement d'assurance) et devant l'inertie de [V] [R], de saisir le tribunal civil. Ce dernier s'est déclaré incompétent au profit du tribunal mixte de commerce par jugement du 18 septembre 2017.

[L] [N] a demandé la condamnation de [V] [R] à lui payer, avec exécution provisoire, les sommes suivantes : 693 200 Fr. CFP au titre des dommages et intérêts en réparation des préjudices matériels et financiers, 500 000 Fr. CFP au titre des dommages et intérêts en réparation du préjudice moral.

[V] [R] a excepté du défaut de qualité pour agir du demandeur et a conclu au débouté, demandant reconventionnellement des frais de gardiennage.

Par jugement rendu le 25 octobre 2019, le tribunal mixte de commerce de Papeete a :

Condamné [V] [R] à verser à [L] [N] les sommes suivantes :

693 200 Fr. CFP au titre des dommages et intérêts en réparation des préjudices matériels et financiers ;

200 000 Fr. CFP au titre des dommages et intérêts en réparation du préjudice moral ;

Débouté [V] [R] de sa demande ;

Ordonné l'exécution provisoire ;

Condamné [V] [R] à verser à [L] [N] la somme de 300.000 francs CFP par application de l'article 407 du Code de procédure civile ;

Condamné [V] [R] aux dépens.

[V] [R] a relevé appel par requête enregistrée au greffe le 6 avril 2020. Une demande d'arrêt de l'exécution provisoire a été rejetée par ordonnance du 19 août 2020.

Par arrêt rendu le 24 février 2022, la cour a :

Déclaré l'appel recevable ;

Avant dire droit, ordonne une mesure d'expertise et commis pour y procéder Monsieur [G] [J], inscrit sur la liste des experts de la cour d'appel de Papeete, avec mission de :

les parties et leurs conseils entendus ou appelés ;

prendre connaissance des pièces produites et de tous documents nécessaires à l'accomplissement de sa mission; entendre tout sachant ;

réunir tous éléments permettant de déterminer la nature et l'importance des réparations confiées par [L] [N] à [V] [R] en 2015 sur son véhicule Dodge ram 2500 immatriculé 171905P ;

examiner ledit véhicule s'il est disponible ;

réunir tous documents permettant de justifier des diligences effectuées par [V] [R] ;

réunir tous éléments permettant à la juridiction d'apprécier dans quel délai les parties avaient convenu que la réparation serait effectuée ;

réunir tous éléments permettant à la juridiction d'apprécier les difficultés rencontrées par [V] [R] dans l'exécution de sa prestation, notamment un retard dans l'exécution de commande de pièces ;

réunir tous éléments permettant d'apprécier à la juridiction si la prestation dont [V] [R] était chargé s'est heurtée à des obstacles techniques ou à des empêchements provenant de [L] [N] ou de tiers ;

au vu des éléments recueillis, donner son avis technique motivé sur les griefs formés par [L] [N] quant au non-respect du délai d'intervention ;

réunir tous éléments permettant à la juridiction d'apprécier le préjudice éventuellement subi par [L] [N] (acomptes, remorquage, achat de pièces, véhicule de remplacement, assurance du véhicule immobilisé, préjudice moral ou autres) ;

réunir tous éléments permettant à la juridiction d'apprécier le préjudice éventuellement subi par [V] [R] du fait de la rupture du contrat ;

Établir un pré rapport et répondre aux dires des parties ;

Fixé à 120.000 F CFP le montant de la provision à valoir sur la rémunération de l'expert, qui sera versée par [L] [N] au greffe de la juridiction dans les soixante jours du prononcé de l'arrêt ;

Dit que l'expert devra déposer son rapport dans les six mois suivant l'acceptation de sa mission ;

Dit que les opérations d'expertise seront surveillées par Monsieur le conseiller Ripoll ou tout magistrat chargé du contrôle des expertises ;

Dit qu'après avoir pris connaissance de la procédure et déterminé les opérations nécessaires et leur calendrier, l'expert devra apprécier le montant prévisible des frais de l'expertise et, s'il se révèle que ces derniers seront nettement supérieurs au montant de la provision, en donner avis aussitôt pour qu'il soit statué sur un éventuel supplément de consignation après avoir recueilli les observations des parties; dit qu'il sera tenu compte de l'accomplissement de cette diligence pour la justification de l'accomplissement de la mission de l'expert et la fixation de sa rémunération ;

Renvoyé l'affaire à l'audience des mises en état du 23 septembre 2022 à 8 h 30 ;

Réservé les frais irrépétibles et les dépens.

L'expertise n'a pas été réalisée, le conseil de [L] [N] ayant fait savoir que le véhicule a été vendu en 2019.

Il est demandé :

1° par [V] [R], appelant, dans ses conclusions récapitulatives visées le 1er septembre 2022, de :

Recevoir M. [V] [R] en son appel ;

Le dire bien fondé ;

En conséquence,

Infirmer en toutes ses dispositions le jugement du 25 octobre 2019 ;

Statuant à nouveau :

Vu la cession du véhicule et l'impossibilité d'expertiser le véhicule,

Débouter M. [N] de l'ensemble de ses fins, moyens et prétentions ;

Dire et juger que l'absence de finalisation des travaux incombe à M. [N] lequel a dénoncé le contrat d'entreprise le 2 décembre 2015 ;

En conséquence,

Dire et juger que M. [N] doit dédommagement à Monsieur [V] [R] ;

condamner M. [L] [M] [N], à payer à M. [V] [R], à l'enseigne TAOTE CLIM-ELEC, une somme globale de 790.800 XPF TTC (soit 890.800 XPF - 100.000 XPF d'acompte) au titre des travaux réalisés sur le véhicule DODGE RAM 2500 immatriculé 171905 P ainsi qu'au titre du gardiennage du 03 décembre 2015 au 10 juillet 2016 ;

Condamner M. [L] [N] à payer à M. [V] [R] à l'enseigne TAOTE CLIM-ELEC une somme de 500 000 F CFP à titre de dommages-intérêts pour procédure abusive et une somme de 500 000 F CFP au titre des frais irrépétibles ;

Le condamner aux entiers dépens ;

2° par [M] [N], intimé, dans ses conclusions récapitulatives visées le 23 mars 2023, de :

Confirmer le jugement entrepris ;

Condamner l'appelant à lui payer la somme de 400 000 F CFP au titre des frais irrépétibles en appel ainsi qu'aux dépens.

L'ordonnance de clôture a été rendue le 26 mai 2023.

Il est répondu dans les motifs aux moyens et arguments des parties, aux écritures desquelles il est renvoyé pour un plus ample exposé.

MOTIFS DE LA DÉCISION :

Le jugement dont appel a retenu que :

- Sur la régularité de l'action de M. [L] [N] :

L'entrepreneur individuel exerce une activité économique en son nom personnel et pour son propre compte. En l'absence de création d'une personnalité juridique distincte, et une telle option n'existe pas en Polynésie française, il y a confusion entre patrimoine personnel et professionnel de la personne physique. En

l'espèce, M. [L] [N] est bien le propriétaire du véhicule Dodge ram 2500 immatriculé 171905P objet du présent litige. Sa cessation d'activité comme entrepreneur individuel ne lui retire évidemment pas cette qualité de propriétaire ; il a donc qualité pour agir en responsabilité pour faire valoir ses droits de propriétaire. Son action est recevable.

- Sur la nature des liens qui liaient M. [V] [R] et M. [L] [N] :

Le contrat est produit par accord des volontés. L'absence d'écrit n'est pas absence de contrat,

En l'espèce, il résulte des débats que M. [L] [N] a demandé à M. [V] [R], qui l'a accepté, de procéder à la réparation de son véhicule. Cette opération, réalisée entre un garagiste professionnel, et nul ne conteste que M. [V] [R] ait cette qualité, et M. [L] [N], communément appelé «client», a bien créé entre les deux un contrat d'entreprise qui du même coup, faisait peser sur le professionnel une obligation contractuelle de réaliser les réparations dans un délai raisonnable.

Le tribunal constate que M. [V] [R] n'a pas remis en état le véhicule qui lui avait été remis à cette fin.

La question du délai qui lui était imparti est finalement devenue accessoire. En effet, M. [V] [R] se contente d'affirmer qu'aucun délai ne lui avait été assigné pour réparer le véhicule pour se dégager de toute responsabilité en la matière. Or, il est constant que tout professionnel doit un résultat dans un délai raisonnable sauf à démontrer les circonstances qui l'empêchent. Et en l'espèce, M. [V] [R] n'apporte aucune justification susceptible d'expliquer sa carence -le véhicule est tout de même resté plus d'un an dans son garage : ni justification tenant à la difficulté particulière de la commande, ni justification tenant à une circonstance extérieure.

Tout en contestant l'existence d'un délai raisonnable, M. [V] [R] n'apporte, en tout état de cause, aucune précision sur le temps qu'il estimait nécessaire pour procéder au travail qui lui avait été confié et allègue qu'il a décidé de résilier le contrat par suite du harcèlement dont il était l'objet de la part de son client.

C'est ainsi admettre, en même temps, qu'il s'était bien engagé contractuellement à effectuer les travaux de réparation du véhicule dans un délai raisonnable.

Dans ces conditions, il y a lieu de condamner M. [V] [R] pour faute.

- Sur les préjudices :

M. [L] [N] justifie de la réalité des préjudices matériel et financier subis. Les éléments versés aux débats et contradictoirement débattus établissement suffisamment lesdits préjudices.

S'agissant du préjudice moral, le comportement de M. [V] [R] tout au long de la durée d'exécution du contrat comme par la suite justifie sa condamnation à ce titre.

- Sur la demande reconventionnelle de M [V] [R] :

M. [V] [R] ne saurait solliciter des frais de gardiennage qui résultent de son incapacité à réparer ledit véhicule et apporter à son client les explications pertinentes. Il convient de le débouter.

- Sur la demande d'exécution provisoire

Il y a lieu d'ordonner l'exécution provisoire de la présente décision en raison de l'ancienneté de la créance et la longueur des débats.

Les moyens d'appel de [V] [R] sont : le délai de traitement de la réparation n'a pas été déraisonnable car [L] [N], étant lui-même un professionnel averti, savait qu'il réalise des prestations très pointues et par conséquent que ce délai serait nécessairement long, en contrepartie de quoi il réaliserait une économie substantielle ; en l'absence d'expertise technique du véhicule, dont W. [N] avait tu qu'il avait été vendu, la chronologie permet de constater que l'intervention a été diligente ; la remise en état n'a pu se faire en raison de la dénonciation abusive du contrat ; il y a matière à l'indemniser de ses frais et du préjudice résultant d'une procédure abusive.

[L] [N] conclut à la confirmation du jugement. Il expose que l'obligation du garagiste est de résultat, que l'absence de faute n'est pas exonératoire, que lui-même n'est pas qualifié en matière automobile, et qu'il justifie de son préjudice.

Sur quoi :

Le jugement déféré a exactement retenu que les parties étaient liées par un contrat d'entreprise, consistant en la réparation d'une automobile confiée par un particulier à un garagiste.

Le garagiste doit exécuter la prestation convenue. Il ne doit pas se contenter d'une réparation partielle, mais doit remettre le véhicule en état de marche (Civ. 1re 14 nov. 1988). Le délai raisonnable d'exécution est apprécié au regard des usages et de la nature de la prestation. Un retard dans l'exécution peut engendrer des dommages-intérêts, des pénalités ou la résolution du contrat.

La responsabilité du garagiste en cas de manquement contractuel est appréciée au regard de l'obligation qu'il a contractée envers son client, soit de moyens, soit de résultat. Lorsque l'obligation est de moyens, il incombe au client de rapporter la preuve d'une faute d'exécution. Quand elle est de résultat, il est dispensé de cette preuve ; le garagiste doit alors établir une cause exonératoire, notamment rapporter la preuve d'une cause étrangère.

Mais il est de jurisprudence que le garagiste qui procède à une réparation assume une obligation de résultat (v. p. ex. Cass. 1re civ., 16 févr. 1988 : Bull. civ. I, n° 42). Pour s'exonérer de sa responsabilité, le garagiste doit démontrer qu'il n'a pas commis de faute (v. p. ex. Cass. 1re civ., 8 déc. 199 :Bull. civ. I, n° 343). Toutefois, sa responsabilité n'est pas non plus engagée tant sur le fondement de son obligation de résultat que sur celui de son obligation de conseil, lorsque sur instruction expresse de son client qui en a accepté les risques, il s'est contenté d'effectuer une réparation de fortune à moindre coût (Cass. 1re civ., 7 juin 1995 : Bull. civ. I, n° 235). Par ailleurs, la responsabilité d'un garagiste, engagée pour manquement à son obligation de résultat, dès lors qu'est établi le lien entre le dommage invoqué et la défectuosité existante au jour de sa première intervention, ne peut céder que devant la preuve d'un cas de force majeure (Cass. 1re civ., 30 sept. 2008, n° 07-15.476 : JurisData n° 2008-045199).

D'autre part, le garagiste est tenu d'une obligation de renseignement et de conseil envers son client non averti. Il doit informer le client des dangers présentés par le véhicule, de l'inutilité des travaux de réparation, ou de leur coût disproportionné à la valeur du véhicule (Cass. com., 25 févr. 1981 : Bull. civ. IV, n° 109).

L'obligation de livraison est une obligation de résultat, le garagiste ne peut s'y soustraire qu'en justifiant d'une cause légitime de retard, c'est-à-dire en faisant la preuve d'un cas fortuit, de la force majeure ou de la faute de la victime (Cass. 3e civ., 13 oct. 1971 : Bull. civ. III, n° 489).

Au vu des pièces produites, la chronologie du litige est la suivante :

20/07/2015 : versement d'un acompte de 100 000 F CFP ' date du dépôt du véhicule dans l'atelier de L. [R],

31/08/2015 : achat d'un alternateur par W. [N] (45 000 F CFP),

16/09/2015 : attestation de L. [R] : un problème d'ordre électronique empêche le démarrage du véhicule,

24/10/2015 : mise en demeure de finir les travaux,

14/12/2015 : plainte de W. [N] au procureur de la République pour abus de confiance.

14/10/2016 : constat d'huissier : le véhicule est toujours à l'atelier entreposé sur un terrain et portant des traces de végétation, de rouille et de toiles d'araignées.

Il résulte de l'ensemble de ces éléments, qui sont concordants, que [V] [R] n'a pas réussi à réparer le véhicule qui lui a été confié en juillet 2015 même après que [L] [N] lui ait fourni un alternateur neuf, que le contrat a été résolu à défaut de suite donnée à la mise en demeure du 24/10/2015, et que le véhicule est demeuré en l'état à l'atelier pendant plusieurs mois.

Ces éléments caractérisent une rupture du contrat à l'initiative de [L] [N] et aux torts de [V] [R].

Ce dernier ne démontre pas l'existence d'une cause étrangère l'ayant empêché d'exécuter la réparation. Il est établi qu'il n'a pas exercé son devoir d'information et de conseil, en n'indiquant pas à [L] [N] qu'il n'était pas en mesure de réparer le véhicule et qu'il devait s'adresser à un autre professionnel. Il n'est pas établi que [L] [N] se serait contenté de demander une réparation sommaire. Le véhicule était de grande taille (pick-up Dodge) et la panne l'avait immobilisé, nécessitant certainement dès lors un diagnostic général notamment sur la partie électronique. Il est constant que [V] [R] n'avait pas les moyens techniques de le réaliser comme l'aurait fait un concessionnaire.

Par conséquent, [V] [R] n'est bien-fondé à invoquer ni une réalisation diligente de sa prestation, ni une rupture prématurée ou abusive du contrat par [L] [N]. Il ne justifie pas avoir demandé l'enlèvement du véhicule, de sorte que sa demande en paiement de frais de gardiennage doit être rejetée.

Alors que [L] [N] est bien-fondé à demander la réparation du préjudice qu'a pu lui causer l'inexécution de son obligation par [V] [R]. Aucun élément ne permet de remettre en cause la juste appréciation qu'en a faite le tribunal au vu des éléments produits.

Le jugement sera donc confirmé pour ses motifs adoptés et pour les présents motifs.

[L] [N] avait vendu le véhicule en cause lorsque le jugement a été rendu et a indiqué que dès lors celui-ci ne peut être expertisé. Le tribunal et la cour ont prononcé sur les éléments contradictoirement débattus entre les parties. Il n'est pas démontré dans ces conditions que [V] [N] a abusé de son droit d'exercer les voies de recours.

Il sera fait application au bénéfice de l'intimé des dispositions de l'article 407 du code de procédure civile de la Polynésie française. La partie qui succombe est condamnée aux dépens.

PAR CES MOTIFS,

La Cour, statuant contradictoirement et en dernier ressort ;

Vu l'arrêt du 24 février 2022,

Confirme le jugement entrepris ;

Déboute [V] [R] de sa demande de dommages et intérêts pour procédure abusive ;

Condamne [V] [R] à payer à [L] [N] la somme supplémentaire de 400 000 F CFP en application des dispositions de l'article 407 du code de procédure civile de la Polynésie française devant la cour ;

Rejette toute autre demande ;

Met à la charge de [V] [R] les dépens de première instance et d'appel.