CA Metz, 6e ch., 19 septembre 2024, n° 22/01640
METZ
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
Job Avenir (SARL)
Défendeur :
Triangle 2 (SAS)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Flores
Conseillers :
Mme Devignot, Mme Dussaud
Avocats :
Me Roulleaux, Me Bettenfeld
EXPOSE DU LITIGE
La SAS Triangle 2, société d'intérim, a embauché dans son agence de [Localité 5], sis [Adresse 3], Mme [U] [D] en qualité de responsable d'agence à compter du 28 août 2014 et Mme [T] [B] en qualité d'assistante d'agence à compter du 13 avril 2015.
Elles assumaient des fonctions commerciales et administratives. Elles étaient chargées d'assurer le développement de la clientèle, du recrutement et de la délégation des intérimaires au sein des entreprises utilisatrices. L'agence de [Localité 5] de la SAS Triangle 2 ne comportait que ces deux salariées.
Les 4 et 28 décembre 2017, Mmes [D] et [B] ont respectivement démissionné de leurs fonctions. Le contrat de travail de chacune a pris fin le 12 janvier 2018 à l'issue de la période de préavis. Elles ont été embauchées par la SARL Job Avenir à compter du 15 janvier 2018.
Par acte d'huissier du 4 février 2019, la SAS Triangle 2 a fait assigner la SARL Job Avenir devant le tribunal de grande instance de Metz. La SAS Triangle 2 a demandé, selon ses dernières conclusions récapitulatives, de:
- condamner la SARL Job Avenir à lui payer la somme de 500.000 euros à titre de dommages et intérêts pour concurrence déloyale avec intérêts au taux légal à compter du 4 février 2019
- ordonner l'exécution provisoire
- débouter la SARL Job Avenir de toutes ses demandes
- condamner la SARL Job Avenir à lui payer la somme de 6.000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile
- condamner la SARL Job Avenir aux dépens.
Par ses dernières conclusions récapitulatives, la SARL Job Avenir a demandé au tribunal de:
- déclarer la SAS Triangle 2 irrecevable et mal fondée en toutes ses demandes et l'en débouter
- débouter la SAS Triangle 2 de l'intégralité de ses prétentions
- condamner la SAS Triangle 2 à lui payer la somme de 3.000 euros de dommages et intérêts pour procédure abusive
- condamner la SAS Triangle 2 aux dépens
- la condamner à lui payer la somme de 5.000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile
- écarter l'exécution provisoire
subsidiairement,
- lui accorder un délai de paiement de 24 mois
- soumettre le paiement des condamnations à intervenir à la constitution préalable par la SAS Triangle 2 d'une garantie réelle ou personnelle d'un montant équivalent aux condamnations prononcées
- dire et juger qu'à défaut d'une constitution par la SAS Triangle 2 d'une garantie réelle ou personnelle suffisante, l'exécution provisoire du jugement à intervenir sera arrêtée.
Par jugement du 24 mai 2022, le tribunal judiciaire de Metz a:
- déclaré la SAS Triangle 2 recevable en ses demandes
- condamné la SARL Job Avenir à payer à la SAS Triangle 2 la somme de 200.000 euros de dommages et intérêts pour concurrence déloyale avec intérêts au taux légal à compter de la signification de la décision
- condamné la SARL Job Avenir à payer à la SAS Triangle 2 la somme de 3.000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile
- débouté la SARL Job Avenir de l'ensemble de ses demandes
- condamné la SARL Job Avenir aux dépens
- ordonné l'exécution provisoire.
Par ordonnance de référé du 23 février 2023, le premier président de la cour d'appel de Metz a ordonné l'aménagement de l'exécution provisoire prononcée par ce jugement et a notamment dit que la SARL Job Avenir devrait consigner la somme de 203.000 euros entre les mains de la caisse des dépôts et consignations dans le délai d'un mois à compter de la délivrance de la copie exécutoire du jugement et qu'à défaut de consignation dans ce délai, l'exécution provisoire retrouverait son entier effet.
Par déclaration déposée au greffe de la cour d'appel de Metz le 20 juin 2022, la SARL Job Avenir a interjeté appel de cette décision aux fins d'annulation, subsidiairement d'infirmation du jugement au titre de chacune de ses dispositions (reprises dans la déclaration d'appel) et l'a déboutée de ses demandes (également reprises dans la déclaration).
Par ses dernières conclusions récapitulatives déposées le 29 mars 2024, auxquelles il sera renvoyé pour un plus ample exposé des faits et moyens, la SARL Job Avenir demande à la cour de:
- recevoir son appel et le dire bien fondé
- rejeter au contraire l'appel incident de la SAS Triangle 2 et le dire mal fondé
- infirmer le jugement en ce qu'il a:
* déclaré la SAS Triangle 2 recevable en ses demandes
* l'a condamnée à payer à la SAS Triangle 2 la somme de 200.000 euros de dommages et intérêts pour concurrence déloyale avec intérêts au taux légal à compter de la signification de la décision
* l'a condamnée à payer à la SAS Triangle 2 la somme de 3.000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile
* l'a déboutée de l'ensemble de ses demandes
* ordonné l'exécution provisoire
Statuant à nouveau,
- juger qu'elle n'a commis aucun acte de concurrence déloyale à l'égard de la SAS Triangle 2
en tout état de cause, juger que la SAS Triangle 2 ne justifie pas du préjudice qu'elle allègue
- en conséquence, rejeter purement et simplement l'ensemble des demandes de la SAS Triangle 2
subsidiairement, et si par impossible la cour devait confirmer le jugement entrepris en son principe
- l'émender sur les montants
- réduire à la somme de 30.000 euros le montant des dommages et intérêts pour concurrence déloyale alloués à la SAS Triangle 2, laquelle ne sera majorées des intérêts légaux qu'à compter de l'arrêt à intervenir
- juger l'offre satisfactoire
- débouter la SAS Triangle 2 du surplus de sa demande
- condamner in à lui payer la somme de 5.000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.
Au terme de ses dernières conclusions récapitulatives déposées le 6 mars 2024, auxquelles il convient de se référer pour un plus ample exposé des faits et moyens, la SAS Triangle 2 demande à la cour de:
- rejeter l'appel formé par la SARL Job Avenir
- recevoir son seul appel incident
vu les articles 1382 et 1383 du code civil devenu 1240 et 1241 du code civil,
- la recevoir en son argumentation, la déclarer fondée,
Y faisant droit,
- confirmer le jugement du tribunal judiciaire ayant condamné la SARL Job Avenir au paiement de dommages et intérêts pour concurrence déloyale
- réformer le jugement quant au quantum de la condamnation octroyée
- condamner la SARL Job Avenir à lui payer la somme de 500.000 euros à titre de dommages et intérêts pour concurrence déloyale à raison des actes de concurrence déloyale commis par la SARL Job Avenir à son préjudice
- assortir cette somme des intérêts au taux légal à compter de l'assignation soit du 4 février 2019 avec capitalisation des intérêts (article 1343-2 du code civil)
- débouter en tout état de cause la SARL Job Avenir de l'ensemble de ses demandes
- condamner la SARL Job Avenir à lui payer la somme de 6.000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile
- condamner la SARL Job Avenir aux dépens de l'appel.
L'ordonnance de clôture a été prononcée le 4 avril 2024.
MOTIFS DE LA DECISION
Sur la recevabilité
Il y a lieu de relever que la SARL Job Avenir n'invoque aucun moyen tendant à remettre en cause les dispositions du jugement ayant déclaré la SAS Triangle 2 recevable en ses demandes.
Celles-ci seront donc confirmées.
Sur les faits de concurrence déloyale invoqués par la SAS Triangle 2
L'article 1240 du code civil dispose que tout fait quelconque de l'homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer.
L'action en concurrence déloyale, fondée sur les dispositions de cet article, implique ainsi l'existence d'une faute. Au regard du principe de libre concurrence, la désorganisation d'une entreprise rivale n'est pas fautive en soi. Elle ne le devient que s'il est établi que cette désorganisation est due à des man'uvres déloyales.
En l'espèce, la SAS Triangle 2 doit donc rapporter la preuve des agissements déloyaux qu'elle invoque ainsi que de la désorganisation qui en est découlée, étant précisé que la caractérisation de la faute de concurrence déloyale n'exige pas la constatation d'un élément intentionnel.
La SAS Triangle 2 exerce, selon l'extrait K-bis du 23 mai 2018 et l'extrait du site société.com versés aux débats, une activité d'agence de travail temporaire. L'agence de [Localité 5] dans laquelle travaillaient les deux salariées qui ont ensuite été embauchées par la SARL Job Avenir est située [Adresse 3] à [Localité 5].
Selon l'extrait K-bis du 30 mai 2018 produit, la SARL Job Avenir a pour activité «la délégation de personnel intérimaire, activité de placement et toute activité de prestation de services pour l'emploi». Elle a été immatriculée le 22 décembre 2017 et débuté son activité le 2 janvier 2018. Son siège est situé [Adresse 7].
Les parties au litige exercent donc une activité similaire d'agence d'intérim et, il faut considérer au regard leur proximité géographique et de la zone dans laquelle elles sont susceptibles de recruter soit des intérimaires, soit des entreprises utilisatrices, qu'elles sont concurrentes. En effet, dans ses échanges de mails la SARL Job Avenir indique exercer sur tout le département, ce qui est également le cas de la SAS Triangle 2. Le caractère concurrentiel de leur activité n'est d'ailleurs pas contesté.
Sur la violation d'une clause de non-concurrence
Il convient de souligner que le présent litige n'est pas dirigé contre les anciennes salariées de la SAS Triangle 2 pour non respect d'une obligation de non-concurrence (légale ou conventionnelle) mais contre la SARL Job Avenir.
Dans ce cadre, il y a concurrence déloyale lorsqu'un employeur embauche un ancien salarié qui a souscrit une clause de non concurrence pour le temps suivant l'expiration du contrat de travail, car il participe ainsi à la désorganisation de son concurrent alors que ce dernier pouvait légitimement se protéger contre la concurrence de son ancien salarié.
Le non-respect d'une telle clause est un acte déloyal en soi.
Toutefois cette présomption de concurrence déloyale ne peut être retenue à l'encontre du nouvel employeur que s'il est établi qu'il avait connaissance de cette clause.
En l'espèce, il résulte des contrats de travail de Mmes [B] et [D] que seul celui de Mme [B] contenait une clause de non-concurrence applicable pendant 24 mois à compter de la cessation du contrat de travail, sur 75 km autour de l'agence où la salariée avait été affectée au cours des 12 derniers mois, interdisant à Mme [B] après la rupture de son contrat de travail, d'entrer directement ou indirectement au service d'une entreprise de travail temporaire et de placement ou d'apporter son assistance à une telle entreprise.
La présente instance étant dirigée, non contre Mme [B] elle-même, mais contre la SARL Job Avenir, l'embauche de Mme [B] par la SARL Job Avenir ne constitue un acte déloyal que s'il est rapporté la preuve que cette dernière savait, soit au moment où elle a signé un contrat de travail avec elle, soit postérieurement et sans en tirer les conséquences, que Mme [B] était tenue par une clause de non-concurrence.
Or, aucune des pièces produites ne permet de rapporter une telle preuve, étant précisé que Mme [D] qui était la conjointe du gérant de la SARL Job Avenir (selon ses propres déclarations dans ses conclusions p8), n'était pas tenue par une telle clause envers la SAS Triangle 2 alors même qu'elle avait la direction de l'agence de [Localité 5]. La SARL Job Avenir pouvait donc légitimement penser qu'il en était de même de Mme [B].
En conséquence, et sans qu'il soit nécessaire de statuer sur la validité de la clause de non-concurrence à laquelle était tenue Mme [B], aucun acte déloyal né de la violation d'une clause de non-concurrence ne peut être retenu contre la SARL Job Avenir en l'absence de preuve qu'elle avait connaissance de cette clause.
Sur l'appropriation d'informations confidentielles par la SARL Job Avenir
La conservation d'informations confidentielles appartenant à une société tierce par un ancien salarié, ne serait-il pas tenu par une clause de non-concurrence, et leur appropriation par la société qu'il a créée ou qui l'a embauché ensuite, constitue un acte de concurrence déloyale, de même que le détournement d'informations privilégiées.
Sont ainsi des informations privilégiées des informations stratégiques sur l'entreprise, telle la liste de ses clients, ou le nom des relations commerciales de l'ancien employeur, ou tout autre information difficilement accessible au public. Ces données, développées par l'entreprise, lui sont spécifiques et sont stratégiques. Elles représentent un investissement intellectuel et financier.
En l'espèce, il résulte des pièces produites que Mme [D] et Mme [B] ont donné leur démission à la SAS Triangle 2 par courrier du 4 décembre 2017 pour la première et du 28 décembre 2017 pour la seconde. Il est constant que leur démission prenait effet pour toutes les deux le 12 janvier 2018, fin de leurs périodes de préavis de 6 semaines pour l'une et 15 jours pour l'autre et que la SAS Triangle 2 a rappelé à chacune par courrier qu'elles étaient tenues à des obligations de discrétion, de confidentialité et de loyauté à l'égard des éléments confidentiels dont elles auraient pu avoir connaissance à l'occasion de leur travail ou du fait de leur présence dans la société.
D'ailleurs, les contrats de travail conclus entre Mmes [D] et [B] comportaient chacun une clause intitulée «exclusivité-secret professionnel» rédigée ainsi:
«Pendant toute la durée du présent contrat, le salarié devra consacrer tout son temps professionnel, toute son expérience, tous ses soins à l'exercice de ses fonctions.
Le salarié s'interdira de s'occuper directement ou indirectement d'aucune affaire, même non concurrente.
Le salarié s'engage formellement à observer le secret professionnel le plus absolu et la discrétion la plus absolue sur toutes les affaires d'ordre commercial, technique, administratif dont il aura à connaître à l'occasion de ses propres fonctions ou du fait de sa présence dans l'entreprise et ce, tant pendant l'exécution qu'après la cessation du présent contrat.
Toute la correspondance et la documentation qui pourraient être confiées au salarié restent la propriété de la société.»
Or, il résulte des mails versés aux débats par la SAS Triangle 2 que dès le 25 janvier 2018 et jusqu'à fin mai 2018, Mme [D], a contacté au nom de la SARL Job Avenir des clients potentiels en indiquant qu'elle avait créé sa propre agence, qu'elle avait déjà collaboré avec eux lorsqu'elle était employée par la SAS Triangle 2 et qu'elle aimerait retravailler avec eux. Il s'agit soit d'entreprises susceptibles d'avoir recours à des intérimaires, soit des collectivités locales (responsables des pôles emploi des mairies de [Localité 5], [Localité 6]) ou des lieux de formation.
Dans tous les cas, ces messages ont été adressés par Mme [D] à des personnes bien précises, dénommées clairement par leur nom voire également avec leur prénom, et une adresse mail spécifique, qui ne correspondent pas à des adresses générales de contact facilement accessibles au public, notamment par l'intermédiaire d'un site internet. Ces données relèvent de la correspondance visée par la clause de confidentialité contenue dans les contrats de travail conclus entre la SAS Triangle 2 et Mme [D] et [B].
Il s'agit en effet de données stratégiques, relevant notamment du fichier clients de la SAS Triangle 2, qui ont été développées spécifiquement par cette dernière et représentent un investissement intellectuel et financier destinées à faciliter et augmenter son activité économique.
Il est donc ainsi démontré que la SARL Job Avenir s'est appropriée des informations confidentielles de la SAS Triangle 2 que Mme [D] avait conservées malgré la clause de confidentialité à laquelle elle était tenue, et que la SARL Job Avenir les a détournées à son bénéfice afin d'obtenir rapidement une clientèle et des contacts nécessaires au déploiement de son activité.
Ce détournement par la SARL Job Avenir d'informations confidentielles de la SAS Triangle 2 est constitutif à lui seul d'un procédé déloyal.
Sur le démarchage de la clientèle
En vertu du principe de la liberté du commerce et de l'industrie, le démarchage de la clientèle d'autrui, fût-ce par un ancien salarié de celui-ci, est libre, dès lors que ce démarchage ne s'accompagne pas d'un acte déloyal.
Or, ainsi qu'il l'a été dit précédemment, caractérise un acte déloyal le fait d'utiliser des informations confidentielles pour procéder au démarchage de la clientèle et il résulte des motifs susvisés que la SARL Job Avenir a utilisé des informations confidentielles pour démarcher des entreprises susceptibles de recourir à des intérimaires. Ce comportement s'analyse comme une man'uvre déloyale. Les mails versés aux débats démontrent que 8 adresses mails et/ou noms confidentiels ont ainsi été utilisés, étant précisé que seule la société Microtec, visée par la liste des 10 entreprises clientes de la SAS Triangle 2 ayant travaillé ensuite avec la SARL Job Avenir a été contactée ainsi.
Par ailleurs, le procès-verbal de constat établi par huissier le 9 juillet 2018 ainsi que la liste des intérimaires et entreprises utilisatrices de la SAS Triangle 2 démontrent que 17 intérimaires, qui étaient inscrits auprès de la SAS Triangle 2 et terminaient leur mission le 12 janvier 2018 auprès de la Fournée Dorée Lorraine, ont commencé le 15 janvier 2018 une nouvelle mission, toujours au bénéfice de la Fournée Dorée Lorraine mais par l'intermédiaire de la SARL Job Avenir.
Le 12 janvier 2018 étant un vendredi, et le 15 janvier 2018 un lundi, il faut en déduire que le démarchage des nouveaux contrats de la SARL Job Avenir avec la Fournée Dorée Lorraine et avec les 17 intérimaires susvisés n'a pu avoir lieu que pendant que cette entreprise et ces intérimaires étaient encore sous contrats avec la SAS Triangle 2, et ce grâce aux informations confidentielles auxquelles avaient accès Mmes [D] et [B], notamment la date exacte de la fin de mission des intérimaires avec la Fournée Dorée Lorraine. Il y a lieu de relever, en outre, que ces intérimaires qui avaient déjà travaillé pour la Fournée Dorée Lorraine, ne nécessitaient pas de formation pour s'adapter à leurs postes.
Dans un échange de mails avec la SARL Job Avenir, la Fournée Dorée Lorraine fait d'ailleurs expressément mention d'une liste d'inscription d'intérimaires auprès de la SARL Job Avenir destinés aux effectifs de la Fournée Dorée Lorraine datée du 11 janvier 2018. Ces contrats prenant effet le 15 janvier 2018, il est établi que la SARL Job Avenir, dont le gérant était le compagnon de Mme [D], avait eu connaissance que ces contrats avaient été négociés alors même que Mme [D] était encore sous contrat avec la SAS Triangle 2 et que la SARL Job Avenir s'est appropriée ces démarchages ainsi que les informations confidentielles dont celle-ci avait connaissance pour recruter des intérimaires et au moins un client de l'intimée, la Fournée Dorée Lorraine, dès le 15 janvier 2018, étant précisé que ce client représentait plus de 50% du chiffre d'affaire de l'agence, ce qui n'est pas contesté. D'ailleurs, Mme [D] le savait puisqu'elle avait été invitée dans son entretien d'évaluation (versé aux débats) à trouver davantage de clients afin de ne pas faire dépendre l'agence de cette entreprise.
Au regard de ces éléments, il y a lieu d'en déduire, comme l'a fait le jugement entrepris, que le démarchage de la Fournée Dorée Lorraine et de 17 intérimaires est déloyal.
En revanche, il n'est pas établi que c'est par un procédé déloyal que la SARL Job Avenir a obtenu la clientèle des 8 autres sociétés visées par le constat d'huissier, clientes de la SAS Triangle 2. Il n'est pas non plus démontré que la société Microtec, contactée par des procédés déloyaux, a rejoint ensuite la clientèle de la SARL Job Avenir.
De même, il n'est pas justifié que c'est par des procédés déloyaux que les autres intérimaires, ayant déjà été recrutés antérieurement par la SAS Triangle 2, ont ensuite contracté avec la SARL Job Avenir. A ce titre il convient de préciser que le simple fait que d'anciens intérimaires de la SAS Triangle 2 aient suivi Mmes [D] et [B] lorsqu'elles sont parties travailler avec la SARL Job Avenir en raison des liens de confiance qu'ils avaient tissés avec elles ne caractérise pas un acte de concurrence déloyale.
Sur l'embauche par la SARL Job Avenir des deux seules salariées de l'agence de la SAS Triangle 2
La simple embauche, dans des conditions régulières, d'anciens salariés d'une entreprise concurrente, n'est pas en elle-même fautive. Elle le devient lorsqu'elle intervient dans des conditions déloyales et entraîne une désorganisation de cette entreprise.
Il résulte de l'extrait Kbis la concernant versé au dossier que la SARL Job Avenir a été créée et immatriculée au Registre du Commerce et des Sociétés du tribunal d'instance de Metz le 22 décembre 2017 et qu'elle a débuté son exploitation le 2 janvier 2018, M. [H] [K] étant son gérant. Il n'est pas justifié de l'existence d'autres salariés avant le 15 janvier 2018, date à laquelle ont commencé les contrats de travail de Mmes [D] et [B]. D'ailleurs les factures émises par la SARL Job Avenir annexées au constat d'huissier produit démontrent que son activité n'a commencé réellement que le 15 janvier 2018.
Ces contrats de travail, annexés au constat d'huissier du 9 juillet 2018, signés du 15 janvier 2018, précisent que Mme [D] occupera un poste de manager d'agence, niveau G (statut cadre) avec pour fonction la gestion du personnel permanent et intérimaire, la prospection de clientèle, la gestion des comptes, de la rentabilité de la société. Celui de Mme [B] indique qu'elle occupera un poste d'assistante d'agence et de recrutement (statut employé).
Si M. [K] apparaît comme gérant, il convient toutefois de relever que dans les mails que Mme [D] a adressé lors du démarchage de la clientèle pour la SARL Job Avenir, elle indique avoir quitté la SAS Triangle 2 pour ouvrir son agence, ce qui confirme les raisons pour lesquelles il n'est justifié d'aucune activité de la SARL Job Avenir avant le 15 janvier 2018.
Par ailleurs, la SARL Job Avenir ne justifie pas avoir recherché du personnel lors de sa création. Il faut donc en déduire que Mmes [D] et [B], qui avaient démissionné le 4 et le 28 décembre 2017 en raison, non d'un comportement fautif de la SAS Triangle 2 comme il l'est soutenu mais pas établi, mais de divergences avec la direction notamment sur la stratégie commerciale de l'agence, ont fait coïncider la fin de leur contrat avec la SAS Triangle 2 au 12 janvier 2018 afin d'être embauchées ensemble le 15 janvier 2018 par la SARL Job Avenir, étant souligné que Mmes [D] et [B] avaient l'habitude de travailler ensemble et à des fonctions similaires à celles qu'elles exerçaient auprès de la SAS Triangle 2. Elles pouvaient donc être immédiatement efficaces et opérationnelles avec des contrats à gérer dès leur arrivée, sans avoir à rechercher de nouvelles entreprises clientes ou des intérimaires.
La SARL Job Avenir savait, en raison de la nature des relations entre son gérant et Mme [D], qu'elle recrutait la totalité du personnel de l'agence de [Localité 5] de la SAS Triangle 2 et que par l'embauche à la même date de ces salariées, elle privait la SAS Triangle 2 de plusieurs années d'expériences et de connaissances de la clientèle, Mme [D] travaillant auprès de la SAS Triangle 2 depuis août 2014. En outre, elle s'est servie, en en ayant parfaitement connaissance, des informations confidentielles détenues par ces 2 salariées pour détourner la clientèle dont le client majoritaire de la SAS Triangle 2 et les intérimaires à son bénéfice afin d'avoir une activité dès le début du contrat de travail de Mmes [D] et [B].
En conséquence, il faut considérer au regard de l'ensemble de ces éléments que la SARL Job Avenir a embauché Mmes [D] et [B] dans des conditions déloyales.
Sur la désorganisation de la SAS Triangle 2
Il convient de préciser au préalable que la désorganisation ne doit s'apprécier qu'au regard de sa seule agence de [Localité 5].
Or les deux salariées, qui géraient seules l'agence sont parties à la même date. Elles travaillaient pour la SAS Triangle 2 depuis août 2014 pour l'une et septembre 2015 pour l'autre. Il résulte en outre des documents versés aux débats qu'elles avaient fait progresser nettement le chiffre d'affaire de l'agence. Elles avaient également, vu leur ancienneté et leur expérience, des connaissances tant sur les entreprises clientes et leurs besoins que sur les intérimaires qu'elles recrutaient ainsi que des liens de confiance avec ces partenaires.
Il est également justifié que la SAS Triangle 2 a dû rechercher rapidement deux nouvelles salariées, qui, si elles ont été effectivement embauchées le 15 janvier 2018, n'avaient ni la même expérience, ni le même réseau relationnel, ni les liens de confiance établis depuis plusieurs années avec les intérimaires et les entreprises utilisatrices, ni les connaissances des besoins de chacune d'elles. La SAS Triangle 2 a donc été contrainte: de recruter du personnel dans un bref délai (6 semaines pour Mme [D], 2 semaines pour Mme [B]) et lors des fêtes de fins d'années, de les former, de reconstruire des liens de confiance avec ses clients et intérimaires afin de conserver les contrats existants tout en cherchant d'autres entreprises clientes et d'autres intérimaires. Les pièces produites démontrent en outre que la SAS Triangle 2 a recherché 2 postes d'assistantes d'agence et qu'elle a continué à publier des annonces afin de recruter un responsable d'agence pour son agence de [Localité 5] au moins jusqu'en novembre 2018, ce qui démontre que la personne recrutée à compter du 15 janvier 2018 ne donnait pas entièrement satisfaction et qu'il était difficile de remplacer Mme [D] et Mme [B].
Il est donc rapporté la preuve que le départ à la même date des deux seules salariées de l'agence de [Localité 5] de la SAS Triangle 2 a désorganisé cette dernière.
En outre, il est établi que la SARL Job Avenir s'est appropriée par des procédés déloyaux le plus gros client de la SAS Triangle 2: la Fournée Dorée Lorraine qui représentait, selon les documents comptables produits, la plus importante société utilisatrice de l'agence (plus de la moitié de son activité), ce que ne conteste la SARL Job Avenir dans ses conclusions. Or il résulte des motifs susvisés que Mme [D] savait que la SAS Triangle 2 dépendait économiquement de la Fournée Dorée Lorraine. Le détournement déloyal de ce client par la SARL Job Avenir était donc stratégique.
La SARL Job Avenir s'est également appropriée des informations confidentielles afin pouvoir démarcher très rapidement d'autres clients, dont la société Microtec également cliente de la SAS Triangle 2.
La désorganisation de la SAS Triangle 2 due à ces démarchages déloyaux se traduit d'ailleurs dans ses résultats financiers. S'il est vrai que la Fournée Dorée Lorraine est restée cliente auprès de la SAS Triangle 2, c'est toutefois dans des proportions infimes.
Les documents comptables de la SAS Triangle 2 versés aux débats (qui n'ont pas à être écartés du seul fait qu'ils sont produits par la SAS Triangle 2 elle-même dans la mesure où d'une part il s'agit de faits et non de titres juridiques, et où d'autre part ces documents, dont certains sont certifiés par le directeur financier de l'intimée, se corroborent entre eux) démontrent qu'en décembre 2017 le chiffre d'affaire apporté à la SAS Triangle 2 par la Fournée Dorée Lorraine était de 123.812,15 euros (pour un total annuel en 2017 de 359.376,52 euros) alors qu'il n'était plus que de 42.787,91 euros en janvier 2018 (pour un total annuel en 2018 de 67.161,91 euros). La SARL Job Avenir de son côté a pu dégager un chiffre d'affaire de 56.048,74 euros uniquement pour ses 15 premiers jours d'activité en janvier 2018 avec la Fournée Dorée Lorraine.
Au regard de ces éléments, il convient de confirmer le jugement entrepris en ce qu'il a retenu que la SARL Job Avenir avait rapporté la preuve de concurrence déloyale au préjudice de la SAS Triangle 2.
Sur la réparation du préjudice subi par la SAS Triangle 2
Le principe de la réparation intégrale du préjudice s'applique. Les dommages-intérêts doivent ainsi être déterminés par rapport au préjudice effectivement subi par la victime, qui doit être replacée dans la situation où elle se serait trouvée si l'acte dommageable n'avait pas eu lieu.
Le préjudice ne peut être évalué que s'il est causé par les fautes commises.
En l'espèce, seul le préjudice financier subi du fait de la désorganisation de la SAS Triangle 2 par le débauchage déloyal de ses 2 seules salariées, du détournement de la clientèle de la Fournée Dorée Lorraine et du détournement des 17 intérimaires embauchés dès le 15 janvier 2018 sera indemnisé, les autres actes invoqués n'étant pas retenus comme étant déloyaux ne donnent pas lieu à réparation, notamment le détournement invoqué de la société Crudivore et la perte de 90% du chiffre d'affaire que celui-ci générait.
De même, la SAS Triangle 2, qui ne rapporte pas la preuve d'une atteinte à son image commerciale, sera déboutée de sa demande d'indemnisation à ce titre.
Elle ne justifie pas non plus que son fonds de commerce a perdu de la valeur en raison des actes de concurrence déloyale commis par la SARL Job Avenir. Aucune indemnisation ne sera donc allouée sur ce point.
En revanche, il résulte des comptes d'exploitation produits que le chiffre d'affaire de la SAS Triangle 2 est passé de 3.063.250 euros en 2017 à 1.054.500 euros en 2018 soit une baisse de 2.008.750 euros et que la marge brute est passée de 400.470 euros en 2017 à 97.250 euros en 2018 soit une baisse de 303.220 euros.
Par ailleurs, le résultat d'exploitation était déficitaire de 97.240 euros en 2018 alors qu'il était bénéficiaire de 112.130 euros en 2017.
Enfin, le chiffre d'affaire réalisé par la SAS Triangle 2 avec la Fournée Dorée Lorraine était de 359.376,52 euros pour l'année 2017 alors qu'il n'était plus que de 67.161,91 euros pour l'année 2018, soit une différence de 292.214,61 euros; la marge brute réalisée avec la Fournée Dorée Lorraine est passée de 47.937,86 euros en 2017 à 5.343,94 euros en 2018.
Pour indemniser la SAS Triangle 2 du préjudice qu'elle a subi du fait du détournement de la Fournée Dorée Lorraine par la SARL Job Avenir, il y a lieu de tenir compte du chiffre d'affaire et de la marge manqués par la SAS Triangle 2 au regard de ses performances passées, déduction faite des coûts variables.
Si la SAS Triangle 2 n'indique pas quel était le taux moyen de sa marge sur coût variable dans ses conclusions, il y a lieu de l'évaluer au regard des éléments comptables produits relatifs à l'année 2017 au taux de 23,80%.
En raison de caractère volatile de la clientèle, le préjudice certain subi doit être limité à une année.
Au regard de ces éléments, le préjudice subi par la SAS Triangle 2 en raison du détournement de la Fournée Dorée Lorraine sera évalué à la somme de 222.667,61 euros (soit 292.214,61 euros ' 69.547 correspondant (soit 23,80% de 292.214,61 euros).
Le préjudice subi du fait de la désorganisation liée au temps passé à recruter 2 nouvelles salariées, à les former, au délai durant lequel l'agence n'a pu fonctionner normalement, étant souligné que le poste de responsable d'agence était encore à pourvoir en novembre 2018 sera évalué à la somme de 60.000 euros, au regard du volume d'activité antérieur et de la chute du résultat d'exploitation de l'agence, étant précisé que la concurrence pratiquée de manière non déloyale par la SARL Job Avenir a eu également une incidence sur le résultat d'exploitation de la SAS Triangle 2 mais n'a pas à être indemnisée.
La SAS Triangle 2 ne précise pas quelle était la durée de la mission auprès de la Fournée Dorée Lorraine des 17 intérimaires ayant été détournés à son préjudice par la SARL Job Avenir. Or les pièces produites démontrent que les missions étaient de courtes durées. En outre, les intérimaires étaient ensuite libres de choisir d'autres sociétés d'intérim ou d'être embauchés définitivement. Dès lors, il y a lieu d'évaluer le préjudice subi par la SAS Triangle 2 de ce chef à la somme de 8.000 euros.
En conséquence, la SARL Job Avenir sera condamnée à payer à la SAS Triangle 2 la somme totale de 290.667,61 euros de dommages et intérêts avec intérêts au taux légal à compter de la signification du jugement du 24 mai 2022. Le jugement donc sera infirmé en son quantum.
Par application des dispositions de l'article 1343-2 du code civil, les intérêts dus pour une année entière au moins produiront des intérêts.
Sur les dépens et l'article 700 du code de procédure civile
Le jugement entrepris sera confirmé dans ses dispositions relatives aux dépens et à l'application de l'article 700 du code de procédure civile.
La SARL Job Avenir qui succombe en appel sera condamnée aux dépens.
L'équité commande, par application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile, de condamner la SARL Job Avenir à payer à la SAS Triangle 2 la somme de 4.000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile et de débouter la SARL Job Avenir de sa demande formée sur ce même fondement.
PAR CES MOTIFS :
La cour,
Confirme le jugement du 24 mai2022 du tribunal judiciaire de Metz dans toutes ses dispositions sauf celle ayant condamné la SARL Job Avenir à payer à la SAS Triangle 2 la somme de 200.000 euros de dommages et intérêts pour concurrence déloyale avec intérêts au taux légal à compter de la signification de la présente décision qui est infirmée,
Statuant à nouveau,
Condamne la SARL Job Avenir à payer à la SAS Triangle 2 la somme de 290.667,61 euros de dommages et intérêts avec intérêts au taux légal à compter de la signification du jugement du 24 mai 2022 ;
Y ajoutant,
Dit que les intérêts dus pour une année entière au moins produiront des intérêts ;
Condamne la SARL Job Avenir aux dépens ;
Condamne la SARL Job Avenir à payer à la SAS Triangle 2 la somme de 4.000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ;
Déboute la SARL Job Avenir de sa demande formée sur ce même fondement.