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Décisions

CA Chambéry, 1re ch., 24 septembre 2024, n° 17/01518

CHAMBÉRY

Autre

Infirmation

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Pirat

Conseillers :

Mme Reaidy, M. Sauvage

Avocats :

Me Vialle, SELARL Chambet Nicolas

CA Chambéry n° 17/01518

23 septembre 2024

Faits et procédure

Mme [F] [T] épouse [O] est locataire d'un local commercial situé à [Localité 8] à usage de « tabletterie, bimbeloterie, articles de fumeur, tabac et activités annexes, presse, librairie, papeterie, loto, loteries diverses, ventes de cartes téléphoniques et de tickets de transport en commun, service photo, dépôt catalogues de vente par correspondance, dépôt blanchisserie et pressing ». Le bail d'origine a été consenti le 23 octobre 1996

Le fonds de commerce et l'immeuble ont changé de mains. En dernier lieu, l'immeuble appartient à Mme [W] et M. [X] (ci-après les époux [X]).

Par jugement du 25 avril 2012 du tribunal de grande instance d'Annecy le bail a été renouvelé le 23 octobre 2005. Cette décision a également autorisé l'adjonction de l'activité de PMU à celles précédemment autorisées par le bail et a fixé le loyer à 638,80 euros par mois.

Le bail de Mme [T] es arrivé à échéance le 22 octobre 2014.

Par acte extrajudiciaire du 9 avril 2014, les époux [X] ont donné congé pour le 22 octobre 2014 à Mme [T] avec offre de renouvellement moyennant un loyer mensuel de 900 euros HT, outre la mise à disposition gratuite de quatre places de parkings (lots n°124, 125, 126 et 127).

Par courrier du 15 avril 2014, Mme [T] a donné son accord sur le renouvellement du bail mais s'est opposé à l'augmentation de loyer et à la mise à disposition des places de parkings. Le 21 septembre 2016, les époux [X] ont dès lors fait notifier à Mme [T] leur mémoire en fixation du loyer du bail renouvelé à effet du 22 octobre 2014.

Par acte du 20 décembre 2016, les époux [X] ont assigné Mme [T] devant le juge des loyers commerciaux du tribunal de grande instance d'Annecy, pour voir fixer le loyer annuel à la somme de 10 800 euros HT hors charges à compter du 22 octobre 2014 et, à titre subsidiaire, pour voir désigner un expert judiciaire afin d'évaluer la valeur locative du local commercial.

Par jugement du 12 juin 2017, le juge des loyers commerciaux a débouté les époux [X] de leurs demandes, considérant que le développement notable de l'attractivité du secteur ne ressortait nullement des quelques éléments produits, et a condamné les bailleurs à verser à Mme [T] la somme de 1 500 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.

Par déclaration au greffe du 3 juillet 2017, les époux [X] ont interjeté appel de la décision en toutes ses dispositions.

Par un arrêt du 5 mars 2019, la 1e section de la chambre civile de la cour d'appel de Chambéry a :

- Sursis à statuer sur l'ensemble des demandes ;

- Avant dire droit, ordonné une expertise confiée à Mme [L] [Z], [Adresse 5], avec la mission suivante :

Dans le respect du contradictoire,

- Convoquer les parties, prendre connaissance de leurs pièces et de leurs explications,

- Se rendre sur les lieux loués situés à [Adresse 9], les décrire,

- Rechercher si le commerce de Mme [T] a connu une modification notable des facteurs locaux de commercialité dans les termes de l'article R 145-6 du code de commerce pendant la période comprise entre le 23 octobre 2005 et le 22 octobre 2014,

- Dans l'affirmative, donner un avis sur la valeur locative du commerce à la date du 22 octobre 2014 selon les dispositions des articles L 145-33 et R 145-3 à R145-8 du code de commerce,

- D'une manière générale, fournir à la cour tous les éléments nécessaires à la solution du litige ;

- Dit que le loyer est maintenu provisoirement au montant contractuel dans l'attente de la fixation éventuelle d'un nouveau loyer ;

- Réservé les dépens.

Par un arrêt du 12 mars 2019, la 1e section de la chambre civile de la cour d'appel de Chambéry a :

- Rectifié l'arrêt susvisé page 7 ;

- Dit qu'il faut lire « Fixé l'avance des frais d'expertise à valoir sur les honoraires de l'expert à la somme de 2 000 euros qui sera consignée au greffe par les appelants » ;

- Reporté à la date du 12 avril 2019 le délai pour procéder à cette consignation ;

- Laissé au Trésor Public la charge des dépens liés à cette rectification.

L'expert, [C] [U] (après ordonnance de modification du 22 juin 2022) a déposé son rapport le 2 décembre 2022.

Prétentions et moyens des parties

Par dernières écritures du 8 mars 2024, régulièrement notifiées par voie de communication électronique, les époux [X] sollicitent l'infirmation de la décision et demandent à la cour de :

In limine litis,

- Déclarer irrecevable l'exception de procédure soulevée pour la première fois par Mme [T] ;

Sur le fond,

- Infirmer en toutes ses dispositions le jugement du 12 juin 2017 rendu par le juge des loyers commerciaux du tribunal de grande instance d'Annecy ;

Dès lors statuant à nouveau,

- Juger bien fondée leur demande de déplafonnement ;

Par conséquent,

- Fixer le montant du nouveau loyer annuel à compter du 22 octobre 2014 à la somme de 9 900 euros HT hors charges ;

- Condamner Mme [T] à leur payer la somme de 29 494,74 euros HT correspondant à la différence de loyer due depuis le 22 octobre 2014, outre intérêts au taux légal à compter de l'arrêt à intervenir ;

- Juger que Mme [T] devra supporter les charges de copropriété et la taxe ordures ménagères relatives à son local ;

- Juger que les intérêts au taux légal seront dus sur tout rappel de loyer conformément aux dispositions de l'article 1155 du code civil, et que les intérêts dus pour plus d'une année entière seront eux-mêmes capitalisés en application des dispositions de l'article 1154 du même code ;

- Juger que Mme [T] prendra en charge le coût financier de la rédaction de l'avenant au bail ;

- Débouter Mme [T] de l'intégralité de ses demandes ;

- Condamner Mme [T] à leur verser une somme de 8 000 euros en application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile ;

- Condamner enfin la même aux entiers dépens dont les frais d'expertise.

Au soutien de leurs prétentions, les époux [X] font valoir notamment que :

L'expert a mis en évidence une modification notable des facteurs locaux de commercialité ayant eu une incidence favorable sur le commerce exploité par Mme [T], sur la période du 23 octobre 2005 au 22 octobre 2014 justifiant le déplafonnement du loyer ;

La synthèse des bilans versée au débat par Mme [T], concernant la seule période de référence concernée de 2005 à 2014, met en évidence une augmentation de son activité de 2013 à 2017, et non une baisse d'activité ;

Les frais engagés par Mme [T] ne sauraient faire échec à une demande de réévaluation du loyer du bail commercial.

Par dernières écritures du 30 juin 2023, régulièrement notifiées par voie de communication électronique, Mme [T] sollicite de la cour de :

A titre principal,

- Confirmer le jugement rendu par le tribunal de grande instance d'Annecy le 12 juin 2017 en toutes ses dispositions ;

En conséquence,

- Rejeter les demandes des époux [X] autres que celles relatives à la fixation du prix du bail renouvelé ;

- Rejeter la demande de déplafonnement du loyer sollicitée par les époux [X] et juger que le loyer du bail renouvelé à la date du 23 octobre 2014 sera indexé et plafonné en application de l'article L 145-34 du code de commerce ;

- Rejeter les demandes des époux [X] au titre des articles 1154 et 1155 du code civil ;

- Condamner les époux [X] à lui payer la somme de 4 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile pour l'instance d'appel et confirmer la somme allouée en première instance ;

- Condamner les mêmes aux entiers dépens de l'instance en ce compris les frais d'expertise ;

A titre subsidiaire,

- Si la demande de déplafonnement du loyer devait être retenue juger que l'augmentation découlant de la modification des facteurs locaux de commercialité ne pourra conduire à une variation du loyer supérieure pour une année à 10 % du loyer acquitté au cours de l'année précédente ;

- Rejeter les demandes des époux [X] au titre des articles 1154 et 1155 du code civil ;

- Condamner les époux [X] à lui payer la somme de 4 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile au titre de l'appel et confirmer la somme allouée en première instance ;

- Condamner les mêmes aux entiers dépens de l'instance en ce compris les frais d'expertise.

Au soutien de ses prétentions, Mme [T] fait valoir notamment que :

La surface de vente n'est que de 47 m² et le loyer est en parfaite adéquation avec la valeur locative ;

Les références locatives et de vente données par l'expert et la partie adverse ne peuvent être utilisées pour le commerce considéré : les moyennes données sont de 2000 à 2009 puis 2010 à 2019 : or, la période à prendre en compte est de 2005 à 2014 ;

Il n'y pas eu de modification notable des facteurs locaux de commercialité et en conséquence la règle du plafonnement doit être appliquée ;

L'absence de dépôt de garantie n'est pas un motif de déplafonnement ni davantage le fait que le bailleur paye sa taxe foncière.

Pour un plus ample exposé des faits, de la procédure et des prétentions des parties, la cour se réfère à leurs conclusions visées par le greffe et développées lors de l'audience ainsi qu'à la décision entreprise.

Une ordonnance en date du 11 mars 2024 a clôturé l'instruction de la procédure. L'affaire a été plaidée à l'audience du 7 mai 2024.

MOTIFS ET DECISION

Le loyer du bail commercial renouvelé doit être fixé en référence aux articles L145-33, L145-34 et R145-6 du code de commerce.

L'article L145-34 prévoit que le prix du bail renouvelé est en principe fixé au montant du loyer révisé selon le taux de variation de l'indice trimestriel des loyers commerciaux ou celui des activités tertiaires, à moins qu'il ne soit démontré une modification notable des éléments 1 à 4 de l'article L145-33, ce qui justifie la fixation du prix du bail renouvelé à la valeur locative.

Ainsi, l'article L145-33 du code de commerce dispose 'Le montant des loyers des baux renouvelés ou révisés doit correspondre à la valeur locative. A défaut d'accord, cette valeur est déterminée d'après :

1° les caractéristiques du local considéré ;

2° la destination des lieux ;

3° les obligations respectives des parties ;

4° les facteurs locaux de commercialité ;

5° les prix couramment pratiqués dans le voisinage. (...)'

L'article R145-6 du même code précise : 'Les facteurs locaux de commercialité dépendent principalement de l'intérêt que présente, pour le commerce considéré, l'importance de la ville, du quartier ou de la rue où il est situé, du lieu de son implantation, de la répartition des diverses activités dans le voisinage, des moyens de transport, de l'attrait particulier ou des sujétions que peut présenter l'emplacement pour l'activité considérée et des modifications que ces éléments subissent d'une manière durable ou provisoire.'

La période d'observation des facteurs locaux de commercialité à prendre en compte s'échelonne du 23 octobre 2005 au 22 octobre 2014. Les facteurs à prendre en compte selon les bailleurs sont : l'ajout de l'activité de PMU en 2008, l'augmentation de la population du village de [Localité 8], le regroupement à proximité du commerce de Mme [T] de la pharmacie et du supermarché casino, et enfin, la construction d'un collège accueillant 650 élèves de 6 communes limitrophes, ainsi que l'augmentation de la fréquentation de la ligne de bus n°1.

Il résulte du rapport de M. [U], expert judiciaire que :

- la population de la commune de [Localité 8], qualifiée de 'commune périphérique d'[Localité 3] de bonne notoriété' a augmenté de 18% entre 2006 et 2014, selon les chiffres de l'INSEE et que 487 nouveaux logements ont été construits entre 2008 et 2013, de sorte que, même si des logements ont pu être construits en périphérie du village et à une distance d'un kilomètre, le monopole du bureau de tabac-presse sur [Localité 8] bénéficie mathématiquement de l'augmentation de la population,

- un collège s'est installé, en 2010, accueillant 650 élèves de 6 communes limitrophes, à quelques centaines de mètres du commerce considéré,

- l'activité de PMU s'est ajoutée à celles déjà existantes, en 2008, ce qui résulte du jugement du 25 avril 2012 ayant constaté la notification le 18 décembre 2007 par le locataire de son souhait d'étendre son activité, sans opposition de la SCI Jedy,

- la pharmacie et le supermarché casino, bien qu'existant précédemment sur la commune, se sont rapprochés du commerce exploité par Mme [T] pour s'installer [Adresse 10], en 2011 et 2014 créant ainsi un 'triangle commercial fort'.

Tous ces éléments constituent des évolutions notables des facteurs locaux de commercialité, qui n'ont pu avoir qu'un impact favorable sur le tabac-presse de Mme [T], qui est un commerce de proximité, pouvant également intéresser les collégiens et les parents accompagnant leurs enfants sur le lieu de scolarité.

Le jugement de première instance sera infirmé en ce qu'il a rejeté la demande de déplafonnement du loyer.

L'expert a retenu une valeur locative de 160,25 euros par m², et une surface pondérée de 61,78 m². Il ressort des pièces versées aux débats par Mme [T] (extraits de ICF expertise [D] et du mémento expert 'baux commerciaux' 2015-2016 aux éditions Francis Lefebvre) que la pondération des zones annexes à la surface de vente est de 0,25 à 0,50, de sorte que l'application du coefficient 0,40 par M. [U] aux zones considérées (bureau, réserve, toilettes) est adaptée.

Enfin, la valeur de 160,25 euros par m² est cohérente au vu des références produites par l'expert, et sera appliquée, sous réserve du dernier alinéa de l'article L145-34 du commerce qui doit être négocié entre les parties.

En effet, s'agissant de l'article L145-34 dernier alinéa, qui énonce 'en cas de modification notable des éléments mentionnés aux 1° à 4° de l'article L145-33 ou s'il est fait exception aux règles de plafonnement par suite d'une clause du contrat relative à la durée du bail, la variation de loyer qui en découle ne peut conduire à des augmentations supérieures, pour une année, à 10% du loyer acquitté au cours de l'année précédente.', il est constant que le juge des loyers n'a pas le pouvoir de statuer sur ce lissage, qui relève tout d'abord de l'initiative des parties, lesquelles devront, en cas de désaccord, saisir le juge du fond (3e Civ. Avis 9 mars 2018, n°17-70.040, 3e Civ. 25 janvier 2023, pourvoi n°21-21.943).

Il n'appartient pas, en dernier lieu, au juge des loyers commerciaux de statuer sur une modification des clauses d'un bail commercial, ni d'imposer à une partie de prendre en charge les frais de rédaction dudit bail.

En revanche, la capitalisation des intérêts peut être ordonnée à compter de la demande qui en a été faite, soit du 20 décembre 2016, date de l'assignation en justice.

Succombant au fond, Mme [T] supportera les dépens de l'instance, ainsi qu'une indemnité procédurale de 1000 euros au bénéfice des époux [X].

PAR CES MOTIFS

La cour, statuant publiquement, par décision contradictoire et après en avoir délibéré conformément à la loi,

Infirme le jugement entrepris en toutes ses dispositions,

Fixe le loyer du bail renouvelé le 22 octobre 2014 à 9 900 euros HT annuel, avec application de la capitalisation des intérêts, lorsqu'ils sont dus pour une année entière, à compter du 20 décembre 2016,

Déboute les parties de leurs autres demandes (application de l'article L145-34 dernier alinéa du code commerce, demandes de condamnation de Mme [F] [T] à prendre en charge le coût de rédaction de l'avenant au bail ou de supporter la taxe d'ordure ménagères et charges de copropriété),

Condamne Mme [F] [T] aux dépens de l'instance,

Condamne Mme [F] [T] à payer à M. [K] [X] et Mme [N] [W] épouse [X] ensemble la somme de 1000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.