CA Aix-en-Provence, ch. 3-4, 26 septembre 2024, n° 20/10223
AIX-EN-PROVENCE
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Défendeur :
Wilson Immobilier (SARL)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Chalbos
Conseillers :
Mme Vignon, Mme Martin
Avocats :
Me Alligier, Me Baratelli, Me Ciusi, Me Court-Menigoz, Me Crepeaux
ARRÊT
Contradictoire,
Prononcé par mise à disposition au greffe le 26 Septembre 2024.
Signé par Madame Anne-Laurence CHALBOS, Présidente et Madame Valérie VIOLET, greffier auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.
Par acte du 29 janvier 1999, les époux [T] ont vendu à Mme [F] un bien immobilier sis [Adresse 6] à [Localité 7].
Un contentieux a opposé le nouvel acquéreur à l'un des copropriétaires et par arrêt de la cour d'appel d'Aix-en-Provence du 17 novembre 2006, Mme [F] a été condamnée à restituer à ce copropriétaire une partie de l'appartement acquis.
Sur l'action en garantie d'éviction intentée par Mme [F], les consorts [T] ont été condamnés solidairement à payer à cette dernière, par arrêt de la cour d'appel d'Aix-en-Provence du 15 novembre 2012, la somme de 67 785 euros au titre de la restitution du prix de vente et la somme de 27 492,01 euros au titre de la garantie d'éviction.
Les consorts [T] se sont retournés contre leur propre vendeur, M. [R] [D], par acte du 10 mars 2011et par jugement du tribunal de grande instance de Nice en date du 2 avril 2013, M. [D] a été condamné à leur payer la somme de 101 391 euros.
Les consorts [T] ont mis en 'uvre à l'égard de M. [D] plusieurs mesures d'exécution, restées infructueuses.
Par actes du 5 avril 2017, Mmes [E] et [C] [T] et M. [L] [T] ont assigné M. [R] [D] et la société Wilson immobilier, devant le tribunal de grande instance de Grasse, aux fins de leur voir déclarer inopposable la vente d'un fonds de commerce intervenue le 28 décembre 2011 entre M. [R] [D] et la SARL Wilson immobilier détenue par les enfants du vendeur, Mme [Z] [D] et M. [K] [D].
Par jugement du 14 septembre 2020, le tribunal de commerce de Grasse a statué comme suit :
- Déboute Mmes [E] et [C] [T] et M. [L] [T] de leur demande aux fins de leur déclarer inopposable l'acte reçu par Maître [X] le 28 décembre 2011, par lequel M. [R] [D] a vendu à la SARL Wilson immobilier son fonds de commerce,
- Déboute la SARL Wilson immobilier de sa demande en paiement de la somme de 15 000 euros à titre de dommages et intérêts pour procédure abusive,
- Dit n'y avoir lieu à indemnité en application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile,
- Rejette toute demande plus ample ou contraire,
- Condamne Mmes [E] et [C] et M. [L] [T] au paiement des entiers dépens, distraits au profit de Me François Crepeaux.
- Dit n'y avoir lieu d'ordonner l'exécution provisoire.
Le tribunal a retenu à cet effet, sur l'action paulienne, que si les demandeurs établissaient qu'ils disposaient d'une créance fondée en son principe à la date de la cession litigieuse, devenue certaine, liquide et exigible, que M. [D] était insolvable, et que la cession litigieuse avait manifestement été opérée pour échapper à un recouvrement forcé, ils ne démontraient pas la complicité de fraude du tiers acquéreur, c'est-à-dire la connaissance que celui-ci avait du préjudice causé par l'acte de cession litigieux, le lien familial qui unit les associés de la SARL Wilson immobilier au débiteur étant à cet égard insuffisant en l'absence de tout autre élément de preuve.
Mmes [E] et [C] [T] et M. [L] [T] ont interjeté appel de cette décision le 23 octobre 2023.
Par conclusions notifiées le 24 mai 2024, les appelants demandent à la cour de :
- dire l'appel recevable et bien fondé,
- réformer le jugement rendu le 14 septembre 2020 par le tribunal judiciaire de Grasse en ce qu'il a débouté les consorts [T] de leur demande de voir déclarer inopposable l'acte reçu par Me [X] le 28 décembre 2011 par lequel M. [R] [D] a vendu à la SARL Wilson Immobilier son fonds de commerce, dit n'y avoir lieu à indemnité au titre de l'article 700 du code de procédure civile au profit des consorts [T], condamné les consorts [T] au paiement des entiers dépens distraits au profit de Me François Crepeaux,
- confirmer le jugement rendu le 14 septembre 2020 par le tribunal judiciaire de Grasse en ce qu'il a débouté la SARL Wilson immobilier de sa demande de paiement de la somme de 15 000 euros au titre de dommages et intérêts pour procédure abusive et dit n'y avoir lieu à indemnité au titre de l'article 700 du code de procédure civile au profit de M. [R] [D] et SARL Wilson immobilier,
Sur ce,
- prononcer l'inopposabilité à Melles [E] [T], [C] [T], M. [L] [T] de l'acte reçu par Me [X], notaire à [Localité 2], le 28 décembre 2011, par lequel M. [R] [D] a vendu à la société Wilson immobilier SARL au capital de 8 000 euros, immatriculée au RCS d'Antibes sous le n°449 808 377, dont le siège social est à [Localité 2], [Adresse 4], son fonds de commerce d'agent immobilier - marchand de bien.
- dire que le fonds de commerce sera réintégré dans le patrimoine de M. [R] [D] libre de toutes charges et inscriptions du chef de la SARL Wilson immobilier pour y être le gage de M. [L] [T], Melle [E] [T] et Melle [C] [T],
- autoriser M. [L] [T], Melle [E] [T] et Melle [C] [T] à saisir ledit fonds, et à faire procéder par voie d'enchères publiques à sa vente forcée,
- juger que le remboursement le cas échéant à la SARL Wilson immobilier d'une quote part lui revenant ne sera exigible qu'au jour de la réalisation du bien au profit des consorts [T] et qu'ils pourront affecter une partie des fonds encaissés à ce remboursement,
Pour le reste,
- débouter la SARL Wilson immobilier de sa demande reconventionnelle en dommages et intérêts.
- débouter la SARL Wilson immobilier et M. [R] [D] de l'ensemble de leurs demandes, fins et prétentions.
- condamner M. [R] [D] à payer M. [L] [T], Melle [E] [T] et Melle [C] [T] la somme de 7 500 euros au visa des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'aux entiers dépens distraits au profit de Me Gilles Alligier.
Par conclusions signifiées le 7 juin 2024, M. [R] [D] et la SARL Wilson immobilier demandent à la cour de :
- vu les articles 15 et 16 du code de procédure civile, 6 de la CEDH, rabattre l'ordonnance de clôture,
- à défaut, rejeter les conclusions et pièces signifiées par les consorts [T] le 24 mai 2024,
- statuer ce que de droit sur la recevabilité de l'appel,
- vu l'article 1341-2 du code civil, juger l'absence de fraude de M. [R] [D] aux droits des consorts [T] et a fortiori l'absence de connaissance de fraude par la SARL Wilson immobilier tant lors de la cession de la branche d'activité administration de biens en octobre 2003 que lors de la réitération en décembre 2011 de la cession du surplus du fonds,
- juger d'ailleurs que les consorts [T] ne contestent pas que les actes de 2003 leurs soient opposables et ne puissent être remis en cause,
- confirmer en conséquence, par substitution partielle de motifs, le jugement du 14/09/2020 en ce qu'il a débouté Melle [E] [T], Melle [C] [T] et M. [R] [T] de l'ensemble de leurs demandes, fins et conclusions,
L'infirmer pour le surplus,
Vu l'article 32-1 du code de procédure civile,
- condamner in solidum Melle [E] [T], Melle [C] [T] et M. [L] [T] à payer 15 000 euros à titre de dommages intérêts à la SARL Wilson immobilier en réparation du préjudice que lui cause cette action abusive,
- les condamner in solidum à payer 2 500 euros à M. [R] [D] et 4 000 euros à la SARL Wilson immobilier sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,
- condamner les appelants aux entiers dépens.
La clôture de la procédure, initialement prononcée le 28 mai 2024, a été révoquée et une nouvelle clôture prononcée le 18 juin 2024 avant l'ouverture des débats.
MOTIFS :
Les consorts [T] fondent leur action sur l'article 1341-2 du code civil aux termes duquel le créancier peut agir en son nom personnel pour faire déclarer inopposables à son égard les actes faits par son débiteur en fraude de ses droits, à charge d'établir, s'il s'agit d'un acte à titre onéreux, que le tiers contractant avait connaissance de la fraude.
L'auteur de l'action doit en premier lieu démontrer les éléments matériels de la fraude, en établissant qu'il était titulaire, au moment de l'acte litigieux, d'une créance ou à tout le moins d'un principe de créance, et que l'acte attaqué a porté atteinte à son gage général et compromis le recouvrement de la créance.
Les intimés ne contestent pas la préexistence à l'acte litigieux d'un principe de créance des consorts [T], caractérisé par l'assignation que ces derniers lui ont fait délivrer le 11 mars 2011, introduisant l'instance ayant abouti à la condamnation de M. [D].
L'atteinte au gage des créanciers est pareillement caractérisée par la situation d'insolvabilité de M. [D] ayant suivi la cession litigieuse, ainsi que l'a retenu le premier juge, insolvabilité non contestée par les intimés et confirmée par le caractère infructueux des mesures d'exécution entreprises.
Il résulte des explications de M. [D] que par la cession litigieuse, celui-ci s'est dessaisi du dernier bien valorisable dont il était propriétaire.
Bien qu'il s'agisse d'une cession à titre onéreux, l'atteinte au gage des créanciers résulte du remplacement d'un bien saisissable par un prix de cession, pour partie réglé par compensation et pour le surplus volatile et plus difficile à appréhender, d'ailleurs rapidement dépensé par M. [D] selon ses propres explications.
Les consorts [T] doivent en second lieu démontrer l'élément moral de la fraude, à l'égard de M. [D] et de la SARL Wilson immobilier.
Les intimés affirment que la cession intervenue le 28 décembre 2011 n'est que la dernière étape d'une opération initiée en 2003 par M. [D] qui souhaitait cesser ses activités professionnelles et transmettre à ses enfants l'agence immobilière qu'il exploitait depuis plus de 30 ans.
Il résulte en effet des actes versés aux débats :
- que M. [K] [D] et Mme [Z] [D] ont constitué en 2003 la SARL Wilson immobilier, qui par acte du 20 octobre 2003 a acquis le portefeuille d'administration de biens de M. [R] [D], correspondant à l'activité 'gestion' de l'agence,
- que le même jour, M. [R] [D] a donné en location-gérance à la société Wilson immobilier la branche du fonds de commerce correspondant à l'activité transactions immobilières, moyennant un loyer annuel de 30000 euros,
- cette location-gérance était assortie d'une promesse de vente du fonds pour le prix de 152000 euros, l'option devant être levée avant le 30 septembre 2009.
La cession est finalement intervenue le 28 décembre 2011 au prix de 120000 euros, soit postérieurement à l'assignation délivrée à M. [R] [D] par les consorts [T].
Alors qu'il se savait tenu à garantir les consorts [T] des sommes allouées à Mme [F] et que l'instance était en cours devant le tribunal de grande instance de Nice, M. [R] [D] s'est sciemment dessaisi du dernier élément de son patrimoine susceptible de constituer le gage des créanciers, pour un prix payé par compensation à hauteur de 50000 euros et dont le solde n'a pas été conservé.
Bien que cette cession s'inscrive dans un projet initié à une date antérieure à la naissance de la créance des consorts [T], M. [R] [D], qui avait conscience du préjudice causé à ces derniers par la sortie d'un bien saisissable de son patrimoine, pouvait parfaitement y renoncer puisqu'il n'était plus lié par la promesse depuis le 30 septembre 2009.
L'élément moral de la fraude est en conséquence établi à l'encontre de M. [R] [D].
C'est toutefois à juste titre que le premier juge a considéré que les consorts [T] n'apportaient pas la démonstration de la complicité de fraude du tiers acquéreur, condition nécessaire lorsque l'acte dont l'inopposabilité est poursuivie est un acte à titre onéreux.
La SARL Wilson immobilier fait valoir qu'elle a acquis le fonds le 28 décembre 2011 dans le cadre d'un projet de transmission arrêté dès 2003 et qu'elle a différé cette acquisition de deux ans par rapport à la date fixée dans la promesse pour des raisons de trésorerie, le remboursement de l'emprunt souscrit en 2003 pour l'acquisition de la première branche d'activité se terminant fin 2010.
Si comme l'opposent les appelants, la société Wilson immobilier connaissait depuis 2003 la durée de remboursement de son prêt, elle ne pouvait cependant prévoir l'état de sa trésorerie au 30 septembre 2009, dont il est établi, par la production des comptes et bilans au 31 décembre 2009/2010 et l'attestation de l'expert comptable, que s'élevant à 40872 euros fin 2009 et 16751 euros fin 2010, elle ne permettait pas un achat au comptant et nécessitait un nouveau recours à l'emprunt.
Il ne peut être tiré aucune présomption de fraude du fait que la cession soit intervenue deux ans après la date initialement fixée pour lever l'option.
Il n'est pas non plus démontré par les appelants que la cession litigieuse serait intervenue dans des conditions anormales faisant présumer une complicité de fraude de la part du tiers acquéreur, le prix de cession de 120000 euros, bien qu'inférieur à celui initialement fixé en 2003, n'apparaissant pas sous-évalué au regard du chiffre d'affaires des exercices 2009 (217221 euros) et 2010 (266267 euros) et des sommes réglées au titre de la location-gérance, à hauteur de 30000 euros par an du 20 octobre 2003 au 31 décembre 2011 selon l'attestation de l'expert-comptable.
La complicité du tiers acquéreur ne peut non plus se déduire de l'absence de rédaction d'un compromis préalable et de constitution d'un séquestre, s'agissant d'une cession programmée de longue date au profit d'un cessionnaire exploitant déjà le fonds depuis 2003 dans le cadre de la location-gérance.
Si M. [K] [D] et Mme [Z] [D], associés de la société Wilson immobilier, sont effectivement les enfants de M. [R] [D], ce dernier, non associé, a démissionné dès 2004 de ses fonctions de gérant au profit de M. [K] [D] qui démontre, par la production d'attestations du directeur de la FNAIM des Alpes-Maritimes et du président du GIE GICAP ORPI Côte d'Azur, son investissement personnel dans ces fonctions.
Le lien familial existant entre M. [R] [D] et les représentants de la société Wilson immobilier ainsi que l'attachement du cédant à l'agence immobilière qu'il avait lui-même longtemps exploitée sont insuffisants à établir que la société Wilson immobilier, représentée par M. [K] [D], avait connaissance de l'instance engagée par les consorts [T], du montant de la créance invoquée par ces derniers, de la consistance exacte du patrimoine de M. [R] [D], tous éléments qui lui auraient permis d'avoir conscience que la cession litigieuse altérait la solvabilité du cédant et compromettait les chances des consorts [T] de recouvrer leur créance.
Le jugement sera en conséquence confirmé en ce qu'il a débouté les consorts [T] de leurs demandes.
C'est également à juste titre que le premier juge a débouté la SARL Wilson immobilier de sa demande en dommages et intérêts pour procédure abusive, en l'absence de démonstration, par cette société, de ce que les consorts [T], victimes de la défaillance blâmable de M. [D], auraient fait preuve de malice, de mauvaise foi ou d'erreur grossière.
Parties succombantes au principal, les consorts [T] seront condamnés aux dépens, sans qu'il y ait lieu, pour des considération d'équité, à condamnation sur le fondement des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile.
PAR CES MOTIFS :
La cour, statuant publiquement, par mise à disposition au greffe, contradictoirement,
Confirme le jugement entrepris en toutes ses dispositions,
Y ajoutant,
Dit n'y avoir lieu à condamnation sur le fondement des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile,
Condamne in solidum M. [L] [T], Mme [E] [T] et Mme [C] [T] aux dépens.