CA Versailles, ch. civ. 1-7, 24 septembre 2024, n° 22/01589
VERSAILLES
Arrêt
Autre
PARTIES
Demandeur :
Orange (SA)
Défendeur :
Autorité de la concurrence (Sté)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Bonnet
Avocats :
Me Lissarrague, Me Gunther
Vu l'ordonnance du 28 mars 2023 aux termes de laquelle la présente juridiction a :
- ordonné la réouverture des débats ;
- invité la société Orange à établir une liste, devant être communiquée à l'Autorité de la concurrence, de l'ensemble des correspondances avocat-client s'inscrivant dans le cadre de l'exercice des droits de la défense, peu important que ce soit au sujet d'un dossier de concurrence ou d'un autre type de contentieux ;
- invité l'Autorité de la concurrence, sur la base de cette liste, à indiquer quelles correspondances ne relèveraient pas du cadre qui vient d'être indiqué et, partant, pour quelles raisons elle aurait vocation à les garder.
La société Orange a formé un pourvoi en cassation immédiat contre cette décision ; le président de la chambre criminelle de la Cour de cassation a rejeté la requête aux fins d'examen immédiat du pourvoi.
Par conclusions après réouverture remises par RPVA le 24 juin 2024, auxquelles il est renvoyé s'agissant des moyens qui y sont développées, la société Orange demande à la juridiction du premier président de :
à titre principal :
' annuler les opérations de visite et saisie qui se sont déroulées au sein des locaux d'Orange SA les 10 et 11 mars 2022 ;
' ordonner la restitution immédiate de l'ensemble des documents saisis par les enquêteurs de l'Autorité de la concurrence lors des OVS des 10 et 11 mars 2022 ;
à titre subsidiaire :
' annuler les opérations de visite et saisie réalisées au sein des locaux d'Orange Concessions au 1 ou [Adresse 1] ;
' annuler les opérations d'ouverture des scellés fermés provisoires qui se sont déroulées au sein des locaux d'Orange SA les 5, 6 et 7 avril 2022 ;
' ordonner la restitution immédiate de l'ensemble des fichiers informatiques saisis par les enquêteurs de l'Autorité de la concurrence au sein des locaux d'Orange SA les 10 et 11 mars 2022 et placés dans les scellés fermés provisoires ;
à titre très subsidiaire :
' annuler la saisie de l'ensemble des messageries des personnes suivantes : [H] [P], [C] [D], [T] [G], [Z] [E], [V] [U], [S] [J], [O] [TT], [K] [A], [X] [B], [F] [R], [L] [M] et [Y] [I] ;
à titre infiniment subsidiaire :
' annuler la saisie de l'ensemble des 1 260 correspondances avocat-client regroupées en pièce
n°23 bis ;
' ordonner la restitution immédiate de l'ensemble des documents dont la saisie a été annulée ;
' ordonner la destruction immédiate par l'Autorité de la concurrence des copies des documents dont la saisie a été annulée ;
' interdire à l'Autorité de la concurrence de faire un quelconque usage de ces documents et de
leur contenu, en original ou en copie ;
. condamner l'Autorité de la concurrence à lui verser la somme de 15 000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile, et aux entiers dépens.
Développant les termes de ses écritures datées du 3 mai 2024 auxquelles il est renvoyé s'agissant des moyens qui y sont développées, l'Autorité de la concurrence demande à la juridiction du premier président de :
- rejeter la demande de la société Orange portant sur l'annulation de 1098 documents (1034 + 64) qui ne relèvent pas en tout ou en partie de l'exercice des droits de la défense, devenue de surcroît sans objet depuis la sélection opérée le 2 mai 2024 des 10 203 documents utiles ou pour partie utiles à la manifestation de la vérité dont aucun ne relève de la protection alléguée ;
- rejeter la demande d'annulation de 151 documents dont la requérante soutient elle-même qu'ils ne relèvent pas de l'exercice des droits de la défense, devenue de surcroît sans objet depuis la sélection opérée le 2 mai 2024 des 10 203 documents utiles ou pour partie utiles à la manifestation de la vérité dont aucun ne relève de la protection alléguée.
MOTIFS DE LA DÉCISION
A titre liminaire, il convient de rappeler que dans sa décision du 28 mars 2023 la juridiction du premier président a déjà répondu à trois des quatre moyens soutenus par la société Orange à l'appui de ses recours pour contester le déroulement des opérations de visite et de saisie et que pour autant, dans ses dernières écritures remises par RPVA, la société Orange maintient ces moyens. Seul le moyen relatif à la violation du secret professionnel reste à examiner, et ce en tenant compte des motifs figurant en pages 7 à 10 de l'ordonnance précitée, étant précisé que la juridiction a retenu qu'étaient protégées au titre du secret professionnel les correspondances s'inscrivant dans le cadre de l'exercice des droits de la défense.
La société Orange a regroupé, sous sa pièce n° 23 bis, 1 260 correspondances avocat-client qu'elle estime être couvertes par le secret professionnel dont 1 109 s'inscrivant dans l'exercice des droits de la défense et 151 fichiers regroupés dans un sous-dossier intitulé 'hors exercice des droits de la défense', étant rappelé que la demande initiale portait sur 1 857 fichiers.
S'agissant de ce sous-dossier, la présente juridiction a déjà rappelé que la protection de la confidentialité des correspondances avocat-client ne couvrait pas les prestations de conseil. La demande formulée à ce titre ne peut donc être accueillie.
La société Orange a classé les 1109 fichiers en plusieurs catégories :
- courriel entre l'avocat et son client (avocat en expéditeur ou destinataire),
- courriel interne à l'entreprise (n'émanant pas, ou n'étant pas adressé à un avocat), qui reprend les termes de la stratégie de défense élaborée par l'avocat ou le conseil/l'avis d'un avocat,
- fichier (note juridique ou conclusions), préparé par un avocat ou reprenant les termes de la stratégie de défense élaborée par l'avocat ou le conseil ou l'avis d'un avocat.
La société Orange a également précisé, pour chaque fichier, le contexte dans lequel les droits
de la défense s'exerçaient, en indiquant s'il s'agissait :
- d'un contentieux (correspondance postérieure à l'ouverture d'une procédure contentieuse) ou précontentieux (correspondance antérieure à la procédure contentieuse et en lien avec ladite procédure),
- d'une analyse de risque menée par un avocat ou d'un avis juridique d'un avocat sur la conformité au droit d'un document, d'un partenariat ou d'une pratique (en dehors de tout contentieux).
De son côté, l'Autorité de la concurrence qui estime que sur les 1109 fichiers 1 034 éléments ne relèvent pas des droits de la défense et 64 éléments ne relèvent qu'en partie de l'exercice des droits de la défense, a elle-même classé les fichiers selon différents motifs :
* échanges internes auxquels aucun avocat n'est partie et n'étant pas la retranscription d'une consultation juridique (il s'agit de simples discussions internes)
* échanges avocat/client non relatifs à l'exercice de droits de la défense (transfert d'écritures contentieuses ou de pièces sans pièce-jointe accessible depuis le mail et sans commentaires, simples échanges, envoi de calendriers judiciaires de procédure, comptes rendus de décisions de justice, explications par l'avocat du déroulé de la procédure judiciaire en cours, sans donner de conseils sur des éléments de défense ou de stratégie contentieuse)
* échanges dans lesquels l'avocat est en copie mais qui ne reprennent pas un avis juridique de l'avocat ou des informations préparatoires en vue de solliciter son avis juridique (simples discussions de procédure)
* échanges avec des tiers (autres que des concurrents et/ou internes) et/ou ne portant pas sur l'exercice des droits de la défense
* simple transfert aux avocats d'échanges de mails internes ou à des tiers
* échanges portant sur des projets de protocoles d'accord transactionnels, des contrats ou des mémos ; aucune des pièces ne remplit les deux critères cumulatifs à savoir : être un échange entre un avocat indépendant et son client, portant sur l'exercice des droits de la défense
* lien d'invitation à la participation d'une réunion
* pas d'échanges avocat-client, mais documents PDF ou Excel.
L'Autorité de la concurrence admet que 11 fichiers pourraient effectivement bénéficier de la protection (E09841-000108451, E09841-000865098, E09841-000885648-0001, E09841-000920634, E09841-000920636, E09841-000920638, E09841-000973764-0002, E09841-000976426, E09841-000989258-0001, E09841-000994962, E09841-000090065-0001) et que 64 ne pourraient bénéficier que partiellement de la protection.
La société Orange n'a pas modifié sa liste au vu des observations faites par l'Autorité de la concurrence, alors qu'à l'évidence parmi les 1109 fichiers listés, nombreux sont ceux qui ne s'inscrivent dans l'exercice des droits de la défense, ce qui ressort clairement du tableau figurant en pages 27 à 30 des observations récapitulatives de l'Autorité de la concurrence. Il en est ainsi, à titre d'exemples, de la pièce E09841-000069636 qui est mail d'invitation à participer à une réunion Team ou de la pièce E09841-000069220-0003 qui est un contrat de transition relatif à des contrats de cession entre Orange et SFR.
En tout état de cause, l'Autorité de la concurrence indique que le 2 mai 2024 elle a supprimé la totalité des quatre copies de travail des données numériques saisies du 5 au 7 avril 2022 et qu'elle n'a conservé qu'une sélection de 10 203 documents (sur 3,5 millions de documents saisis d'après le chiffrage de la requérante) qu'elle estime comme entrant dans le champ des investigations, non protégés et précisément identifiés, ainsi que les quatre scellés originaux fermés, inaccessibles aux rapporteurs. L'Autorité de la concurrence a notifié à la société Orange le 2 mai 2024 la liste des documents conservés.
La société Orange ne peut utilement reprocher à l'Autorité de la concurrence d'avoir violé ses droits de la défense en examinant les correspondances avocat-client dans le cadre de sa sélection des fichiers utiles à l'instruction. En effet, la sélection des documents implique effectivement que les services d'enquête un moment les consulte, sans quoi leur fonctionnement serait totalement paralysé. Au demeurant, dans l'ordonnance du 28 mars 2023, la présente juridiction avait invité l'Autorité à indiquer quelles correspondances ne relèveraient pas de la protection alléguée par la société Orange, ce qui implique nécessairement de procéder à leur examen. En effet, demander à l'administration d'opérer un tri sans pouvoir prendre connaissance des documents en cause reviendrait à exiger d'elle un travail à l'aveugle, par essence inopérant. Dans la mesure où les documents qu'elle ne retient pas pour les besoins de son enquête sont restitués ou détruits, il va de soi que l'Autorité de la concurrence ne pourra faire un quelconque usage des documents rentrant dans le champ de la protection.
En l'état de la sélection par l'Autorité de la concurrence des 10 203 documents qu'elle estime utiles ou pour partie utiles à son enquête, et dont selon elle aucun ne relève de la protection alléguée, et dès lors que la société [I] prétend ne pas avoir été mise en mesure de vérifier ou de contester cette affirmation, il convient d'ordonner la réouverture des débats et d'inviter la société Orange à préciser quels sont, parmi les 1109 fichiers dont elle revendique la protection, ceux qui figurent dans les 10 203 documents sélectionnés par l'Autorité de la concurrence. La société Orange est également invitée en élaborant cette liste à tenir compte des motifs invoqués par l'Autorité de la concurrence dans ses observations récapitulatives du 3 mai 2024 (pages 21 à 30).
PAR CES MOTIFS
Vu l'ordonnance avant dire droit du 28 mars 2023 ;
Ordonne la réouverture des débats ;
Invite la société Orange à établir une liste des fichiers, devant être communiquée à l'Autorité de la concurrence avant le 30 novembre 2024, dont elle revendique la protection des correspondances avocat-client dans le cadre de l'exercice des droits de la défense (1109 fichiers) qui figurent dans les 10 203 documents sélectionnés par l'Autorité de la concurrence ; la société Orange est également invitée en élaborant cette liste à tenir compte des motifs invoqués par l'Autorité de la concurrence dans ses observations récapitulatives du 3 mai 2024 (cf tableau pages 21 à 30) ;
Renvoie l'affaire à l'audience du mardi 28 janvier 2025 à 9 heures, salle n° 8 ;
Réserve l'ensemble des demandes et des dépens.