Cass. com., 2 octobre 2024, n° 23-14.023
COUR DE CASSATION
Arrêt
Cassation
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Vigneau
Rapporteur :
Mme Schmidt
Avocat général :
M. de Monteynard
Avocats :
SCP Piwnica et Molinié, SARL Boré, Salve de Bruneton et Mégret, SARL Cabinet Munier-Apaire
Faits et procédure
1. Selon l'arrêt attaqué (Dijon, 28 février 2023), les sociétés Félix Potin et Dispar, détenues par la société [W] investissements ayant pour associée la société [W] frères, ont été mises en redressement puis liquidation judiciaires les 1er et 22 décembre 1995, M. [M] étant désigné liquidateur judiciaire.
2. Les 21 et 22 février 1996, ce dernier a assigné en extension de la procédure les autres sociétés détenues par la société [W] investissements dont la société Domaine Saier et sa filiale, la société Clos du Prieuré.
3. Pendant cette instance, un mandataire ad hoc (M. [Y]) a été désigné sur requête des sociétés [W] frères et [W] investissements pour les assister dans la réalisation de leurs actifs et ceux de leurs filiales, dont la société Domaine Saier et la filiale de cette dernière, la société Clos du Prieuré.
4. Suivant un acte authentique reçu le 24 juillet 1996 par M. [U] [K], notaire associé au sein de la SCP Fay & [K], devenue la société [K] & associés, (le notaire), et notifié au mandataire ad hoc, la société Domaine Saier a cédé à [Z] [J], [V] [J] et Mme [T] (les cessionnaires) la totalité des parts de la société Clos du Prieuré sous la condition suspensive de l'agrément du mandataire ad hoc, l'acte prévoyant que cet agrément pourra résulter du silence gardé par ce dernier à réception de l'acte.
5. Par un acte authentique reçu le 22 août 1996, hors la présence du mandataire ad hoc, le notaire a constaté la réalisation de cette condition suspensive résultant du silence de ce dernier, le paiement par les cessionnaires du prix de 2 100 000 francs, représentant la valeur des parts sociales, la créance en compte courant d'associé de la cédante sur la cédée ainsi que le montant du découvert bancaire de la société cédée dans les livres de la BNP.
6. Par un jugement du 9 septembre 1996, la liquidation judiciaire des sociétés Félix Potin et Dispar a été étendue aux sociétés Domaine Saier et Clos du Prieuré, M. [M] étant désigné liquidateur.
7. Soutenant avoir été victimes d'un dol de la part de la société Domaine Saier, les cessionnaires ont assigné cette société, représentée par son liquidateur judiciaire, en nullité de la cession et en restitution du prix, ainsi que le notaire dont ils ont recherché la responsabilité en raison des fautes les ayant conduit à acquérir un bien dépourvu de toute valeur.
8. Un jugement du 7 décembre 1999 a déclaré irrecevables les demandes des cessionnaires formées contre la société Domaine [W], représentée par son liquidateur judiciaire, a retenu la reponsabilité du notaire pour moitié et, à titre de réparation, a condamné ce dernier à leur payer une somme correspondant à la moitié du prix de cession outre divers préjudices annexes.
9. Les cessionnaires et le notaire ont formé un appel contre cette décision. Au cours de l'instance d'appel, M. [M], agissant en qualité de liquidateur judiciaire de la société Clos du Prieuré, a cédé aux époux [F] les actifs de cette société.
10. Saisie de l'appel contre le jugement du 7 décembre 1999, la cour d'appel a sursis à statuer, une première fois, dans l'attente de l'issue des recours contre le jugement d'extension, qui ont abouti à un arrêt irrévocable du 2 avril 2002 infirmant le jugement du 9 septembre 1996 en ce qu'il avait étendu à la société Clos du Prieuré la procédure de liquidation judiciaire des sociétés Felix Potin et Dispar, puis, une deuxième fois, dans l'attente de l'issue des actions engagées par la société Clos du Prieuré en annulation de la cession de ses actifs au profit des époux [F], qui ont abouti à deux arrêts irrévocables du 11 février 2016 ayant condamné ces derniers à payer une certaine somme à la société Clos du Prieuré, enfin, une troisième fois dans l'attente de l'issue de l'action engagée par M. [M], ès qualités, contre la société Clos du Prieuré en paiement du solde d'un compte courant ouvert dans les livres de la liquidation, demande accueillie par un arrêt irrévocable du 4 novembre 2021.
11. Postérieurement à cette dernière décision, l'instance d'appel contre le jugement du 7 décembre 1999 a été reprise, opposant Mme [T] à titre personnel et en qualité d'héritière de [Z] [J], décédé le [Date décès 2] 2013, leurs enfants MM. [D], [C] et [I] [J] ainsi que MM. [S] et [L] [J], en qualité d'ayants droit d'[V] [J] et de son épouse [E] [X], décédés respectivement le [Date décès 3] 2006 et [Date décès 7] 2011 (les consorts [J]) au notaire et à M. [M], pris tant en sa qualité de liquidateur judiciaire de la société Domaine [W], qu'à titre personnel.
Examen des moyens
Sur le premier moyen, pris en ses deux premières branches
12. En application de l'article 1014, alinéa 2, du code de procédure civile, il n'y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur ces griefs qui ne sont manifestement pas de nature à entraîner la cassation.
Sur le premier moyen, pris en ses troisième et quatrième branches
Enoncé du moyen
13. Les consorts [J] font grief à l'arrêt de déclarer irrecevables leurs demandes dirigées contre M. [M], à titre personnel, alors :
« 3°/ que les consorts [J] réclamaient l'indemnisation du préjudice résultant pour eux du défaut de déclaration par Me [M] de la créance en compte courant de la SCA Clos du Prieuré sur la société Domaine de Saier, ce qui avait interdit à la SCA de procéder à son recouvrement, et contribué en conséquence à leur propre préjudice résultant de la perte de valeur des parts acquises à la suite du dol dont avait été victime leur auteur ; qu'en énonçant, pour rejeter cette demande, que l'action indemnitaire des consorts [J], personnes physiques distinctes de la personne morale SCA Clos du Prieuré contre Me [M] tenait à l'indemnisation du préjudice causé par la faute ayant consisté à ne pas déclarer leurs propres créances (et non celles de la SCA) au passif de la liquidation judiciaire des sociétés du groupe [W], et que les consorts [J] étaient en mesure de procéder à la déclaration de leurs créances personnelles au passif de la SCA Domaine de Saier entre les mains de Me [M], quand les consorts [J] n'avaient pas prétendu détenir de créances contre cette dernière société, et encore moins qu'il incombait à Me [M] de procéder à leur déclaration, la cour d'appel a méconnu les termes du litige, et violé l'article 4 du code de procédure civile ;
4°/ que s'agissant de la faute imputée par les consorts [J] à Me [M] pour ne pas avoir déclaré les créances de la SCA Clos du Prieuré au passif de la liquidation des sociétés du groupe [W], ni avisé la SCA Clos du Prieuré d'avoir à déclarer sa créance, la cour d'appel s'est bornée à énoncer que les préjudices susceptibles d'avoir été générés par cette faute étaient connus bien avant le 5 janvier 2012, ainsi qu'il résultait de la chronologie des faits de l'espèce telle qu'elle l'avait rappelée, et notamment de la procédure ayant opposé dès 2004 les consorts [J] à Me [M] à titre personnel ; que les consorts [J] faisaient valoir ce n'était que par un arrêt du 4 novembre 2021 que la SCA Clos du Prieuré avait été condamnée à verser à Me [M] ès qualités la somme de 415 184,03 euros, qui aurait dû faire l'objet d'une compensation si la créance de la SCA avait été déclarée, et qu'ils avaient eux-mêmes été déboutés de leurs demandes d'indemnisation sur le fondement de la garantie d'éviction et du dol ; qu'en statuant comme elle l'a fait, sans préciser de quels faits en particulier elle déduisait la connaissance par les consorts [J], antérieurement à 2012, tant du défaut de déclaration de la créance de la SCA Clos du Prieuré sur le groupe [W], que de l'étendue du préjudice en résultant pour eux, la cour d'appel a méconnu les exigences de l'article 455 du code de procédure civile ».
Réponse de la Cour
14. La recevabilité de l'action en responsabilité engagée par un associé à l'encontre d'un tiers est subordonnée à l'allégation d'un préjudice personnel et distinct de celui qui pourrait être subi par la société elle-même.
15. L'arrêt, exposant les prétentions des parties, constate que les consorts [J] recherchent la responsabilité de M. [M] en raison de sa faute personnelle tenant à l'absence de déclaration, au passif de la société Domaine [W], d'une créance de la société Clos du Prieuré.
16. Il en résulte que le préjudice dont les consorts [J] demandaient réparation, consistant en la perte par la société Clos du Prieuré d'un de ses actifs, ne constituait pas un préjudice qui leur était personnel, distinct de celui subi par la société.
17. Par ce motif de pur droit, suggéré par la défense et substitué à ceux justement critiqués, dans les conditions prévues par l'article 620, alinéa 1er du code de procédure civile, la décision se trouve légalement justifiée.
Mais, sur le deuxième moyen
Enoncé du moyen
18. Les consorts [J] font grief à l'arrêt de déclarer irrecevables leurs demandes dirigées contre M. [M] ès qualités alors « qu' en matière de responsabilité délictuelle, la créance de réparation a son origine à la date de réalisation du dommage ; qu'en énonçant, pour déclarer irrecevables les demandes des consorts [J] dirigées contre Me [M] ès qualités, que leur créance indemnitaire contre la SCA Domaine [W], à laquelle ils reprochaient une attitude dolosive lors de la cession des parts sociales de la SCA Clos du Prieuré, avait son origine dans l'acte de cession des 24 juillet et 22 août 1996, soit antérieurement au jugement d'extension de la procédure collective à l'égard de la SCA Domaine [W], sans rechercher si leur dommage ne s'était pas réalisé postérieurement, lors de l'extension de la procédure collective à la SCA Clos du Prieuré, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard des articles 47, 50 et 53 de la loi n° 85-98 du 25 janvier 1985 ».
Réponse de la Cour
Recevabilité du moyen
19. M. [M], ès qualités, conteste la recevabilité du moyen en ce qu'il est nouveau. Il soutient que les consorts [J] n'avaient pas prétendu que leur créance était née à la date de la réalisation du dommage dont ils sollicitaient réparation et que ce dommage s'était réalisé lors de l'extension de la procédure collective à la société Clos du Prieuré.
20.Toutefois, le moyen, qui ne repose sur aucun fait qui n'aurait pas été constaté par la cour d'appel, est de pur droit, de sorte qu'il est recevable.
Bien fondé du moyen
Vu les articles 1382, devenu 1240 du code civil et L. 621-40 du code de commerce dans sa rédaction antérieure à la loi du 26 juillet 2005 de sauvegarde des entreprises :
21. Il résulte du premier de ces textes que la créance de réparation naît à la date de la réalisation du dommage, de sorte que si celle-ci intervient postérieurement au jugement d'ouverture de la procédure collective de l'auteur de ce dommage, cette créance échappe à la règle de l'interdiction des poursuites individuelles édictée par le second de ces textes.
22. Pour déclarer irrecevable la demande des consorts [J] contre M. [M], ès qualités, l'arrêt retient que la créance indemnitaire a son origine dans l'acte de cession des 24 juillet et 22 août 1996, soit antérieurement au jugement d'extension de la procédure collective à l'égard de la société Clos du Prieuré.
23. En statuant ainsi, alors que le dommage des consorts [J], imputé aux manoeuvres dolosives de la société Domaine [W] consistant à leur avoir caché l'instance en cours tendant à étendre à la société Clos du Prieuré la procédure de liquidation judiciaire ouverte contre les sociétés Felix Potin et Sadispar, ne s'était réalisé qu'à la date du jugement ayant prononcé cette extension, la cour d'appel a violé les textes susvisés.
Et, sur le troisième moyen, pris en sa première branche
Enoncé du moyen
24. Les consorts [J] font grief à l'arrêt de dire la société [K] & associés responsable seulement pour moitié des préjudice subis par eux, alors "que le notaire est tenu à un devoir de conseil envers ses clients et est garant de l'efficacité de l'acte qu'il établit ; qu'il n'est pas déchargé de sa responsabilité, serait-ce partiellement, par les compétences éventuelles de son client ; que la cour d'appel a constaté que le notaire avait commis une faute en assortissant la cession des parts sociales de la SCA Clos du Prieuré et du compte courant d'associé de la SCA Domaine de Saier d'une condition suspensive dont les modalités de réalisation étaient de nature à fragiliser l'acte, et en ne se renseignant pas sur le contexte inhabituel de cette cession, et qu'il existait à court terme un risque de réduction à néant de la valeur des parts sociales et du compte courant d'associé objets de la cession, de nature à priver de cause l'engagement de [Z] [J] ; qu'en énonçant cependant, pour condamner la SCP notariale à indemniser les consorts [J] à hauteur seulement de la moitié de leur préjudice, que [Z] [J] était expert-comptable, commissaire aux comptes et expert judiciaire et que ces qualités lui conféraient une compétence et une prudence particulières pour négocier avec la SCA Domaine de Saier et se montrer curieux, tandis qu'il était raisonnablement permis de penser que c'était à son initiative que son épouse et son père s'étaient portés acquéreurs respectivement de 45 et 1 parts de la SCA Clos du Prieuré, pour en déduire qu'il avait fait preuve de négligence ayant contribué à la réalisation des préjudices dont il était demandé réparation, la cour d'appel a violé l'article 1382 devenu 1240 du code civil. »
Réponse de la Cour
Vu l'article 1382, devenu 1240 du code civil :
25. Le notaire n'est pas déchargé de son devoir de conseil par les compétences personnelles de son client et, quelles que soient celles-ci, il est tenu, en tant que rédacteur d'acte, de prendre toute disposition utile pour en assurer la validité et l'efficacité.
26. Pour limiter à une certaine somme la condamnation du notaire à titre de dommages-intérêts, l'arrêt, après avoir relevé que [Z] [J] était expert comptable, commissaire aux comptes et expert judiciaire, retient que ces qualités conféraient nécessairement une compétence et une prudence particulières pour négocier avec la société Domaine Saier et pour se montrer curieux sur les raisons de la désignation d'un mandataire ad hoc ainsi que sur les modalités de son intervention et en déduit que [Z] [J] avait fait preuve de négligence ayant contribué à la réalisation des préjudices dont les consorts [J] demandaient réparation.
27. En statuant ainsi, la cour d'appel a violé le texte susvisé.
PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur le dernier grief, la Cour :
CASSE ET ANNULE, sauf en ce qu'il rejette la note en délibéré communiquée par les consorts [J] le 19 décembre 2022, déclare recevable l'intervention forcée en cause d'appel de M. [M], à titre personnel ; déclare irrecevables car prescrites les demandes indemnitaires formées à son encontre par les consorts [J] et les condamne in solidum à lui payer la somme de 2 000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile, l'arrêt rendu le 28 février 2023, entre les parties, par la cour d'appel de Dijon ;
Remet, sauf sur ces points, l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Lyon.