CA Paris, Pôle 4 ch. 1, 5 avril 2024, n° 23/06947
PARIS
Arrêt
Infirmation
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Sentucq
Conseillers :
Mme Bret, Mme Girard-Alexandre
Avocats :
Me Delaisser, Me Arfeuillère
FAITS ET PROCÉDURE
Par acte authentique en date du 3 juillet 2015, Monsieur [M] [O] a acquis de Monsieur [C] [W] et son épouse Madame [N] [L] un bien immobilier en copropriété situé [Adresse 6] à [Localité 4], composé d'une maison R+1 comprenant quatre pièces principales et jardinet en partie arrière.
Monsieur [O], indiquant avoir constaté l'apparition de moisissures sur les murs et plafonds de certaines pièces dès le mois d'octobre 2015, a sollicité de son assurance une expertise amiable, dont le rapport a été établi par le cabinet Labouze Experts le 5 septembre 2017.
A défaut d'être parvenu à une solution amiable, Monsieur [O] a, par actes d'huissier en date des 22 février 2018 et 1er mars 2018, fait assigner le syndicat des copropriétaires de la résidence [Adresse 6] et Monsieur et Madame [W] devant le président du tribunal de grande instance d'Evry statuant en référé aux fins d'obtenir une expertise judiciaire, lequel a fait droit à cette demande suivant ordonnance en date du 21 août 2018.
Le rapport d'expertise judiciaire a été déposé le 24 novembre 2020 ;
Par acte d'huissier en date du 11 mars 2022, Monsieur [O] a fait assigner devant le tribunal judiciaire d'Evry Monsieur et Madame [W] sur le fondement de la garantie des vices cachés.
Suivant ordonnance en date du 26 janvier 2023, le juge de la mise en état du tribunal judiciaire d'Evry a statué en ces termes :
« ACCUEILLONS la fin de non-recevoir soulevée par les époux [C] [W] à l'encontre de Monsieur [M] [O] résultant du bénéfice de la prescription biennale attachée à la garantie des vices cachés ;
REJETONS les demandes respectives au titre des frais irrépétibles ;
DISONS que Monsieur [M] [O] supportera les entiers dépens de l'incident. »
Monsieur [O] a interjeté appel de cette ordonnance par déclaration du 13 avril 2023.
Par ses dernières conclusions du 8 juillet 2023, Monsieur [O] demande à la cour de :
infirmer l'ordonnance déférée,
En conséquence,
CONSTATER que Monsieur [O] a bien engagé son action en réparation dans le délai de deux ans à compter de la découverte du vice dans son origine, son ampleur et ses conséquences, délai courant à compter du dépôt du rapport d'expertise judiciaire, soit à compter du 24 novembre 2020 ;
DEBOUTER Monsieur [C] [W] et Madame [N] [L] épouse [W] de toutes leurs demandes incidentes à son encontre ;
CONDAMNER Monsieur [C] [W] et Madame [N] [L] épouse [W] à lui verser une somme de 5.000 € au titre de l'article 700 du code de procédure civile;
CONDAMNER Monsieur [C] [W] et Madame [N] [L] épouse [W] aux entiers dépens ;
ORDONER l'exécution provisoire de la décision à intervenir.
A l'appui de ses prétentions, Monsieur [O] fait valoir que le point de départ du délai de prescription biennale de l'article 1648 du code civil est la découverte du vice, et qu'il est de jurisprudence constante que les juges du fond doivent rechercher si l'acquéreur n'avait eu connaissance du vice, dans ses origines, dans toute son ampleur et ses conséquences, qu'avec le dépôt du rapport d'expertise judiciaire qui a ainsi fait courir le délai de prescription.
Il soutient qu'en raison de la complexité du sinistre, seule la prise de connaissance des conclusions du rapport d'expertise déposé le 24 novembre 2020 pouvait lui permettre d'avoir véritablement connaissance des causes, de l'étendue et de la gravité du vice atteignant son immeuble, de sorte que son action engagée le 11 mars 2022 n'était pas forclose.
Par leurs dernières conclusions signifiées le 20 juillet 2023, Monsieur et Madame [W] demandent de confirmer l'ordonnance du 26 janvier 2023 et de condamner Monsieur [O] à leur payer la somme de 2.500 € par application de l'article 700 du code de procédure civile.
A l'appui de leurs prétentions, ils font valoir que le délai de deux ans dans lequel doit être intenté l'action en garantie des vices cachés est un délai de forclusion, insusceptible de suspension mais seulement d'interruption notamment par une demande en justice jusqu'à l'extinction de l'instance, et qu'en l'espèce l'ordonnance de référé ayant été rendue le 21 août 2018, Monsieur [O] avait jusqu'au 21 août 2020 pour assigner au fond.
Par ailleurs, ils soulignent que reporter le point de départ de la connaissance des vices à la date du dépôt du rapport d'expertise judiciaire, comme prétend le faire admettre Monsieur [O], n'est pas cohérent avec les dispositions de l'article 2239 du code civil qui ne suspendent que le délai de forclusion pendant les opérations d'expertise, et est sans incidence en l'espèce dès lors que Monsieur [O] avait connaissance des prétendus vices dans leur ampleur et leurs conséquences bien avant le dépôt du rapport d'expertise, soit au plus tôt à compter du mois d'octobre 2015, ou encore du 17 février 2016 date du courrier qu'il leur a adressé faisant état de vices cachés, ou encore le 23 août 2017 par son rapport d'expertise amiable.
MOTIFS DE LA DÉCISION
I - Sur la recevabilité de l'action en garantie des vices cachés
Aux termes de l'article 1641 du code civil, le vendeur est tenu de la garantie à raison des défauts cachés de la chose vendue qui la rendent impropre à l'usage auquel on la destine, ou qui diminuent tellement cet usage, que l'acheteur ne l'aurait pas acquise, ou n'en aurait donné qu'un moindre prix, s'il les avait connus.
En application de l'article 1648 alinéa 1er de ce code, l'action résultant de tels vices rédhibitoires doit être intentée par l'acquéreur dans un délai de deux ans à compter de la découverte du vice.
Il incombe au juge du fond de fixer la date de la connaissance effective du vice par l'acquéreur, qui constitue le point de départ de son action en garantie. (Civ.3, 12 Janvier 2005 - nº 03-15.087)
Par ailleurs, il résulte de l'article 2241 alinéa 1er du code civil, que la demande en justice, même en référé, interrompt le délai de prescription ainsi que le délai de forclusion, l'interruption ayant pour effet, aux termes de l'article 2231, d'effacer le délai de prescription acquis et de faire courir un nouveau délai de même durée que l'ancien.
Enfin, l'article 2242 dispose que l'interruption résultant de la demande en justice produit ses effets jusqu'à l'extinction de l'instance, étant précisé qu'en cas d'assignation en référé, le délai pour agir n'est interrompu que pendant la durée de l'instance à laquelle a mis fin l'ordonnance nommant un expert.
En l'espèce, il résulte du rapport d'expertise judiciaire déposé le 24 novembre 2020 par Monsieur [G] [Y], que le bien immobilier vendu par les époux [W] à Monsieur [O] le 3 juillet 2015, est un duplex au rez-de-chaussée et au premier étage d'une maison en copropriété, comprenant un salon séjour, une cuisine et des toilettes au rez-de-chaussée et trois chambres, deux salles de bains et des toilettes au premier niveau.
Il n'est pas contesté que, comme le soutient Monsieur [O], des moisissures sont apparues sur les murs et les plafonds de certaines pièces dès le mois d'octobre 2015, qui se sont aggravées durant la période hivernale, et qu'à la suite de désordres importants affectant le plafond de la chambre parentale située au droit de la terrasse, constituant une partie commune, une recherche de fuite et des travaux d'étanchéité ont été réalisés, sans toutefois que les désordres cessent.
Monsieur [O] a alors adressé un courrier à ses vendeurs daté du 17 février 2016, aux termes duquel il fait état de « certains signes laissant soupçonner l'existence d'un problème lié à l'humidité' des moisissures dans les douches et chambres et toilettes, des fissures murales, une humidité très avancée cachée par la peinture qui a causé le décollage du radiateur dans le séjour' » et leur indique que « ces problèmes, s'ils se confirmaient, constitueraient un vice caché en rapport duquel votre responsabilité serait engagée », tout en précisant qu'il souhaitait obtenir l'avis d'un expert et avait saisi son assureur à cette fin.
Un compte rendu de visite de l'expertise consultative du cabinet Civilis Expertises en date du 1er juin 2017 constate des désordres sévères de moisissures, une humidité du plafond de la salle d'eau et de celui de la chambre parentale atteignant le seuil de saturation des déformations et gonflements des parquets stratifiés au sol à l'étage.
Enfin, le rapport d'expertise établi à la demande de l'assurance de protection juridique de Monsieur [O] le 23 août 2017, adressé aux parties le 5 septembre 2017, relève d'importantes marques de moisissures au plafond et murs aux angles dans la quasi-totalité des pièces de l'habitation, consécutives à un phénomène de condensation généralisée, lui-même due au remplacement, au cours de l'année 2009, des menuiseries extérieures d'origine non étanches, par des menuiseries en PVC étanche.
Dès lors, si des moisissures sont bien apparues dès le mois d'octobre 2015, celles-ci, qui pouvaient sembler sans gravité et procéder de différentes causes, ne constituaient que les manifestations apparentes du vice affectant le bien vendu, dont la nature, la cause et l'étendue n'ont été révélées à Monsieur [O] que par ce rapport d'expertise amiable, par ailleurs confirmé par les conclusions de l'expertise judiciaire.
C'est donc à réception de ce rapport d'expertise que Monsieur [O] a pu avoir connaissance du vice affectant la maison, soit l'absence de dispositifs de ventilation dans les menuiseries, laquelle peut être fixée, compte tenu de son envoi le 5 septembre 2017, au 7 septembre 2017.
Le délai de la prescription biennale a donc commencé à courir à compter de cette date, et s'est trouvé interrompu par l'assignation en référé aux fins d'expertise du 22 février 2018, et ce jusqu'à la date à laquelle la décision ordonnant l'expertise a été rendue, soit le 21 août 2018.
A compter de cette date, un nouveau délai de deux ans a commencé à courir, lequel expirait en principe le 21 août 2020, à défaut d'une cause d'interruption ou de suspension.
A cet égard, les époux [W] soutiennent que l'article 2239 du code civil, dont il résulte que la prescription est suspendue lorsque le juge fait droit à une demande de mesure d'instruction présentée avant tout procès, le délai de prescription recommençant à courir, pour une durée qui ne peut être inférieure à six mois, à compter du jour où la mesure a été exécutée, est inapplicable en l'espèce, au motif que le délai de l'article 1648 serait, non pas un délai de prescription, mais un délai de forclusion, comme telle non susceptible de suspension, laquelle a pour effet, en application de l'article 2230 du code civil, d'arrêter temporairement le cours de la prescription sans effacer le délai déjà couru.
Toutefois, si la Cour de cassation a parfois qualifié ce délai de délai de forclusion (Civ.3, 10 novembre 2016, nº15-24.289; Civ.3, 5 janvier 2022, n 20-22.670), parfois de délai de prescription (Civ.1, 5 février 2020, nº 18-24.365 ; Civ.1, 25 novembre 2020, nº 19-10.824 ;Civ.1, 20 octobre 2021, nº 20-15.070 ; Com. 28 juin 2017, nº15-29.013), elle a, par un arrêt rendu en Chambre mixte le 21 juillet 2023, jugé que le délai prévu à l'article 1648, alinéa 1er pour exercer l'action en garantie des vices cachés est un délai de prescription susceptible de suspension en application de l'article 2239 de ce code.
En l'espèce, par application combinée des articles 2230, 2231, 2239, 2241 et 2242 susvisés, un nouveau délai de deux ans a recommencé à courir à compter de l'ordonnance de référé du 21 août 2018, lequel s'est trouvé immédiatement suspendu par l'effet de cette décision jusqu'au dépôt du rapport d'expertise le 24 novembre 2020, date à laquelle le délai de prescription a recommencé à courir pour une durée de deux années.
En conséquence, le délai de prescription biennale expirant en principe le 24 novembre 2022, l'action en garantie des vices cachés engagée par Monsieur [O] à l'encontre de Monsieur et Madame [W] par acte d'huissier en date du 11 mars 2022 l'a été avant l'expiration dudit délai, de sorte qu'elle doit être déclarée recevable, et l'ordonnance dont appel infirmée en conséquence.
II - Sur les dépens et l'article 700 du code de procédure
Le sens du présent arrêt conduit à infirmer l'ordonnance sur les dépens de l'incident qui seront mis à la charge de Monsieur et Madame [W], comme le seront ceux relatifs à la procédure d'appel.
Par ailleurs, il serait inéquitable de laisser à la charge de Monsieur [O] les frais non taxables exposés dans le cadre de la procédure d'incident tant en première instance qu'en appel, ce qui justifie la condamnation de Monsieur et Madame [W] à lui payer à ce titre la somme de 5.000 € par application de l'article 700 du code de procédure civile.
PAR CES MOTIFS,
LA COUR,
Statuant par arrêt contradictoire
Infirme l'ordonnance du juge de la mise en état du tribunal judiciaire d'Evry en date du 26 janvier 2023 en toutes ses dispositions ;
Statuant de nouveau,
Rejette la fin de non-recevoir tirée de la prescription soulevée par Monsieur [C] [W] et son épouse Madame [N] [L] épouse [W] ;
Déclare l'action de Monsieur [M] [O] recevable ;
Condamne Monsieur [C] [W] et son épouse Madame [N] [L] aux dépens tant de première instance que d'appel ;
Condamne Monsieur [C] [W] et son épouse Madame [N] [L] épouse [W] à payer à Monsieur [M] [O] la somme de 5.000 € par application de l'article 700 du code de procédure civile.