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Cass. com., 9 octobre 2024, n° 22-23.241

COUR DE CASSATION

Autre

Rejet

PARTIES

Demandeur :

P2H (SARL)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Vigneau

Rapporteur :

Mme de Lacaussade

Avocats :

Me Bertrand, Me Guermonprez

Grenoble, du 15 septembre 2022

15 septembre 2022

Faits et procédure

1. Selon l'arrêt attaqué (Grenoble, 15 septembre 2022), par acte sous seing privé du 28 mars 2014 et avenant du 30 mars 2015, M. [W] et plusieurs membres de sa famille ont cédé à la société P2H (la cessionnaire), la totalité des titres composant le capital social de la société Paco Diffusion, moyennant un prix payé pour partie au comptant et un complément à verser à M. [W] (le cédant) en fonction des résultats futurs de la société au cours des exercices 2014 à 2016 et du résultat moyen de cette période par rapport à celui de l'exercice 2013, retenu comme exercice de référence.

2. Au vu du résultat net comptable des années considérées, la cessionnaire a payé au cédant un acompte sur le complément de prix en 2014 et en 2015, avant de demander, en 2017, la restitution d'un trop versé.

3. Contestant cette demande, au motif d'un changement dans la méthode retenue par la cessionnaire pour le calcul du résultat de l'exercice 2016, le cédant a saisi le président d'un tribunal de commerce qui, par ordonnance du 13 février 2018, a désigné un expert aux fins de déterminer le complément de prix dû.

4. A la suite du dépôt du rapport de l'expert, le cédant a assigné la cessionnaire en paiement d'un reliquat.

Examen des moyens

Sur le premier moyen

Enoncé du moyen

5. La société P2H fait grief à l'arrêt de déclarer recevables les demandes de M. [W], alors « que le juge a l'obligation de ne pas dénaturer l'écrit qui lui est soumis ; qu'en jugeant recevable la demande de M. [W] en paiement d'un complément de prix au motif que la procédure prévue par le contrat de cession du 28 mars 2014 pour évaluer ce complément de prix, qui impose en cas de désaccord la désignation d'un tiers estimateur dans les termes de l'article 1592 du code civil, avait été respectée en l'espèce, la désignation de M. [M] par ordonnance de référé du 13 février 2018 aux fins de déterminer le complément de prix étant "bien celle prévue en application des dispositions contractuelles relatives au complément de prix se référant à l'article 592 du code civil" quand l'ordonnance de référé du 13 février 2018 désigne M. [M] "en qualité d'expert", et non de tiers estimateur, au visa de l'article 143 du code de procédure civile, sans mention de l'article 1592 du code civil, fixe par ailleurs la provision due à l'expert, laquelle a par la suite fait l'objet d'une ordonnance de taxe, et prévoit enfin que la décision est rendue "en premier ressort", ce qui exclut nécessairement l'hypothèse de la désignation par le juge d'un tiers estimateur selon les prévisions de l'article 1592 du code civil, la cour d'appel a dénaturé l'ordonnance du 13 février 2018 en violation du principe susvisé. »

Réponse de la Cour

6. Après avoir rappelé que l'article 2-2 du contrat de cession, se référant expressément à l'article 1592 du code civil, stipule qu'à défaut d'accord entre les parties, le montant du complément de prix sera fixé par un expert désigné par le président du tribunal de commerce, statuant en la forme des référés, et énoncé qu'en application de ce dernier, dans sa rédaction en vigueur lors de l'acte de cession, le prix de vente peut être laissé à l'arbitrage d'un tiers, l'arrêt relève que l'ordonnance de référé du 13 février 2018, rendue aux fins de déterminer le complément de prix sur la demande du cédant, désigne un expert et arrête le montant de la provision à valoir sur sa rémunération.

7. En cet état, c'est par une interprétation souveraine, exclusive de dénaturation, des termes de l'ordonnance querellée, que leur ambiguïté rendait nécessaire, que, pour juger la demande du cédant recevable, la cour d'appel a retenu que le président du tribunal de commerce n'avait pas procédé à la désignation d'un expert sur le fondement de l'article 145 du code de procédure civile, mais, répondant à une demande du cédant respectant la procédure contractuelle de détermination du complément de prix et fondée de façon claire et précise sur les dispositions contractuelles de l'acte du 28 mars 2014 et les articles 1134 et 1592 du code civil, avait désigné un tiers arbitre au sens de ce dernier texte, avec les effets qui s'y rattachent, le fait que le président du tribunal ait, dans le silence de la convention des parties, fixé, en outre, une durée à la mission de l'expert et arrêté une provision à valoir sur sa rémunération ne permettant pas d'en déduire qu'il aurait ordonné une expertise judiciaire.

8. Le moyen n'est donc pas fondé.

Sur le deuxième moyen, pris en ses deux branches

9. La société P2H fait grief à l'arrêt « d'entériner » le rapport de l'expert judiciaire, de dire que celui-ci n'a pas outrepassé sa mission, de juger que le complément de prix doit être de 250 000 euros et de la condamner à payer à M. [W] la somme de 122 790,62 euros en paiement du complément de prix, outre les intérêts et leur capitalisation, alors :

« 1°/ que le tiers estimateur désigné dans le cadre de l'article 1592 du code civil ne peut outrepasser son mandat ; qu'en fixant le complément de prix litigieux au regard du rapport d'expertise rédigé par M. [M], tout en constatant que ce dernier avait procédé à un retraitement de l'exercice 2013, que cette mission ne figurait pas au nombre de celles qui lui étaient attribuées par l'ordonnance de référé du 13 février 2018 et que le résultat de ce retraitement avait été pris en compte par l'expert pour confirmer son évaluation du complément de prix litigieux, d'où il résultait que M. [M] avait outrepassé son mandat et que l'annulation de son rapport d'expertise était dès lors encourue, la cour d'appel n'a pas tiré les conséquences légales de ses constatations et a violé l'article 1592 du code civil ;

2°/ que, dans ses conclusions d'appel, la société P2H faisait valoir que la modification du résultat net de référence par l'expert judiciaire était constitutive d'une erreur grossière, justifiant l'annulation du rapport d'expertise et le rejet de la demande en paiement de M. [W] fondée sur ce rapport ; qu'en entérinant le rapport d'expertise et en faisant droit, sur le fondement de ce rapport, à la demande de M. [W] en paiement d'un complément de prix, sans répondre aux écritures pertinentes de la société P2H, la cour d'appel a violé l'article 455 du code de procédure civile. »

Réponse de la Cour

10. L'arrêt, après avoir relevé que, selon le contrat de cession d'actions du 28 mars 2014, pour le calcul du complément de prix, les comptes doivent être arrêtés en respectant le principe de la permanence des méthodes, constate que, selon l'expert, le cédant a toujours appliqué une non-dépréciation des stocks en dehors de deux lots et que, pour l'exercice 2016, la cessionnaire a mis en place une politique de dépréciation basée sur la vitesse d'écoulement des produits en stocks, ce qui caractérise un changement de méthode ayant eu pour effet de diminuer le résultat de l'exercice ainsi que la moyenne à retenir pour déterminer le complément de prix. L'arrêt retient ensuite que cette analyse n'est pas contredite, que c'est après avoir retraité les comptes de l'exercice 2016 dans le respect de la permanence des méthodes, après avoir estimé que celles-ci n'étaient pas illégales, que l'expert a déterminé le complément de prix dû à la somme de 250 000 euros. L'arrêt ajoute que, si l'expert a retraité, en outre, selon la méthode retenue par la cessionnaire pour le seul exercice 2016, les comptes 2013 à 2016, en ce compris celui de 2013 servant de référence, c'est afin de respecter le principe de la permanence des méthodes comptables et uniquement pour conforter son analyse par l'utilisation d'une autre méthode, qui a abouti à un résultat identique.

11. En l'état de ces constatations et appréciations, desquelles il résulte que le tiers estimateur n'a pas modifié l'objet de sa mission, la cour d'appel, répondant aux conclusions prétendument omises, a pu retenir qu'il n'avait pas commis d'erreur grossière.

12. Le moyen n'est donc pas fondé.

Sur le troisième moyen

Enoncé du moyen

13. La société P2H fait encore grief à l'arrêt de juger qu'il n'y a pas eu dol de la part de M. [W] et, par conséquent, de rejeter sa demande tendant à la condamnation de celui-ci à lui payer la somme de 162 250 euros à titre de dommages et intérêts, outre les intérêts et leur capitalisation, alors « que se rend coupable d'un dol le vendeur qui, tenu à un devoir général de loyauté, dissimule à son cocontractant un fait dont il avait connaissance et qui aurait empêché l'acquéreur, s'il l'avait connu, de contracter aux conditions prévues ; que dans ses conclusions d'appel, la société P2H faisait valoir que M. [W] s'était rendu coupable d'un dol en ne respectant pas, dans la présentation des comptes sociaux produits lors de la vente litigieuse, le principe de prudence, lequel exigeait que soient inscrites dans le bilan de la société cédée des provisions exactes, et non forfaitaires, pour dépréciation des stocks, à défaut de quoi les actifs de la société se sont trouvés artificiellement surévalués et l'acquéreur a été induit en erreur sur la valeur réelle des titres vendus ; que pour exclure l'existence d'un dol, même par réticence, la cour d'appel s'est bornée à considérer que la méthode de valorisation mise en oeuvre par le vendeur n'était pas illicite au regard de la réglementation comptable ; qu'en statuant ainsi quand, à supposer même que les comptes sociaux présentés par le vendeur lors de la cession des titres n'aient pas été manifestement illicites, il lui appartenait de rechercher si ces comptes respectaient le principe de prudence et si, complètement informé des conditions dans lesquelles les comptes sociaux avaient été élaborés, s'agissant notamment du caractère forfaitaire des provisions pour dépréciation des stocks, l'acquéreur n'aurait pas contracté dans des conditions différentes de celles dans lesquelles il l'a fait, la cour d'appel, qui s'est déterminée par une motivation inopérante, a privé sa décision de base légale au regard de l'article 1116 du code civil, dans sa rédaction applicable à la date de la conclusion du contrat. »

Réponse de la Cour

14. Après avoir énoncé qu'une provision doit être constituée si cela s'avère nécessaire, l'arrêt constate que, si l'expert conclut que la question d'une présentation plus prudente des comptes peut se poser, il n'affirme pas que les comptes ne sont pas en conformité avec les principes comptables, ce que confirme le rapport d'expertise produit par la cessionnaire, qui indique que la méthode d'absence de dépréciation à l'exception d'une dépréciation forfaitaire sur deux lots n'est pas illégale. Il relève en outre que cette méthodologie, toujours utilisée avant la vente et avant l'évaluation de l'entreprise, a été reprise par la cessionnaire pour les deux exercices suivant la cession.

15. En l'état de ces énonciations et constatations, c'est dans l'exercice de son pouvoir souverain d'appréciation de la valeur et de la portée des éléments de preuve qui lui étaient soumis que la cour d'appel, qui a procédé aux recherches prétendument omises, a retenu, justifiant ainsi légalement sa décision, qu'à défaut d'établir que le cédant avait présenté faussement les comptes en vue de le tromper et le déterminer à conclure, la cessionnaire ne démontre pas que son consentement aurait été vicié par dol.

PAR CES MOTIFS, la Cour :

REJETTE le pourvoi ;

Condamne la société P2H aux dépens ;

En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette la demande formée par la société P2H et la condamne à payer à M. [W] la somme de 3 000 euros ;

Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, chambre commerciale, financière et économique, et prononcé par le président en son audience publique du neuf octobre deux mille vingt-quatre.