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Décisions

CA Nancy, 1re ch., 7 octobre 2024, n° 23/02597

NANCY

Arrêt

Infirmation

PARTIES

Demandeur :

Société Fromagerie de l'Ermitage (SCA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Weissmann

Conseillers :

M. Firon, Mme Olivier-Vallet

Avocats :

Me Kopf, Me Stephan, Me Degryse

TJ Nancy, du 17 oct. 2023, n° 21/01759

17 octobre 2023

EXPOSÉ DU LITIGE

Monsieur [V] [C] est producteur de lait. Il a exercé cette activité au sein de différentes entités juridiques, le GAEC [C], la Société Civile d'exploitation Laitière (SCL) de la Feuillière, puis depuis le 1er décembre 2013 avec le GAEC des Quatre Vents au sein de la SCL de la Fonderie dont il était associé-gérant.

Le 13 juin 2016, par assemblée générale extraordinaire de la SCL de la Fonderie, il était décidé de sa fusion absorption par le GAEC des Quatre Vents détenu par les consorts [Y], Monsieur [C] se retirant de la SCL de la Fonderie avec effet rétroactif au 1er avril 2016.

Par courrier du 25 novembre 2016, le conseil de Monsieur [C] s'adressait à la SCA Fromagerie de l'Ermitage aux fins d'obtenir la mise en oeuvre de la 9ième résolution issue de l'assemblée générale extraordinaire du GAEC des Quatre Vents aux termes de laquelle les parties étaient convenues 'que le GAEC des Quatre Vents donnerait des parts sociales UVL de l'Ermitage pour une valeur totale de 2415 euros au plus tard le 31 août 2016' en remboursement partiel de son compte courant, Monsieur [C] prenant à sa charge d'obtenir l'accord de l'Ermitage quant à ce transfert, sans recours contre le GAEC des Quatre Vents. Il exposait dans ce courrier avoir transféré ses références laitières, soit 204712 litres, à la SCL de la Fonderie.

Par courrier recommandé avec avis de réception du 21 décembre 2016, la SCA Fromagerie de l'Ermitage répondait à Monsieur [C] qu'elle ne pouvait donner une suite favorable à sa demande, en exposant qu'il n'avait pas le statut d'associé-coopérateur, même s'il avait été associé à des structures qui étaient elles-mêmes associées-coopérateurs, notamment la SCL de la Fonderie. Elle ajoutait que la notion de références laitières n'existait plus depuis le 31 mars 2015.

Le conseil de Monsieur [C] adressait par la suite différents courriers à la SCA Fromagerie de l'Ermitage, demandant la poursuite de la relation commerciale à hauteur des références laitières évaluées, ou une indemnisation du préjudice causé par la rupture brutale de la relation commerciale.

Par courrier recommandé en date du 16 novembre 2018, la SCA Fromagerie de l'Ermitage maintenait son refus.

Par acte d'huissier signifié le 24 juin 2021, Monsieur [C] a assigné la SCA Fromagerie de l'Ermitage devant le tribunal judiciaire de Nancy sur le fondement de l'article L 442-6 1 5° du code de commerce, aux fins de voir juger que celle-ci avait rompu brutalement leurs relations commerciales à compter du 21 décembre 2016 et de la condamner à en réparer le préjudice subi.

La défenderesse a opposé la prescription quinquennale de l'action telle que définie à l'article L 110-4 du code de commerce en faisant valoir qu'à supposer que des relations commerciales aient existé entre elle et Monsieur [C], ce qu'elle nie, cette prescription a commencé à courir au plus tard à compter du 13 juin 2016, date de la fusion absorption de la SCL Fonderie dans le GAEC des Quatre Vents et saisi le juge de la mise en état de cet incident le 11 mai 2023.

Par ordonnance d'incident contradictoire du 17 octobre 2023, le juge de la mise en état du tribunal judiciaire de Nancy a :

- débouté la SCA Fromagerie de l'Ermitage de sa fin de non-recevoir tirée de la prescription de l'action formée par Monsieur [C],

- débouté la SCA Fromagerie de l'Ermitage de sa demande au titre de l'article 700 du code de procédure civile,

- réservé les dépens,

- renvoyé la cause et les parties à l'audience de mise en état du 14 novembre 2023.

Pour statuer ainsi, le juge de la mise en état a considéré que la relation commerciale entre la SCA Fromagerie de l'Ermitage et Monsieur [C] pouvait être qualifiée de stable, suivie et habituelle dès lors que Monsieur [C] était associé dans diverses structures successives qui étaient en relation commerciale avec la SCA Fromagerie de l'Ermitage, de sorte qu'il lui vendait de fait sa production laitière. Il a ensuite relevé que, bien que la SCA Fromagerie de l'Ermitage affirme que la rupture de la relation commerciale était consécutive à la décision de Monsieur [C], prise le 13 juin 2016, de racheter ses parts de la SCL de la Fonderie et de ne pas s'associer au GAEC des Quatre Vents, il ressortait de courriers du 10 septembre 2015 et 25 novembre 2015 que Monsieur [C] n'avait pas l'intention de rompre la relation commerciale, mais souhaitait au contraire la maintenir. Le juge de la mise en état a estimé que l'absence de réponse à ces courriers par la SCA Fromagerie l'Ermitage avait pu laisser penser à Monsieur [C] que la relation perdurerait même après la fusion-absorption du 13 juin 2016.

Dès lors, il a retenu que Monsieur [C] avait eu connaissance de la rupture de la relation commerciale par le courrier adressé le 21 décembre 2016 par la SCA Fromagerie de l'Ermitage dans lequel elle l'informait ne pas pouvoir donner suite à sa demande, cette date constituant donc le point de départ du délai de prescription.

Par déclaration reçue au greffe de la cour, sous la forme électronique, le 9 décembre 2023, la SCA Fromagerie de l'Ermitage a relevé appel de cette ordonnance.

Au dernier état de la procédure, par conclusions reçues au greffe de la cour d'appel sous la forme électronique le 5 avril 2024, auxquelles il est renvoyé pour plus ample exposé des prétentions et moyens, la SCA Fromagerie de l'Ermitage demande à la cour, sur le fondement des articles 789 et 795 du code de procédure civile ainsi que L. 442-6-I.5° et L. 110-4 du code de commerce, de :

- déclarer son appel recevable et bien fondé,

- infirmer l'ordonnance du juge de la mise en état du tribunal judiciaire de Nancy en date du 17 octobre 2023, en ce qu'il l'a déboutée de sa fin de non-recevoir tirée de la prescription de l'action formée par Monsieur [C],

Et statuant à nouveau,

- déclarer l'action de Monsieur [C] frappée d'une fin de non-recevoir, la demande présentée par assignation du 24 juin 2021 étant prescrite,

En conséquence,

- débouter Monsieur [C] de l'action qu'il a engagée contre elle,

- infirmer également l'ordonnance du juge de la mise en état en date du 17 octobre 2023 en ce qu'elle l'a déboutée de sa demande formée au titre de l'article 700 du code de procédure civile,

Et statuant à nouveau,

- condamner Monsieur [C] à lui payer une somme de 3000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile pour la procédure de première instance et 3000 euros, sur ce même fondement juridique, pour la procédure devant la cour d'appel,

- condamner Monsieur [C] aux dépens d'instance et d'appel.

Au dernier état de la procédure, par conclusions reçues au greffe de la cour sous la forme électronique le 2 mai 2024, auxquelles il est renvoyé pour plus ample exposé des prétentions et moyens, Monsieur [C] demande à la cour de :

- confirmer en toutes ses dispositions la décision entreprise,

Par conséquent,

- dire et juger sa demande recevable et bien fondée,

- débouter la SCA Fromagerie de l'Ermitage de toute demande contraire ou plus ample,

- condamner la SCA Fromagerie de l'Ermitage à lui verser la somme de 3500 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile à hauteur de cour,

- condamner la SCA Fromagerie de l'Ermitage aux entiers dépens dont distraction au profit de la SELARL Welzer et Associés, avocats aux offres de droit.

La clôture de l'instruction a été prononcée par ordonnance du 21 mai 2024.

L'audience de plaidoirie a été fixée le 25 juin 2024 et le délibéré au 23 septembre 2024, prolongé au 7 octobre 2024.

MOTIFS DE LA DÉCISION

Vu les dernières conclusions déposées par la SCA Fromagerie l'Ermitage le 5 avril 2024 et par Monsieur [C] le 2 mai 2024 et visées par le greffe auxquelles il convient de se référer expressément en application de l'article 455 du code de procédure civile ;

Vu la clôture de l'instruction prononcée par ordonnance du 21 mai 2024 ;

La SCA Fromagerie de l'Ermitage soutient qu'elle n'a jamais entretenu de relations commerciales directes avec Monsieur [C], dès lors qu'il n'a jamais personnellement été associé-coopérateur mais a exercé son activité de production laitière au sein de différentes structures agricoles, lesquelles livraient leur lait à la coopérative dont elles étaient adhérentes.

Ainsi, de décembre 2013 au 13 juin 2016, la production était-elle livrée par la Société Civile Laitière de la Fonderie, puis par le GAEC des Quatre Vents à la suite de la fusion-absorption ayant entraîné la dissolution de la SCL de la Fonderie et le retrait de Monsieur [C] de cette structure sociale.

Elle relève que Monsieur [C] auquel incombe la charge de la preuve desdites relations, se prévaut de ce qu'il est titulaire de références laitières, dits quotas laitiers, lesquels n'existent plus depuis le 1er avril 2015.

Elle considère en tout état de cause que si rupture il y a eu, celle-ci est intervenue le 13 juin 2016, date à laquelle Monsieur [C] a volontairement quitté la SCL de la Fonderie, et non le 21 décembre 2016 puisque la lettre en date de ce jour n'était pas une notification de rupture, mais une réponse expliquant à Monsieur [C] qu'aucune relation commerciale n'avait existé entre eux, mais exclusivement et depuis le 13 juin 2013 entre le GAEC des Quatre Vents et elle-même de sorte que, aucun acte interruptif n'ayant été délivré entre le 13 juin 2016 et le 24 juin 2021, l'action est prescrite.

Monsieur [C] oppose que son action en réparation du préjudice causé par la rupture brutale d'une relation commerciale n'est pas prescrite, dès lors que le délai légal de prescription est de cinq ans et que la date de notification de la fin de relation entre la SCA Fromagerie de l'Ermitage et lui est intervenue le 21 décembre 2016.

À ce titre, il soutient d'abord qu'une relation commerciale significative, régulière et stable existait bien entre la SCA Fromagerie l'Ermitage et lui puisque cette dernière n'aurait pu acquérir la quantité de lait fournie par la SCL de la Fonderie si sa référence laitière n'avait pas existé. Il précise alors que la disparition de ces références au 1er avril 2015 est sans emport sur la reconnaissance de cette relation qui a duré près de dix années. Monsieur [C] souligne que par lettre du 9 novembre 2015, la SCA Fromagerie l'Ermitage s'était engagée auprès de la SCL de la Fonderie sur une période de cinq ans ; qu'en ne donnant pas suite à son courrier du 25 novembre 2015 dans lequel il indiquait souhaiter poursuivre la production et demandait certaines clarifications au sujet de la fusion envisagée, la SCA Fromagerie de l'Ermitage lui avait laissé croire que l'engagement de cinq ans conclu en 2013 était maintenu ; que ce n'est que par courrier du 21 décembre 2016, qu'elle lui a notifié la fin de leur relation commerciale. L'action en réparation du préjudice causé par la rupture brutale d'une relation commerciale se prescrivant par cinq ans, elle n'était donc pas prescrite au 24 juin 2021.

Monsieur [C] rappelle que ses prétentions sont fondées sur l'article L. 442-6-I.5 du code de commerce puisque n'étant pas associé-coopérateur, ses relations avec la SCA Fromagerie de l'Ermitage ne sont pas régies par les statuts de la coopérative, toutefois, ce défaut de qualité n'entraine pas l'inexistence d'une relation commerciale entre eux, relation dont il démontre la réalité par la justification de ses références laitières personnelles à hauteur de 219120 litres par an, peu important que cette relation ait été formalisée ou non par un contrat.

La cour rappelle que dans le cadre de l'action engagée telle que définie, il appartient au demandeur de démontrer l'existence d'une relation commerciale significative, régulière et stable, peu important qu'elle ait été formalisée par un contrat, laquelle a été rompue sans préavis raisonnable donné par son concontractant, de manière à lui permettre de réorienter son activité.

Il s'évince de la pièce 12 produite par l'intimé, qui est une lettre adressée par son conseil à la SCA Fromagerie de l'Ermitage que le 19 décembre 2013, Monsieur [C] d'une part et le GAEC des Quatres Vents dont les consorts [Y] étaient les associés d'autre part, ont créé une société civile laitière, dite de la Fonderie, répondant à la définition donnée par l'article D 654 -11 du code rural et de la pêche maritime.

Ce texte dispose dans sa version alors en vigueur, en son paragraphe II relatif aux autorisations de transfert des références laitières, au point e) que: ' Chacun des associés exerce l'activité de production laitière exclusivement au sein de la société à laquelle il transfère toutes les quantités de références laitières dont il dispose.'

Monsieur [C] confirme dans la lettre ci-dessus visée avoir effectivement tranféré toutes ses références laitières à la SCL de la Fonderie ; il suit de là que c'est cette société, dont c'était précisément l'objet, qui produisait les quantités de lait alors autorisées et livrait à la coopérative l'intégralité de sa production.

Il résulte du procès-verbal de l'assemblée générale extraordinaire de cette société en date du 13 juin 2016, en sa troisème résolution relative aux apports, que la SCL de la Fonderie était titulaire des 'parts sociales UVL' soit, ce qui n'est pas contesté, ses participations financières dans la SCA de l'Ermitage ; la détention de ces titres consacre la qualité d'adhérent-coopérateur de la SCL de la Fonderie ; les paies de lait versées au débat montrent qu'elle sont libellées au nom de la SCL de la Fonderie ;

Aucune des pièces produites par l'intimé ne démontre qu'il aurait développé à titre personnel une production laitière, ce qui au demeurant était exclu par le fait même d'avoir choisi d'exercer son activité dans le cadre d'une société civile laitière, ainsi qu'il a été dit ci-dessus ;

La lettre du 21 décembre 2016 adressée par l'appelante au conseil de Monsieur [C] ne constitue dès lors pas une rupture de relations commerciales existantes ;

Elle répond à une autre difficulté née de la fusion absorption de la SCL de la Fonderie dans le GAEC des Quatre Vents ; en effet, les parts sociales UVL de la première étaient transférées au Gaec ;

Or, Monsieur [C] souhaitant, ainsi qu'il l'indique, reprendre une activité laitière, devait trouver un débouché à sa production ;

Tel est l'objet de la neuvième résolution de l'assemblée générale extraordinaire du 13 juin 2016 qui prévoit que : ' Au titre du réglement du solde créditeur du compte courant d'associé de Monsieur [C] (dans la SCL de la Fonderie) il a été convenu que le GAEC des Quatre Vents donnera des parts sociales UVL de l'Ermitage pour une valeur de 2415 euros au plus tard le 31 août 2016...

Il est précisé ici qu'il sera à la charge unique de Monsieur [V] [C] d'obtenir l'accord de l'Ermitage au transfert de propriété des parts sociales UVL... et qu'il ne pourra exercer aucun recours contre le GAEC des Quatre Vents en cas de non-obtention de cet accord...'

Ce n'est que le 25 novembre 2016 que le conseil de Monsieur [C] a pris attache avec la SCA Fromagerie de l'Ermitage pour lui demander, se référant à la résolution citée, ' de bien vouloir faire le nécessaire pour que ce transfert de parts sociales soit effectif pour permettre à Monsieur [C] de retrouver ses références laitières.'

La lettre du 21 décembre 2016 répond à cette demande par la négative en énonçant que Monsieur [C] n'a jamais été adhérent de l'Union Laitière Vittelloise-Fromagerie de l'Ermitage à titre personnel et que les références laitières n'existent plus depuis le 31 mars 2015 ;

Dans un courrier du 16 novembre 2018, l'appelante précisera plus avant les raisons pour lesquelles il n'était pas possible, du moins en l'état, de procéder au transfert des parts sociales UVL ;

Sans qu'il soit nécessaire d'entrer plus avant dans le détail de ce débat, qui n'est pas utile à la solution du présent litige, l'exposé du contexte dans lequel la lettre du 21 décembre 2016 est intervenue permet de confirmer, sans aucune ambiguité, qu'elle ne contitue pas la notification d'une rupture de relations commerciales existantes mais porte au contraire sur un refus opposé à Monsieur [C] d'entreprendre une telle relation en son nom personnel, par l'acquisition de parts lui conférant la qualité d'adhérent à la SCA Fromagerie de l'Ermitage ;

En conséquence, ladite lettre n'est pas de nature à constituer le point de départ de la prescription prévue par l'article L 110-4 du code de commerce ;

Le litige trouvant son origine dans l'opération de fusion absorption réalisée le 13 juin 2016 et aucun acte interruptif n'étant intervenu avant l'assignation du 24 juin 2021, la prescription était acquise à cette date ;

L'ordonnance contestée sera donc infirmée en toutes ses dispositions ;

Monsieur [C], partie perdante, supportera la charge des dépens ;

Il sera en outre condamné à payer à la SCA Fromagerie de l'Ermitage la somme de 4000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile au titre des frais engagés par celle-ci, tant en première instance qu'à hauteur de cour.

PAR CES MOTIFS,

LA COUR, statuant par arrêt contradictoire prononcé publiquement, par mise à disposition au greffe,

Infirme en toutes ses dispositions l'ordonnance rendue le 17 octobre 2023 par le juge de la mise en état du tribunal judiciaire de Nancy,

Statuant à nouveau,

Déclare irrecevable l'action engagée par Monsieur [V] [C] à l'encontre de la SCA Fromagerie de l'Ermitage comme prescrite,

Condamne Monsieur [V] [C] à payer à la SCA de l'Ermitage la somme de 4000 euros (QUATRE MILLE EUROS) sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile au titre des frais engagés tant en première instance qu'à hauteur de cour,

Condamne Monsieur [V] [C] aux entiers dépens.

Le présent arrêt a été signé par Monsieur WEISSMANN, Président de chambre à la Cour d'Appel de NANCY, et par Madame PERRIN, Greffier auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.

Signé : C. PERRIN.-