CA Paris, Pôle 1 ch. 3, 10 octobre 2024, n° 24/00031
PARIS
Arrêt
Infirmation
PARTIES
Demandeur :
Emma (SAS)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Rispe
Conseillers :
Mme Blanc, Mme Georget
Avocats :
Me Ohana, Me Maier, Me Boukris
ARRÊT :
- RÉPUTÉ CONTRADICTOIRE
- rendu publiquement par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.
- signé par Michel RISPE, président de chambre et par Jeanne PAMBO, greffier, présent lors de la mise à disposition.
Les Consorts [T], [J] et [K] ont consenti à la société SGS un bail commercial, à effet du 7 février 2006 moyennant un loyer de 78 000 euros hors taxes et charges.
Par actes des 12 septembre et 2 octobre 2017, la société SGS a cédé son fonds de commerce à la société Emma.
Par jugement du 5 juillet 2022, cette cession a été jugée opposable aux indivisaires [T].
Le 7 octobre 2022, ces derniers ont fait délivrer au preneur un commandement de payer pour un montant de 82 030 euros.
Par acte du 11 janvier 2023, Mme [X] [N] née [T], Mme [R] [V] née [T], Mme [S] [T], M. [Y] [T], M. [D] [T], Mme [C] [J], Mme [U] [K], M. [O] [K], M. [I] [K] et Mme [P] [K] ont assigné la société Emma devant le juge des référés du tribunal judiciaire de Paris aux fins de voir notamment constater l'acquisition de la clause résolutoire du bail, ordonner l'expulsion du preneur et condamner ce dernier à leur payer une provision au titre de l'arriéré locatif.
Par ordonnance contradictoire du 26 septembre 2023, le juge des référés du tribunal judiciaire de Paris a :
constaté l'acquisition de la clause résolutoire et la résiliation de plein droit du bail du 29 juillet 2004 portant sur les locaux situés [Adresse 11], avec effet à la date du 7 novembre 2022 à 24h00,
dit qu'à défaut de restitution volontaire des locaux précités dans le délai de 30 jours à compter de la signification de la présente ordonnance, la société Emma pourra être expulsée, ainsi que tous occupants de son chef, avec le cas échéant le concours d'un serrurier et de la force publique,
dit que le sort des meubles se trouvant dans les lieux loués sera régi conformément aux articles L.433-1 et R.433-1 et suivants du code des procédures civiles d'exécution,
débouté les bailleurs de leur demande de prononcé d'une astreinte,
condamné la société Emma à payer aux indivisaires Mme [X] [N] née [T], Mme [R] [V] née [T], Mme [S] [T], M. [Y] [T], M. [D] [T], Mme [C] [J], Mme [U] [K], M. [O] [K], M. [I] [K] et Mme [P] [K], une indemnité d'occupation mensuelle à titre provisionnel égale au montant du loyer augmenté des charges et taxes, tel qu'il résulterait de la poursuite du bail, à compter du 7 novembre 2022 et jusqu'à la libération effective des lieux par la remise des clefs,
condamné la société Emma à payer aux indivisaires Mme [X] [N] née [T], Mme [R] [V] née [T], Mme [S] [T], M. [Y] [T], M. [D] [T], Mme [C] [J], Mme [U] [K], M. [O] [K], M. [I] [K] et Mme [P] [A] la somme provisionnelle de 181 030 euros à valoir sur l'arriéré de loyers, charges et indemnités d'occupation selon décompte arrêté au 22 août 2023, échéance du 3ème trimestre 2023 incluse, avec intérêts au taux légal à compter du commandement de payer pour les sommes qui y sont portées et de l'assignation pour le surplus,
autorisé les bailleurs à conserver le dépôt de garantie,
condamné la société Emma à payer aux indivisaires Mme [X] [N] née [T], Mme [R] [V] née [T], Mme [S] [T], M. [Y] [T], M. [D] [T], Mme [C] [J], Mme [U] [K], M. [O] [K], M. [I] [K] et Mme [P] [A] somme de 1 500 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile,
débouté la société Emma de sa demande de délais de paiement,
dit n'y avoir lieu à référé sur les autres demandes,
condamné le preneur au paiement des dépens, en ce compris le coût du commandement de payer du 7 octobre 2022.
Par déclaration du 8 décembre 2023, la société Emma a relevé appel de cette décision en critiquant l'ensemble des chefs de son dispositif.
Par jugement du 24 janvier 2024, la société Emma a été placée en redressement judiciaire.
Par acte extrajudiciaire des 31 mai et 3 juin 2024, elle a assigné en intervention forcée les sociétés AJ associés et Montravers [E] en qualité respectivement d'administrateur avec mission d'assistance et de mandataire judiciaire. Ces derniers n'ont pas constitué avocat.
Dans ses dernières conclusions déposées et notifiées le 4 septembre 2024, elle demande à la cour de :
in limine litis :
prononcer la nullité du procès-verbal de signification du jugement en date du 14 novembre 2023 ;
à défaut :
prononcer son inopposabilité à l'égard de la partie appelante ;
à titre principal :
déclarer recevable et fondé l'appel formé par la société Emma ;
infirmer l'ordonnance de référé prononcée le 26 septembre 2023 par le président du tribunal judiciaire de Paris ;
par conséquent :
débouter les parties intimées de leur demande d'acquisition de la clause résolutoire et de résiliation de plein droit du contrat de bail ;
débouter les parties intimées de leur demande de condamnation de la société Emma à la somme provisionnelle de 181 030 euros au titre d'un prétendu arriéré de loyers, charges et indemnités d'occupation ;
débouter les parties intimées de leurs autres prétentions ;
à titre subsidiaire :
accorder un échéancier à la société Emma afin d'épurer sa dette sur une période de 60 mois, en sus des loyers courants.
Par ordonnance du 4 juillet 2024, les conclusions des intimés du 12 avril précédent ont été déclarées irrecevables.
L'ordonnance de clôture a été rendue le 5 septembre 2024.
Conformément aux dispositions de l'article 455 du code de procédure civile, il est renvoyé aux conclusions des parties susvisées pour un plus ample exposé de leurs prétentions et moyens.
Par message du 2 octobre 2024, la cour a sollicité les observations des parties, par note en délibéré, avant le 7 suivant à 15 heures, sur les moyens susceptibles d'être soulevés d'office tirés du fait, d'une part, que l'instance en référé tendant à la condamnation du débiteur au paiement d'une provision n'étant pas une instance en cours interrompue par l'ouverture de la procédure collective du débiteur, la cour, statuant sur l'appel formé par le débiteur contre une ordonnance l'ayant condamné au paiement d'une provision, doit infirmer cette ordonnance et dire n'y avoir lieu à référé, la demande en paiement étant devenue irrecevable en vertu de la règle de l'interdiction des poursuites et, d'autre part, que l'action introduite par le bailleur avant l'ouverture du redressement judiciaire du preneur, en vue de faire constater l'acquisition de la clause résolutoire prévue au bail commercial pour défaut de paiement des loyers ou des charges échus antérieurement au jugement d'ouverture de la procédure ne peut, dès lors qu'elle n'a donné lieu à aucune décision passée en force de chose jugée, être poursuivie après ce jugement.
Par réponse du 3 octobre 2024, l'appelant a demandé à la cour de bien vouloir soulever d'office ces moyens et d'infirmer de ce fait la décision entreprise. Les intimés n'ont pas répondu avant l'expiration du délai qui leur était accordé.
Sur ce,
Sur la recevabilité de l'appel
L'article 124 du code de procédure civile prévoit que les fins de non-recevoir doivent être relevées d'office lorsqu'elles ont un caractère d'ordre public, notamment lorsqu'elles résultent de l'inobservation des délais dans lesquels doivent être exercées les voies de recours.
L'article 114 du même code dispose qu'aucun acte de procédure ne peut être déclaré nul pour vice de forme si la nullité n'en est pas expressément prévue par la loi, sauf en cas d'inobservation d'une formalité substantielle ou d'ordre public. La nullité ne peut être prononcée qu'à charge pour l'adversaire qui l'invoque de prouver le grief que lui cause l'irrégularité, même lorsqu'il s'agit d'une formalité substantielle ou d'ordre public.
L'article 654 du même code prévoit que la signification à une personne morale est faite à personne lorsque l'acte est délivré à son représentant légal, à un fondé de pouvoir de ce dernier, ou à toute autre personne habilitée à cet effet.
Il s'en déduit qu'est nulle la signification à une société faite à un employé de celle-ci, si celui-ci ne déclare pas avoir été habilité à cet effet.
Au cas présent, il résulte de l'acte de signification que celui-ci a été remis à une personne, présentée comme étant une employée, qui n'a pas déclaré être habilitée à le recevoir de sorte que la signification est irrégulière.
L'absence de connaissance de cette signification de l'ordonnance en temps utile pour en faire appel caractérise le grief.
Dès lors, cette signification est nulle.
Elle n'a donc pas fait courir le délai de recours. Ainsi, l'appel de la société du 8 décembre 2023 ne saurait être déclaré irrecevable comme tardif.
Par ailleurs, par exception à la règle du dessaisissement partiel consécutif au prononcé d'un redressement judiciaire quand le tribunal confie à l'administrateur une mission d'assistance, lorsqu'une instance, tendant à la condamnation du débiteur au paiement d'une somme d'argent pour une cause antérieure au jugement d'ouverture de la procédure collective, est en cours à la date de ce jugement, le débiteur a le droit propre d'exercer les voies de recours prévues par la loi contre la décision statuant sur la demande de condamnation et de conclure à l'infirmation du jugement entrepris qui a accueilli les demandes en paiement du créancier pour des causes antérieures, peu important que les organes de la procédure, régulièrement appelés, n'aient pas constitué avocat.
L'appel sera donc déclaré recevable.
Sur la demande provisionnelle
Selon l'article L. 622-21 I du code de commerce, applicable en procédure de redressement judiciaire par renvoi de l'article L. 631-14 du même code, le jugement d'ouverture d'une procédure collective interrompt ou interdit toute action en justice de la part de tous les créanciers dont la créance n'est pas mentionnée au I de l'article L. 622-17 et tendant :
1° A la condamnation du débiteur au paiement d'une somme d'argent ;
2° A la résolution d'un contrat pour défaut de paiement d'une somme d'argent.
L'instance en référé tendant à la condamnation du débiteur au paiement d'une provision n'est pas une instance en cours interrompue par l'ouverture de la procédure collective du débiteur, de sorte que la cour d'appel, statuant sur l'appel formé par ce dernier contre l'ordonnance l'ayant condamné au paiement d'une provision, doit infirmer cette ordonnance et dire n'y avoir lieu à référé.
En effet, seules les condamnations prononcées par le juge du fond peuvent faire l'objet d'une fixation au passif d'une société en redressement judiciaire. Or, la provision susceptible d'être accordée par le juge des référés n'est par nature qu'une créance provisoire et ne peut donc faire l'objet d'une telle fixation.
Il n'y a donc pas lieu à référé sur cette demande.
L'ordonnance sera donc infirmée de ce chef.
Sur l'acquisition de la clause résolutoire
L'action introduite par le bailleur avant l'ouverture du redressement judiciaire du preneur, en vue de faire constater l'acquisition de la clause résolutoire prévue au bail commercial pour défaut de paiement des loyers ou des charges échus antérieurement au jugement d'ouverture de la procédure ne peut, dès lors qu'elle n'a donné lieu à aucune décision passée en force de chose jugée, être poursuivie après ce jugement.
Au cas présent, la décision entreprise a été rendue le 26 septembre 2023, l'appel a été interjeté le 8 décembre 2023 et la procédure de redressement judiciaire de la société Emma a été ouverte par jugement du 24 janvier 2024.
Dès lors, à la date de l'ouverture de cette procédure collective, l'ordonnance dont appel n'était pas passée en force de chose jugée.
L'action en constatation de l'acquisition de la clause résolutoire prévue au bail pour défaut de paiement des loyers ou des charges échus antérieurement au jugement d'ouverture de la procédure ne peut donc être poursuivie.
Il sera dit n'y avoir lieu à référé sur cette demande et sur les demandes subséquentes.
L'ordonnance sera infirmée de ces chefs.
Sur les demandes accessoires
L'infirmation de l'ordonnance n'intervenant qu'en raison de l'évolution de la situation de la société Emma, placée en redressement judiciaire, l'ordonnance sera confirmée sur les frais irrépétibles et les dépens.
A hauteur d'appel, la société Emma, partie partiellement perdante, sera également tenue aux dépens, l'action ayant été engagée par elle pour faire valoir un droit qui lui est propre.
PAR CES MOTIFS
Annule le procès-verbal de signification de l'ordonnance du 26 septembre 2023 ;
Déclare l'appel recevable ;
Infirme l'ordonnance entreprise en ses dispositions soumises à la cour à l'exception de celles relatives aux dépens et à l'article 700 du code de procédure civile ;
Statuant à nouveau des chefs infirmés et y ajoutant :
Dit n'y avoir lieu à référé sur l'ensemble des demandes ;
Condamne la société Emma aux dépens.