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Décisions

CA Lyon, 1re ch. civ. B, 19 mars 2024, n° 22/03133

LYON

Arrêt

Infirmation

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Goursaud

Conseillers :

Mme Lemoine, Mme Lecharny

Avocats :

Me Durand, Me Tachet

CA Lyon n° 22/03133

18 mars 2024

* * * *

FAITS PROCÉDURE ET PRÉTENTIONS DES PARTIES

Mme [T] est mariée à M. [U] depuis le 14 décembre 2006. Par acte du 18 janvier 2012, ils ont acquis au prix de 24 000 euros un appartement sis à [Localité 7], cadastré CX [Cadastre 4], lots nº165 et 170.

Ce bien a été revendu suivant acte notarié dressé par la SCP [N] [I] et [S] [J] le 24 juillet 2017 au prix de 25 000 euros, en présence de M. [U] agissant en son nom personnel et comme mandataire de son épouse, en vertu d'une procuration sous signature privée du 27 juin 2017.

Mme [T] a déposé une requête en divorce et l'audience de tentative de conciliation a eu lieu le 11 février 2019.

Contestant avoir signé la procuration en vertu de laquelle son époux l'a représentée à l'acte de vente, tout comme le compromis sous seing privé du 9 mai 2017, Mme [T] a fait assigner le 5 avril 2019 la Scp [N] [I] et [S] [J] devant le tribunal judiciaire de Saint-Etienne aux fins d'engager sa responsabilité professionnelle.

Saisi sur incident par Mme [T], le juge de la mise en état a rendu une ordonnance le 8 octobre 2020 aux termes de laquelle il a ordonné à la Scp [N] [I] et [S] [J] de produire aux débats une copie intégrale de l'acte de vente réitératif du 24 juillet 2017 et de ses annexes, sous astreinte.

Par une nouvelle ordonnance du 10 novembre 2021, le juge de la mise en état a rejeté la demande de liquidation de l'astreinte, faute de signification de la première ordonnance.

Par jugement du 2 mars 2022, le tribunal judiciaire de Saint-Etienne a :

- déclaré recevable l'action en responsabilité de Mme [T] contre la SCP [N] [I] et [S] [J] ;

- débouté Mme [T] de ses demandes ;

- débouté la SCP [N] [I] et [S] [J] de sa demande sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ;

- condamné Mme [T] aux dépens, recouvrés directement par la SCP Tachet, avocat, pour la part des dépens qu'elle a avancés sans recevoir provision ;

Par déclaration du 29 avril 2022, Mme [T] a interjeté appel de ce jugement.

La déclaration d'appel a été signifiée par Mme [T] à la Scp [N] [I] et [S] [J] par acte d'huissier de justice du 24 juin 2022.

Aux termes de ses dernières conclusions, notifiées le 31 janvier 2023, Mme [T] demande à la cour de :

- confirmer le jugement du tribunal judiciaire de Saint-Etienne du 2 mars 2022 en ce qu'il a reconnu la responsabilité de la Scp [N] [I] et [S] [J] envers Mme [T]

- infirmer le jugement en ce qu'il a rejeté les demandes de Mme [T],

Statuant à nouveau :

A titre principal :

- juger que Mme [T] est bien fondée à solliciter l'indemnisation de la perte de revenus locatifs et de la plus-value ;

- condamner la Scp [N] [I] et [S] [J] à payer à Mme [T] la somme de 53.655 € à titre de dommages-intérêts résultant de la perte de revenus locatifs à hauteur de 15.675 € et de la perte de plus-value à hauteur de 37.980 € ;

A titre subsidiaire :

- juger que Mme [T] est bien fondée à solliciter l'indemnisation de la perte patrimoniale résultant du prix de vente ;

- condamner la Scp [N] [I] et [S] [J] à payer à Mme [T] la somme de 24.500 € à titre de dommages-intérêts ;

A titre infiniment subsidiaire :

- juger que Mme [T] est bien fondée à solliciter l'indemnisation de la perte patrimoniale résultant du prix de vente ;

- condamner la Scp [N] [I] et [S] [J] à payer à Mme [T] la somme de 11.665 € à titre de dommages-intérêts ;

En tout état de cause :

- condamner la Scp [N] [I] et [S] [J] aux entiers dépens de première instance et d'appel dont, ces derniers distraits au profit de Maître Vincent Durand (Selarl Active Avocats)

- rejeter toute demande, fin, et conclusion contraire de la Scp [N] [I] et [S] [J]

- condamner la SCP [N] [I] et [S] [J] à payer à la Selarl Active Avocats, représentée par Maître Vincent Durand, la somme de 5.000 € en application de l'article 37 alinéa 2 de la loi nº91-647 du 10 juillet 1991 relative à l'aide juridictionnelle, ce dernier renonçant au bénéfice de l'aide juridictionnelle en cas d'octroi de ladite indemnité.

- rejeter toutes plus amples fins, demandes et prétentions contraires.

Aux termes de ses dernières conclusions, notifiées le 14 octobre 2022, la SCP [N] [I] et [S] [J] demande à la cour de :

- confirmer la décision rendue en première instance par le tribunal judiciaire de Saint-Etienne en ce qu'elle a rejeté les demandes indemnitaires formulées par Mme [T], la preuve n'étant rapportée ni de la réalité ni de l'importance des préjudices évoqués ;

- condamner Mme [T] aux entiers dépens et dire que, conformément à l'article 699 du code de procédure civile, la Scp Tachet pourra recouvrer directement ceux dont elle a fait l'avance, sans en avoir reçu provision ;

- vu l'article 700 du code de procédure civile, condamner Mme [T] à payer à la Scp [N] [I] et [S] [J] une indemnité de 2.000 euros ;

La clôture a été ordonnée le 2 février 2023.

Conformément aux dispositions de l'article 455 du code de procédure civile, la cour se réfère, pour un plus ample exposé des moyens et prétentions des parties, à leurs conclusions écrites précitées.

MOTIFS DE LA DECISION

1. Sur la faute de la SCP [N] [I] et [S] [J]

Mme [T] soutient que le notaire a commis une faute engageant sa responsabilité. Elle fait notamment valoir que:

- le notaire est tenu de prendre toutes dispositions utiles pour assurer la validité et l'efficacité de l'acte et doit notamment contrôler l'identité des parties aux actes qu'il reçoit

- le tribunal de première instance a retenu à juste titre que la signature était particulièrement verticale et d'aspect très différent de sorte qu'il a constaté une discordance dans les signatures

- le notaire a commis une faute en ce qu'il a manifestement manqué à son devoir de vigilance et de vérification de l'identité des parties comparantes.

La SCP [N] [I] et [S] [J] indique qu'elle ne critique pas le jugement sur la faute.

Réponse de la cour

Il est constant entre les parties que la SCP [N] [I] et [S] [J] n'a pas vérifié la sincérité au moins apparente de la signature figurant sur la procuration sous seing privé qui lui a été présentée par M. [U], laquelle n'émanait pas de Mme [T] et a, ce faisant, commis une faute ayant eu pour conséquence de priver cette dernière de la possibilité de ne pas vendre le bien immobilier dans les termes de l'acte de vente du 24 juillet 2017.

2. Sur les préjudices invoqués à titre principal

a. Sur la perte de chance de profiter de revenus locatifs

Mme [T] soutient que dans la mesure où elle n'aurait pas consenti à la vente, le bien immobilier serait demeuré dans leur patrimoine jusqu'à son divorce, le 15 mars 2022, et que, celui-ci étant loué, elle aurait perçu des revenus locatifs d'un montant total de 15 675 euros. Elle fait notamment valoir que :

- la perte de revenu locatif doit s'analyser sur la période comprise entre la date de cession du bien immobilier et la date de son divorce soit entre juin 2017 et mars 2022

- le revenu locatif doit être estimé à hauteur de 550 euros par mois soit à la somme de 31.350 euros,

- elle avait la qualité pour engager seule la communauté au titre d'un bail d'habitation,

- le bien immobilier possède un balcon, qui ajoute de la valeur au bien mis en location,

- la majorité des charges de copropriété sont imputables aux locataires, de sorte que les sommes demandées sont justifiées,

- le montant d'éventuels travaux en cours de location ne pourrait représenter plus de 30% des loyers.

La Scp [N] [I] et [S] [J] soutient que :

- Mme [T] ne démontre pas que, confrontée à un refus de sa part de vendre le bien, son époux aurait accepté de le donner en location, ni qu'elle aurait pu de sa seule initiative y procéder,

- l'estimation donnée par Mme [T] ne tient pas compte des caractéristiques des biens, de leur situation géographique et de leur environnement,

- le critère de valorisation proposé n'est donc pas pertinent et ne caractérise pas les conditions effectives de location potentielle du bien,

- le bien immobilier présentait des anomalies graves en matière de sécurité qui nécessitaient la réalisation de travaux,

- Mme [T] ne démontre pas qu'elle aurait pu mettre le bien en location sans que ces travaux soient réalisés préalablement ni comment elle aurait pu les financer,

- Mme [T] ne peut soutenir que les loyers qu'elle calcule auraient constitué un revenu net pour les époux, la taxe foncière et les charges de copropriété n'étant pas intégralement reportables sur le locataire.

Réponse de la cour

Mme [T] n'ayant pas consenti à la vente, elle a été privée, ainsi qu'elle l'allègue, de la possibilité de ne pas vendre son bien immobilier et de jouir des fruits de ce bien jusqu'à la date de son divorce, le 15 mars 2022, où le patrimoine des époux a été liquidé.

Selon l'estimation réalisée sur le site internet « Se Loger », produite par Mme [T], le prix « bas » d'une location effectuée place du Forum à [Localité 7] est de 7 euros/m2.

L'appartement de Mme [T] mesurant 74 m2, il est établi qu'il peut être loué pour la somme de 518 euros par mois, somme sur laquelle il convient cependant de déduire les travaux à réaliser, ainsi que les impôts et les charges, ce qui équivaut habituellement à 30% des loyers.

Dès lors, il convient de fixer le revenu mensuel net procuré par la location à la somme de 363 euros.

Ainsi, si Mme [T] avait pu mettre en location son appartement de juin 2017 à mars 2022, le bien aurait rapporté la somme de (57 X 363) 20 691 euros.

Cependant, Mme [T] étant propriétaire avec M. [U], elle n'aurait pu prétendre qu'à la moitié de cette somme, soit 10 345,50 euros.

Par ailleurs, le préjudice de Mme [T] est constitué par la perte de chance de ne pas vendre son bien immobilier et de le mettre en location. Or, compte tenu de la volonté avérée de M [U] de vendre ce bien, il y a lieu d'estimer que cette perte de chance s'élève à 50%.

En conséquence, par infirmation du jugement, il convient de condamner la Scp [N] [I] et [S] [J] à payer à Mme [T] la somme de 5173 euros en réparation de son préjudice résultant de la perte de chance de mettre son bien location jusqu'au prononcé de son divorce.

b. Sur la plus-value manquée

Mme [T] soutient que si le bien avait été vendu en 2022, elle aurait réalisé une plus-value supérieure à celle réalisée en 2017, la plus-value manquée s'élevant à la somme de 75.960 euros et la perte de chance de réaliser une telle plus-value s'élevant à celle de 37 980 euros. Elle fait notamment valoir que:

- en 2022, le prix au m2 s'élevait en moyenne à la somme de 1 364,33 euros,

- le prix de la vente en 2022 aurait donc été supérieur à celui obtenu en 2017,

- les ventes sélectionnées par la Scp [N] [I] et [S] [J] font état d'une moyenne de 553,6 euros du m2 soit un prix pour la surface de l'appartement de 40 966,40 euros,

- un coindivisaire peut procéder seul aux travaux de conservation d'un bien immobilier et les loyers auraient permis de contribuer au financement des travaux et au paiement des charges locatives.

La SCP [N] [I] et [S] [J] fait valoir que :

- les annonces immobilières sur lesquelles Mme [T] se fondent ne sont pas pertinentes puisque les biens cités n'ont aucun rapport avec le bien vendu et sont situés dans un autre quartier.

- Mme [T] ne démontre par la perte d'une éventuelle plus-value,

- le bien de Mme [T] possédait des anomalies graves en matière de sécurité qui font baisser le prix du bien.

Réponse de la cour

Les annonces immobilières publiées le 26 juillet 2022 produites par Mme [T], sont relatives à des immeubles situés dans un autre quartier que [Adresse 5], dans lequel est situé celui qui lui appartenait, pour la plupart en centre ville ou à proximité de la gare et des transports en commun, et ne sont donc pas comparables.

Par ailleurs, ces annonces, qui ne sont pas des ventes, n'établissent pas le prix auquel les biens se sont vendus.

Enfin, il ressort des diagnostics qui ont été réalisés à l'occasion de la vente de l'appartement de Mme [T] que des anomalies graves affectant l'installation de gaz et l'installation électrique, nécessitaient que des travaux importants soient entrepris, diminuant d'autant la valeur vénale du bien.

Au regard de l'ensemble de ces éléments, et à défaut pour Mme [T] d'établir que du fait de la vente de son appartement, elle a manqué de réaliser une plus-value supérieure en 2022, il convient de la débouter de sa demande de dommages-intérêts à ce titre. Le jugement est confirmé de ce chef.

3. Sur les autres demandes

La cour ayant fait partiellement droit à la demande principale de Mme [T], en l'indemnisant du préjudice correspondant à la perte de chance de ne pas avoir perçu des revenus locatifs, il n'y a pas lieu d'examiner la demande, formée à titre subsidiaire, correspondant à l'indemnisation de la perte patrimoniale résultant du prix de vente.

Le jugement est infirmé en ses dispositions relatives aux dépens et à l'indemnité de procédure.

La cour estime que l'équité commande de faire application de l'article 700 du code de procédure civile au profit de Mme [T] et condamne la SCP [N] [I] et [S] [J] à lui payer la somme de 3.000 euros à ce titre.

Les dépens de première instance et d'appel sont à la charge de la SCP [N] [I] et [S] [J].

PAR CES MOTIFS

LA COUR,

Dans la limite de sa saisine,

Infirme le jugement déféré, sauf en ce qu'il déboute Mme [T] de ses demandes au titre de l'indemnisation des préjudices résultant de la plus-value manquée et de la perte patrimoniale résultant du prix de vente,

statuant de nouveau et y ajoutant,

Condamne la SCP [N] [I] et [S] [J] à payer à Mme [T], la somme de 5 173 euros à titre de dommages-intérêts;

Condamne la SCP [N] [I] et [S] [J] à payer à Mme [T], la somme de 3.000 € au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

Déboute les parties du surplus de leurs demandes ;

Condamne la SCP [N] [I] et [S] [J] aux dépens de première instance et d'appel et accorde aux avocats qui en ont fait la demande le bénéfice de l'article 699 du code de procédure civile.