CA Rennes, 1re ch., 18 juin 2024, n° 22/06036
RENNES
Arrêt
Confirmation
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Adam
Conseillers :
M. Bricogne, Mme Brissiaud
Avocats :
Me Aubin, Me Tellier, Me Pélois, Me Prat
EXPOSÉ DU LITIGE
1. Suivant acte au rapport de Me [C] [S], notaire associé à [Localité 9], en date du 11 juin 2012, M. [K]
[J] a donné à bail à M. [G] [A] un appartement et une cave composant les lots 216 et 204 dans un immeuble en copropriété situé [Adresse 4] à [Localité 9].
2. L'étude de Me [S] était chargée de la gestion locative.
3. À la suite du décès de M. [J] en 2015, M. [Y] [I] a hérité de la pleine propriété de l'appartement.
4. Désirant vendre ce bien, il a adressé le 4 novembre 2020 à Me [S] un courriel lui demandant d'en évaluer le prix et donnant pour instruction de délivrer congé à M. [A] et de préparer les conditions futures de la vente.
5. Un congé pour vendre a été notifié le 21 décembre 2020 par Me [S] à M. [A] avec effet au 30 juin 2021 et comportant une offre d'acquérir l'appartement au prix de 270.000 €.
6. Par lettre recommandée avec accusé de réception du 22 février 2021, délivrée le 23 février 2021, M. [A] a notifié à Me [S] son acceptation de l'offre de vente et son intention de solliciter un prêt pour financer l'acquisition.
7. Le prix de 270.000 € et une provision sur frais de 20.000 € ont été virés en la comptabilité de la SELARL [C] [S] [F] [M] le 26 mai 2021 à l'initiative de Me [V] [T], notaire de M. [A], exerçant à [Localité 9].
8. Néanmoins, M. [I] refusait de signer l'acte authentique de vente au motif que le congé du 21 décembre 2020 avait été délivré sans son accord quant au montant du prix de vente.
9. C'est dans ces circonstances que, par acte d'huissier du 10 août 2021, M. [A] a fait assigner à jour fixe M. [I], devant le tribunal judiciaire de Saint-Malo aux fins, d'une part, de voir juger qu'il avait régulièrement accepté l'offre de vente notifiée par acte extra-judiciaire le 21 décembre 2021, d'autre part, de voir enjoindre à M. [I] d'avoir à comparaître devant Me [T], notaire à [Localité 9] ou tout autre notaire, aux fins de réitérer la vente et enfin de le voir condamner à lui verser une somme de 9.000 € à titre de dommages et intérêts.
10. Par acte d'huissier du 3 septembre 2021, M. [I] a également fait assigner à jour fixe la SCP [S] [M], aux droits de laquelle se trouve la SELARL [C] [S] [F] [M], aux fins de voir condamner Me [S] à le garantir des condamnations éventuellement prononcées à son encontre et aux fins de la voir condamner à lui verser une somme de 180.000 € au titre d'une perte de chance de vendre le bien au prix du marché.
11. Les deux instances ont été jointes.
12. Par jugement du 3 octobre 2022, le tribunal a :
- déclaré recevable et bien fondée l'action de M. [A] à l'encontre de M. [I],
- dit que la vente découlant de l'acceptation par M. [A] de l'offre d'acquisition de l'appartement situé [Adresse 4] à [Localité 9], pour un montant de 270.000 €, qui lui a été faite le 21 décembre 2020, par acte d'huissier est parfaite et opposable à M. [I],
- en conséquence,
- enjoint à M. [I] d'avoir à comparaître par devant Me [T], notaire associé à [Localité 9], ou de tout autre notaire qu'il plaira, aux fins de réitération de la vente par la signature d'un acte authentique dans les deux mois de la signification de la décision,
- débouté M. [A] de sa demande de condamnation sous astreinte,
- condamné M. [I] à verser à M. [A] la somme de 3.000 € à titre de dommages et intérêts,
- déclaré M. [I] recevable et bien fondé en sa demande d'intervention forcée à l'encontre de la SELARL [C] [S] [F] [M],
- dit que la SELARL [C] [S] [F] [M] a engagé sa responsabilité sur le fondement de l'article 1240 du code civil à l'égard de M. [I],
- en conséquence,
- condamné la SELARL [C] [S] [F] [M] à payer à M. [I] la somme de 64.000 € en réparation de son préjudice,
- débouté M. [I] de sa demande de dommages et intérêts émise à l'encontre de M. [A] et de la SELARL [C] [S] [F] [M],
- débouté les parties de leurs demandes fondées sur l'article 700 du code de procédure civile,
- condamné la SELARL [C] [S] [F] [M] aux dépens,
- ordonné l'exécution provisoire du jugement.
13. Pour statuer ainsi, le tribunal a retenu que le prix a été fixé unilatéralement par l'étude notariale qui n'a pas respecté les règles régissant le contrat de mandat mais que M. [A] pouvait légitimement se prévaloir de l'existence d'un mandat apparent, la vente étant parfaite comme résultant d'un accord sur la chose et sur le prix et donc opposable à M. [I], habile toutefois à se retourner contre la SELARL [C] [S] [F] [M] pour demander indemnisation de sa perte de chance de vendre à un meilleur prix.
14. Par déclaration au greffe de la cour d'appel de Rennes du 13 octobre 2022, M. [I] a interjeté appel de cette décision.
15. Par ordonnance du 31 janvier 2023, le conseiller de la mise en état a confié une expertise à M. [H] qui a déposé son rapport le 28 juin 2023.
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16. Dans ses dernières conclusions régulièrement notifiées déposées au greffe via RPVA le 31 juillet 2023, M. [I] demande à la cour de :
- infirmer le jugement entrepris en toutes ses dispositions,
- déclarer que la SELARL [C] [S] [F] [M] n'avait pas son accord sur le prix de vente indiqué dans le congé notifié par acte extrajudiciaire le 21 décembre 2021 à M. [A],
- déclarer en conséquence que la SELARL [C] [S] [F] [M] n'avait pas le pouvoir de faire délivrer un congé pour vente à M. [A] sans son accord sur le prix de vente,
- ordonner la nullité du congé pour vente notifié le 21 décembre 2021 à M. [A] en raison de l'absence de mandat de la SELARL [C] [S] [F] [M] sur le prix de vente,
- ordonner l'absence de vente à défaut d'accord sur la chose et le prix,
- subsidiairement,
- déclarer qu'en l'absence d'accord sur le prix de la vente de sa part, la vente n'est pas formée,
- ordonner la nullité de la vente sur le fondement de l'erreur,
- ordonner la nullité de la vente sur le fondement de la contrepartie dérisoire,
- condamner solidairement la SELARL [C] [S] [F] [M] et M. [A] à la somme de 5.000 € au titre de son préjudice moral,
- condamner la SELARL [C] [S] [F] [M] au paiement de la somme de 140.000 € correspondant à la perte de chance de vendre le bien immobilier au prix du marché,
- en tout état de cause,
- condamner solidairement la SELARL [C] [S] [F] [M] et M. [A] au paiement de la somme de 10.000 € sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'aux entiers dépens.
17. À l'appui de ses prétentions, M. [I] fait en effet valoir :
- que son accord n'a jamais été recueilli tant sur la chose vendue que sur le prix, de sorte que le mandat confié au notaire s'analyse en un simple mandat d'entremise,
- que le notaire, qui n'était muni d'aucune autorisation expresse, devait obtenir son accord par écrit aux termes du règlement national des notaires,
- que le congé pour vente délivré à tort par le notaire est donc nul et que la vente conclue lui est inopposable, la théorie du mandat apparent étant exclue dans le cadre d'une offre de vente,
- que l'absence d'accord sur le prix empêche la formation de la vente,
- que le montant estimé par l'expert n'est pas conforme à la réalité.
* * * * *
18. Dans ses dernières conclusions régulièrement notifiées déposées au greffe via RPVA le 28 juin 2023, M. [A] demande à la cour de :
- débouter M. [I] de son appel et de toutes ses demandes, fins et conclusions dirigées à son encontre,
- confirmer le jugement en toutes ses dispositions sauf en ce qu'il l'a débouté de sa demande de condamnation sous astreinte et condamné M. [I] à lui verser la somme de 3.000 € à titre de dommages et intérêts,
- assortir l'injonction donnée à M. [I] d'avoir à comparaître par devant Me [T], notaire associé à [Localité 9], ou de tout autre notaire qu'il plaira aux fins de réitération de cette vente par la signature d'un acte authentique d'une astreinte de 1.000 € par jour de retard passé un délai d'un mois à compter de la signification de l'arrêt à intervenir,
- condamner M. [I] à lui verser la somme de 35.000 € à titre de dommages et intérêts,
- y ajoutant,
- condamner M. [I] à lui payer la somme de 10.000 € sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,
- condamner M. [I] aux dépens avec droit de recouvrement direct au profit de la SELARL Alpha Legis, lesquels comprendront les frais de publicité foncière.
19. À l'appui de ses prétentions, M. [A] fait en effet valoir :
- que le tribunal a valablement considéré que l'acceptation de l'offre de vente qui lui avait été notifiée par huissier de justice valait vente parfaite, eu égard notamment à l'application de la règle du mandat apparent,
- qu'il est de bonne foi car il ignorait qu'un éventuel détournement de pouvoir aurait pu être commis par le notaire à la date à laquelle il a accepté l'offre de vente,
- que la somme de 270.000 € n'a rien de dérisoire puisqu'elle correspond à l'estimation faite par M. [S], professionnel de l'immobilier,
- que l'offre a été acceptée sans aucun concours.
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20. Dans ses dernières conclusions régulièrement notifiées déposées au greffe via RPVA le 28 septembre 2023, la SELARL [C] [S] [F] [M] demande à la cour de :
- juger que la SELARL [C] [S] [F] [M] s'en rapporte à justice sur les demandes de M. [A] tendant à juger qu'il a régulièrement accepté l'offre de vente qui lui a été notifiée le 21 décembre 2021 à la requête de M. [I], et à condamner ce dernier à comparaître devant un notaire aux fins de signer l'acte authentique sous astreinte,
- infirmer le jugement entrepris en ce qu'il a condamné M. [I] à verser à M. [A] une somme de 3.000 € à titre de dommages-intérêts,
- infirmer le jugement entrepris en ce qu'il a jugé que la SELARL [C] [S] [F] [M] avait commis une faute en agissant au-delà des pouvoirs qui lui avaient été confiés par le mandat la liant à M. [I],
- infirmer le jugement entrepris en ce qu'il a condamné la SELARL [C] [S] [F] [M] à verser à M. [I] la somme de 64.000 € en réparation de son préjudice,
- infirmer le jugement entrepris en ce qu'il a condamné la SELARL [C] [S] [F] [M] aux entiers dépens,
- débouter M. [I] de l'ensemble de ses demandes, fins et prétentions formulées à l'encontre de la SELARL [C] [S] [F] [M], aux droits de la société civile professionnelle,
- débouter M. [A] de sa demande de condamnation de M. [I] au paiement d'une somme de 35.000 € de dommages et intérêts,
- condamner M. [I] à verser à la SELARL [C] [S] [F] [M], aux droits de la société civile professionnelle, une indemnité de 3.500 € sur le fondement des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile,
- condamner M. [I] aux entiers dépens de l'instance, lesquels seront recouvrés par la SELARL Ab Litis en application des dispositions de l'article 699 du code de procédure civile.
21. À l'appui de ses prétentions, la SELARL [C] [S] [F] [M] fait en effet valoir :
- que M. [I] a clairement exprimé sa volonté de mettre fin au bail de M. [A] dans la perspective de vendre l'appartement et a sollicité à cette fin l'étude pour en évaluer et fixer le prix,
- que les évaluations produites par M. [I] ne sont pas pertinentes, la méthode employée n'ayant pas été retenue par l'expert judiciaire.
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22. L'ordonnance de clôture a été rendue le 5 mars 2024.
23. Pour plus ample exposé des moyens et prétentions des parties, il convient de se reporter à leurs écritures ci-dessus visées figurant au dossier de la procédure.
MOTIFS DE LA DÉCISION
Sur la vente
24. L'article 1583 du code civil dispose que la vente 'est parfaite entre les parties, et la propriété est acquise de droit à l'acheteur à l'égard du vendeur, dès qu'on est convenu de la chose et du prix, quoique la chose n'ait pas encore été livrée ni le prix payé'.
25. Selon l'article 15-II de la de la loi n° 89-462 du 6 juillet 1989 tendant à améliorer les rapports locatifs, 'lorsqu'il est fondé sur la décision de vendre le logement, le congé doit, à peine de nullité, indiquer le prix et les conditions de la vente projetée. Le congé vaut offre de vente au profit du locataire : l'offre est valable pendant les deux premiers mois du délai de préavis. (...) Le locataire qui accepte l'offre dispose, à compter de la date d'envoi de sa réponse, d'un délai de deux mois pour la réalisation de la vente. Toutefois, si, dans sa réponse, il notifie son intention de recourir à un prêt, l'acceptation de l'offre est subordonnée à l'obtention du prêt et le délai de réalisation de la vente est porté à quatre mois'.
26. Aux termes de l'article 1988 du code civil, 'le mandat conçu en termes généraux n'embrasse que les actes d'administration.
S'il s'agit d'aliéner ou hypothéquer, ou de quelque autre acte de propriété, le mandat doit être exprès'.
27. L'article 1156 prévoit toutefois en son 1er alinéa que 'l'acte accompli par un représentant sans pouvoir ou au-delà de ses pouvoirs est inopposable au représenté, sauf si le tiers contractant a légitimement cru en la réalité des pouvoirs du représentant, notamment en raison du comportement ou des déclarations du représenté'.
28. L'article 1169 permet d'annuler 'un contrat à titre onéreux (...) lorsque, au moment de sa formation, la contrepartie convenue au profit de celui qui s'engage est illusoire ou dérisoire'.
29. Si, en principe, le mandant n'est pas obligé envers les tiers pour ce que le mandataire a fait au-delà du pouvoir qui lui a été donné, il en est autrement lorsqu'il résulte des circonstances que le tiers a pu légitimement croire que le mandataire agissait en vertu d'un mandat et dans les limites de ce mandat. Le mandant peut être engagé sur le fondement d'un mandat apparent, même en l'absence d'une faute susceptible de lui être reprochée, si la croyance du tiers à l'étendue des pouvoirs du mandataire est légitime, ce caractère supposant que les circonstances autorisaient le tiers à ne pas vérifier les limites exactes de ces pouvoirs.
30. Contrairement à ce que suggère M. [I], la théorie du mandat apparent s'applique aussi à la vente. Il a ainsi été jugé que, 'lorsque le notaire agit sans y être invité par le propriétaire ou sur le fondement d'un consentement à la vente qui n'a pas été valablement exprimé, la SAFER peut invoquer la théorie du mandat apparent pour faire déclarer la préemption régulière, mais qu'il faut que son erreur ait été légitime' (Civ. 3ème 8 février 2024, 22-18.015).
31. En l'espèce, Me [S], notaire associé à [Localité 9], était chargé de la gestion locative d'un appartement et d'une cave composant les lots 216 et 204 dans un immeuble en copropriété situé [Adresse 4] à [Localité 9], appartenant à [K] [J], aux droits duquel vient M. [I].
32. L'étude de Me [S] a rédigé le bail du 11 juin 2012 passé sur ces biens entre [K] [J] et M. [A].
33. La SELARL [C] [S] [F] [M] voit dans un courrier électronique de M. [I] du 4 novembre 2020 l'expression d'un mandat exprès. Ce courrier est ainsi rédigé : 'Bonjour. Vous avez en gestion un appartement situé [Adresse 4] à [Localité 9] intra muros actuellement loué à MR [A]. Son bail se termine le 30 juin 2021. Pouvez-vous s'il vous plaît par votre cabinet ou par l'huissier avec lequel vous travailler lui notifier que je ne renouvellerai pas celui-ci et cela avant les 6 mois réglementaire. Je désire me séparer de ce bien et j'aimerai que votre négociatrice en immobilier s'occupe de son évaluation et de sa vente. Je me tient bien évidemment à votre disposition. Cordialement'.
34. La SELARL [C] [S] [F] [M] produit un courrier simple daté du 15 décembre 2020, qu'elle aurait adressé à M. [I] et dans lequel figure un 'avis de valeur immobilière' faisant ressortir une valeur moyenne du bien de 267.385 €, à mi-chemin entre deux méthodes d'évaluation :
- l'une au regard de la valeur vénale du m² sur le marché : 316.200 €
- l'une au regard de la rentabilité du bien : 218.571 €
et dans lequel elle aurait alors proposé à M. [I] une mise en vente du bien sur la base d'une estimation de 270.000 €.
35. Le 21 décembre 2020, Me [S] a fait délivrer à M. [A], au nom de M. [I], un 'congé pour vendre' à effet du 30 juin 2021, purgeant le droit de préemption du locataire prévu à l'article 15-II de la loi n° 89-462 du 6 juillet 1989, en ce qu'il contenait offre de vente pour un montant de 270.000 €, offre valablement acceptée par le locataire suivant lettre recommandée avec avis de réception du 23 février 2021, le délai expirant le 28 février 2021.
36. Si la SELARL [C] [S] [F] [M] justifie d'un mandat sur le principe d'une mise en vente de l'appartement impliquant nécessairement la mise en jeu du droit de préemption du locataire, ce dont ne disconvient M. [I] en page 18 de ses conclusions ('Bien que l'accord pour vendre de Monsieur [I] était acquis dans son principe...'), elle ne rapporte aucunement l'accord donné sur le prix de vente, fixé unilatéralement par le notaire, autrement que par la production d'un courrier postal ordinaire du 15 décembre 2020, alors que les parties ont échangé exclusivement par courrier électronique dans le cadre de l'exécution du mandat donné.
37. Outre le fait que M. [I] conteste avoir reçu l'évaluation de 270.000 €, assertion que ne suffit pas à contredire l'attestation de la négociatrice immobilière, par ailleurs épouse de Me [S], indiquant que 'l'avis de valeur écrit a été adressé par courrier à M. [I] dès le 15/12/20', aucune pièce ne vient démontrer que cette valeur ait été discutée entre le notaire et son client et que ce dernier ait donné son consentement pour une vente à ce prix-là, M. [I] ayant par ailleurs déposé plainte pour fausse attestation le 16 septembre 2021 entre les mains du procureur de la République du tribunal judiciaire de Saint-Malo (sans suite avérée).
38. Le courrier électronique adressé par l'étude le 9 décembre 2020 à M. [I] ne permet pas davantage d'établir cette preuve : 'Je vous informe avoir transmis les éléments (à l'huissier) que je viens de compléter par un envoi de documents complémentaires afin que la notification puisse être faite à votre locataire avant le 31décembre 2020. Je reviens vers vous dans les meilleurs délais afin de vous tenir informé des suites de ce dossier'. Aucune allusion n'y est faite au prix de vente retenu.
39. C'est donc vainement que la SELARL [C] [S] [F] [M] invoque un mandat exprès pour la mise en vente du bien à hauteur de 270.000 €, finalement acceptée par M. [A].
40. Ce dernier, qui avait signé le bail d'habitation le 11 juin 2012 sous l'égide de Me [S], à qui il payait les loyers en vertu d'un mandat de gérance donné le 14 janvier 2008 par le propriétaire, qui s'est vu délivrer le 21 décembre 2020 par huissier de justice un congé pour vente contenant offre de vente pour le prix de 270.000 €, pouvait légitimement considérer que le notaire était investi d'un mandat en bonne et due forme.
41. Ainsi que le relèvent les premiers juges, ce n'est que postérieurement à l'acception, par ses soins, de l'offre de vente formée par lettre recommandée avec avis de réception du 23 février 2021 adressée à l'étude de Me [S] et dans lequel il faisait également part de son intention de solliciter un prêt pour financer l'acquisition, que M. [A] a eu connaissance de ce que cette offre ne relatait pas le prix souhaité par M. [I], comme en attestent notamment les courriers électroniques échangés entre ces derniers entre les 6 et 9 avril 2021.
42. M. [I] fait état de ce que M. [A] 'savait parfaitement que le prix de vente était erroné et surréaliste, mais n'a pas hésité à profiter de cet élément de fait pour tenter de mettre en 'uvre un chantage déloyal', mais il se fonde, pour illustrer la mauvaise foi de l'intéressé, exclusivement sur la réponse que celui-ci lui a faite par courrier électronique du 9 avril 2021, c'est-à-dire postérieurement à son acceptation de l'offre, dans lequel le locataire hésite entre deux attitudes : poursuivre son acceptation ou négocier son maintien dans les lieux contre une remise de sa dette de loyers, permettant à M. [I] de revendre son appartement 'à son vrai prix'.
43. Ce courrier ne remet toutefois pas en cause la croyance légitime que M. [A] pouvait avoir, au moment de son acceptation, dans le mandat apparent de Me [S] pour vendre l'appartement.
44. Par ailleurs, le prix proposé (270.000 €), qui correspond à l'étude de valeur effectuée par la négociatrice immobilière de l'étude de Me [S], fût-il déterminé en-deçà de la valeur réelle du bien vendu (infra n° 62 et suivants) ne saurait être qualifié de dérisoire.
45. Enfin, M. [I] se fonde vainement sur les dispositions de l'article 1139 du code civil en invoquant une erreur sur le prix, car il ne pourrait alors s'agir que de 'l'erreur qui résulte d'un dol', lequel dol n'est pas allégué et encore moins établi, étant ici rappelées les dispositions de l'article 1136 aux termes desquelles 'l'erreur sur la valeur par laquelle, sans se tromper sur les qualités essentielles de la prestation, un contractant fait seulement de celle-ci une appréciation économique inexacte, n'est pas une cause de nullité'.
46. Le jugement sera donc confirmé en ce qu'il a, se fondant sur le mandat apparent dont était investi Me [S], y compris sur le prix de vente, dit que la vente découlant de l'acceptation par M. [A] de l'offre d'acquisition de l'appartement situé [Adresse 4] à [Localité 9], pour un montant de 270.000 €, qui lui a été faite par acte d'huissier du 21 décembre 2020, est parfaite et opposable à M. [I] et en ce qu'il a enjoint à ce dernier d'avoir à comparaître par devant Me [T], notaire associé à [Localité 9], ou de tout autre notaire qu'il plaira, aux fins de réitération de la vente par la signature d'un acte authentique dans les deux mois de la signification de la décision.
Sur l'astreinte
47. M. [A] demande à la cour d'assortir l'injonction donnée à M. [I] d'avoir à comparaître par devant Me [T], notaire associé à [Localité 9], ou de tout autre notaire qu'il plaira aux fins de réitération de cette vente par la signature d'un acte authentique d'une astreinte de 1.000 € par jour de retard passé un délai d'un mois à compter de la signification de l'arrêt à intervenir.
48. Les premiers juges ont rejeté la demande d'astreinte en considération du fait que 'celle-ci n'apparaît pas strictement nécessaire à l'exécution de la présente décision, eu égard aux circonstances particulières du litige'.
49. Pourtant, il apparaît que la vente n'a toujours pas été passée, malgré l'exécution provisoire assortissant le jugement.
50. Il conviendra donc, afin de garantir l'exécution de l'obligation mise à la charge de M. [I], de faire droit à la demande d'astreinte dans les conditions décrites au dispositif du présent arrêt.
51. Le jugement sera donc infirmé de ce chef.
Sur la responsabilité du notaire
1 - la faute du notaire :
52. Aux termes de l'article 1989 du code civil, 'le mandataire ne peut rien faire au-delà de ce qui est porté dans son mandat : le pouvoir de transiger ne renferme pas celui de compromettre'.
53. L'article 1991 dispose en son 1er alinéa que 'le mandataire est tenu d'accomplir le mandat tant qu'il en demeure chargé, et répond des dommages-intérêts qui pourraient résulter de son inexécution'.
54. L'article 1992 prévoit en son 1er alinéa que 'le mandataire répond non seulement du dol, mais encore des fautes qu'il commet dans sa gestion'.
55. Le notaire qui a reçu un mandat de vendre, même en termes généraux, doit accomplir fidèlement sa mission compte tenu de l'intention de son mandant et dans son intérêt.
56. Les règles déontologiques du règlement national des notaires relatives à la négociation invoquées par M. [I] ne modifient en rien les obligations imposées au notaire mandant, tirées du droit commun du mandat, si ce n'est que le mandat doit être obligatoirement écrit.
57. En l'espèce, il a été vu (supra n° 32) que M. [I] a confié par écrit à l'étude de Me [S] l'évaluation et la vente de son appartement de [Localité 9], ainsi que la délivrance du congé au locataire occupant.
58. On remarquera les insuffisances de ce mandat, notamment quant à la détermination du prix, ce qui n'a pas manqué de donner naissance au litige qui occupe la cour. Il s'agit d'une première faute du notaire qui n'a pas correctement sécurisé la relation contractuelle.
59. Me [S] objecte vainement la connaissance que M. [I] avait du prix de vente de 270.000 € à partir d'une estimation de sa négociatrice immobilière puisqu'il n'en établit pas la preuve (supra n° 36).
60. À supposer même que M. [I] ait reçu l'estimation faite, il n'est pas justifié d'un accord donné par celui-ci pour faire jouer le droit de préemption de M. [A] à hauteur du montant estimé, si bien que Me [S] a commis une seconde faute qui a empêché son client de discuter les termes de l'évaluation et qui l'a privé d'une chance d'obtenir finalement une vente à un meilleur prix.
61. Le jugement sera donc confirmé en ce qu'il a dit que la SELARL [C] [S] [F] [M] a engagé sa responsabilité à l'égard de M. [I].
2 - le préjudice :
62. La perte de chance doit être mesurée à la chance perdue et ne peut être égale à l'avantage qu'aurait procuré cette chance si elle s'était réalisée.
63. En l'espèce, M. [I] fait valoir une 'perte de chance de vendre le bien immobilier à des conditions plus avantageuses' (page 26 de ses conclusions).
64. Il évalue son préjudice à 140.000 €, à partir d'une moyenne établie sur trois évaluations :
- une évaluation Foncia du 15 mars 2021 à hauteur de 470.000 € (différentiel de 200.000 € avec l'offre acceptée par M. [A])
- une évaluation Bizeul du 7 juillet 2021 à hauteur de 480.000 € (différentiel de 210.000 €)
- une évaluation de Me [X], notaire à [Localité 9], du 26 juillet 2021 à hauteur d'un montant compris entre 330.000 et 350.000 € (différentiel de 60.000 à 80.000 €).
65. Le tribunal a estimé ces estimations comme n'étant pas toutes suffisamment pertinentes, notamment au regard de l'état de l'appartement qui nécessitait des travaux de rénovation intérieurs en comparaison avec des appartements en parfait état et bénéficiant d'une localisation plus favorable, en lien avec la proximité de la mer.
66. Saisi par M. [I], le conseiller de la mise en état a, par ordonnance du 31 janvier 2023, confié une expertise à M. [H] qui a déposé son rapport le 28 juin 2023. L'expert retient une valeur moyenne de 330.000 € en décembre 2020 pour le bien litigieux.
67. Si l'on se rapproche de l''avis de valeur immobilière' établi par l'étude de Me [S] le 15 décembre 2020 faisant ressortir une valeur moyenne du bien de 267.385 €, à mi-chemin entre deux méthodes d'évaluation :
- l'une au regard de la valeur vénale du m² sur le marché : 316.200 €
- l'une au regard de la rentabilité du bien : 218.571 € et dans lequel elle a estimé la valeur du bien à 270.000 €, il existe encore une différence sensible de 60.000 € avec la moyenne retenue par l'expert.
68. La SELARL [C] [S] [F] [M] elle-même produit l'évaluation de Me [X], notaire à [Localité 9], faite à sa demande le 26 juillet 2021 (entre 330.000 et 350.000 €), ce qui établirait la perte de M. [I] entre 60.000 et 80.000 €.
69. L'expert judiciaire [H] a d'abord dressé un état général particulièrement exhaustif de l'appartement de M. [I], considéré comme 'en très bon état d'entretien', avec quelques bémols : la présence de traces d'humidité au plafond de la salle d'eau 'faute de système de ventilation mécanisée centralisée efficace', une fissure importante dans une chambre et un garde-corps fortement endommagé par la corrosion sur le séjour, avant, ensuite, d'effectuer une analyse environnementale tout aussi complète du bien, situé en centre-ville, au coeur de la cité corsaire, dans le secteur intra-muros, le logement donnant côté rue sur l'axe principal traversant la vieille ville (forte affluence piétonne l'été et les week-ends) et ne disposant d'aucun parking.
70. L'expert est parti d'une 'approche théorique' (prix de 3.010 € au m² au 1er janvier 2021), soit pour un appartement de 102,03 m² une valeur de base de 307.110 €, pondérée entre 276.000 € et 290.000 € en fonction des équipements, de son confort, de sa localisation, des charges et des impôts locaux mais aussi de la présence d'une cave, soit une moyenne de 283.000 €.
71. Il a poursuivi par une 'approche de marché', à partir de huit ventes de biens comparables réalisées en 2020, dont il a pu dégager une moyenne de 377.000 €.
72. La valeur médiane entre 283.000 € et 377.000 € lui a permis de porter son estimation à 330.000 €.
73. Dans le cadre d'un dire à l'expert, M. [I] a produit un 'rapport d'estimation' établi par M. [N] le 22 mai 2023 qui évalue la valeur vénale de l'appartement à 435.000 €. Toutefois, cette étude est faite à partir de 17 références portant sur des ventes de biens, comparables ou non, entre juillet 2020 et février 2021, afin de dégager uniquement un prix moyen au m². Il s'agit donc d'une approche théorique, beaucoup moins fine que celle utilisée par l'expert judiciaire.
74. Dans ces conditions, il convient de considérer que la perte de chance, arbitrée par les premiers juges à hauteur de 64.000 €, soit quasiment le différentiel entre l'estimation faite par l'expert judiciaire et le prix de vente proposé à M. [A], constitue une juste indemnisation du préjudice subi par M. [I].
75. Le jugement sera donc confirmé en ce qu'il a condamné la SELARL [C] [S] [F] [M] à payer à M. [I] la somme de 64.000 € en réparation de son préjudice.
Sur les dommages et intérêts
1 - sollicités par M. [I] en réparation de son préjudice moral :
76. Les premiers juges ont débouté M. [I] de sa demande de dommages et intérêts en réparation de son préjudice moral dirigée tant à l'encontre de M. [A], motif pris d'une déloyauté non établie, que de la SELARL [C] [S] [F] [M], motif pris de l'absence de préjudice distinct de celui de la perte de chance déjà réparée.
77. En cause d'appel, M. [I] n'apporte aucun élément supplémentaire à ceux auxquels le tribunal a répondu de façon pertinente.
78. Le jugement sera donc confirmé en ce qu'il a débouté M. [I] de sa demande de dommages et intérêts émise à l'encontre de M. [A] et de la SELARL [C] [S] [F] [M] au titre de son préjudice moral.
2 - sollicités par M. [A] en réparation de son préjudice économique :
79. M. [A] a soutenu devant le tribunal qu'il subit un préjudice faute d'avoir pu procéder à la location saisonnière du bien acquis dès 1er juillet 2021, évaluant ce préjudice à la somme de 17.000 €, demande actualisée et portée à 35.000 € en cause d'appel.
80. Il verse aux débats une attestation de sa compagne, Mme [E], aux termes de laquelle celle-ci mentionne qu'il avait été convenu avec M. [A], dès que ce dernier avait obtenu son financement pour acquérir l'appartement qu'il occupait, qu'il viendrait habiter chez elle au 1er juillet 2021 pour pouvoir mettre l'appartement acquis en location saisonnière.
81. Toutefois, son calcul, fondé sur des exemples d'annonces de locations saisonnières, est purement théorique (50 semaines à 1.000 € la semaine), alors que le préjudice de M. [A] réside uniquement dans la perte de chance de cette opportunité, que le tribunal a correctement estimée à 3.000 €.
82. Le jugement sera donc confirmé en ce qu'il a condamné M. [I] à verser à M. [A] la somme de 3.000 € à titre de dommages et intérêts.
Sur les dépens
83. Les dispositions du jugement relatives aux dépens de première instance seront confirmées. M. [I], partie perdante, sera condamné aux dépens d'appel, avec distraction au profit des avocats qui en ont fait la demande.
Sur l'article 700 du code de procédure civile
84. Les dispositions du jugement relatives aux frais irrépétibles de première instance seront confirmées.
L'équité commande de faire bénéficier uniquement M. [A] des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile à hauteur de 3.000 €, à la charge de M. [I].
PAR CES MOTIFS
La cour, statuant publiquement, contradictoirement, en matière civile et en dernier ressort, par mise à disposition au greffe conformément à l'article 451 alinéa 2 du code de procédure civile,
Confirme le jugement du tribunal judiciaire de Saint-Malo du 3 octobre 2022, sauf en ce qu'il a débouté M. [G] [A] de sa demande de condamnation sous astreinte,
Statuant à nouveau de ce chef,
Dit que M. [Y] [I] devra comparaître par devant Me [T], notaire associé à [Localité 9], ou de tout autre notaire qu'il plaira, aux fins de réitération de la vente par la signature d'un acte authentique dans les quatre mois de la signification de l'arrêt et, passé ce délai, sous astreinte provisoire de 500 € par jour de retard pendant six mois, après quoi il sera de nouveau statué,
Y ajoutant,
Condamne M. [Y] [I] aux dépens d'appel, avec distraction au profit des avocats qui en ont fait la demande,
Condamne M. [Y] [I] à payer à M. [G] [A] la somme de 3.000 € en application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile.