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Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 1, 16 octobre 2024, n° 22/19513

PARIS

Arrêt

Infirmation

PARTIES

Demandeur :

Chanel (SAS), Chanel Coordination (SAS)

Défendeur :

Kilma Jonak (SARL), Karine (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Douillet

Conseillers :

Mme Barutel, Mme Bohee

Avocats :

Me Grappotte-Benetreau, Me Mergui, Me Boccon Gibod, Me Georges-Picot

T. com. Paris, 15e ch., du 17 oct. 2022,…

17 octobre 2022

EXPOSÉ DU LITIGE

Les sociétés CHANEL et CHANEL COORDINATION (ci-après, les sociétés CHANEL) sont des entreprises spécialisées dans les vêtements et accessoires de luxe. La société CHANEL a la charge de la création des modèles et d'une partie des coûts de promotion (défilés, vidéos') et la société CHANEL COORDINATION produit les modèles et prend en charge les coûts de fabrication (matières premières, masse salariale) et une partie des coûts de communication.

La société KARINE a pour principale activité la création, la fabrication et la commercialisation de modèles de chaussures et d'articles chaussants pour femme sous la marque JONAK. Elle exploite une cinquantaine de boutiques en France à l'enseigne JONAK. La société KILMA JONAK exerce dans le même secteur et exploite le site internet à l'adresse www.jonak.fr où sont proposés à la vente les produits de la marque JONAK.

Estimant que les sociétés KARINE et KILMA JONAK (ci-après, les sociétés JONAK) commercialisaient des articles reprenant les caractéristiques de six modèles de souliers bicolores de la collection printemps été 2020 de la Maison CHANEL, la société CHANEL a, par lettre recommandée avec accusé de réception en date du 27 mai 2020, mis en demeure JONAK de cesser de commercialiser ces produits. Les sociétés JONAK ont répondu le 9 juin et le 6 juillet 2020, indiquant que ces modèles étaient de libre parcours et que les bouts d'empeigne bicolore étaient d'utilisation ancienne. La société CHANEL a renouvelé ces demandes le 29 juillet 2020, y incluant un nouveau modèle de sandale avec une chaine entrelacée de cuir.

Les 21 et 27 juillet 2020, les 4 et 6 août 2020, puis le 27 novembre 2020, la société CHANEL a fait dresser des procès-verbaux de constat, puis, par actes du 17 décembre 2020, les sociétés CHANEL ont attrait les sociétés JONAK devant le tribunal de commerce de Paris sur le fondement du parasitisme.

Par jugement contradictoire rendu le 17 octobre 2022, le tribunal de commerce de Paris :

a condamné solidairement les sociétés JONAK à verser aux sociétés CHANEL la somme de 17.500 € à titre de dommages et intérêts ;

a ordonné à JONAK de :

cesser la commercialisation de la référence IVANA sous astreinte de 1.000 euros par infraction constatée à l'issue d'un délai de dix jours ouvrés à compter de la signification du jugement, pendant 30 jours, et dit que passé ce délai, il sera à nouveau fait droit, déboutant pour le surplus de la demande ;

retirer des circuits de distribution, en vue de leur destruction, de tous les modèles IVANA et ce sous astreinte de 1.000 euros par jour de retard, à l'issue d'un délai de quinze jours à compter de la signification du jugement, pendant 30 jours, et dit que passé ce délai, il sera à nouveau fait droit, déboutant pour le surplus de la demande ;

a débouté les sociétés CHANEL de toutes leurs autres demandes ;

a condamné solidairement les sociétés JONAK à verser aux sociétés CHANEL ou CHANEL COORDINATION la somme de 609,20 € TTC à titre de remboursement de frais de constats ;

a débouté JONAK de sa demande reconventionnelle ;

a condamné in solidum les sociétés JONAK à verser aux sociétés CHANEL SAS ou CHANEL COORDINATION SAS la somme de 10.000 € au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

a débouté les parties de leurs demandes autres, plus amples ou contraires ;

a condamné in solidum les sociétés JONAK aux dépens, dont ceux à recouvrer par le greffe, liquides à la somme de 101,64 € dont 16,73 € de TVA.

Les sociétés CHANEL ont interjeté appel de ce jugement le 18 novembre 2022.

Dans leurs dernières conclusions, numérotées 4 et transmises le 3 juin 2024, les sociétés CHANEL et CHANEL COORDINATION (ensemble, CHANEL), appelantes, demandent à la cour de :

débouter les sociétés Karine et Kilma Jonak de l'intégralité de leurs demandes formées à titre principal, subsidiaire, reconventionnel et en tout état de cause, en ce qu'elles sont irrecevables et mal fondées,

déclarer les sociétés Chanel recevables et fondées en toutes leurs demandes,

faire droit à l'appel des sociétés Chanel et :

réformer le jugement en ce qu'il a :

limité la condamnation solidaire des sociétés Kilma Jonak et Karine à verser aux sociétés Chanel la somme de 17.500 euros à titre de dommages et intérêts,

limité la condamnation solidaire des sociétés Kilma Jonak et Karine à verser aux sociétés Chanel la somme de 609,20 euros TTC à titre de remboursement de frais de constats,

limité la condamnation in solidum des sociétés Kilma Jonak et Karine à verser aux sociétés Chanel la somme de 10.000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile,

infirmer le jugement en ce qu'il a :

débouté les sociétés Chanel de toutes leurs autres demandes,

débouté les sociétés Chanel de leurs demandes autres, plus amples ou contraires,

statuant à nouveau,

déclarer que les sociétés Karine et Kilma Jonak ont commis des actes de parasitisme et sont responsables du préjudice causé aux sociétés Chanel, en raison de la fourniture, de la commercialisation et de la promotion des produits Dhapou, Dhapop, Dhapan, Dhapopin, Dostra, Didbout, Ivana et Daxi, et de l'exploitation de l'image de Chanel et ses produits dans leur communication,

en conséquence,

interdire aux sociétés Karine et Kilma Jonak la poursuite des agissements déloyaux et ce, sous astreinte de 10.000 euros par infraction constatée à l'issue d'un délai de huit jours à compter de la signification de l'arrêt à intervenir et en particulier :

interdire la poursuite de la commercialisation des références :

Dhapou, Dhapop dans une combinaison beige et noire,

Dhapou et Dhapop dans toutes combinaisons de bicolores à bout noir ; Dhapan, Dhapopin, Dostra, Didbout et Daxi dans une combinaison beige et noire dans la même collection et en tout état de cause, de manière simultanée,

Ivana,

interdire la poursuite de la diffusion de publications utilisant l'image et les produits Chanel sur les réseaux sociaux de Jonak et justifier de la suppression desdites publications,

ordonner la confiscation, le retrait des circuits de distribution, en vue de leur destruction suivant les modalités établies par Chanel en conformité avec sa politique de responsabilité sociétale des entreprises, par et aux frais des sociétés Karine et Kilma Jonak, de tous produits incriminés et ce sous astreinte de 5.000 euros par jour de retard, à l'issue d'un délai de quinze jours à compter de la signification du jugement à intervenir,

dire que la cour se réservera la liquidation des astreintes ordonnées,

et pour les préjudices causés,

condamner in solidum les sociétés Karine et Kilma Jonak à verser aux sociétés Chanel la somme de 1,8 millions d'euros à titre de dommages et intérêts, en réparation du préjudice économique subi du fait des actes de parasitisme, à se répartir entre elles,

condamner in solidum les sociétés Karine et Kilma Jonak à verser aux sociétés Chanel la somme de 2 millions d'euros à titre de dommages et intérêts, en réparation de leur préjudice moral subi du fait des actes de parasitisme, à se répartir entre elles,

ordonner la publication du dispositif du jugement à intervenir, pendant une durée de trois mois, sur la partie immédiatement accessible de la page d'accueil du site Internet www.jonak.fr, en caractères lisibles de taille 12, de couleur noire sur fond blanc, sur une surface égale à au moins 50% de la surface de la page d'accueil, dans la partie supérieure de celle-ci et dans un encadré parfaitement visible intitulé « Publication judiciaire », ce sous astreinte de 2.000 euros par jour de retard à compter d'un délai de 48h suivant la signification de l'arrêt à intervenir ;

se réserver la liquidation des astreintes ;

condamner in solidum les sociétés Karine et Kilma Jonak à verser aux sociétés Chanel la somme de 45.000 euros, pour la procédure de première instance et 150.000 euros pour la procédure d'appel au titre de l'article 700 du code de procédure civile,

condamner in solidum les sociétés Karine et Kilma Jonak au remboursement des frais de constat exposés par les sociétés Chanel, soit la somme de 5.935,25 euros,

condamner enfin les sociétés Karine et Kilma Jonak en tous les dépens de l'instance.

Dans leurs dernières conclusions, numérotées 3 et transmises le 10 mai 2024, les sociétés KARINE et KILMA JONAK (ensemble, JONAK), intimées, demandent à la cour de :

confirmer le jugement en ce qu'il a débouté les sociétés CHANEL de toutes « leurs autres demandes »,

infirmer le jugement en ce qu'il a :

condamné solidairement les sociétés KILMA JONAK et KARINE à verser aux sociétés CHANEL SAS ou CHANEL COORDINATION la somme de 17 500 euros à titre de dommages et intérêts,

condamné solidairement les sociétés KILMA JONAK et KARINE à verser aux sociétés CHANEL SAS ou CHANEL COORDINATION la somme de 609.20 euros TTC à titre de remboursement de frais de constats,

ordonné à JONAK de :

cesser la commercialisation de la référence IVANA, sous astreinte de 1 000 euros par infraction constatée, à l'issue d'un délai de 10 jours ouvrés à compter de la signification du présent jugement, pendant 30 jours, passé ce délai, il sera à nouveau fait droit, déboutant pour le surplus de la demande,

retirer des circuits de distribution, en vue de leur destruction, de tous les modèles IVANA et ce sous astreinte de 1 000 € par jour de retard, à l'issue d'un délai de quinze jours, à compter de la signification du présent jugement, pendant 30 jours, passé lequel délai, il sera à nouveau fait droit, déboutant pour le surplus de la demande,

débouté JONAK de sa demande reconventionnelle,

débouté les parties de leurs autres demandes autres, plus amples ou contraires,

condamné in solidum les sociétés KILMA JONAK et KARINE à verser aux sociétés CHANEL SAS ou CHANEL COORDINATION la somme de 10 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile,

condamné in solidum les sociétés KILMA JONAK et KARINE aux dépens, dont ceux à recouvrer par le greffe, liquidés à la somme de 101.64 euros dont 16.73 euros de TVA,

et statuant à nouveau :

In limine litis :

déclarer les sociétés CHANEL irrecevables à agir en concurrence déloyale et/ou en parasitisme à l'encontre des sociétés KARINE et KILMA JONAK en raison de la prescription,

déclarer les sociétés CHANEL irrecevables à agir en concurrence déloyale et/ou en parasitisme à l'encontre des sociétés KARINE et KILMA JONAK en raison du défaut d'intérêt à agir,

déclarer les sociétés CHANEL irrecevables à agir en concurrence déloyale et/ou en parasitisme à l'encontre des sociétés KARINE et KILMA JONAK s'agissant de la commercialisation du modèle de sandales IVANA en raison du défaut de preuve de la commercialisation du modèle CHANEL en France,

à titre subsidiaire, si la cour ne constatait pas que l'action des sociétés CHANEL était irrecevable, débouter les sociétés CHANEL de toutes leurs demandes,

à titre reconventionnel :

déclarer les sociétés CHANEL coupables de faits de concurrence déloyale commis à l'égard des sociétés KARINE et KILMA JONAK,

en conséquence, condamner solidairement les sociétés CHANEL à verser aux sociétés KARINE et KILMA JONAK la somme de 150 000 euros au titre des faits de concurrence déloyale,

en tout état de cause :

condamner les sociétés CHANEL à verser à chacune des sociétés KARINE et KILMA JONAK la somme de 90 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile,

condamner les sociétés CHANEL aux entiers dépens.

L'ordonnance de clôture a été rendue le 11 juin 2024.

MOTIFS DE LA DÉCISION

En application des dispositions de l'article 455 du code de procédure civile, il est expressément renvoyé, pour un exposé exhaustif des prétentions et moyens des parties, aux conclusions écrites qu'elles ont transmises, telles que susvisées.

Sur les demandes en parasitisme des sociétés CHANEL

Sur la recevabilité des demandes

Sur la prescription

Les sociétés JONAK soutiennent que les faits invoqués sont prescrits ; que l'action en concurrence déloyale comme en parasitisme est soumise à un délai de prescription de cinq ans en tant qu'action délictuelle, conformément à l'article 2224 du code civil ; que JONAK commercialise des chaussures pour femmes bicolores à bout contrastant depuis 2001, des chaussures pour femmes beiges et noires depuis 2002 et que la ballerine à bout contrastant existe dans les collections JONAK depuis 2008 et se retrouve dans quasiment toutes les collections de JONAK qui suivent (2009, 2010, 2011 et 2016 pour le modèle beige et noir ; en 2009, 2011 et 2012 pour le modèle blanc et noir) ; que jusqu'en mai 2020, aucun reproche n'a jamais été formulé par CHANEL à l'encontre de JONAK alors que CHANEL indique commercialiser ses « slingbacks » (chaussures à bride, ouvertes à l'arrière et fermée devant) de façon constante depuis 2015 ; qu'il ne peut être contesté que CHANEL avait nécessairement connaissance des collections JONAK, tant en sa qualité de professionnel du marché, qu'en raison des moyens qu'elle investit pour la veille du marché et pour sa politique anti contrefaçon ; que ce qui est reproché à JONAK, ce n'est pas la commercialisation des modèles DHAPOU, DHAPOP, DHAPOPIN, DHAPAN, DIDBOUT, DOSTRA, IVANA depuis 2020, et du modèle DAXI depuis août 2023 (modèle ajouté à la liste par CHANEL dans ses dernières conclusions), mais bien « la reprise du code identitaire beige et noir des souliers CHANEL » et « l'effet de gamme par la déclinaison du bicolore bout noir ».

Les sociétés CHANEL répondent que seuls les modèles DHAPOU, DHAPOP, DHAPOPIN, DHAPAN, DIDBOUT, DOSTRA, IVANA et DAXI, commercialisés depuis 2020, sont visés dans la présente procédure ; qu'elles ne cherchent nullement à interdire aux sociétés JONAK la commercialisation de produits chaussants présentant un bout de couleur différente de celle de la tige et que les quelques modèles épars de souliers JONAK qui auraient été commercialisés entre 2002 et 2015 et qui n'ont aucune caractéristique commune avec les produits visés, ne peuvent faire un courir un quelconque délai de prescription qui leur serait opposable.

Ceci étant exposé, une action en concurrence déloyale ou en parasitisme, de nature délictuelle, est soumise au régime de la prescription de l'article 2224 du code civil, de sorte que le délai quinquennal court du jour où le demandeur a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l'exercer, peu important que les agissements déloyaux ou parasitaires se soient inscrits dans la durée.

En l'espèce, les actes de parasitisme invoqués par les sociétés CHANEL visent très clairement les modèles DHAPOU, DHAPOP, DHAPOPIN, DHAPAN, DOSTRA et DIDBOUT, tels que reproduits dans la lettre de mise en demeure du 27 mai 2020, nommément désignés dans une autre lettre de mise en demeure du 29 juillet 2020 dans laquelle était en outre incriminé un modèle de sandale IVANA. En appel, les sociétés CHANEL invoquent également un modèle de ballerine DAXI. Chacun de ces huit modèles est précisément désigné et reproduit dans leurs conclusions. Ces modèles sont en outre abondamment cités et même reproduits dans les écritures des sociétés JONAK.

Il n'est pas contesté que les sociétés JONAK ont commercialisé les modèles litigieux à partir de l'année 2020.

Il s'en déduit que l'action en parasitisme introduite par assignations du 17 décembre 2020, n'est pas prescrite.

La fin de non-recevoir soulevée par les sociétés JONAK sera en conséquence rejetée.

Sur l'intérêt à agir

Les sociétés JONAK soutiennent que l'action en parasitisme est irrecevable en raison de l'indétermination des demandes respectives des deux sociétés CHANEL et CHANEL COORDINATION, ce qui relève de l'absence d'intérêt à agir au sens de l'article 31 du code de procédure civile ; que chacune des sociétés CHANEL doit justifier d'un intérêt à agir en parasitisme par des motifs propres et distincts ; que les extraits Kbis de ces deux sociétés ne correspondent pas à la répartition des attributions des sociétés CHANEL tel que présentée dans l'assignation aux seules fins de démultiplier les demandes indemnitaires ; qu'il n'est pas justifié de la réelle répartition des tâches entre les deux sociétés (la fabrication et la commercialisation des chaussures figurent dans les deux statuts) ; que les deux sociétés doivent démontrer qu'elles ont personnellement fourni des efforts et engagé des investissements pour le développement et la création de la valeur économique individualisée invoquée et qu'elles subissent chacune un préjudice réel, certain et direct.

Les sociétés CHANEL demandent la confirmation du jugement sur ce point, arguant que leur intérêt à agir doit s'apprécier à la lumière de leur objet social respectif tel qu'il figure dans leurs statuts, et plus largement au regard de l'activité réelle qu'elles exercent.

Ceci étant exposé, selon l'article 31 du code de procédure civile, « L'action est ouverte à tous ceux qui ont un intérêt légitime au succès ou au rejet d'une prétention, sous réserve des cas dans lesquels la loi attribue le droit d'agir aux seules personnes qu'elle qualifie pour élever ou combattre une prétention, ou pour défendre un intérêt déterminé ».

En l'espèce, il ressort des statuts produits par les appelantes que la société CHANEL a pour objet « toutes opérations industrielles et commerciales et plus particulièrement mais non limitativement : (a) la fabrication, la commercialisation, la vente, la diffusion, l'importation et l'exportation de tout ce qui se rapporte à : (i) ' chaussures ' » et la société CHANEL COORDINATION, « en France ou à l'étranger, la fabrication, la commercialisation, la vente, la diffusion, l'importation et l'exportation de tout ce qui se rapporte à : (') chaussures (') ». En outre, les sociétés CHANEL apportent deux attestations de leur commissaire aux comptes indiquant que la société CHANEL supporte les frais de création et de promotion des collections de souliers et que la société CHANEL COORDINATION assume les coûts de fabrication et une partie des coûts de communication.

L'intérêt à agir des deux sociétés étant ainsi établi à suffisance, la fin de non-recevoir des sociétés JONAK sera rejetée et le jugement confirmé de ce chef mais complété dès lors qu'il a omis de mentionner dans son dispositif le rejet de cette fin de non-recevoir sur laquelle il a néanmoins statué.

Sur la preuve de la commercialisation du modèle CHANEL (correspondant à la sandale litigieuse IVANA) en France

Les sociétés JONAK soutiennent que les sociétés CHANEL n'apportent pas la preuve que le modèle prétendument parasité par la sandale IVANA a été effectivement commercialisé (en l'absence de toute référence, de prix, de capture d'écran communiquée') et qu'il constitue ainsi une valeur économique individualisée.

Cette argumentation érigée en fin de non-recevoir relève en réalité du fond et il y sera répondu dans les développements qui suivent.

Sur le bien-fondé des demandes

Sur la matérialité des faits de parasitisme

Les sociétés CHANEL soutiennent que les sociétés JONAK se sont délibérément placées dans le sillage de la Maison CHANEL de façon à profiter indûment de ses investissements, de sa notoriété et de son image exclusive ; que la faute de JONAK, de nature à engager sa responsabilité civile, résulte d'un ensemble d'éléments qui, appréciés globalement, constituent la preuve d'une attitude parasitaire, à savoir : (i) la reprise du code identitaire beige et noir pour une gamme de souliers, précisément identifiés et proposés simultanément (DHAPOP, DHAPOU, DHAPAN, DHAPOPIN, DOSTRA, DIDBOUT et désormais DAXI) ; (ii) la reprise des caractéristiques de modèles de CHANEL (« slingbacks » iconiques et modèles DHAPOP et DHAPOU, sandales en chaîne entrelacée et modèle IVANA) ; (iii) l'effet de gamme créé par la déclinaison des « slingbacks » en une multitude de combinaisons bicolores, dans les mêmes couleurs que CHANEL et (iv) l'usage de l'image et de la notoriété de CHANEL dans sa communication. Elles soutiennent que ces agissements ont été multipliés sur plusieurs collections et perdurent encore à ce jour.

Les sociétés JONAK opposent que les sociétés CHANEL, qui ont invoqué en première instance à la fois la concurrence déloyale et le parasitisme, se concentrent en appel sur le seul parasitisme tout en conservant leurs allégations au titre d'un effet de gamme ou de la reprise de caractéristiques, ce qui ne relève pas du parasitisme ; que CHANEL persiste à revendiquer un droit sur l'association des couleurs beige et noir, l'usage du bicolore dans les chaussures, la chaussure à bout contrastant et la « slingback » ; que faire droit aux prétentions de CHANEL reviendrait à lui accorder un monopole d'exploitation injustifié sur une association de couleurs banales, extrêmement courante, répondant à des impératifs techniques et non appropriable ; que les demandes portant sur la sandale IVANA ne pourront qu'être rejetées faute de preuve de la commercialisation effective du modèle CHANEL que la sandale IVANA parasiterait ; que l'action en ce qu'elle porte sur les modèles bicolores est tout aussi infondée ; qu'en effet, CHANEL ne démontre pas l'existence d'une valeur économique individualisée que JONAK aurait captée ; que CHANEL se borne à revendiquer un droit sur l'association beige et noir, alors qu'il ne s'agit pas du code couleur de CHANEL, le noir et le blanc ayant en réalité été adoptés pour l'esthétisme général de la Maison CHANEL, et que l'association du beige et du noir n'est pas appropriable pas plus que le bout contrastant d'une chaussure, des chaussures à bout noir se retrouvant dans l'histoire de la chaussure dès le XIXème siècle et relevant désormais d'un fonds commun surexploité dans le secteur de la chaussure ; qu'au demeurant, la combinaison beige et noir est rare dans les collections CHANEL actuelles ; qu'on ne peut analyser les produits JONAK comme une volonté de sa part de tirer profit d'un quelconque savoir-faire ou d'une quelconque notoriété de CHANEL puisque JONAK est devenu, depuis sa création, en 1964, un acteur important du monde de la chaussure féminine à prix abordables, qu'elle a toujours pris soin de créer ses propres modèles et adopté depuis de nombreuses années l'effet visuel d'un bout de chaussure de couleur différente de la tige ; qu'en outre, CHANEL ne revendique pas en réalité une combinaison invariable mais toutes les teintes de beige et un bout contrastant de tailles, de matières et de couleurs diverses alors, par définition, qu'une valeur économique individualisée ne subit pas de variation ; que les impressions visuelles dégagées par les chaussures en litige sont différentes, notamment du fait de brides très distinctes ; que CHANEL argue vainement d'un effet de gamme, en prétendant à un monopole sur la bichromie, en découpant artificiellement les collections JONAK et en extrayant 6 modèles sur 500 ; qu'enfin, CHANEL argue à tort d'un usage de son image dans la communication de JONAK, son argumentation sur ce point se résumant à quelques publications émanant de tiers montrant quelques accessoires CHANEL, mais sans l'association avec les chaussures bicolores critiquées.

Ceci étant exposé, le parasitisme, fondé sur l'article 1240 du code civil, consiste, pour un opérateur économique, à se placer dans le sillage d'un autre afin de tirer indûment profit de ses efforts, de son savoir-faire, de sa notoriété ou de ses investissements. Il requiert la circonstance qu'à titre lucratif et de façon injustifiée, une personne morale ou physique copie une valeur économique d'autrui, individualisée et procurant un avantage concurrentiel, fruit d'un savoir-faire, d'un travail intellectuel et d'investissements.

Cette notion est appréciée au regard du principe de la liberté du commerce et de l'industrie qui implique qu'un produit qui ne fait pas ou ne fait plus l'objet de droits de propriété intellectuelle, puisse être librement reproduit, sous certaines conditions tenant à l'absence de faute par l'existence d'une captation parasitaire, circonstance attentatoire à l'exercice paisible et loyal du commerce.

Il incombe à celui qui se prétend victime d'actes de parasitisme d'en rapporter la preuve et de démontrer que les éléments constitutifs de ces comportements répréhensibles sont réunis, à savoir l'existence d'une valeur économique individualisée résultant d'un savoir-faire, d'un travail intellectuel, d'une notoriété et d'investissements, l'inspiration ou l'évocation de cette valeur économique procurant un avantage concurrentiel à l'auteur des actes parasitaires et une inspiration ou une évocation intentionnelle injustifiée et à titre lucratif.

En l'espèce, en ce qui concerne la reprise du code couleur beige et noir, les sociétés CHANEL justifient par les pièces qu'elles produisent que l'association de ces couleurs est proposée de manière constante dans leurs collections de chaussures. Cependant, les sociétés JONAK observent à juste raison que le code couleur de la Maison CHANEL est plutôt le blanc et le noir (vidéo YouTube « Les couleurs ' Inside CHANEL ; décoration des boutiques et devantures CHANEL ; design du site internet CHANEL ; code couleur des emballages, campagnes publicitaires') et que l'association de ces deux couleurs, au demeurant classiques pour des chaussures, ne saurait être appropriable en soi. Il appartient donc aux sociétés CHANEL de démontrer que l'application de ces deux couleurs pour les chaussures CHANEL prétendument parasitées par les chaussures commercialisées par les sociétés JONAK sous les dénominations DHAPOU, DHAPOP, DHAPAN, DHAPOPIN, DOSTRA, DIDBOUT et DAXI constitue une valeur économique individualisée, ce qui revient à établir que les modèles de chaussures CHANEL concernés constituent des valeurs économiques individualisées.

À cet égard, les appelantes produisent notamment :

deux photographies extraites du catalogue du [8] de [Localité 9] de 1957 et de 1959 montrant une « slingback » à talon haut bicolore beige/noir (pièce 1.8) ;

une photographie extraite du catalogue du musée Galliera (1960) montrant une « slingback » à talon haut bicolore beige/noir (pièce 1.8) ;

de nombreuses photographies montrant des mannequins de la Maison CHANEL portant des « slingbacks » bicolores beige/noir (pièce 1.8) ;

des photographies d'actrices portant des « slingbacks » CHANEL bicolores beige/noir ([D] [B], [I] [W], [E] [N], [T] [K]') (pièce 1.8) ;

des photographies de « slingbacks » CHANEL extraites des magazines Vogue, Vogue (US), Jour de France, Elle, i Hola ! (pièce 1.8) ;

une photographie du film Baisers volés où l'actrice fait l'acquisition d'une paire de « slingbacks » bicolores CHANEL ; des photographies du film Un éléphant ça trompe énormément où l'actrice ([X] [Y]) porte des « slingbacks » bicolores CHANEL (pièce 1.8) ;

des photographies extraites des défilés CHANEL de 1965 à 2022 où les mannequins portent principalement des « slingbacks » bicolores (pièce 1.8 bis) ;

le recensement en pages 19 à 21 des conclusions des appelantes des modèles de « slingbacks » bicolores beige/noir CHANEL déclinés de 1959 à 2023 ;

un sondage IFOP 2023 réalisé sur un panel de 500 femmes, acheteuses de chaussures (pour moitié, de chaussures de luxe) lors duquel les sondées se sont vu présenter les reproductions de deux modèles « slingbacks » JONAK (les modèles DHAPOU et DHAPOP) aux fins d'en identifier la marque d'origine parmi une liste de 14 marques de chaussures (de luxe et non de luxe), 20 % des personnes interrogées répondant CHANEL, qui recueille le plus grand nombre de réponses juste devant MINELLI (avec seulement 9 %), 31 % des personnes interrogées se disant très intéressées par le luxe attribuant ces modèles à CHANEL et la très grande majorité (74 %) des personnes interrogées attribuant les souliers à CHANEL en raison de leurs couleurs (dont 25 % l'aspect bicolore et 22 % le bout noir) (pièce 3. 35) ;

une importante revue de presse montrant principalement des « slingbacks » (pièce 1.5) ;

l'ouvrage « Little book of CHANEL ' The story of the iconic fashion designer » (édition 2020) mettant spécialement en avant, au titre des accessoires, une paire de « slingbacks » beige à bouts noires (page 144) (pièce 73 de JONAK) ;

l'attestation du cabinet de commissaires aux comptes DELOITTE relative aux investissements engagés par CHANEL qui distingue, d'une part, les dépenses engagées pour la ligne de produit « souliers » et pour l'ensemble des lignes de produit de l'activité Mode par les sociétés CHANEL et CHANEL COORDINATION (278 501 € HT en 2018 et 325 090 € en 2019) et, d'autre part, les dépenses engagées par CHANEL en 2015 en lien avec les shootings des souliers « slingbacks » : 272 914 € HT (pièce 1.19).

Il ressort à suffisance de ces pièces que la « slingback » bicolore beige et noir CHANEL, créée en 1957 et devenue un modèle récurrent des collections CHANEL depuis 2105, aussi bien dans sa version talon bas qu'en sa version talon haut, jouit d'une réelle notoriété et constitue une valeur économique individualisée :

Les pièces versées au débat par les appelantes établissent également que la chaîne composée de maillons métalliques entrelacés avec un lien de cuir, utilisée initialement pour la bandoulière du sac modèle 2.55 de CHANEL, et qui est appliquée désormais, de façon constante, sur divers autres types d'accessoires (ceintures, bijoux et également chaussures), constitue un élément essentiel de la Maison CHANEL, étant désignée par la presse spécialisée comme la « mythique chaîne de Chanel » (blog Luxe Lab by [7] [[7] - [Localité 10]]) (pièces 1.17 et 1.17 bis). De ce fait, quand bien même les sociétés CHANEL ne produisent pas d'éléments relatifs aux investissements propres à cette chaîne de métal et de cuir entrelacés, qui est un élément récurrent des produits CHANEL, la cour fait sienne l'appréciation du tribunal qui a jugé que la sandale revendiquée par les appelantes, présentée au cours de la saison P/E 2019, représentée sur le site Pinterest avec un lien renvoyant sur le site chanel.com accessible depuis la France (pièce 1.18 appelantes), du fait que sa bride est constituée d'une chaîne entrelacée de cuir, « symbole et signe distinctif de la maison CHANEL » (blog Luxe Lab by [7]), constitue une valeur économique individualisée :

En revanche, comme le tribunal, la cour estime que l'existence de valeurs économiques individualisées pour les autres modèles CHANEL prétendument repris par les sociétés JONAK n'est pas établie, ces chaussures, de l'aveu même des sociétés CHANEL, n'ayant été commercialisées qu'au cours d'une seule saison : printemps/été 2004 pour la chaussure prétendument reprise par le modèle DHAPAN, printemps/été 2013 pour la chaussure prétendument reprise par le modèle DHAPOPIN, 2012 pour la chaussure prétendument reprise par le modèle DOSTRA, automne/hiver 2019 pour le modèle DIDBOUT. En outre, il n'est pas versé de pièces les concernant établissant une quelconque notoriété.

L'existence d'une valeur économique individualisée n'est pas davantage démontrée en ce qui concerne la ballerine ultra plate prétendument reprise par le modèle DAXI de JONAK (celui-ci créé en 2023, en cours de procédure), qui n'était pas invoquée en première instance, les sociétés CHANEL justifiant certes qu'une ballerine est commercialisée de manière continue depuis 2002 mais ne versant pas d'éléments ' hormis deux photographies d'une campagne de publicité de 1985, un film « Inside CHANEL » de 2014 faisant apparaître pendant quelques secondes la ballerine et une photographie de l'actrice [C] [A] portant les ballerines dans un film publicitaire pour une gamme de maquillage diffusé en 2020 ' permettant de retenir qu'elle est le fruit d'investissements particuliers, qu'elle a été particulièrement mise en avant et/ou bénéficie d'une réelle notoriété.

Hormis des différences de matière liées au fait que les chaussures CHANEL sont des chaussures de luxe, de confection plus soignée, avec des semelles extérieures en daim, plus souple que le cuir des chaussures JONAK, les modèles de « slingbacks » DHAPOU et DHAPOP commercialisés par les sociétés JONAK reprennent les caractéristiques des modèles CHANEL : embout de couleur noir délimité par une ligne droite ; embout de mêmes proportions ; même échancrure découvrant largement le dessus du pied ; talon carré de même hauteur (dans la version basse et dans la version haute). Les seules différences résident dans la couleur du talon ' beige chez CHANEL et noir chez JONAK ' et la forme de la bride ' sur la « slingback » CHANEL, la bride, asymétrique et sans fermoir mais avec une partie en élastique, ne borde pas le côté intérieur du pied, alors que sur la « slingback » JONAK la bride fait le tour de tout l'arrière du pied et se ferme avec un fermoir argenté. Il reste que l'impression visuelle d'ensemble entre les deux chaussures est très proche. Les sociétés JONAK ont en outre choisi de décliner leur « slingback » bicolore beige/noir en deux versions ' à talon bas et à talon haut ' à l'instar des sociétés CHANEL.

Les sociétés JONAK ne contestent pas la très grande proximité entre les sandales IVANA, proposées à la vente par JONAK à l'été 2020, et les sandales CHANEL à chaîne entrelacée de cuir, qui sont toutes des sandales de type mules (sans bride à l'arrière) et présentant, sur l'empeigne de la chaussure, exactement les mêmes lanières en partie confectionnées en chaîne de métal entrelacée de cuir et le même type de fermoir sur le côté, indiquant seulement qu'elle a acquis les produits litigieux auprès d'un fournisseur turc dont elle a communiqué les coordonnées à la société CHANEL par courrier de son conseil du 4 août 2020, et qu'elle les a retirées de la vente sitôt après la mise en demeure de CHANEL.

Comme il a été dit, le sondage précité montre que 20 % des consommatrices de chaussures (de luxe ou non) attribuent à CHANEL les deux « slingbacks » JONAK, en raison notamment des couleurs (74 %) et dans une moindre mesure de leur forme (32 %). Parmi les réponses spontanées apportées pour expliquer un tel rapprochement, on peut lire, notamment : « c'est un modèle de Chanel que je connais et que je possède » ; « ancien modèle typique de Chanel qui ne se démode jamais » ; « les deux couleurs beige et noir, et la forme ouverte derrière le talon » ; « le style, la forme, le design et les couleurs » ; « la forme classique, la pointe noire, les couleurs » ; « modèle iconique de la marque [Chanel] ».

De nombreuses internautes ont effectué le rapprochement entre les chaussures en cause et souligné leur ressemblance aussi bien sous les publications par la société JONAK de photos des « slingbacks » litigieuses (« Elles me font pensé au Chanel trop belle » ; « On dirait presque du @chanelofficial » ; « Inspi Chanel ») que sur leurs comptes personnels (« Faute d'avoir les Chanel'j'ai craqué pour ce modèle (') @chanelofficial #chanel #chanelslingback » ; « Alors le petit look blogueuse' la veste beige les dupes Chanel » ; « L'occasion de vous présenter les petites dernières du shoes bar. Comme un air des Chanel », « So Chanel, vous trouvez pas ' » ; « En attendant les Chanel (un jour, peut-être') j'ai choisi le modèle @jonak » ; « très chanel et en moins chères, alors yes ! »') (pièces 3.10 des appelantes). Les appelantes soulignent à juste raison que les internautes présentent parfois les chaussures litigieuses JONAK en les associant à des accessoires CHANEL qu'elles possèdent, notamment au sac matelassé à chaîne entrelacée de cuir CHANEL (pièce 3.11).

L'intention de JONAK de se mettre dans le sillage de CHANEL, en profitant notamment de la notoriété de ses « slingbacks », en version basse et en version haute, est établie à suffisance dès lors qu'elle-même, dans sa communication sur les réseaux sociaux Instagram et Tik Tok, associe ses produits, parmi lesquels les « slingbacks » bicolores beige/noir, avec l'univers CHANEL (pièces 3.12 et 3.12 bis) :

Les sociétés CHANEL indiquent, sans être démenties, que JONAK a aussi publié sur son compte Instagram, quelques jours avant le jugement de première instance, une photographie de [V] [L] qui a été son directeur artistique pendant plusieurs décennies.

Les sociétés CHANEL invoquent enfin un effet de gamme résultant du fait que les sociétés JONAK auraient commercialisé leurs deux modèles de « slingbacks » bicolores DHAPOU et DHAPOP dans différents coloris reprenant ceux dans lesquels elles-mêmes ont décliné leurs « slingbacks » (marron/noir, bleu clair/noir, camel/noir, gris/noir') mais il n'est pas démontré la présence des modèles CHANEL dans toutes ces couleurs au moment où auraient été commercialisées les modèles litigieux JONAK dans ces mêmes couleurs.

Il résulte des développements qui précèdent que le comportement parasitaire des sociétés JONAK est établi pour ce qui concerne la commercialisation de la sandale IVANA et des « slingback » DHAPOU et DHAPOP. Le jugement sera réformé en ce sens.

Sur les réparations

Les sociétés CHANEL invoquent un préjudice économique résultant de la dilution du caractère attractif de leurs produits de luxe par la vente par JONAK d'alternatives à bas prix. Elles font valoir que les comportements parasitaires de JONAK l'empêchent de bénéficier d'un retour sur ses investissements et ont permis aux deux sociétés de dégager un bénéfice illégitime, qui ne peut être conservé, sauf à rendre leur faute lucrative ; que grâce aux éléments d'information produits par JONAK, elle est en mesure d'indiquer que celle-ci réalise sur les 24 modèles incriminés (certains des 8 modèles étant vendus en plusieurs versions (cuir mat/ cuir verni) ou en plusieurs couleurs) un chiffre d'affaires annuel de 647 500 € ; que la marge réalisée peut être estimée à 60 % ; que les actes litigieux ont débuté dès les collections 2019, d'après les références des produits figurant sur le site de vente en ligne, et qu'ils se poursuivent aujourd'hui ; qu'il doit être tenu compte de l'augmentation du prix des « slingbacks » DHAPOU et DHAPOP en 2021 (vendus désormais respectivement au prix de 125 € et 135 €) ; que compte tenu de la multiplication des agissements litigieux, de leur durée bien supérieure à un an, de la désinvolture de JONAK qui poursuit ses agissements déloyaux et n'a pas exécuté les condamnations prononcées en première instance s'agissant du modèle IVANA, la marge indue réalisée par JONAK ne saurait être inférieure à 800.000 euros ; qu'en définitive, en prenant en considération la dilution de l'investissement de CHANEL et la marge indument réalisée par JONAK, le préjudice économique subi par CHANEL du fait des actes déloyaux peut être estimé à 1,8 millions d'euros. Elles invoquent en outre un préjudice moral résultant de la dilution et de la banalisation des codes de la Maison CHANEL et de ses créations emblématiques, ce qui entraîne une diminution de son pouvoir d'attraction auprès du public, ajoutant que par l'ampleur des faits litigieux, c'est l'attractivité de la marque CHANEL qui se trouve affaiblie et sa position sur le marché du luxe affectée. Elles demandent enfin des mesures complémentaires d'interdiction, de retrait, de destruction et de publication.

Les sociétés JONAK concluent à l'absence de préjudice économique et moral subi par les sociétés CHANEL, arguant que la commercialisation des produits litigieux n'a eu aucune répercussion sur la notoriété de la Maison CHANEL et de ses produits chaussants, sur son image ou sur ses résultats commerciaux. Elles soutiennent que le demandeur à une action en parasitisme ne peut obtenir de dommages-intérêts que fondés sur la restitution partielle (en fonction du chiffre d'affaires du demandeur) de l'avantage réalisé par le « parasite », dans le but de rééquilibrer les efforts réalisés par les parties sur le marché et compenser l'avantage concurrentiel indu acquis par l'auteur du parasitisme ; que le préjudice de CHANEL ne peut consister en l'intégralité des montants dépensés pour la création, la production et la promotion de ses chaussures, qui ne sont ni chiffrés ni établis ; que CHANEL ne peut pas davantage calculer son préjudice sur la base des quantités de produits JONAK qu'elle estime avoir été vendues ; que les ventes des produits JONAK sont sans commune mesure avec les montants demandés par CHANEL ; que JONAK a investi des sommes non négligeables dans la conception des modèles et des collections qui lui sont reprochés ; que certains des modèles litigieux ne sont plus commercialisés depuis 2020 ; que la clientèle de CHANEL est très différente de celle de JONAK, les prix des deux marques étant très éloignés ; que CHANEL ne communique aucun chiffre sur les ventes de ses « slingbacks » ; que le tribunal ayant écarté toute faute de JONAK dans la commercialisation des modèles de chaussures bicolores, elle a pu légitimement poursuivre cette commercialisation. Elles contestent de même tout préjudice moral, faisant valoir que CHANEL ne subit aucun préjudice d'image de marque puisque les consommateurs distinguent sans difficultés les produits JONAK et les produits de luxe CHANEL ; que les parties ne sont pas concurrentes, ne commercialisant pas les mêmes produits ; que l'image de luxe ou de rareté de CHANEL n'a donc jamais été dépréciée.

Ceci étant exposé, il est rappelé qu'en matière de parasitisme, la réparation du préjudice peut être évaluée en prenant en considération l'avantage indu que s'est octroyé l'auteur des actes délictuels au détriment de ses concurrents, modulé à proportion des volumes d'affaires respectifs des parties affectés par ces actes (Cass, 12 février 2020, 17-31.614).

En l'espèce, il y a lieu de tenir compte, pour évaluer le préjudice économique subi par les sociétés CHANEL, de la commercialisation par les sociétés JONAK de deux modèles DHAPOU (en cuir mat et en cuir verni) vendus à 99 €, de deux modèles DHAPOP (en cuir mat et en cuir verni) vendus à 115 € et de deux modèles de sandales IVANA (un modèle marron et un modèle beige) vendus à 85 €, et de la vente par JONAK en moyenne chaque année de 250 paires par modèle, selon le chiffre avancé par CHANEL et non sérieusement contesté.

Une marge de 60 % sera retenue.

Il est constant que les modèles DHAPOU et DHAPOP sont proposés tout au long de l'année par JONAK, ce qui n'est pas le cas de la sandale IVANA. Il n'est pas contesté que les modèles DHAPOU et DHAPOP sont toujours proposés à la vente.

Les sociétés CHANEL ne donnent pas d'indication quant au nombre de paires de chaussures concernées par les faits de parasitisme qu'elles-mêmes commercialisent.

Les sociétés CHANEL et JONAK ne sont pas directement concurrentes, n'intervenant pas sur le même segment de marché eu égard aux prix des chaussures qu'elles commercialisent, qui sont très éloignés (les « slingbacks » CHANEL sont commercialisés à environ 1 000 € ; ceux de JONAK à environ 120 €).

Les sociétés CHANEL font valoir à juste raison que le comportement parasitaire des sociétés JONAK, qui leur permet de commercialiser à bas prix des alternatives de leurs produits de luxe, entraîne une dilution du caractère attractif de ces produits.

Elles subissent en outre un préjudice moral du fait de la banalisation de créations emblématiques, ce qui entraîne, dans une certaine mesure, une diminution de leur pouvoir d'attraction auprès du public.

La cour dispose ainsi des éléments suffisants pour condamner in solidum les sociétés JONAK à payer aux sociétés CHANEL la somme de 150 000 € au titre de leur préjudice économique et celle de 30 000 € au titre de leur préjudice moral.

Il sera fait interdiction aux sociétés JONAK de poursuivre les agissements parasitaires et ce, sous astreinte de 1 000 euros par jour à l'issue d'un délai d'un mois à compter de la signification de cet arrêt et pendant 3 mois, et en particulier :

de cesser la commercialisation des chaussures dénommées DHAPOU, DHAPOP (dans leur version beige/noir) et IVANA,

de cesser la diffusion de publications utilisant l'image et les produits CHANEL sur les réseaux sociaux de JONAK.

Seront également ordonnés la confiscation et le retrait des circuits de distribution, en vue de leur destruction suivant les modalités établies par CHANEL en conformité avec sa politique de responsabilité sociétale des entreprises, par et aux frais des sociétés JONAK, des produits incriminés, et ce sous astreinte de 1 000 euros par jour de retard, à l'issue d'un délai d'un mois à compter de la signification de cet arrêt et pendant 3 mois.

Il n'y a lieu pour la cour de se réserver la liquidation des astreintes ordonnées.

Le jugement sera réformé en ce sens.

Le préjudice des sociétés CHANEL étant ainsi suffisamment réparé, il n'y a pas lieu de faire droit à la demande de publication.

Sur les demandes en concurrence déloyale des sociétés JONAK

Les sociétés JONAK soutiennent qu'en engageant la présente procédure, CHANEL a agi de manière déloyale en tentant d'intimider JONAK et en tentant de lui interdire toute exploitation paisible de son activité dans le domaine de la chaussure ; que CHANEL a poursuivi ces agissements en interjetant appel d'un jugement pourtant motivé, et qui a reconnu justifiée (à tort) une partie de ses prétentions ; que ce comportement, distinct de l'abus du droit d'agir en justice, constitue un comportement caractéristique de la concurrence déloyale et doit être sanctionné sur le fondement de l'article 1240 du code civil.

Le sens du présent arrêt conduit au rejet de la demande en concurrence déloyale des sociétés JONAK. Le jugement sera confirmé de ce chef.

Sur les dépens et les frais irrépétibles

Les sociétés JONAK, parties perdantes, seront condamnées aux dépens d'appel et garderont à leur charge les frais non compris dans les dépens qu'elles ont exposés à l'occasion de la présente instance, les dispositions prises sur les dépens et frais irrépétibles de première instance étant confirmées.

La somme qui doit être mise à la charge des sociétés JONAK au titre des frais non compris dans les dépens exposés par les sociétés CHANEL peut être équitablement fixée à 40 000 €, en ce compris les frais de constat d'huissier, cette somme complétant celle allouée en première instance.

PAR CES MOTIFS,

Rejette les fins de non-recevoir tirées de la prescription et du défaut d'intérêt à agir des sociétés CHANEL et CHANEL COORDINATION (CHANEL) soulevées par les sociétés KARINE et KILMA JONAK (JONAK),

Infirme le jugement sauf en ses dispositions relatives au remboursement des frais de constat, au rejet de la demande reconventionnelle des sociétés JONAK pour concurrence déloyale, aux dépens et frais irrépétibles de première instance,

L'infirme pour le surplus et statuant à nouveau,

Dit que les sociétés JONAK ont commis des actes de parasitisme en raison de la fourniture, de la commercialisation et de la promotion des chaussures dénommées DHAPOU, DHAPOP et IVANA, et de l'exploitation de l'image de CHANEL et de ses produits dans leur communication,

Condamne in solidum les sociétés JONAK à payer aux sociétés CHANEL à titre de dommages et intérêts en réparation des actes de parasitisme :

la somme de de 150 000 € au titre de leur préjudice économique,

et celle de 30 000 € au titre de leur préjudice moral,

Fait interdiction aux société JONAK de poursuivre les agissements parasitaires et ce, sous astreinte de 1 000 euros par jour à l'issue d'un délai d'un mois à compter de la signification du présent arrêt et pendant 3 mois, et en particulier, de cesser la commercialisation des chaussures dénommés DHAPOU, DHAPOP (dans leur version beige/noir) et IVANA et de cesser la diffusion de publications utilisant l'image et les produits CHANEL sur les réseaux sociaux de JONAK,

Ordonne la confiscation, le retrait des circuits de distribution, en vue de leur destruction suivant les modalités établies par CHANEL, en conformité avec sa politique de responsabilité sociétale des entreprises, par et aux frais des sociétés JONAK, des produits incriminés, et ce sous astreinte de 1 000 euros par jour de retard à l'issue d'un délai d'un mois à compter de la signification du présent arrêt et pendant 3 mois,

Déboute les sociétés CHANEL du surplus de leurs demandes,

Condamne in solidum les sociétés JONAK aux dépens d'appel, ainsi qu'au paiement aux sociétés CHANEL de la somme de 40 000 €, en ce compris les frais de constat d'huissier, en application de l'article 700 du code de procédure civile.