CA Caen, 2e ch. civ., 17 octobre 2024, n° 23/00420
CAEN
Arrêt
Infirmation partielle
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Emily
Conseillers :
Mme Courtade, M. Gouarin
Avocats :
Me Reynaud, Me Poisson, Me Pilot
FAITS, PROCEDURE ET PRETENTIONS
Selon acte notarié du 30 octobre 2007, M. [N] [O] et Mme [Y] [F] épouse [O] (les époux [O]) ont donné à bail à M. [I] [R] et Mme [C] [U] épouse [R] (les époux [R]) un local situé [Adresse 5] à [Localité 12] comprenant une salle de bar-tabac-journaux, une arrière-boutique au rez-de-chaussée et un logement à l'étage, à destination exclusive d'un commerce de bar, tabac, presse, jeux, bimbeloterie, vente à emporter, moyennant un loyer annuel d'un montant de 15.600 euros indexé sur l'indice INSEE du coût de la construction, payable par termes mensuels échus de 1.300 euros.
Le 30 août 2018, les preneurs ont sollicité le renouvellement de ce bail commercial.
Le 28 septembre 2018, les bailleurs ont accepté le principe du renouvellement du bail mais sollicité l'augmentation du loyer à la somme annuelle de 24.000 euros.
Suivant mémoire du 25 février 2019, les preneurs se sont opposé à l'augmentation du loyer.
Par mémoire du 22 mars 2019, les bailleurs ont maintenu leur demande de hausse du loyer du bail renouvelé.
Désigné dans le cadre d'une instance relative à l'état de l'immeuble en cause, M. [E], expert près cette cour, avait déposé, le 17 janvier 2018, un rapport concluant notamment à la fixation du loyer à la somme annuelle de 11.676,20 euros à compter du 1er octobre 2018.
Au 1er octobre 2018, le loyer annuel s'élevait à la somme de 18.469,96 euros.
Faute d'accord intervenu entre les parties, le juge des loyers commerciaux du tribunal judiciaire de Lisieux a constaté le renouvellement du bail litigieux au 1er octobre 2018 pour une durée de neuf ans et ordonné une expertise concernant le montant du loyer du bail renouvelé, confiée à M. [W].
L'expert judiciaire a déposé son rapport le 31 mars 2020, concluant à la fixation du loyer du bail renouvelé au 1er octobre 2018 à la somme annuelle de 12.571 euros.
Suivant acte d'huissier du 19 novembre 2020, les preneurs ont fait assigner les bailleurs devant le juge des loyers commerciaux du tribunal judiciaire de Lisieux aux fins, notamment, de voir fixer le loyer du bail renouvelé à la somme annuelle de 10.653 euros à compter du 1er octobre 2018.
Par jugement du 15 avril 2021, le juge des loyers commerciaux du tribunal judiciaire de Lisieux a :
- fixé à la somme annuelle de 12.571 euros HT et HC rétroactivement au 1er octobre 2018 le montant du loyer du bail renouvelé entre les époux [R] et les époux [O] toutes autres charges et conditions maintenues,
- dit que les arriérés de loyers seront productifs d'intérêt au taux légal à compter du 1er octobre 2018,
- ordonné la capitalisation des intérêts,
- condamné les époux [O] à payer aux époux [R] la somme de 2.000 euros à titre d'indemnité de procédure ainsi qu'aux dépens comprenant les frais d'expertise,
- ordonné l'exécution provisoire de sa décision,
- débouté les parties de leurs demandes plus amples ou contraires.
Selon déclaration du 17 février 2023, les époux [O] ont interjeté appel de cette décision.
Par dernières conclusions du 29 décembre 2023, les appelants demandent à la cour d'infirmer le jugement attaqué en toutes ses dispositions, statuant à nouveau, de fixer à la somme annuelle de 16.443 euros HT le prix du bail renouvelé entre les parties à compter du 1er octobre 2018, avec intérêts de droit à compter de la notification du mémoire en réponse.
Subsidiairement, ils demandent à la cour de désigner un nouvel expert avec une mission identique à celle confiée à M. [W] mais en étendant le champ géographique de la recherche des éléments de comparaison au-delà de la seule [Adresse 10] à [Localité 12] et de condamner in solidum les intimés à leur verser la somme de 4.000 euros à titre d'indemnité de procédure ainsi qu'aux entiers dépens en ce compris les frais d'expertise judiciaire.
Par dernières conclusions du 22 mai 2024, les preneurs demandent à la cour d'infirmer le jugement attaqué, statuant à nouveau, de fixer le montant annuel du loyer du bail renouvelé à compter du 1er octobre 2018 à la somme de 10.653 euros HT et HC, dont 8.612 euros pour la partie commerciale et 2.041 euros pour la partie habitation, de dire et juger que les bailleurs seront tenus de leur restituer le surplus des loyers réglés depuis le 1er octobre 2018 avec intérêts de droit à compter du 25 février 2019, date de signification du mémoire en demande, de dire et juger que les autres conditions du bail restent inchangées et de condamner les appelants au paiement de la somme de 4.000 euros à titre d'indemnité de procédure ainsi qu'aux entiers dépens comprenant les frais d'expertise judiciaire.
Subsidiairement, ils sollicitent la confirmation du jugement entrepris.
En tout état de cause, les intimés demandent à la cour de débouter les appelants de toutes leurs demandes et de les condamner au paiement de la somme de 4.000 euros à titre d'indemnité de procédure ainsi qu'aux entiers dépens comprenant les frais d'expertise judiciaire.
La mise en état a été clôturée le 5 juin 2024.
Pour plus ample exposé des prétentions et moyens, il est référé aux dernières écritures des parties.
MOTIFS
1. Sur le loyer du bail renouvelé
Aux termes de l'article L. 145-33 du code de commerce, le montant des loyers des baux renouvelés ou révisés doit correspondre à la valeur locative.
À défaut d'accord, cette valeur est déterminée d'après :
1° les caractéristiques du local considéré,
2° la destination des lieux,
3° les obligations respectives des parties,
4° les facteurs locaux de commercialité,
5° les prix couramment pratiqués dans le voisinage.
Ces éléments s'apprécient dans les conditions fixées aux articles R. 145-3 à R. 145-11.
L'article L. 145-34 plafonne les variations des loyers des baux renouvelés ou révisés à la variation de l'indice trimestriel des locaux commerciaux ou de l'indice trimestriel des loyers des activités tertiaires depuis la fixation initiale du loyer du bail expiré, sauf modification notable des éléments de détermination de la valeur locative mentionnés aux 1° à 4° de l'article L. 145-33 et sauf clause du contrat relative à la durée du bail.
Selon ce même texte, en cas de modification notable des éléments mentionnés aux 1° à 4° de l'article L. 145-33 ou s'il est fait exception aux règles de plafonnement par suite d'une clause du contrat relative à la durée du bail, la variation de loyer qui en découle ne peut conduire à des augmentations supérieures pour une année à 10 % du loyer acquitté au cours de l'année précédente.
Il résulte de ces dispositions qu'une modification notable des facteurs locaux de commercialité ne peut constituer un motif de déplafonnement du nouveau loyer qu'autant qu'elle est de nature à avoir une incidence favorable sur l'activité commerciale exercée par le preneur.
En application de l'article R. 145-3, les caractéristiques propres au local s'apprécient en considération :
1° De sa situation dans l'immeuble où il se trouve, de sa surface et de son volume, de la commodité de l'accès pour le public ;
2° De l'importance des surfaces respectivement affectées à la réception du public, à l'exploitation ou à chacune des activités diverses qui sont exercées dans les lieux ;
3° De ses dimensions, de la conformation de chaque partie et de son adaptation à la forme d'activité qui y est exercée ;
4° De l'état d'entretien, de vétusté ou de salubrité et de la conformité aux normes exigées par la législation du travail ;
5° De la nature et de l'état des équipements et des moyens d'exploitation mis à la disposition du locataire.
Selon l'article R. 145-4, lorsque les lieux loués comportent une partie affectée à l'habitation, la valeur locative de celle-ci est déterminée par comparaison avec les prix pratiqués pour des locaux d'habitation analogues faisant l'objet d'une location nouvelle, majorés ou minorés, pour tenir compte des avantages ou des inconvénients présentés par leur intégration dans un tout commercial.
En vertu de l'article R. 145-6, les facteurs locaux de commercialité dépendent principalement de l'intérêt que présente, pour le commerce considéré, l'importance de la ville, du quartier ou de la rue où il est situé, du lieu de son implantation, de la répartition des diverses activités dans le voisinage, des moyens de transport, de l'attrait particulier ou des sujétions que peut présenter l'emplacement pour l'activité considérée et des modifications que ces éléments subissent d'une manière durable ou provisoire.
En l'espèce, les parties s'accordent sur une évolution notable des facteurs de commercialité favorable et sur la détermination du loyer du bail renouvelé à la valeur locative des lieux loués.
Au 1er octobre 2018, le loyer annuel s'élevait à la somme de 18.469,96 euros.
Concernant la surface des lieux loués, l'expert judiciaire a exactement retenu une surface utile brute de 44,20 m2 pour la partie commerciale et de 35,43 m2 pour la partie habitation et a justement appliqué un coefficient de pondération de 1 pour la première zone de la partie commerciale de 5 m de profondeur à partir de la vitrine, de 0,90 pour la deuxième zone située entre 5 et 10 m de la vitrine, de 0,50 pour la troisième zone située entre 10 et 20 m de la vitrine et de 0,30 pour les toilettes, ces trois zones tenant compte de la configuration des lieux, notamment de leur étroitesse, conformément à la méthode qu'il est d'usage de retenir pour les boutiques jusqu'à 600 m2 en centre-ville.
Toutefois, c'est à tort que l'expert judiciaire a affecté d'une pondération la partie des locaux à usage d'habitation, dont la valeur locative est fixée par référence aux loyers pratiqués dans le secteur pour des surfaces comparables majorés ou minorés pour tenir compte des avantages ou des inconvénients présentés par leur intégration dans un tout commercial, en particulier si l'accès à la partie habitation dépend ou non des parties communes.
La surface des locaux loués doit donc être fixée à 35,58 m2 pour la partie commerciale et à 35,43 m2 pour la partie habitation.
S'agissant de la fixation de la valeur locative, les appelants soutiennent à juste titre que la valeur locative de la partie habitation des lieux loués doit être évaluée distinctement de celle de la partie des lieux destinés à l'activité commerciale, par comparaison avec les prix pratiqués pour des locaux d'habitation similaires.
À cet égard, il doit être tenu compte du facteur de minoration du loyer tenant au fait que la partie habitation des locaux loués n'est pas accessible indépendamment depuis des parties communes mais par un escalier partant de la partie commerciale. Le loyer de référence sera donc minoré de 20 %.
La demande de nouvelle expertise judiciaire formée subsidiairement par les appelants n'est pas fondée, l'expert judiciaire désigné ayant justement retenu des valeurs de référence dans la [Adresse 10] à [Localité 12] où sont situés les locaux loués et qui forme une unité commerciale constituant la zone de chalandise du commerce de bar-tabac presse exploité par les preneurs, les éléments de comparaison produits par les appelants n'étant pas de nature à remettre en cause l'analyse de l'expert judiciaire.
Contrairement à ce qu'avancent les appelants, la destination contractuelle des lieux loués ne saurait équivaloir à une clause 'tous commerces' dès lors que le local en cause est à destination exclusive d'un commerce de bar, tabac, presse, jeux, bimbeloterie, vente à emporter et que cette destination ne peut être modifiée par les preneurs, de sorte qu'aucune majoration de loyer ne sera retenue à ce titre.
En revanche, l'autorisation administrative d'exploiter une terrasse sur le domaine publique au droit de la façade du local loué, bien que précaire, constitue une plus-value pour le fonds et justifie d'appliquer une majoration de 3 %.
Les autres critères d'évaluation de la valeur locative tels qu'évalués par l'expert judiciaire ne sont pas utilement discutés.
Ainsi, il ressort des productions, notamment du rapport d'expertise judiciaire établi par M. [W] et du rapport amiable rédigé par M. [J], que le loyer annuel des locaux loués doit être fixé à compter du 1er octobre 2018 à la somme de 15.413,43 euros HT et HC, se décomposant de la manière suivante :
- partie commerciale : 35,58 m2 X 306,43 euros/m2 + majoration de 3 % = 11.229,86 euros ;
- partie habitation : 35,43 m2 X 9,84 euros/m2 X 12 = 4.183,57 euros.
Contrairement à ce qui a été retenu par le premier juge, les sommes trop-perçues par les bailleurs au titre des loyers du bail renouvelé porteront intérêt au taux légal à compter du 19 novembre 2020, date de l'assignation en fixation du prix du bail commercial, la demande de condamnation des époux [O] au paiement de ces sommes excédant les pouvoirs de la cour statuant avec les pouvoirs du juge des loyers commerciaux.
Non autrement critiqué, le jugement entrepris sera infirmé en ce sens.
2. Sur les demandes accessoires
Compte tenu de la solution donnée au litige, les dispositions du jugement entrepris relatives aux frais irrépétibles et aux dépens de première instance seront infirmées.
Les époux [R], qui succombent, seront condamnés in solidum aux dépens de première instance et d'appel, en ce compris les frais d'expertise judiciaire.
Il n'y a pas lieu de prononcer de condamnation sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.
PAR CES MOTIFS
La cour, statuant publiquement, par arrêt contradictoire mis à disposition au greffe,
Infirme le jugement entrepris en ce qu'il a fixé à la somme annuelle de 12.571 euros HT et HC rétroactivement au 1er octobre 2018 le montant du loyer du bail renouvelé entre les époux [R] et les époux [O] toutes autres charges et conditions maintenues, en ce qu'il a dit que les arriérés de loyer produiront intérêt au taux légal à compter du 1er octobre 2018 et en ce qu'il a condamné les époux [O] aux dépens et au paiement d'une indemnité de procédure d'un montant de 2.000 euros ;
Confirme le jugement entrepris pour le surplus ;
Statuant à nouveau du chef des dispositions infirmées et y ajoutant,
Fixe le loyer du bail commercial portant sur le local situé [Adresse 5] à [Localité 12] comportant une partie commerciale et une partie habitation renouvelé entre les époux [O] et les époux [R] à compter du 1er octobre 2018 à la somme annuelle de 15.413,43 euros HT et HC, les autres conditions et charges du bail restant inchangées ;
Dit que les sommes trop-perçues au titre des loyers du bail renouvelé le 1er octobre 2018 porteront intérêt au taux légal à compter du 19 novembre 2020 ;
Rejette toute autre demande ;
Condamne in solidum les époux [R] aux dépens de première instance et d'appel, en ce compris les frais d'expertise judiciaire ;
Rejette les demandes formées sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.