CA Douai, 1re ch. sect. 2, 17 octobre 2024, n° 23/02115
DOUAI
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Défendeur :
Clearcem (Sasu)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Courteille
Conseillers :
Mme Galliot, Mme Van Goetsenhoven
Avocats :
Me Chaudon, Me Dooghe, Me Le Roy, Me Paviot
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EXPOSE DU LITIGE
La SAS Clearcem, dont le président est Monsieur [M] [J], a été immatriculée au RCS le 3 juillet 2013 et a pour activités principales l'ingénierie industrielle, les conseils et services aux entreprises, l'audit et la maintenance.
Le 1er mai 2016, un devis a été établi à l'entête de la société Clearcem, portant sur la réalisation d'une étude de système de chauffage moyennant le prix de 21 600 euros TTC. Ce devis, qui était adressé à Mme [S] [F], portait une mention manuscrite " bon pour accord le 10 mai 2016 ".
Le 1er juin 2016, une facture du même montant, correspondant au devis précité, a été établie à l'entête de la société Clearcem et au nom de Madame [S] [F]. Cette facture portait une mention manuscrite " achèvement des travaux le 10 juin 2016 ".
Par courrier recommandé avec demande d'avis de réception en date du 25 septembre 2017, la société Clearcem a mis en demeure Madame [S] [F] de lui payer la somme de 21 600 euros correspondant à la facture susvisée.
Faute de paiement, la société Clearcem a attrait Madame [S] [F] devant le tribunal de grande instance de Saint-Omer par exploit d'huissier de justice en date du 28 mai 2018.
Par assignation délivrée le 23 avril 2019, la société Clearcem a attrait devant la même juridiction Monsieur [G] [N], président de la société CT Elec placée en liquidation judiciaire clôturée le 29 novembre 2018, afin d'obtenir sa condamnation en paiement in solidum avec Madame [S] [F].
Les causes ont été jointes et, par jugement en date du 27 mars 2020, le tribunal judiciaire de Saint-Omer a ordonné avant dire droit une expertise graphologique, Madame [S] [F] déniant sa signature sur les devis et facture litigieux.
Le rapport d'expertise a été déposé le 21 septembre 2020 et, par jugement du 27 janvier 2023, le tribunal judiciaire de Saint-Omer a, sous le bénéfice de l'exécution provisoire :
-condamné Monsieur [G] [N] à payer à la société Clearcem la somme de 21 600 euros avec intérêts au taux légal à compter de la décision,
-débouté Madame [S] [F] de sa demande de dommages et intérêts,
-condamné Monsieur [G] [N] à payer à la société Clearcem la somme de 1 500 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile,
-condamné Monsieur [G] [N] aux dépens comprenant les frais d'expertise judiciaire et qui pourront être recouvrés pour ceux la concernant au profit de Maître Martine Mespelaere, avocate au barreau de Lille,
-rejeté les demandes plus amples ou contraires.
Par déclaration reçue le 4 mai 2023, Monsieur [G] [N] a relevé appel de l'ensemble des chefs du jugement.
Aux termes de ses dernières conclusions notifiées électroniquement le 12 mai 2024, Monsieur [G] [N] demande à la cour de :
-infirmer le jugement entrepris,
-débouter la société Clearcem de toutes demandes de dommages et intérêts à l'encontre de Monsieur [G] [N],
-condamner la société Clearcem à verser 5 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile,
-condamner la société Clearcem aux dépens, en ce compris les frais d'expertise judiciaire,
-confirmer pour le surplus le jugement entrepris.
Monsieur [G] [N] soutient qu'il était salarié de la société Clearcem dont le président, Monsieur [J], lui a demandé de créer son entreprise, la société CT Elec, laquelle avait pour objectif de trouver des clients pour la société CLEARCEM. Il prétend que ses relations avec Monsieur [J] se sont dégradées rapidement et que, sous la pression et l'insistance de celui-ci, il a été conduit à réaliser de faux documents concernant le contrat de Madame [F] afin de gagner du temps pour trouver des chantiers à réaliser. Il indique qu'aucun contrat fixant les relations entre la société Clearcem et la société CT Elec n'est produit aux débats et que la société Clearcem ne justifie pas de la réalisation, au domicile de Mme [F], ni de la prestation litigieuse ni de son paiement, de sorte que la demande en paiement formée à son encontre n'est pas fondée faute de preuve de l'existence d'un préjudice.
Monsieur [G] [N] ajoute que le devis et la facture établis au nom de Mme [F] comportent des irrégularités de sorte que ces documents ne pouvaient constituer un engagement contractuel.
Il soutient encore que la faute qu'il a commise en réalisant de faux document a pour origine l'attitude de Monsieur [J] de sorte que la responsabilité est partagée et qu'il ne saurait lui être imputée une faute lourde.
Aux termes de ses dernières conclusions notifiées électroniquement le 1er juillet 2024, la société Clearcem demande à la cour de :
-débouter Madame [S] [F] de l'ensemble de ses demandes fins et conclusions,
-confirmer le jugement du Tribunal Judiciaire de Saint-Omer du 27 janvier 2023 en ce qu'il a débouté Madame [S] [F] de ses demandes reconventionnelles,
-débouter Monsieur [G] [N] l'ensemble de ses demandes fins et conclusions,
-confirmer le jugement du Tribunal Judiciaire de Saint-Omer du 27 janvier 2023 en ce qu'il a condamné Monsieur [G] [N] à payer à la société Clearcem les sommes suivantes :
* 21 600 euros à titre de dommages et intérêts
* 1 500 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile
-condamner Monsieur [G] [N] à payer à la société Clearcem une indemnité de 5 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,
-condamner Monsieur [G] [N] en tous les dépens dont distraction pour ceux le concernant au profit de Me Loïc le Roy qui pourra les recouvrer conformément aux dispositions de l'article 699 du code de procédure civile.
Au soutien de ses demandes, la société Clearcem indique que Monsieur [G] [N], alors président de la société CT Elec, est intervenu en qualité de mandataire dans le cadre du prétendu contrat souscrit par Madame [S] [F]. Elle indique que la réalisation, par Monsieur [N], d'un faux devis et d'une fausse facture est constitutive d'une faute lourde engageant sa responsabilité personnelle. Elle rappelle que constitue une faute détachable des fonctions une faute intentionnelle d'une particulière gravité, ce qui est le cas des agissements de Monsieur [N] qui reconnaît être à l'origine des faux devis et facture.
S'agissant du préjudice de la société Clearcem, celle-ci relève que les agissements de Monsieur [N] sont intentionnels et ont été réalisés dans l'objectif de maintenir le concours financier de la société Clearcem dans la société CT Elec. Elle prétend que son préjudice est constitué par la tromperie de Monsieur [N] qui lui a fait croire à une apparente solvabilité.
Pour mémoire, les conclusions adressées au bénéfice de Madame [S] [F] le 25 octobre 2023 ont été déclarées irrecevables selon ordonnance du magistrat de la mise en état du 30 novembre 2023.
L'ordonnance de clôture est intervenue le 2 juillet 2024 et l'affaire appelée à l'audience du 24 septembre 2024 à l'issue de laquelle la décision a été mise en délibéré au 17 octobre 2024.
MOTIFS DE LA DÉCISION
A titre liminaire, les demandes et moyens formulés en réponse à ceux développés par Mme [S] [F] ne seront pas examinés dès lors que les conclusions adressées par celles-ci ont été déclarées irrecevables comme mentionné ci-dessus.
La cour n'est donc saisie que des demandes formées par Monsieur [N] d'une part et par la société Clearcem d'autre part.
Sur la responsabilité de Monsieur [N] à l'égard de la société Clearcem
En vertu de l'article 1240 du code civil, tout fait quelconque de l'homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer.
En l'espèce, la société Clearcem se prévaut d'une faute imputable à Monsieur [N], alors qu'il était président de la société CT Elec, détachable de ses fonctions, s'agissant de la rédaction par celui-ci de deux faux documents, un devis et une facture, pour des prestations au bénéfice de Mme [S] [F].
Il convient dans un premier temps d'établir la nature des relations entretenues entre les sociétés Clearcem et CT Elec lors de la rédaction des deux documents litigieux.
L'extrait du registre du commerce et des sociétés versé aux débats établi que Monsieur [G] [N] était président de la société CT Elec, société par actions simplifiée immatriculée le 28 mai 2015 et radiée le 29 novembre 2018 à la suite de la clôture de la liquidation judiciaire pour insuffisance d'actifs prononcée par le tribunal de commerce d'Arras le même jour.
Par courriel du 29 juin 2016 émis par l'adresse " [Courriel 8] " et signé par " [N] [G] CT.Elec ", celui-ci a adressé à M. [M] [J], président de la société Clearcem, le devis daté du 1er mai 2016 établi au nom de Mme [S] [F] portant la mention " bon pour accord le 10 mai 2016 " ainsi que la facture datée du 1er juin 2016 établie au nom de cette même personne portant la mention " achèvement des travaux le 10 juin 2016 ". Ces deux documents portent l'entête de la société Clearcem.
Si Monsieur [N] invoque l'absence de documents contractuels versés aux débats pour caractériser les relations entre la société CT Elec, dont il était alors président, et la société Clearcem, il reconnaît néanmoins dans ses dernières écritures qu'il devait trouver des chantiers pour la société Clearcem et l'avoir informée dans ce cadre de l'engagement de discussions avec Mme [S] [F] pour la réalisation de travaux d'électricité, ce qui l'a conduit à rédiger le faux devis et la fausse facture.
Ces éléments sont suffisants pour caractériser l'existence d'une relation de mandat entre les sociétés CT Elec et Clearcem au sens des articles 1984 et suivants du code civil, lequel peut être reçu verbalement et s'évince des écrits échangés entre les parties, tels que mentionnés ci-dessus.
Au surplus, l'existence de liens entre les deux sociétés est établie par les statuts de la société CT Elec, desquels il ressort que la société Clearcem a apporté à la société CT Elec une somme de 4 000 euros sur un capital social fixé à 5 000 euros.
Il convient dès lors d'apprécier l'existence d'une faute de Monsieur [N], séparable de ses fonctions de président de la société CT Elec, qui lui soit imputable personnellement et extérieure au contrat de mandat liant les deux sociétés.
La faute personnelle, séparable des fonctions de dirigeant social est constituée dès lors que le dirigeant commet intentionnellement une faute d'une particulière gravité incompatible avec l'exercice normal des fonctions sociales.
En l'espèce, Monsieur [G] [N] a adressé, dans le cadre de l'expertise ordonnée par le premier juge, un courrier à l'experte dans lequel il indique " je vous confirme que oui les écrits sont de ma part ". Il reconnaît par ailleurs dans ses écritures avoir rédigé les deux faux documents s'agissant du devis et de la facture établis au nom de Madame [S] [F].
L'établissement de faux document, constitutif d'une faute pénale intentionnelle, constitue un agissement séparable des fonctions sociales de nature à engager la responsabilité personnelle du dirigeant à l'égard des tiers.
La gravité des agissements de Monsieur [G] [N] est en tout état de cause caractérisée par le fait qu'ils sont susceptibles d'engager la responsabilité et les fonds de la société dont il était alors le président.
Monsieur [N] prétend qu'il aurait été contraint d'établir des faux sous la pression et l'instance de Monsieur [J], dirigeant de la société Clearcem.
Pour autant, il verse aux débats des échanges de courriels largement postérieurs à la rédaction des documents litigieux et ayant pour objet la gestion de la société CT Elec et son éventuelle reprise par Monsieur [M] [J], éléments qui sont indifférents à l'objet du présent litige.
S'il produit des échanges partiels de courriels du mois de mai 2016 entre la société CT Elec et Monsieur [M] [J], seuls les premiers mots de ces courriels sont repris, sans que le vocabulaire employé ne puisse caractériser des pressions en ce qu'il s'agit d'envois de devis ou d'interrogation sur le montant à facturer.
Dans ces conditions, Monsieur [G] [N] échoue à caractériser l'existence de pressions de la part du dirigeant de la société Clearcem à l'origine de l'établissement des deux faux documents.
Il s'ensuit que la faute commise par Monsieur [G] [N] caractérisée par l'établissement de faux documents constitue une faute séparable des fonctions de dirigeant social, engageant sa responsabilité personnelle à l'égard de la société Clearcem.
Enfin, il convient d'apprécier le préjudice invoqué par la société Clearcem.
Sur ce point, Monsieur [G] [N] ne peut invoquer sa propre turpitude en arguant de ce que plusieurs éléments sur les deux documents litigieux auraient dû appeler l'attention de la société Clearcem sur la réalité du contrat de travaux prétendument souscrit avec Madame [S] [F], alors qu'il est lui-même à l'origine de la rédaction de ces faux.
La société Clearcem prétend que l'établissement des faux documents a permis à Monsieur [N] de faire croire à une solvabilité apparente et constitue une tromperie.
La transmission du devis accepté puis de la facture portant la mention de la réalisation des travaux par la cliente permettait à la société Clearcem de croire légitimement en l'apport d'une somme de 21 600 euros à sa trésorerie.
C'est d'ailleurs à la suite des démarches diligentées pour recouvrer cette somme auprès de Madame [S] [F] que la société Clearcem a découvert que ces deux documents étaient des faux.
S'agissant de l'argumentaire développé par Monsieur [N] aux termes duquel le préjudice ne serait pas constitué dès lors que la somme de 21 600 euros n'a jamais été réglée, y compris à la société CT Elec, il est particulièrement mal fondé en ce que les documents contractuels ont été établis avec l'entête de la société Clearcem, de sorte que cette somme ne devait pas transiter par la comptabilité de la société CT Elec.
Dans ces conditions, la société Clearcem rapporte la preuve d'une faute imputable à Monsieur [N] à l'origine d'un préjudice qu'elle parvient à caractériser, de sorte que la décision de première instance doit être confirmée.
Sur les demandes accessoires
Monsieur [G] [N], partie succombante, sera condamné aux dépens dont distraction pour ceux le concernant au profit de Me Loïc le Roy qui pourra les recouvrer conformément aux dispositions de l'article 699 du code de procédure civile.
Il serait inéquitable de laisser à la charge de la société Clearcem les frais irrépétibles exposés dans le cadre de la présente instance, de sorte que Monsieur [G] [N] sera condamné à lui payer la somme de 3 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.
La demande formée par Monsieur [G] [N] sur ce fondement sera rejetée.
PAR CES MOTIFS
La cour, statuant par décision mise à disposition au greffe, contradictoire, en dernier ressort,
Confirme le jugement rendu par le tribunal judiciaire de Saint-Omer le 27 janvier 2023 en ses dispositions soumises à la cour ;
Condamne Monsieur [G] [N] aux dépens dont distraction pour ceux le concernant au profit de Me Loïc le Roy qui pourra les recouvrer conformément aux dispositions de l'article 699 du code de procédure civile ;
Condamne Monsieur [G] [N] à payer à la SAS Clearcem la somme de 3 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;
Déboute Monsieur [G] [N] de sa demande formée au titre de l'article 700 du code de procédure civile.