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Décisions

Cass. com., 23 octobre 2024, n° 23-50.013

COUR DE CASSATION

Arrêt

Cassation

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Vigneau

Rapporteur :

Mme Schmidt

Avocat général :

Mme Henry

Avocats :

SCP Bauer-Violas, Feschotte-Desbois et Sebagh, SARL Corlay

Poitiers, du 27 juin 2023

27 juin 2023

Faits et procédure

1. Selon l'arrêt attaqué (Poitiers, 27 juin 2023), le 10 avril 2018, l'EARL La Grande plante, exploitant des terres agricoles faisant l'objet de baux ruraux consentis par plusieurs propriétaires, a été mise en redressement judiciaire, procédure ayant abouti à un plan de redressement sur 15 ans, arrêté le 9 octobre 2019.

2. Le 18 mai 2022, ce plan a été résolu et la liquidation judiciaire de l'EARL La Grande plante prononcée avec poursuite d'activité dans la perspective d'une cession de l'exploitation, la SELARL [V] [L] MJO étant désignée liquidateur.

3. Le 4 janvier 2023, le tribunal a rejeté la demande faite par certains bailleurs de voir attribuer leurs baux à l'EARL Cesbron, a arrêté le plan de cession de l'entreprise agricole au profit de la SCEA La Plaine du chêne et lui a attribué la totalité des baux ruraux.

4. L'EARL Cesbron ainsi que M. [S] [P], Mme [R] [P], M. [J], MM. [N], [C], [U] [A], M. [X] [A], représenté par son tuteur l'UDAF [Localité 17] 79, et Mmes [K], [Z] et [F] [A], qui avaient proposé que leurs baux soient attribués à l'EARL Cesbron, ont fait appel de ce jugement.

Examen des moyens

Sur le premier moyen

Enoncé du moyen

5. Le ministère public fait grief à l'arrêt de déclarer l'appel-réformation formé par l'EARL Cesbron recevable, alors « que ne sont susceptibles que d'un appel de la part soit du débiteur, soit du ministère public, soit du cessionnaire ou du cocontractant mentionné à l'article L. 642-7 les jugements qui arrêtent ou rejettent le plan de cession de l'entreprise ; qu'en l'espèce il est constant que l'EARL Cesbron ne revêt aucune de ces qualités ; qu'en la disant recevable au seul motif qu'elle était partie en première instance comme en atteste le chapeau dujugement dont appel", la cour d'appel a violé l'article L. 661-6, IIl, du code de commerce . »

Réponse de la Cour

Recevabilité du moyen

6. L'EARL Cesbron conteste la recevabilité du moyen. Elle soutient que le moyen est nouveau.

7. Cependant, le moyen est de pur droit comme ne reposant sur aucun fait qui n'aurait pas été constaté dans l'arrêt attaqué.

8. Le moyen est donc recevable.

Bien-fondé du moyen

Vu l'article L. 661-6,III, du code de commerce :

9. Il résulte de ce texte que l'appel d'un jugement arrêtant un plan de cession d'une exploitation agricole n'est pas ouvert au preneur proposé par les bailleurs en application de l'article L. 642-1, alinéa 3 du code de commerce.

10. Pour déclarer recevable l'appel formé par l'EARL Cesbron, l'arrêt retient que celle-ci était partie en première instance comme en atteste l'en-tête du jugement, de sorte qu'elle a qualité pour interjeter appel.

11. En statuant ainsi, la cour d'appel a violé le texte susvisé.

Et sur le deuxième moyen, pris en sa première branche :

Enoncé du moyen

12. Le ministère public fait grief à l'arrêt d'infirmer le jugement en ce qu'il a attribué les baux ruraux à la SCEA La Plaine du chêne et d'attribuer à l'EARL Cesbron les baux des parcelles litigieuses, alors « que la cession de l'entreprise a pour but d'assurer le maintien d'activités susceptibles d'exploitation autonome, de tout ou partie des emplois qui y sont attachés et d'apurer le passif ; que lorsqu'un ensemble est essentiellement constitué du droit à un bail rural, le tribunal peut, sous réserve des droits à indemnité du preneur sortant et nonobstant les autres dispositions du statut du fermage, soit autoriser le bailleur, son conjoint ou l'un de ses descendants à reprendre le fonds pour l'exploiter, soit attribuer le bail rural à un autre preneur proposé par le bailleur ou, à défaut, à tout repreneur dont l'offre a été recueillie dans les conditions fixées aux articles L. 642-2, L. 642-4 et L. 642-5 ; qu'en cas de pluralité de baux ruraux bénéficiant à une même exploitation, qui pris séparément ne sont pas essentiels de l'exploitation en cause, le tribunal ne peut faire droit aux demandes individuelles des bailleurs au profit d'autres preneurs, sans égard pour le maintien de l'activité de l'exploitation autonome et des emplois qui y sont attachés ; qu'en disant le contraire, la cour d'appel à violé les articles L. 642-1 et L. 642-7 du code de commerce.

Réponse de la Cour

Vu l'article L. 642-1 du code de commerce :

13. Aux termes du premier alinéa du ce texte, la cession de l'entreprise a pour but d'assurer le maintien d'activités susceptibles d'exploitation autonome, de tout ou partie des emplois qui y sont attachés et d'apurer le passif.

14. Aux termes de son troisième alinéa, lorsqu'un ensemble est essentiellement constitué du droit à un bail rural, le tribunal peut, sous réserve des droits à indemnité du preneur sortant et nonobstant les autres dispositions du statut du fermage, soit autoriser le bailleur, son conjoint ou l'un de ses descendants à reprendre le fonds pour l'exploiter, soit attribuer le bail rural à un autre preneur proposé par le bailleur ou, à défaut, à tout repreneur dont l'offre a été recueillie dans les conditions fixées aux articles L. 642-2, L. 642-4 et L. 642-5. Les dispositions relatives au contrôle des structures des exploitations agricoles ne sont pas applicables. Toutefois, lorsque plusieurs offres ont été recueillies, le tribunal tient compte des priorités du schéma directeur régional des exploitations agricoles mentionné à l'article L. 312-1 du code rural et de la pêche maritime.

15. La Cour de cassation juge qu'en vertu de l'article 82, alinéa 3 de la loi du 25 janvier 1985, dont les dispositions ont été reprises pour l'essentiel au texte susvisé, le tribunal ne peut attribuer un bail rural à un repreneur choisi par lui qu'à défaut pour le bailleur de demander l'attribution du bail au preneur qu'il propose (Cass com 30 novembre 1993, pourvoi n° 91-20.358, Bull. Civ. n° IV n° 443 ) et que cette priorité accordée au preneur désigné par le bailleur s'applique même lorsque les biens de l'exploitation agricole font l'objet de plusieurs baux, fussent-ils consentis par plusieurs propriétaires, de sorte que ces baux doivent être attribués aux divers preneurs respectivement proposés par chaque bailleur (Cass com 9 juin 1998, pourvoi n° 96-11.717, Bull. Civ. n° IV, n° 186).

16. Une telle interprétation, qui prive le tribunal de toute liberté d'appréciation de choix entre le preneur proposé par le bailleur et le repreneur ayant déposé une offre dans les conditions des articles L. 642-2, L. 642-4 et L. 642-5 du code de commerce, repose sur le caractère intuitu personae du bail rural et la liberté reconnue au bailleur de choisir son preneur, le bail rural étant soumis à des règles d'ordre public conférant au preneur des droits exorbitants du droit commun du contrat de louage.

17. Cette solution a cependant pour conséquence de favoriser le démantèlement de l'exploitation agricole, notamment lorsque celle-ci repose sur plusieurs droits au bail, et d'interdire toute cession à un repreneur dont l'offre permettrait de la sauvegarder. Ainsi, elle méconnaît les objectifs énoncés à l'alinéa 1er du texte susvisé pour la seule poursuite desquels l'alinéa 3 organise la transmission du droit au bail, par dérogation au statut du fermage fixé au titre premier du livre IV du code rural et de la pêche maritime. En outre, elle s'avère produire des effets indésirables, d'une part, en permettant au bailleur, en cas de liquidation judiciaire de son preneur, de choisir un nouveau preneur en dehors des règles de contrôle des structures, au mépris de l'article L. 331-6 du code rural et de la pêche maritime, et ce alors même que sa proposition ne permet pas la transmission des terres en tant que support d'une exploitation autonome. D'autre part, elle incite les candidats potentiels à démarcher directement les bailleurs concernés sans déposer d'offre de reprise, leur permettant ainsi d'échapper à la prise en compte des priorités fixées par le schéma directeur régional des structures agricoles.

18. L'alinéa 3 de l'article L. 642-1 du code de commerce étant sujet à interprétation, faute de préciser ses modalités d'application en cas de pluralité de baux et comment l'attribution du droit au bail au preneur désigné par le bailleur doit permettre la transmission de l'exploitation agricole en tant qu'entreprise, il apparaît possible et souhaitable de l'interpréter en ce sens que le tribunal dispose d'un pouvoir d'apprécier l'offre ou la proposition qui répond le mieux aux objectifs énoncés à son alinéa 1er.

19. Pour attribuer les baux litigieux au preneur désigné par certains bailleurs, l'arrêt retient que le législateur a manifestement entendu mettre en place une hiérarchie en faisant primer le choix du bailleur, au nom de son droit de propriété sans considération des mérites de l'offre de reprise globale au regard du maintien de l'activité de l'exploitation autonome et des emplois qui y sont attachés.

20. En statuant ainsi, alors que, lorsque l'exploitation agricole est un ensemble essentiellement constitué d'un droit à un bail rural ou d'une pluralité de droits au bail consentis par un seul ou plusieurs propriétaires, le tribunal attribue ces baux soit au preneur unique proposé par le ou tous les bailleurs, soit au repreneur ayant déposé une offre dans les conditions des articles L. 642-2, L. 642-4 et L. 642-5 du code précité, en appréciant laquelle de ces alternatives est la mieux à même de satisfaire les objectifs énoncés à l'article L. 642-1, alinéa 1er du même code, la cour d'appel, en refusant d'apprécier si l'offre faite par l'EARL Cesbron répondait le mieux aux objectifs énoncés par ce dernier texte, qui a méconnu l'étendue de ses pouvoirs, a violé le texte susvisé.

PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres griefs, la Cour :

CASSE ET ANNULE, sauf en ce qu'il déclare recevable l'appel formé par M. [S] [P], Mme [R] [P], M. [J], MM. [N], [C], [U] et [X] [A], représenté par son tuteur l'UDAF Niort 79, et Mmes [K], [Z] et [F] [A], l'arrêt rendu le 27 juin 2023, entre les parties, par la cour d'appel de Poitiers ;

Remet, sauf sur ce point, l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel d'Angers.