CA Paris, Pôle 1 ch. 5, 17 octobre 2024, n° 24/09688
PARIS
Ordonnance
Autre
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Dupuy
Et après avoir appelé les parties lors des débats de l'audience publique du 19 Septembre 2024 :
Par jugement contradictoire avant dire droit du 7 mai 2024, le juge des loyers commerciaux du tribunal judiciaire de Melun a :
- sursis à statuer sur l'ensemble des demandes des parties
- avant dire-droit, ordonné une expertise judiciaire,
- commis pour y procéder M Alain Goldman [N] [O], SARL Cabinet [O] [Adresse 1]
avec mission de :
. se rendre sur les lieux loués, les décrire et les photographier
. procéder à l'examen des faits allégués par les parties
. donner son avis sur la valeur locative des lieux loués à la date de renouvellement du bail, soit le 1er octobre 2019, au vu des éléments mentionnés aux articles L. 145-33 et suivants du code de commerce et aux articles 23-1 à 23-5 du décret n° 53-960 du 30 septembre 1953, en s'attachant aux prix du marché locatif et non aux seules références judiciaires
. entendre les parties en leurs explications
. en cas de conciliation des parties, constater que sa mission est devenue sans objet et en dresser rapport
. d'une façon générale, fournir à la juridiction compétente tous les éléments pour statuer
- dit que l'expert sera saisi et effectuera sa mission conformément aux dispositions des articles 263 et suivants du code de procédure civile et qu'il déposera son rapport au greffe de ce tribunal, avant le 15 décembre 2024 sauf prorogation de ce délai dûment sollicité en temps utile auprès du juge du contrôle, en un exemplaire original sous format papier et une copie électronique sous la forme d'un fichier PDF enregistré sur un CD-ROM ou une clé USB dont il attestera la conformité à l'exemplaire papier
- désigné le juge de la première chambre de ce tribunal chargé du contrôle des expertises, pour surveiller les opérations d'expertise
- dit que l'expert et les parties peuvent communiquer avec le juge chargé de contrôler la présente mesure d'instruction par la voie électronique
- fixé à la somme de 5.000 euros la provision concernant les frais d'expertise qui devra être consignée par la société Centre Commercial Francilia, entre les mains du régisseur d'Avances et de Recettes du tribunal judiciaire de Melun, avant le 25 juillet 2024, de préférence par virement bancaire adressé à la Régie du tribunal, à laquelle la présente décision ou la référence de la présente décision devra être communiquée par courrier
- dit que faute de consignation de la provision dans ce délai impératif, la décision de l'expert sera caduque et privée de tout effet et l'affaire rappelée à l'instigation du juge ou des parties à la première audience utile
- fixé le loyer de base provisionnel dû par la preneuse, la société SYNECARRE pour la durée de l'instance au montant du dernier loyer contractuel indexé
- réservé les dépens
- réservé les demandes au titre de l'article 700 du code de procédure civile
- rappelé l'exécution provisoire du présent jugement.
Par assignation délivrée le 7 juin 2024, sur le fondement des dispositions de l'article 272 du code de procédure civile, la société Centre Commercial Francilia a demandé au premier président d'être autorisée à interjeter appel, immédiatement et sans attendre le jugement à intervenir sur le fond, contre le jugement du juge des loyers du tribunal judiciaire de Melun du 7 mai 2024.
La société soutient qu'elle justifie de motifs graves et légitimes pour interjeter appel de cette décision en ce que le juge des loyers du tribunal judiciaire de Melun a ordonné une mesure d'expertise tendant à donner un avis sur la valeur locative des locaux loués par la requérante à la société SYNECARRE sur le fondement de l'article L 145-33 du code de commerce alors que les parties ont contractuellement écarté l'application de ces dispositions en définissant la valeur du marché qui seule devrait être prise en considération pour déterminer le loyer en cas de renouvellement du bail.
Dans ses conclusions déposées à l'audience du 19 septembre 2024, la société SYNECARRE demande de débouter la société Centre Commercial Francilia de l'ensemble de ses demandes, la condamner à lui verser la somme de 1.500 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile, outre aux entiers dépens, dont distraction au profit de la SCP HB & Associés, représentée par maître Gilles Hittinger-Roux, en application de l'article 699 du code de procédure civile.
Elle fait valoir que la demanderesse en contestant la définition de la mission de l'expert qui ne correspondait pas à ses prétentions ne justifie pas d'un motif grave et légitime autorisant à faire appel de la décision du juge des loyers commerciaux du 7 mai 2024 indépendamment de la décision sur le fond.
A l'audience du 19 septembre 2024, les conseils des parties ont été entendus en leurs observations au soutien de leurs écritures.
SUR CE,
L'article 272 du code de procédure civile prévoit que "La décision ordonnant l'expertise peut être frappée d'appel indépendamment du jugement sur le fond sur autorisation du premier président de la cour d'appel s'il est justifié d'un motif grave et légitime.
La partie qui veut faire appel saisit le premier président qui statue "selon la procédure accélérée au fond". L'assignation doit être délivrée dans le mois de la décision.
S'il fait droit à la demande, le premier président fixe le jour où l'affaire sera examinée par la cour, laquelle est saisie et statue comme en matière de procédure à jour fixe ou comme il est dit à l'article 948 selon le cas.
"Si le jugement ordonnant l'expertise s'est également prononcé sur la compétence, l'appel est formé, instruit et jugé selon les modalités prévues aux articles 83 à 89."
En l'espèce, par acte sous seing privé en date du 6 avril 2009, la société Centre Commercial Francilia a consenti à la société SYNECARRE un bail commercial pour une durée de 10 ans portant sur un local dépendant du centre commercial Westfield Carré [Localité 6] ([Localité 5]) d'une surface de 100 M2.
La destination du bail est la suivante : "Bijouterie, horlogerie, montres, articles cadeau de la marque des montres proposées dans le limite de 20% du chiffre d'affaires, réparations, accessoires et services s'y rapportant sous la marque Julien d'Orcel."
Le loyer a été initialement fixé comme suit :
- loyer annuel de base 114 000 euros hors taxes, hors charges
- loyer variable 8% du CA HT annuel.
Par acte extra-judiciaire du 13 mars 2019, la société Centre Commercial Francilia a fait délivrer à la société SYNECARRE un congé pour le 30 septembre 2019 avec offre de renouvellement pour une nouvelle durée de 10 années à compter du 1er octobre 2019, moyennant une révision du loyer annuel de base porté à 140.000 euros hors taxes et hors charges.
Aucun accord n'étant intervenu sur le loyer du bail renouvelé, la société Centre Commercial Francilia assignait par acte du 21 septembre 2023 la société SYNECARRE devant le président du tribunal judiciaire de Melun statuant en matière de loyers commerciaux aux fins de fixer le montant du loyer du bail, renouvelé pour une durée de dix ans, à effet du 1er octobre 2019 à la valeur locative de marché, en soutenant que les parties avaient stipulé une "clause recettes" et entendu fixer le montant du loyer de base à la valeur locative de marché, telle que définie par le contrat de bail.
La société SYNECARRE soutient que le contrat de bail n'exclut pas les critères légaux de l'article L 145-33 et R 145-3 à R 145-8 du code de commerce, l'une des clauses contractuelles faisant expressément référence pour fixer judiciairement le loyer, en cas de renouvellement éventuel du bail et à défaut d'accord des parties sur le montant du loyer de base du bail renouvelé, aux modalités prévues à cet effet par la législation en vigueur.
L'article 27.2 du bail, tel qu'il résulte de l'annexe du bail dérogeant aux conditions générales, prévoit que :
"De convention expresse entre les parties, il est stipulé que en cas de renouvellement éventuel du présent bail et à défaut d'accord des parties sur le montant du loyer de base du bail renouvelé, ledit loyer sera fixé judiciairement selon les modalités prévues à cet effet par la législation en vigueur et à la valeur locative de marché telle que définie ci-après à l'article 27.2.2, étant entendu que :
- Si le juge des loyers commerciaux saisi en la matière devait ordonner une expertise, il devra à titre provisionnel fixer le loyer de base du bail renouvelé en référence à ladite valeur locative et ce, sur production des éléments de comparaison correspondants du bailleur
- Ledit loyer n'étant, définitivement, fixé qu'à l'expiration de toutes les voies de recours possibles
- Toutes autres clauses et conditions du bail en ce compris le loyer variable additionnel seront maintenues et appliquées dans le cadre du bail renouvelé."
L'article 27.2.2 du bail figurant aux conditions générale prévoit que :
"Pour la détermination de la valeur locative de marché, les parties entendent se soumettre aux dispositions expresses suivantes :
- la valeur locative sera déterminée par référence aux prix pratiqués, pour les autres locaux du centre commercial lequel constitue un marché autonome de références de valeurs locatives et ce, de préférence en référence à des surfaces équivalentes à celle du local objet du bail, et dans le même secteur d'activité sauf à les corriger si des références venaient à manquer par des références dans d'autres surfaces et/ou secteurs.
- La valeur locative de marché sera, dans tous les cas, déterminée en prenant pour élément de référence exclusivement les loyers de l'ensemble immobilier, c'est-à-dire les prix librement débattus entre bailleurs et locataires, soit lors de la prise à bail des nouveaux locataires soit à l'occasion de modifications locative soit encore à l'occasion de renouvellements amiables de baux
- Les loyers en capital constitués des droits d'entrée et des prix de cession de droit au bail devront être, en sus, pris en compte pour la détermination de la valeur locative.
Lesdits loyers périodiques augmentés des loyers en capital seront ceux consentis contractuellement au titre des trois années précédant la date d'effet du renouvellement du bail, outre ceux de l'année en cours.
Il est expressément convenu entre les parties que les prix unitaires des locaux seront retenus pour leur surface contractuelle sans qu'aucune pondération ne soit effectuée sauf pour les mezzanines et les réserves qui ne seraient pas attenantes au local principal, objet du bail.
La détermination de cette valeur s'imposera à tout arbitre et à toute instance judiciaire devant rendre un avis sur le loyer du bail renouvelé et ce, de convention expresse entre les parties. Cet article constitue une condition déterminante du présent bail sans laquelle le bailleur n'aurait pas contracté qui est expressément accepté par le preneur."
Par jugement du 7 mai 2024, le juge des loyers commerciaux a, avant dire-droit, ordonné une expertise avec mission pour l'expert de donner son avis sur la valeur locative des lieux loués au 1er octobre 2019, date de renouvellement du bail, au vu des éléments mentionnés aux articles L 145-33 et suivants du code de commerce, en s'attachant aux prix du marché locatif et non aux seules références judiciaires.
Sur l'existence d'un motif grave et légitime
A l'audience du 9 janvier 2024 devant le juge des loyers commerciaux, la société Centre Commercial Francilia demandait au juge de fixer le loyer de base du bail renouvelé au 1er octobre 2019 à la somme de 140'000 € hors taxes et hors charges, toutes autres clauses, charges et conditions du bail expiré demeurant inchangé et, à titre subsidiaire, de désigner tel expert qu'il plaira au juge de nommer avec mission de déterminer la valeur locative du marché des locaux loués au 1er octobre 2019 définie par les stipulations contractuelles, à savoir par référence aux autres locaux commerciaux du centre commercial Westfield Carré [Localité 6] qui constitue un marché autonome de référence des valeurs locatives et en prenant en considération les loyers en capital, les loyers librement débattus entre bailleurs et locataires, soit lors de la prise de bail, soit à l'occasion de modifications locatives soit à l'occasion de renouvellements amiable, les loyers convenus contractuellement dans les trois années précédant la date du renouvellement, outre ceux de l'année en cours, des locaux présentant des caractéristiques comparables au local loué à savoir avec une surface équivalente et pour un même secteur d'activité, et sans procéder à des pondérations des surfaces, sauf pour les mezzanines et les réserves non attenantes.
La société SYNECARRE demandait le rejet de cette demande subsidiaire d'expertise et soutenait que la clause du bail invoquée n'excluait nullement les critères légaux en faisant expressément référence "aux modalités prévues à cet effet par la législation en vigueur".
Le fait que le juge des loyers commerciaux n'ait pas, comme le sollicitait à titre subsidiaire la société Centre Commercial Francilia, ordonné une expertise afin d'évaluer la valeur de marché des locaux loués, ne constitue pas un motif grave et légitime, alors que c'est en vertu de son pouvoir souverain d'appréciation, à l'issue d'un débat contradictoire entre les parties, qu'il a estimé utile, faute d'être suffisamment éclairé par les pièces versées pour apprécier la valeur locative des locaux considérés, de désigner un expert, et qu'il a défini sa mission. Il sera au surplus relevé que la mission de l'expert, au delà de l'avis demandé sur la valeur locative des lieux loués, consiste à procéder à l'examen des faits allégués par les parties, à les entendre en leurs explications et à fournir à la juridiction tous éléments utiles pour statuer et que la désignation d'un juge chargé du contrôle de l'expertise permet par ailleurs aux parties de le saisir à toutes fins utiles, étant rappelé que l'avis de l'expert ne lie pas le juge pour la suite de la procédure dans l'exercice de son pouvoir juridictionnel.
Dès lors, en l'absence de motif grave et légitime, la société Centre Commercial Francilia sera déboutée de sa demande.
La société demanderesse sera condamnée aux dépens, sans qu'il soit ordonné la distraction, s'agissant d'une procédure sans représentation obligatoire.
Eu égard à la situation des parties et en équité, il n'y a pas lieu de faire application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile.
PAR CES MOTIFS
Rejetons la demande de la société Centre Commercial Francilia tendant à être autorisée à interjeter appel immédiat du jugement rendu par le juge des loyers du tribunal judiciaire de Melun du 7 mai 2024.
Déboutons la société SYNECCARE de sa demande formée au titre de la distraction des dépens au profit de la SCP HB & Associés, représentée par maître Gilles Hittinger-Roux, en application de l'article 699 du code de procédure civile ;
Condamnons la société Centre Commercial Francilia aux dépens ;
Déboutons la société SYNECCARE de sa demande formée au titre des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile.