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Décisions

CA Chambéry, 2e ch., 17 octobre 2024, n° 23/01690

CHAMBÉRY

Autre

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

La Vache d'Or (GAEC)

Défendeur :

Vache d'Or (GAEC)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Fouchard

Conseillers :

M. Therolle, M. Gauvin

Avocats :

Me Fombeurre, SELURL Bollonjeon, SELARL Bastid Arnaud

TJ Bonneville, du 21 nov. 2023, n° 22/00…

21 novembre 2023

EXPOSÉ DU LITIGE

M. [O] [Y] et M. [E] [Y] sont exploitants agricoles au sein du GAEC la Vache d'Or (constitué en 2018), à [Localité 27].

Suivant acte de partage intervenu les 8 et 13 octobre 2014, entre MM. [O], [X] et [E] [Y], d'une part, et leur tante, Mme [P] [F], épouse [V], d'autre part, cette dernière est devenue propriétaire, sur le territoire de la commune de [Localité 22], de 15 parcelles de terre.

Par acte sous seing privé du 13 octobre 2014, les consorts [Y] et Mme [V] ont convenu ce qui suit à leur sujet :

« A ce jour, Madame [V] est exploitante et met en valeur ces terrains. Ses neveux lui ont fait la demande de pouvoir bénéficier de certaines priorités pour le cas où elle louerait des terrains issus de son lot.

Après discussion entre eux il a été convenu que :

- Lors de la mise en retraite officielle de Madame [V] de son activité agricole, s'ouvrira une période de 5 ans.

- Pendant ces 5 ans suivant sa mise en retraite, si Madame [V] donne à bail agricole des terrains issus du lot ci-dessus, elle devra en priorité les proposer à bail agricole à ses trois neveux soussignés, [O], [X] et [E] [Y].

Pour se faire, dans cette période de 5 ans, avant de mettre à bail ces terrains au profit d'un tiers, elle devra d'abord envoyer une lettre recommandée avec avis de réception à ses trois neveux leur proposant la location aux conditions où elle allait les proposer à un autre exploitant.
 
- Dans les 60 jours de l'envoi de la lettre recommandée avec avis de réception, les trois destinataires devront s'entendre pour prendre bail ces terrains et renvoyer une lettre recommandée avec avis de réception (dans le délai de 60 jours suivant l'envoi de la lettre recommandée avec avis de réception par Madame [V]) confirmant leur acceptation du bail aux conditions notifiées par Madame [V].

- Si dans ces 60 jours, Madame [V] ne reçoit pas d'acceptation du bail par lettre recommandée avec avis de réception ou si plusieurs locataires se proposent de louer les mêmes terrains sans s'entendre préalablement entre eux (rendant le bail infaisable) le droit de priorité sur cette location sera caduc.

Il est précisé que :

- Ce droit à préférence locative n'existera que sur les terrains classés en zone agricole au PLU de la commune concernée.

- Ce droit s'exercera comme un droit de préemption locative. Il en résulte que ce droit de préemption n'existera dans les 5 ans de la retraite agricole de Madame [V] que pour autant qu'elle mette à bail un ou des terrains issus de son lot.

- Cet engagement est personnel aux signataires et ne se transmet pas à leurs ayants-droits.

- Cet engagement de donner la priorité d'un bail prendra fin 5 ans après la mise en retraite de Madame [V]. »

Le 10 octobre 2019, Mme [V] a consenti un bail à ferme au profit du GAEC la Ferme du Village sur diverses parcelles lui appartenant dont 4, objet de la convention du 13 octobre 2014.

Mme [V] a cessé son activité le 31 décembre 2020.

Par acte du 21 janvier 2021, elle a de nouveau consenti un bail à ferme à M. [I] [L] (membre du GAEC la Ferme du Village), sur diverses parcelles, dont 6 relevant de la convention du 13 octobre 2014.

Par lettre recommandée avec accusé de réception du 14 janvier 2022, le conseil des consorts [Y] a mis Mme [V] en demeure de régulariser un bail rural à leur profit sur les parcelles objet de la convention du 13 octobre 2014.

Mme [V] a refusé de déférer à cette demande.

C'est dans ces conditions que, par requête du 27 avril 2022, les consorts [Y] ont saisi le tribunal paritaire des baux ruraux de Bonneville pour qu'il soit jugé de l'existence d'un bail à leur profit et à celui du GAEC la Vache d'or sur les terrains cadastrés BK[Cadastre 12], AR[Cadastre 13], BB[Cadastre 4], BB[Cadastre 5], BB[Cadastre 14], BC[Cadastre 1], BC[Cadastre 5], BC[Cadastre 6], BC[Cadastre 9], BA[Cadastre 20], BB[Cadastre 16], BC[Cadastre 7], BC[Cadastre 10], BC[Cadastre 15] et BC[Cadastre 19].

La tentative de conciliation a échoué. Le GAEC la Vache d'Or est intervenu volontairement à l'instance aux côtés des consorts [Y].

En dernier lieu devant le tribunal les consorts [Y] et le GAEC la Vache d'Or ont demandé qu'il soit jugé que la convention du 13 octobre 2014 est une promesse de bail dont les termes ont été violés par Mme [V], que les baux consentis par Mme [V] au profit du GAEC la Ferme du Village soient annulés, que les 15 parcelles litigieuses leur soient louées sur la base du loyer habituel, et qu'enfin Mme [V] soit condamnée à leur payer la somme de 23 750 euros en réparation du préjudice subi du fait de l'impossibilité d'exploiter les terres revendiquées depuis 2019.

Mme [V] s'est opposée aux demandes en faisant valoir que la convention du 13 octobre 2014 est un pacte de préférence, que le contentieux ne peut concerner que les seules parcelles louées après son départ en retraite à M. [L], soit les 6 parcelles louées le 21 janvier 2021, que le GAEC la Vache d'Or n'est pas le bénéficiaire de la convention du 13 octobre 2014, que l'annulation des baux consentis au GAEC la Ferme du Village et à M. [L] ne peut être prononcée en leur absence.

Par jugement contradictoire rendu le 21 novembre 2023, le tribunal paritaire des baux ruraux de Bonneville a :

qualifié la convention du 13 octobre 2014 conclue entre MM. [O], [X] et [E] [Y] et Mme [P] [F] épouse [V] de pacte de préférence,

débouté les consorts [Y] de leurs demandes aux fins d'annulation des baux conclus par Mme [V] sur les parcelles BK[Cadastre 12], AR[Cadastre 13], BB[Cadastre 4], BB[Cadastre 5], BB[Cadastre 14], BC[Cadastre 1], BC[Cadastre 5], BC[Cadastre 6], BA[Cadastre 20], BB[Cadastre 16], et d'établissement de baux sur les parcelles BK[Cadastre 12], AR[Cadastre 13], BB[Cadastre 4], BB[Cadastre 5], BB[Cadastre 14], BC[Cadastre 1], BC[Cadastre 5], BC[Cadastre 6], BC[Cadastre 9], BA[Cadastre 20], BB[Cadastre 16], BC[Cadastre 7], BC[Cadastre 10], BC[Cadastre 15] et BC[Cadastre 19] au profit des consorts [Y] et du GAEC la Vache d'Or,

condamné Mme [V] à payer aux consorts [Y] la somme de 10 000 euros en réparation de leur préjudice causé par la violation du pacte de préférence au titre des années 2019 à 2023,

condamné Mme [V] à payer aux consorts [Y] la somme de 3 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile,

condamné Mme [V] aux dépens,

rappelé que l'exécution provisoire de la décision est de droit.

Par lettre recommandée avec accusé de réception en date du 29 novembre 2023, M. [O] [Y], M. [X] [Y], M. [E] [Y] et le GAEC la Vache d'or ont interjeté appel de ce jugement.

Par conclusions notifiées par voie électronique le 31 mai 2024, soutenues oralement à l'audience, les consorts [Y] demandent en dernier lieu à la cour de :

Réformant partiellement le jugement déféré, et notamment en ce qu'il a :

- qualifié la convention du 13 octobre 2014 conclue entre MM. [O], [X] et [E] [Y] et Mme [P] [F] épouse [V] de pacte de préférence,

- débouté les consorts [Y] de leurs demandes aux fins d'annulation des baux conclus par Mme [V] sur les parcelles BK[Cadastre 12], AR[Cadastre 13], BB[Cadastre 4], BB[Cadastre 5], BB[Cadastre 14], BC[Cadastre 1], BC[Cadastre 5], BC[Cadastre 6], BA[Cadastre 20], BB[Cadastre 16], et d'établissement de baux sur les parcelles BK[Cadastre 12], AR[Cadastre 13], BB[Cadastre 4], BB[Cadastre 5], BB[Cadastre 14], BC[Cadastre 1], BC[Cadastre 5], BC[Cadastre 6], BC[Cadastre 9], BA[Cadastre 20], BB[Cadastre 16], BC[Cadastre 7], BC[Cadastre 10], BC[Cadastre 15] et BC[Cadastre 19] au profit des consorts [Y] et du GAEC la Vache d'or,

- condamné Mme [V] à payer aux consorts [Y] la somme de 10 000 euros en réparation de leur préjudice causé par la violation du pacte de préférence au titre des années 2019 à 2023,

Statuant à nouveau,

Vu les dispositions des articles L. 411-1 et L. 411-37 du code rural et de la pêche maritime, 1123 du code civil et 700 du code de procédure civile,

juger qu'en exécution de la convention liant les parties en date du 13 octobre 2014; Mme [V] s'est engagée à louer aux consorts [Y] les parcelles cadastrées BK[Cadastre 12], AR[Cadastre 13], BB[Cadastre 4], BB[Cadastre 5], BB[Cadastre 14], BC[Cadastre 1], BC[Cadastre 5], BC[Cadastre 6], BC[Cadastre 9], BA[Cadastre 20], BB[Cadastre 16], BC[Cadastre 7], BC[Cadastre 10], BC[Cadastre 15] et BC[Cadastre 19] dès sa mise à la retraite,

juger que Mme [V] a violé les termes de la convention du 13 octobre 2014 en tentant de louer avant de prendre sa retraite les terrains cadastrés section BB[Cadastre 4], BB[Cadastre 5], BB[Cadastre 14], BB[Cadastre 2] et BK[Cadastre 12] au GAEC la Ferme du Village en fraude des droits des consorts [Y],

juger que le GAEC la Ferme du Village ne bénéficie d'aucune autorisation d'exploitation de ces parcelles,

juger que le GAEC la Vache d'or est au bénéfice de cette autorisation d'exploitation en date du 3 décembre 2021 du fait de l'apport des consorts [Y],

juger que Mme [V] a également violé la convention du 13 octobre 2014 en louant à M. [L] les parcelles cadastrées section AR[Cadastre 13], BA[Cadastre 20], BB[Cadastre 16], BC[Cadastre 1], BC[Cadastre 3], BC[Cadastre 5], BC[Cadastre 6] alors qu'elle avait pris sa retraite officielle,

annuler en conséquence les baux souscrits par Mme [V] au profit du GAEC la Ferme du Village et de M. [L] tant en raison de la violation de la convention du 13 octobre 2014 que du fait de l'absence d'autorisation d'exploiter rendant caducs ces baux,

juger que c'est en fraude des droits des consorts [Y] que Mme [V], pour échapper à l'application de la convention du 13 octobre 2014, a tenté de se réinscrire le 1er janvier 2022 sans pouvoir justifier d'une exploitation effective des terrains objet du litige,

juger que la location des parcelles BK[Cadastre 12], AR[Cadastre 13], BB[Cadastre 4], BB[Cadastre 5], BB[Cadastre 14], BC[Cadastre 1], BC[Cadastre 5], BC[Cadastre 6], BC[Cadastre 9], BA[Cadastre 20], BB[Cadastre 16], BC[Cadastre 7], BC[Cadastre 10], BC[Cadastre 15] et BC[Cadastre 19] se fera sur la base du loyer habituel en la matière,

juger que les consorts [Y] et le GAEC la Vache d'or sont disposés à s'acquitter du coût de ce loyer,

constater en tant que de besoin la mauvaise foi de M. [L] rendant en toute hypothèse inopposables les baux souscrits tant par lui que par le GAEC la Ferme du Village,

condamner Mme [V] au paiement d'une somme de 23 750 euros au titre du préjudice subi du fait de l'impossibilité d'exploiter les terres revendiquées de 2019 à 2023,

confirmer le jugement déféré en ce qu'il a condamné Mme [V] au paiement d'une somme de 3 000 euros sur le fondement des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile en première instance,

condamner Mme [V] au paiement d'une somme de 6 000 euros sur le fondement des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile en cause d'appel ainsi qu'aux entiers dépens.

Par conclusions notifiées par voie électronique le 19 mars 2024, soutenues oralement à l'audience, Mme [P] [F], épouse [V], demande en dernier lieu à la cour de :

Vu l'article 9 de l'ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 portant réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations,

Vu les articles 544, 1102, 1103, 1123, 1142 ancien, 1189, 1190 et 2274 du code civil,

Vu les articles L. 331-1 à L. 331-11, L. 411-1, L. 411-35, L. 411-37 et L. 491-1 du code rural et de la pêche maritime,

Vu l'article R. 421-2 du code de justice administrative,

Vu les articles 4, 9, 12, 14, 30, 31, 56, 695 et suivants et 700 du code de procédure civile,

Sur l'appel principal :

confirmer, par adoption des mêmes motifs et faisant droit à ses propres prétentions et moyens, le jugement déféré en ce qu'il :

- qualifie la convention du 13 octobre 2014 conclue entre MM. [O], [X] et [E] [Y] et Mme [P] [F] épouse [V] de pacte de préférence,

- déboute les consorts [Y] de leurs demandes aux fins d'annulation des baux conclus par Mme [V] sur les parcelles BK[Cadastre 12], AR[Cadastre 13], BB[Cadastre 4], BB[Cadastre 5], BB[Cadastre 14], BC[Cadastre 1], BC[Cadastre 5], BC[Cadastre 6], BA[Cadastre 20], BB[Cadastre 16], et d'établissement de baux sur les parcelles BK[Cadastre 12], AR[Cadastre 13], BB[Cadastre 4], BB[Cadastre 5], BB[Cadastre 14], BC[Cadastre 1], BC[Cadastre 5], BC[Cadastre 6], BC[Cadastre 9], BA[Cadastre 20], BB[Cadastre 16], BC[Cadastre 7], BC[Cadastre 10], BC[Cadastre 15] et BC[Cadastre 19] au profit des consorts [Y] et du GAEC la Vache d'or,

Sur l'appel incident :

A titre principal :

infirmer le jugement déféré en ce qu'il :

- condamne Mme [V] à payer aux consorts [Y] la somme de 10 000 euros en réparation de leur préjudice causé par la violation du pacte de préférence au titre des années 2019 à 2023,

- condamne Mme [V] à payer aux consorts [Y] la somme de 3 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile,

- condamne Mme [V] aux dépens,

et, par voie de conséquence, débouter MM. [Y] et le GAEC la Vache d'Or de l'intégralité de leurs demandes, fins et conclusions,

A titre subsidiaire :

réduire à une exacte proportion les 10 000,00 euros alloués aux termes du jugement déféré, sans excéder 5 000,00 euros,

condamner in solidum MM. [Y] et le GAEC la Vache d'Or à rembourser à Mme [V] le trop versé,

En toute hypothèse :

les déboutant de l'intégralité de leurs demandes, fins et conclusions, condamner in solidum MM. [Y] et le GAEC la Vache d'Or aux dépens répétibles et à payer à Mme [V] en cause d'appel, outre la somme de 6 000,00 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile, l'intégralité des droits proportionnels de recouvrement ou d'encaissement prévus à l'article L. 111-8 du code des procédures civiles d'exécution visés à l'article R. 631-4 du code de la consommation.

L'affaire a été retenue à l'audience du 18 juin 2014 et mise en délibéré au 17 octobre 2024. L'ensemble des parties ayant constitué avocat et déposé des conclusions écrites, il est fait application des dispositions de l'article 446-2 alinéa 2 du code de procédure civile, dans sa rédaction issue du décret n° 2017-982 du 6 mai 2017.

MOTIFS DE LA DÉCISION

Sur la qualification de la convention du 13 octobre 2014 :

Les appelants font grief au jugement déféré d'avoir qualifié la convention litigieuse de pacte de préférence alors, selon eux, qu'il s'agit d'une promesse de bail.

Mme [V] soutient que cette convention est un pacte de préférence.

Sur ce, la cour,

Les appelants ne développent aucune critique des motifs du jugement qui a qualifié la convention de pacte de préférence, se contentant d'affirmer qu'il s'agit d'une promesse de bail.

Or, en l'absence de tout élément ou argument nouveaux, c'est par des motifs pertinents que la cour adopte expressément que le tribunal, après avoir rappelé les termes de la convention, cités ci-dessus, a jugé que ceux-ci sont clairs et précis, et que la convention institue une préférence au profit des consorts [Y] en cas de mise en location des terrains en litige par Mme [V], et non une promesse de bail.

En effet, selon cette convention, Mme [V] reste libre de mettre ou non en location ses terres, tandis qu'en cas de promesse de bail elle serait, au contraire, contrainte de les donner en location aux bénéficiaires de l'acte.

En conséquence, le jugement déféré sera confirmé en ce qu'il a qualifié la convention de pacte de préférence.

Sur les demandes en nullité des baux conclus par Mme [V] au profit de tiers :

Les consorts [Y] sollicitent à nouveau devant la cour l'annulation des baux conclus par Mme [V] en fraude de leurs droits. Le GAEC la Vache d'Or, intervenant volontaire, a également sollicité cette annulation, sur le même fondement.

Mme [V] soutient qu'en l'absence des preneurs les baux litigieux ne sauraient être annulés et que le GAEC la Vache d'Or, qui n'est pas bénéficiaire du pacte de préférence, ne peut également rien demander à ce titre.

Sur ce, la cour,

Ainsi que l'a justement relevé le tribunal, le pacte de préférence ne confère au bénéficiaire aucun moyen de contrainte, hormis le droit de répondre en priorité à l'offre de contracter formulée par le promettant aux conditions fixées par celui-ci et, d'autre part, le bénéficiaire d'un pacte de préférence est en droit de poursuivre l'annulation du contrat passé avec un tiers en méconnaissance de ses droits et d'obtenir sa substitution à celui-ci, à condition que ce tiers ait eu connaissance, lorsqu'il a contracté, de l'existence du pacte et de l'intention du bénéficiaire de s'en prévaloir.

En l'espèce, le GAEC la Vache d'Or n'est pas le bénéficiaire du pacte de préférence de sorte qu'il ne peut prétendre obtenir la nullité des baux litigieux, et ce quand bien même il aurait obtenu, en concurrence avec le GAEC la Ferme du Village, des autorisations d'exploiter. Les autorisations administratives sont délivrées à un exploitant sous réserve de l'accord du propriétaire pour cette exploitation, qu'elle se fasse dans le cadre d'un bail ou non, de sorte que le débat sur la délivrance de ces autorisations successives est sans aucun effet sur le présent litige. En effet, lorsque plusieurs personnes sont autorisées à exploiter les mêmes terres, leur propriétaire est alors libre de choisir la personne à laquelle il entend confier cette exploitation.

Ensuite, il appartient aux consorts [Y] de rapporter la preuve de la connaissance par le GAEC la Ferme du Village et par M. [L] de l'existence du pacte de préférence et de leur intention de s'en prévaloir.

Or force est de constater que, alors que, ni le GAEC la Ferme du Village, ni M. [L] n'ont été appelés en cause, les appelants ne rapportent pas plus qu'en première instance une telle preuve, le seul fait que le GAEC la Vache d'Or et le GAEC la Ferme du Village aient été en concurrence sur l'autorisation d'exploiter étant insuffisant. En effet, ils procèdent par simples affirmations mais ne produisent aucun courrier qui aurait été échangé avec les tiers preneurs, ni aucun témoignage qui permettrait de retenir la mauvaise foi de ceux-ci, de sorte que le jugement déféré sera confirmé en ce qu'il a rejeté la demande de nullité des baux, et la demande subséquente de substitution.

La cour note sur ce point que, alors même que dans ses conclusions Mme [V] développe des moyens relatifs à l'irrecevabilité des demandes de nullité des baux en l'absence des preneurs, et que le tribunal a lui-même rappelé l'impossibilité de juger une personne en son absence, pour autant, aucune fin de non-recevoir n'a été soulevée, et aucun appel en cause n'a été fait.

Sur le caractère fautif des baux conclus par Mme [V] au profit de tiers :

Les appelants soutiennent que Mme [V] a donné en location l'ensemble des parcelles objet de la convention du 13 octobre 2014 et ce en violation de ses obligations. Ils prétendent que les parcelles exclues des deux baux de 2019 et 2021, qui sont exploitées par le GAEC le Ferme du Village, lui sont donc nécessairement louées, même si aucun bail écrit n'est établi.

Mme [V] soutient qu'une partie des parcelles de la convention ne sont pas louées, tandis que le bail de 2019 a été conclu avant sont départ en retraite, de sorte que seul le bail consenti en 2021 pourrait être considéré comme fautif. Et sur ce bail de 2021, elle soutient qu'ayant repris son activité agricole dès le 1er janvier 2022, elle n'est donc plus à la retraite et ce bail ne peut donc être considéré comme consenti en violation de la convention du 13 octobre 2014. En tout état de cause elle conclut que la convention ne permet pas de déterminer précisément le type de bail qu'il conviendrait de conclure, ni sa durée ni son prix.

Sur ce, la cour,

Le bail conclu par le promettant en violation d'un pacte de préférence ouvre droit, pour le bénéficiaire, à la réparation des préjudices qu'il a subis du fait de cette violation. Il appartient au bénéficiaire évincé de rapporter la preuve de la violation du pacte qu'il allègue et des préjudices subis.

Il résulte des pièces produites aux débats que l'existence d'un bail consenti par Mme [V] sur les parcelles BC [Cadastre 9], BC [Cadastre 7], BC [Cadastre 10], BC [Cadastre 15] et BC [Cadastre 19] n'est pas démontrée. La convention du 13 octobre 2014 ne porte que sur un droit de préférence dans le cas où la propriétaire envisage la conclusion de baux après sa retraite, et ne met à la charge de Mme [V] aucune obligation d'exploiter elle-même les terres, ni aucune obligation de les donner à bail.

Or les consorts [Y] ne démontrent pas que les cinq parcelles de la convention qui ne sont pas comprises dans les baux de 2019 et 2021, soient effectivement louées en violation de la convention. En effet, l'autorisation administrative d'exploiter n'est pas une présomption de bail, le propriétaire restant libre de consentir ou non un tel contrat au profit de celui qui a obtenu cette autorisation. Il n'est pas établi que Mme [V] perçoive un quelconque loyer sous quelque forme que ce soit pour ces cinq parcelles confiées au GAEC la Ferme du Village, les appelants n'apportant aucun élément de nature à contredire utilement l'explication donnée par Mme [V] devant le tribunal de ce qu'elle rétribue les exploitants de leur prestation sur ces cinq parcelles par cession de la moitié des fruits de la récolte.

Aussi le jugement déféré sera approuvé en ce qu'il a retenu qu'aucune violation de la convention n'est établie pour les parcelles cadastrées BC [Cadastre 9], BC [Cadastre 7], BC [Cadastre 10], BC [Cadastre 15] et BC [Cadastre 19].

Concernant le bail consenti au profit du GAEC la Ferme du Village le 10 octobre 2019, il ne peut être considéré comme ayant violé les obligations de Mme [V] aux termes de la convention. En effet, à cette date Mme [V] n'avait pas encore pris sa retraite et elle n'était donc pas soumise au pacte de préférence au profit de ses neveux. La seule proximité, relative au demeurant, de sa mise en retraite (plus d'un an plus tard) ne permet pas de retenir qu'elle aurait délibérément consenti ce bail en vue de contourner le pacte de préférence.

En effet, la convention ne peut être interprétée, comme l'a fait le tribunal, comme interdisant à Mme [V] de donner à bail pour une durée de neuf ans (durée habituelle d'un bail à ferme) dans les années précédant sa mise en retraite. Cette interprétation ajoute à la convention une interdiction qu'elle ne contient pas, quand bien même il est certain que cela prive d'effet le pacte de préférence pour les terrains ainsi loués, puisque le bail durera au-delà du délai de cinq ans fixé. Pour autant, la convention ne l'interdit pas et les conditions du droit de préférence pour les consorts [Y] ne sont pas réunies pour ce premier bail du 10 octobre 2019.

Le jugement déféré sera donc réformé en ce qu'il a retenu que ce bail est fautif, et Mme [V] n'est pas tenue d'indemniser les consorts [Y] pour la perte des parcelles cadastrées BB [Cadastre 4], BB [Cadastre 5], BB [Cadastre 14] et BK [Cadastre 12].

Concernant le bail consenti au profit de M. [I] [L] le 21 janvier 2021, il est constant qu'à cette date Mme [V] avait pris sa retraite depuis quelques semaines. Si elle indique s'être aujourd'hui réinscrite comme exploitante à compter du 1er janvier 2022, cette réinscription apparaît pour le moins de circonstance, étant souligné qu'elle est intervenue concomitamment à la première mise en demeure qui lui a été adressée par le conseil des consorts [Y], le 14 janvier 2022.

Si elle justifie disposer encore du matériel nécessaire à l'exploitation des parcelles litigieuses, elle ne démontre toutefois pas d'acte d'exploitation effectif qu'elle aurait réalisé depuis le 1er janvier 2022. Cette réinscription ne peut donc pas faire échec au droit de préférence des consorts [Y], né de la mise en retraite de Mme [V] le 31 décembre 2020.

Quant à la nature du bail susceptible de faire naître le droit de préférence, c'est en vain que Mme [V] soutient qu'elle serait indéterminée. En effet, la convention précise que c'est en cas de bail agricole que le droit de préférence s'exerce, ce qu'est indiscutablement le bail à ferme consenti à M. [L] le 21 janvier 2021.

Aussi, le jugement déféré sera confirmé en ce qu'il a jugé que le bail consenti à M. [L] le 21 janvier 2021 l'a été en violation du pacte de préférence du 13 octobre 2014, à savoir pour les parcelles cadastrées AR [Cadastre 13], BA [Cadastre 20], BB [Cadastre 16], BC [Cadastre 1], BC [Cadastre 5] et BC [Cadastre 6].

Il convient d'ajouter que la parcelle BC [Cadastre 3] comprise dans ce bail n'est pas visée par la convention du 13 octobre 2014, de sorte qu'elle ne saurait ouvrir droit à réparation aux appelants.

Sur la réparation des préjudices subis par les consorts [Y] :

Les consorts [Y] fondent leur demande d'indemnisation sur la perte de l'exploitation de la totalité des parcelles visées dans la convention du 13 octobre 2014. Ils invoquent un rapport établi par Ecoger le 20 mai 2023.

Mme [V] soutient que le préjudice n'est pas prouvé, le rapport Ecoger n'étant pas contradictoire.

Sur ce, la cour,

Il a été dit ci-dessus que Mme [V] a violé le pacte de préférence en consentant le 21 janvier 2021 à M. [L] un bail à ferme sur les parcelles AR [Cadastre 13], BA [Cadastre 20], BB [Cadastre 16], BC [Cadastre 1], BC [Cadastre 5] et BC [Cadastre 6].

Le préjudice existe donc nécessairement puisque les consorts [Y] ont été privés de la possibilité de prendre ces parcelles à bail, le cas échéant pour les apporter au GAEC la Vache d'Or, dont ils sont membres.

La perte de chance qu'ils ont subie est proche de 100 % dans la mesure où il apparaît que Mme [V] était avertie dès 2020 du souhait de ses neveux d'exploiter ses terres (pièce n° 21 des appelants, courrier de l'intimée à M. [E] [Y] du 28 mai 2020), et que le GAEC la Vache d'Or a sollicité dès le mois de mai 2021 l'autorisation d'exploiter notamment les parcelles précitées.

Toutefois, il ne s'agit que d'une perte de chance. En effet, si les consorts [Y] avaient été en mesure de faire valoir leur droit de préférence conformément à la convention du 13 octobre 2014, pour autant Mme [V] pouvait encore renoncer à leur consentir un bail en conservant les terres hors de tout bail.

Compte tenu de la probabilité élevée de la chance qu'ils ont perdue, le préjudice sera évalué à 90 % de cette perte.

Les consorts [Y] produisent aux débats une estimation du préjudice subi par le GAEC la Vache d'Or du fait de cette perte, pour deux de ses associés. Il convient de rappeler qu'il ne s'agit pas d'une expertise mais d'un élément de preuve produit par les appelants, soumis à la discussion des parties, de sorte que Mme [V] était libre d'apporter tous éléments pour le contredire, ce qu'elle ne fait pas.

Les parcelles dont les consorts [Y] ont été privés représentent une superficie de 3 ha 43 a 19 ca. Ce préjudice a débuté à la date de souscription du bail le 21 janvier 2021, les appelants arrêtant leur demande à l'année 2023. Ce sont donc trois années d'exploitation qu'il convient d'indemniser.

L'avis Ecoger (pièce n° 55 des appelants) prend en considération tant les produits escomptés, que les primes PAC, ainsi que les charges d'exploitation. Les chiffres de base d'évaluation sont cohérents et l'intimée ne produit aucun document de nature à les remettre en cause.

Il est ainsi fait état d'une perte pour 12 ha de 4 564,66 euros pour 2021, 4 618,97 euros pour 2022 et 4 101,26 euros pour 2023, soit un total de 13 284,89 euros.

Soit, pour les seules parcelles retenues au titre du bail du 21 janvier 2021 d'une superficie de 3 ha 43 ca 19 ca une perte pour les trois exercices de :

(13 284,89 / 12) x 3,4319 = 3 799,35 euros.

La perte de chance étant de 90 %, le préjudice subi par les consorts [Y] sera indemnisé par l'allocation de la somme de 3 419,42 euros.

Ils seront déboutés du surplus de leur demande.

Il convient de rappeler qu'il n'y a pas lieu de condamner les appelants à restituer ce qui a été trop versé par Mme [V] en exécution du jugement déféré, le présent arrêt valant titre de restitution.

Sur les demandes accessoires :

En application de l'article 696 du code de procédure civile, la partie perdante est condamnée aux dépens, à moins que le juge, par décision motivée, n'en mette la totalité ou une fraction à la charge d'une autre partie.

En application de l'article 700 du code de procédure civile, le juge condamne la partie tenue aux dépens ou qui perd son procès à payer à l'autre partie la somme qu'il détermine, au titre des frais exposés et non compris dans les dépens.

Dans tous les cas, le juge tient compte de l'équité ou de la situation économique de la partie condamnée. Il peut, même d'office, pour des raisons tirées des mêmes considérations, dire qu'il n'y a pas lieu à ces condamnations.

En l'espèce, si le jugement déféré est réformé et que les indemnités allouées sont moindre qu'en première instance, pour autant les consorts [Y] ne sont pas succombants en leurs demandes. Le jugement sera donc confirmé en ce qu'il leur a alloué une indemnité de 3 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile et a condamné Mme [V] aux entiers dépens.

Pour la procédure d'appel, MM. [Y] et le GAEC la Vache d'Or, qui succombent à titre principal, en supporteront les entiers dépens.

Compte tenu des circonstances de l'affaire, aucune considération d'équité ne commande de faire application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile au profit de l'une quelconque des parties pour les frais exposés en appel.

PAR CES MOTIFS

La cour, après en avoir délibéré conformément à la loi, statuant publiquement, par arrêt contradictoire,

Confirme le jugement rendu par le tribunal paritaire des baux ruraux de Bonneville le 21 novembre 2023 en ce qu'il a :

qualifié la convention du 13 octobre 2014 conclue entre MM. [O], [X] et [E] [Y] et Mme [P] [F] épouse [V] de pacte de préférence,

débouté les consorts [Y] de leurs demandes aux fins d'annulation des baux conclus par Mme [P] [F] épouse [V] sur les parcelles BK[Cadastre 12], AR[Cadastre 13], BB[Cadastre 4], BB[Cadastre 5], BB[Cadastre 14], BC[Cadastre 1], BC[Cadastre 5], BC[Cadastre 6], BA[Cadastre 20], BB[Cadastre 16], et d'établissement de baux sur les parcelles BK[Cadastre 12], AR[Cadastre 13], BB[Cadastre 4], BB[Cadastre 5], BB[Cadastre 14], BC[Cadastre 1], BC[Cadastre 5], BC[Cadastre 6], BC[Cadastre 9], BA[Cadastre 20], BB[Cadastre 16], BC[Cadastre 7], BC[Cadastre 10], BC[Cadastre 15] et BC[Cadastre 19] au profit des consorts [Y] et du GAEC la Vache d'or,

condamné Mme [P] [F] épouse [V] à payer aux consorts [Y] la somme de 3 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile,

condamné Mme [P] [F] épouse [V] aux dépens,

rappelé que l'exécution provisoire de la décision est de droit,

Réforme le jugement déféré en ce qu'il a :

condamné Mme [P] [F] épouse [V] à payer aux consorts [Y] la somme de 10 000 euros en réparation de leur préjudice causé par la violation du pacte de préférence au titre des années 2019 à 2023,

Statuant à nouveau,

Dit que le bail à ferme consenti par Mme [P] [F] épouse [V] le 21 janvier 2021 au profit de M. [I] [L], portant sur les parcelles cadastrées commune de [Localité 22] :

- AR [Cadastre 13], [Localité 24], pour 26 a 19 ca,

- BA [Cadastre 20], [Localité 23], pour 1 ha 58 a 66 ca,

- BB [Cadastre 16], [Localité 25], pour 55 a 85 ca,

- BC [Cadastre 1], [Localité 26], pour 66 a 85 ca,

- BC [Cadastre 5], [Localité 26], pour 19 a 51 ca,

- BC [Cadastre 6], [Localité 26], pour 10 a 19 ca

l'a été en violation du pacte de préférence du 13 octobre 2014 au bénéfice de MM. [O], [X] et [E] [Y],

Condamne Mme [P] [F] épouse [V] à payer à MM. [O], [X] et [E] [Y] la somme de 3 419,42 euros à titre de dommages et intérêts en réparation de leurs préjudices subis de ce fait pour les exercices 2021 à 2023,

Rappelle que le présent arrêt vaut titre de restitution des sommes trop versées en exécution de la décision déférée,

Déboute le GAEC la Vache d'Or de l'ensemble de ses demandes,

Y ajoutant,

Condamne in solidum MM. [O], [X] et [E] [Y] et le GAEC la Vache d'Or aux entiers dépens de l'appel,

Dit n'y avoir lieu à application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile au profit de l'une quelconque des parties, pour les frais exposés en appel.

Ainsi prononcé publiquement le 17 octobre 2024 par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du Code de Procédure Civile, et signé par Madame Alyette FOUCHARD, Conseillère faisant fonction de Présidente et Madame Sylvie DURAND, Greffière.

La Greffière La Présidente

Copies : 17/10/2024

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