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Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 11, 18 octobre 2024, n° 23/17283

PARIS

Arrêt

Infirmation

PARTIES

Défendeur :

C8 (SAS)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme L'Eleu de la Simone

Conseillers :

Mme Guillemain, M. Richaud

Avocats :

Me Vignes, Me Ennochi, Me Boccon Gibod, Me Chappuis

Paris, pôle 5 ch. 11, du 10 sept. 2021, …

10 septembre 2021

FAITS ET PROCEDURE

M. [A] [C] exerce une activité d'animateur, auteur et producteur artistique d'émissions de télévision.

La société [...] est une société de production audiovisuelle, détenue en intégralité par M. [C] via sa holding TPCA.

La société Télé [Localité 5] est contrôlée par la société [...] et M. [C] et exerce une activité de production exécutive.

Le groupe Canal Plus est éditeur de chaînes payantes et thématiques, distributeur d'offres de télévisions payantes mais également d'un groupe de chaînes gratuites dont la chaîne Canal 8 dite C8 est une filiale.

La Société d'Édition de Canal Plus est une filiale du groupe Canal Plus chargée de la conclusion des contrats de pré-achats de droits de diffusion des programmes diffusés sur les chaînes payantes et non payantes du groupe Canal Plus, dont C8.

Au mois de juin 2006, la société [...] a proposé à la société Canal Plus de produire pour son compte une série d'émissions hebdomadaires consistant en une revue de l'actualité de la semaine avec deux invités, présentée par M. [C].

Cette série d'émissions intitulée « Salut les Terriens » a été diffusée sur Canal Plus à partir du 4 novembre 2006 et jusqu'au terme de la saison télévisuelle 2006/2007, soit le 23 juin 2007.

A l'issue de cette première saison, le groupe Canal Plus et la société [...], puis la société Télé [Localité 5], ont convenu de poursuivre la production de cette émission dans le cadre d'une succession de contrats d'une durée annuelle, pour les saisons 2007/2008 à 2015/2016. Le dernier contrat a été signé le 21 octobre 2016, pour des émissions devant être diffusées du 12 septembre 2015 au 25 juin 2016.

Aucun renouvellement n'a été conclu entre les sociétés Canal Plus et [...] pour la saison suivante et le dernier numéro de l'émission a été diffusé le samedi 25 juin 2016.

La société C8, qui éditait le service de télévision D8 devenu C8, a proposé à la société [...] de programmer sur son antenne, pendant la saison 2016/2017, la série d'émissions « Salut les Terriens ».

Les sociétés C8 et [...] ont signé, en présence de M. [C], le 9 décembre 2016, un contrat de pré-achat de droits de diffusion portant sur une série d'émissions hebdomadaires « Salut les Terriens » devant être diffusées sur C8 du 10 septembre 2016 à fin juin 2017.

A l'issue de la saison 2016/2017, les sociétés C8 et [...] ont renouvelé leur contrat pour la saison 2017/2018 (pour une diffusion du 7 septembre 2017 à fin juin 2018), outre la production d'un nouveau programme intitulé « Les Terriens du Dimanche ».

Un nouveau contrat a été signé pour la saison 2018/2019, pour la production de ces deux émissions (destinées à être diffusées à compter du 10 septembre 2018 jusqu'à fin juin 2019).

Dans le courant du mois d'avril 2019, les parties ont entamé des discussions relatives à la prolongation éventuelle de ces émissions pour la saison télévisuelle 2019/2020.

Par un courriel du 18 avril 2019, M. [C] a adressé à M. [J], président du directoire du groupe Canal Plus, un message selon lequel il devait voir le 15 mai M. [B], actionnaire du groupe Vivendi, lui-même actionnaire à 100 % du groupe Canal Plus, au sujet du maintien du budget de ses émissions.

Par un courriel du 2 mai 2019, M. [J] a confirmé à M. [C] que la chaîne C8 se trouvait dans l'obligation impérieuse d'équilibrer ses comptes et qu'elle ne pouvait plus lui maintenir un « traitement de faveur ».

Le 18 mai 2019, M. [C] a annoncé dans un communiqué de presse : « Je ne serai pas sur C8 à la rentrée. La Chaîne n'a plus les moyens de s'offrir [C] et ses équipes. Et je ne veux pas faire de la télé low cost sous le joug des comptables (...) ».

Le 19 mai 2019, M. [C] a adressé un mail à M. [B], envoyé en copie aux dirigeants du groupe Canal Plus et de la société C8, regrettant que ce dernier lui ait proposé de réduire sa facturation de 50%, lors d'un échange téléphonique intervenu le vendredi 17 mai 2019.

Par lettre du 14 juin 2019, la société C8 a écrit à la société [...] qu'elle avait pris acte de sa décision de ne plus produire les émissions « Les Terriens du Samedi » et « Les Terriens du Dimanche » pour la saison 2019/2020 sur l'antenne de C8.

Le dernier numéro de l'émission a été diffusé le 15 juin 2019.

Par lettre du 20 juin 2019, la société [...] a répondu à la société C8 que c'était la chaîne par le biais de son actionnaire qui avait décidé de rompre le contrat, version réfutée par la société C8 dans une lettre du 1er juillet 2019.

Suivant exploits du 24 septembre 2019, M. [C], la société [...] et la société Télé [Localité 5] ont assigné à bref délai la société C8 et la société Canal Plus devant le tribunal de commerce de Paris, sur le fondement de l'article L. 442-1, II du code de commerce, pour faire juger que la société C8 avait brutalement rompu les relations commerciales établies entre les parties.

Par jugement du 21 janvier 2020, le tribunal de commerce de Paris a :

- condamné pour rupture brutale des relations commerciales établies la société C8 à verser à la société [...] la somme de 811.500 euros et à al société Télé [Localité 5] la somme de 269.333 euros au titre d'un préavis non accordé de quatre mois et demi,

- débouté la société Télé [Localité 5] de ses demandes relatives au coût des licenciements économiques et à la part non amortie du coût du décor des émissions,

- débouté M. [C] de sa demande au titre du préjudice moral,

- débouté la société C8 de ses demandes au titre du dénigrement et de l'inexécution contractuelle,

- dit irrecevable l'exception d'incompétence soulevée par M. [C],

- condamné la société C8 à régler à la société [...] et à la société Télé [Localité 5] une somme de 10.000 euros à chacune au titre des frais irrépétibles.

Par déclaration reçue au greffe le 16 mars 2020, les sociétés [...] et Télé [Localité 5] et M. [A] [C] ont interjeté appel du jugement, tant à l'encontre de la société C8 que de la société d'Edition de Canal Plus.

Suivant arrêt en date du 10 septembre 2021, la cour d'appel de Paris a :

- infirmé le jugement en ses dispositions relatives à la réparation de la rupture brutale des relations commerciales établies, au rejet des demandes formées au titre de la prise en charge des indemnités de licenciements, au titre du manquement contractuel à la clause de confidentialité et au titre des frais irrépétibles exposés en première instance par la société d'Édition de Canal Plus ;

- Statuant à nouveau sur ces chefs de demandes,

- condamné la société C8 à régler en conséquence de la rupture brutale des relations commerciales :

* à la société [...] une somme de 3.800.476 euros,

* à la société Télé [Localité 5] une somme de 2.293.657 euros,

- condamné la société C8 à régler à la société Télé [Localité 5] :

* une somme de 417.587 euros en conséquence des licenciements opérés à la suite de la rupture brutale des relations d'affaires ;

- condamné in solidum les sociétés [...], Télé [Localité 5] et M. [A] [C] à régler à la société C8 :

* une somme de 50.000 euros en réparation de la violation de la clause de confidentialité ;

- condamné in solidum la société [...], la société Télé [Localité 5] et M. [A] [C] à régler à la société d'Edition de Canal Plus :

* une somme de 10.000 euros au titre des frais irrépétibles exposés en première instance ;

- dit que les intérêts au taux légal sont dus sur ces sommes à compter du 17 mai 2019 ;

- ordonné la capitalisation des intérêts à compter du 27 mai 2020 ;

- confirmé le jugement pour le surplus de ses dispositions ;

- Y ajoutant,

- condamné in solidum la société [...], la société Télé [Localité 5] et M. [A] [C] à régler à la société d'Edition de Canal Plus :

* une somme de 10.000 euros au titre des frais irrépétibles exposés en appel ;

- condamné la société C8 à régler à la société [...] et à la société Télé [Localité 5] une somme de 10.000 euros chacune, au titre des frais irrépétibles d'appel ;

- débouté M. [A] [C] de sa demande au titre des frais irrépétibles ;

- condamné la société C8 aux entiers dépens de première instance et d'appel.

La société C8 a formé un pourvoi n° U 21-22.802 contre cet arrêt.

Suivant arrêt du 19 octobre 2022, la chambre commerciale, financière et économique de la Cour de cassation a cassé partiellement l'arrêt de la cour d'appel de Paris du 10 septembre 2021, en ces termes :

« CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce que, infirmant en ses dispositions relatives à la réparation de la rupture brutale des relations commerciales établies, il condamne la société C8 à payer en conséquence de la rupture brutale des relations commerciales la somme de 3.800.476 euros à la société [...] et la somme de 2.293.657 euros à la société Télé [Localité 5], l'arrêt rendu le 10 septembre 2021, entre les parties, par la cour d'appel de Paris ;

Remet, sur ces points, l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Paris autrement composée ;

Condamne M. [C], la société [...] et la société Télé [Localité 5] aux dépens ;

En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette les demandes formées par M. [C] et la société [...] et par la société Télé [Localité 5] et les condamne in solidum à payer à la société C8 la somme de 3.000 euros ; »

PROCEDURE SUR RENVOI DE CASSATION :

Par déclaration reçue le 16 octobre 2023 et enregistrée le 8 novembre 2023, la société [...] a saisi la cour d'appel de Paris en exécution de l'arrêt rendu par la Cour de cassation le 22 octobre 2022.

Suivant ses dernières conclusions transmises par le réseau privé virtuel des avocats le 4 juin 2024, la société [...] demande à la cour, au visa de l'article L 442-1 II du code de commerce :

- de débouter la société C8 de son appel incident du chef du jugement rendu le 21 janvier 2020 par le Tribunal de commerce de commerce de Paris qui l'a condamnée au paiement de 811.550 euros à la société [...] comme de toutes ses demandes, fins et conclusions.

- d'infirmer le jugement entrepris en ce qu'il dispose :

« Condamne pour rupture brutale de relations commerciales établies, la SAS C8 au paiement des sommes de 811.500 euros à la SAS [...] au titre d'un préavis non accordé de 4 mois et demi. »

Statuant à nouveau,

Vu l'arrêt de la Cour de Cassation qui casse partiellement l'arrêt de la Cour de céans au visa du 3ème moyen pris en sa 2ème branche du pourvoi formé par C8 (violation de l'article 5 du code de procédure civile),

- de condamner la société C8 à payer à [...] en conséquence de la rupture brutale des relations commerciales établies, la somme de 2.910.840 euros.

- de dire que les intérêts au taux légal seront dus sur la somme allouée par la Cour à compter du 17 mai 2019, date de la rupture des relations commerciales.

- d'ordonner la capitalisation des intérêts à compter du 27 mai 2020.

En tout état de cause,

- de débouter la société C8 de toutes ses demandes, fins et conclusions.

- de condamner la société C8 à payer à la société [...] la somme de 90.000 euros au titre des frais irrépétibles visés par l'article 700 du code de procédure civile.

- de condamner la société C8 aux dépens de la présente instance dont distraction au profit de Maître Vignes de GRV Associés (SCP).

Suivant ses dernières conclusions transmises par le réseau privé virtuel des avocats le 5 juin 2024, la société C8 demande à la cour :

Vu l'arrêt de la Cour de cassation du 19 octobre 2022, cassant l'arrêt rendu le 10 septembre 2021 par la Cour d'appel de Paris en ce que, infirmant le jugement du Tribunal de commerce de Paris du 21 janvier 2020 en ses dispositions relatives à la réparation de la rupture brutale des relations commerciales établies, il avait condamné la société C8 à payer la somme de 3.800.476 euros à la société [...] en conséquence de la rupture brutale des relations commerciales,

Vu l'article L. 442-1, II du Code de commerce,

Recevant la société C8 en son appel incident du chef de la réparation de la rupture brutale de ses relations commerciales avec la société [...],

- d'infirmer le jugement rendu le 21 janvier 2020 par le tribunal de commerce de Paris en ce qu'il a condamné la société C8 à verser à la société [...] la somme de 811.500 euros, pour rupture brutale de leurs relations commerciales établies ;

Statuant à nouveau,

A titre principal,

- de débouter la société [...] de l'ensemble de ses demandes à l'encontre de la société C8, à défaut pour la société [...] de justifier de la marge sur coûts variables qu'elle réalisait dans le cadre de ses relations commerciales avec la société C8 ;

A titre subsidiaire,

- de limiter à la somme de 698.436 euros le quantum des dommages-intérêts alloués à la société [...], en réparation de la rupture brutale de ses relations commerciales avec la société C8 ;

En tout état de cause,

- de débouter la société [...] de l'ensemble de ses demandes, fins et prétentions ;

- de condamner la société [...] à verser à la société C8 la somme de 40.000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile ;

- de condamner la société [...] aux entiers dépens de la présente instance, avec distraction au profit de la Selarl LX Paris-Versailles-Reims, avocats au Barreau de Paris, qui pourra les recouvrer directement en application de l'article 699 du code de procédure civile.

* La clôture a été prononcée suivant ordonnance en date du 6 juin 2024

SUR CE, LA COUR,

Sur le périmètre de la cassation

En vertu de l'article 624 du code de procédure civile :

« La portée de la cassation est déterminée par le dispositif de l'arrêt qui la prononce. Elle s'étend également à l'ensemble des dispositions du jugement cassé ayant un lien d'indivisibilité ou de dépendance nécessaire. ».

Aux termes de l'article 625 alinéas 1 et 2 du code de procédure civile : « Sur les points qu'elle atteint, la cassation replace les parties dans l'état où elles se trouvaient avant le jugement cassé.

Elle entraîne, sans qu'il y ait lieu à une nouvelle décision, l'annulation par voie de conséquence de toute décision qui est la suite, l'application ou l'exécution du jugement cassé ou qui s'y rattache par un lien de dépendance nécessaire. ».

En vertu de l'article 638 du même code : « L'affaire est à nouveau jugée en fait et en droit par la juridiction de renvoi à l'exclusion des chefs non atteints par la cassation. ».

La Cour de cassation a cassé partiellement l'arrêt rendu par la cour d'appel de Paris au visa de l'article 5 du code de procédure civile aux termes duquel le juge doit se prononcer sur tout ce qui est demandé et seulement sur ce qui est demandé.

Elle motive en ces termes la cassation, sur le troisième moyen, pris en sa deuxième branche :

« 20. Pour condamner la société C8 à payer, en conséquence de la rupture brutale de la relation commerciale, une somme de 3.800.476 euros à la société [...], après avoir rappelé que celle-ci invoquait, entre le 1er janvier 2016 et le 30 juin 2019, la réalisation d'un chiffre d'affaires de 40.415.000 euros, représentant une marge brute de 10.188.000 euros sur cette période de 42 mois, soit une marge brute mensuelle de 242.570 euros, correspondant à une perte de 5.821.680 euros pour 24 mois, l'arrêt retient que le préjudice réparable doit être évalué au regard de la marge brute qui aurait pu être dégagée durant la période de préavis de douze mois dont la société [...] a été privée. Il relève que les éléments chiffrés certifiés par l'expert-comptable établissent un taux de marge brute moyen de 25 % entre 2016 et le 30 juin 2019. il retient ensuite que la moyenne du chiffre d'affaires annuel réalisé au titre des trois dernières saisons s'élève à la somme de 11.401.428 euros et que cela correspond, en retenant un taux de marge brute de 25 % tel qu'estimé par l'expert-comptable et en tenant compte du fait que chaque saison recouvre une période d'activité de neuf mois, à une marge perdue de 3.800.476 euros pour une durée de préavis non accordé de douze mois.

21. En statuant ainsi, par des motifs la conduisant à retenir une marge mensuelle perdue de 316.706,33 euros, supérieure à la perte de marge mensuelle de 242.570 euros qui était invoquée par la société [...], de sorte que le montant alloué pour un préavis de douze mois excède le montant de la demande, rapportée à ce délai, la cour d'appel a violé le texte susvisé. ».

La Cour de cassation n'a donc statué ni sur la première branche ni sur la troisième branche du troisième moyen tendant à remettre en cause d'une part le montant de la marge mensuelle et d'autre part la méthode de calcul retenue.

Il en résulte que si la durée du préavis (douze mois) est acquise, les parties discutent le montant du préjudice en toutes ses composantes.

La cour est donc saisie, à la suite de la cassation partielle intervenue, du montant de la marge, contrairement à ce que soutient la société [...].

C'est dans les limites de cette saisine que la cour devra statuer.

Sur le préjudice subi

La société [...] rappelle que la production exécutive des émissions issues du concept « Salut Les Terriens » ainsi que les émissions déclinées de ce concept était effectuée par la société Télé [Localité 5]. Ainsi la société [...], avec l'accord de Canal + et de C8, confiait la production des émissions commandées à la société Télé [Localité 5] qui supportait l'intégralité des coûts de production découlant des émissions diffusées sur les antennes de Canal + et de C8. Elle explique que la marge qu'elle revendique correspond à la différence entre le chiffre d'affaires réalisé au titre des relations commerciales établies avec la société C8 et les coûts supportés par [...] au titre des émissions produites dans le cadre de ces mêmes relations commerciales établies. Elle en déduit que la marge brute réalisée par [...], qui se confond avec la marge sur coûts variables invoquée par C8, s'établit en déduisant du chiffre d'affaires provenant de C8 les coûts payés à Télé [Localité 5] au titre de la production des émissions. Elle indique que le taux de marge de 25 % n'a jamais été contesté par C8.

La société C8 soutient en revanche que la société [...] ne justifie pas de sa marge sur coûts variables, définie comme étant « la différence entre le chiffre d'affaires dont la victime a été privée sous déduction des charges qui n'ont pas été supportées par elle du fait de la baisse d'activité résultant de la rupture. », avec C8 et que la marge invoquée par [...] doit être diminuée de trois séries de charges non supportées par Télé[Localité 5] ayant un caractère manifestement variable. Elle fait valoir en effet que le chiffre d'affaires certifié par le cabinet RSM [Localité 5] comportait d'autres émissions que celles commandées par C8. Elle critique ainsi la pertinence de l'attestation financière du cabinet RSM, à la lumière notamment des comptes annuels de la société [...], en soutenant que cette attestation intègre des chiffres d'affaires réalisés par [...] avec Canal+ grâce à l'émission « Salut les Terriens » non seulement au titre de l'exercice 2015 mais aussi au titre de l'exercice 2016. Elle conteste l'affirmation de la société [...] selon laquelle sa marge sur coûts variables serait égale à sa marge brute.

Il est rappelé que le préjudice principal résultant du caractère brutal de la rupture s'évalue en considération de la marge brute escomptée, c'est-à-dire la différence entre le chiffre d'affaires hors taxe escompté et les coûts variables hors taxe non supportés durant la période d'insuffisance de préavis, différence dont pourra encore être déduite, le cas échéant, la part des coûts fixes non supportés du fait de la baisse d'activité résultant de la rupture, durant la même période.

Sur la marge applicable, la société [...] produit un tableau dressé par son expert-comptable, le cabinet RSM, certifiant le chiffre d'affaires réalisé par la société [...] avec le Groupe Canal+ de 2015 jusqu'au 30 juin 2019 et les charges sur les programmes énumérés. Il en déduit le taux de marge brut réalisé.

Si le tableau certifié par l'expert-comptable débute en 2015, période pendant laquelle le cocontractant d'[...] était Canal+, les chiffres pris en compte pour le calcul de la marge sont ceux de la relation avec C8 exclusivement à compter de 2016, étant précisé qu'aucune des émissions détaillées dans le tableau n'a été, à partir de 2016, diffusée sur Canal+.

La société [...] verse aux débats les contrats signés avec C8 pour des émissions ne comportant pas dans le titre la formule « Salut les Terriens », à savoir :

- Prime C8 (SLT et SSP) correspondant à des prime time « Salut les Terriens » et « Samedi soir à Pigalle » soit deux contrats pour 300.000 euros et 380.000 euros signés par C8

- « Zero Limite » pour 547.000 euros signé par C8

- « [C] La Totale » pour 150.000 euros signé par C8

- « Tout le monde en parle 20 ans déjà » pour 190.000 euros signé par C8.

Dans le tableau, le poste « [C] 20 TPMP » correspond aux deux émissions dont le contrat porte sur « Tout le monde en parle 20 ans déjà ».

Ainsi, il résulte de ce tableau que :

- pour l'année 2017, le chiffre d'affaires réalisé s'élevait à 11.824.000 euros et les charges à 8.866.000 euros, soit une marge brute sur coûts variables de 2.959.000 euros,

- pour l'année 2018, le chiffre d'affaires réalisé s'élevait à 13.273.000 euros et les charges à 10.051.000 euros soit une marge brute sur coûts variables de 3.222.000 euros,

- de janvier à juin 2019, le chiffre d'affaires réalisé s'élevait à 6.873.000 euros et les charges à 5.161.000 euros soit une marge brute sur coûts variables de 1.712.000 euros.

Le taux de marge a été déterminé par l'expert-comptable à hauteur de 27 % pour 2016, 25 % pour 2017, 24% pour 2018 et 25% pour 2019 (au 30 juin 2019).

Le chiffre d'affaires réalisé avec C8 uniquement sur trente mois est de 31.970.000 euros et la marge de 7.893.000 euros, soit une marge mensuelle sur coûts variables de 263.100 euros.

La société [...] avait initialement réclamé une marge de 242.570 euros calculée sur 42 mois, incluant le premier semestre 2016 comportant des commandes Canal+.

Elle cantonne désormais sa demande au titre de la marge mensuelle à ce montant, inférieur au calcul ci-dessus.

Compte tenu des chiffres attestés par l'expert-comptable et des développements qui précèdent, la somme de 242.570 euros sera retenue, sous réserve de l'examen des coûts supplémentaires dont la société C8 considère qu'ils sont variables et liés aux émissions qui sont l'objet des contrats qu'elle a conclus avec la société [...].

Les charges que la société C8 souhaite voir déduire sont :

- les charges comptabilisées dans le poste « 604300 ' Prestations TPCA »

- les charges comptabilisées dans le poste « 604500 ' Prestations [T][H] Consulting »

- les charges comptabilisées dans le poste « 604600 » - Prestations diverses ».

Elle indique que la société [...] ne justifie pas de la marge sur coûts variables qu'elle réalisait dans le cadre de ses relations commerciales avec la société C8 et à titre subsidiaire sollicite la limitation du quantum des dommages-intérêts à la somme de 698.436 euros.

La société TPCA (acronyme de [A] [D] [N] [C]) est une holding familiale dont le capital est détenu en quasi-totalité par M. [A] [C]. Elle détient 100 % du capital de la société [...].

La société [...], à l'époque de sa relation avec C8, a versé les sommes suivantes à TPCA comptabilisées dans le poste « 604300 ' Prestations TPCA » :

- 1.465.000 euros sur l'exercice 2016

- 2.440.000 euros sur l'exercice 2017

- 2.190.000 euros sur l'exercice 2018

- 1.320.000 euros sur l'exercice 2019.

La société C8 soutient qu'il s'agissait de charges variables liées aux émissions « Salut les Terriens » et ne correspondaient pas, comme le fait valoir [...], aux prestations de présidence de la société [...] ou à la convention d'animation du 23 avril 2003. Elle souhaite voir déduire de la marge mensuelle la somme de 154.479 euros.

La société [...] verse aux débats :

- la convention d'animation et de direction entre TPCA et les sociétés du groupe, à savoir [...], Ardimmo et SCI de Sai, en date du 23 avril 2003

- la convention d'intégration fiscale entre TPCA et la société Ardimages, datée du 1er janvier 2007

- l'avenant n°1 à la convention d'intégration fiscale, signé par TPCA et les sociétés Ardimages et Ardistock, datée du 15 janvier 2009,

- l'avenant n°2 à la convention d'intégration fiscale, signé par TPCA et les sociétés Ardimages, Ardistock et [...] le 1er janvier 2011,

- les factures mensuelles certifiées conformes émises par TPCA au nom de la société [...] au titre de la rémunération de la présidence.

La convention d'animation et de direction précise que :

« TPCA est la société holding d'un groupe de sociétés dont [...], dont l'activité principale est la conception et la direction artistique d'émissions télévisuelles, soit à travers un contrat de production délégué, soit à travers un contrat de coproduction avec des producteurs exécutifs.

TPCA entend jouer un véritable rôle de holding animatrice conformément à son objet social en participant activement à la conduite de la politique du Groupe et au contrôle des Filiales, en sus de son activité de prestations d'animations d'émissions télévisuelles en la personne de son gérant.

TPCA entend coordonner et harmoniser les politiques des différentes sociétés du Groupe dans le respect de l'indépendance juridique de chaque entité.

La présente convention a ainsi pour objet de définir les modalités des interventions de TPCA en sa qualité de holding animatrice de son Groupe. »

Par procès-verbal de l'Assemblée Générale Extraordinaire du 23 juin 2017, la société TPCA a été nommée en qualité de président de la société [...] pour une durée indéterminée.

La société C8, arguant de la forte variabilité des sommes concernées d'un exercice à l'autre et de leur montant très élevé, en déduit qu'il s'agissait de charges variables liées aux sommes perçues par [...] auprès de C8.

L'examen des contrats de préachat des droits de diffusion des émissions « Salut les Terriens » et « Les Terriens du Dimanche » montre que la facturation par [...] à C8 du prix de chacun des programmes était de « 40 % à la date de la commande de chaque programme » et de « 60 % à l'acceptation du matériel de chaque programme ». La facturation de TPCA à [...] était en revanche mensuelle ce qui montre que les facturations [...]/C8 et TPCA/[...] n'observaient pas un parallélisme parfait. En outre, la comparaison de l'évolution du chiffre d'affaires réalisé au titre du contrat C8 et de la facturation de TPCA à l'attention de la société [...] laisse apparaître une décorrélation totale puisque le chiffre d'affaires réalisé avec C8 pouvait augmenter alors que la facturation de TPCA diminuait, notamment pour l'année 2017/2018.

En outre, si la convention initiale ne prévoyait pas de rémunération de la société TPCA en qualité de président de la société [...], elle ménageait cependant la possibilité d'une décision contraire ultérieure.

Il en résulte que la société C8, en procédant par simples allégations, ne rapporte pas la preuve de l'affectation exclusive de la prestation de TPCA à la production des émissions pour lesquelles elle a contracté avec la société [...]. Elle sera donc déboutée de sa demande tendant à la soustraction de la marge mensuelle de la somme de 154.479 euros.

Sur les charges comptabilisées dans le poste « 604500 ' Prestations [T][H] Consulting », la société C8 soutient qu'elles doivent être intégralement déduites de la marge de la société [...] car en totalité liées aux émissions produites dans le cadre des relations commerciales établies brutalement rompues.

La société [...] fait valoir que la société [T][H] Consulting, émanation de M. [T] [H], fournit des prestations externalisées de directeur administratif et financier.

La société [...] verse aux débats le contrat signé le 27 février 2006, qui a pris effet le 1er mars 2006, définissant ainsi sa mission :

« [...] confie à [T].[H]. Consulting l'exécution des missions suivantes :

Aide à la définition de la stratégie générale de l'entreprise

Établissement d'un budget prévisionnel annuel et d'un forecast

Établissement d'un reporting trimestriel

Supervision des comptes clients

Contrôle de la facturation des clients

Supervision des devis

Validation des engagements de dépenses avant règlement

Contrôle des projets de développement

Supervision des contrats négociés par les avocats extérieurs

Suivi de l'exécution des contrats

Suivi et coordination des relations juridiques avec les clients et les fournisseurs

Suivi et contrôle administratif général

Contrôle et déclaration SACEM, SCPP, SPPF

Gestion du personnel

Contrôle des déclarations et des contrats des salariés. »

Comme le souligne à juste titre la société [...], le contrat incriminé par la société C8 a pris effet antérieurement au premier contrat conclu entre [...] et C8 et continue à produire ses effets.

L'attestation de la société RSM du 11 mars 2024 précise que « Le montant des charges [T][H] Consulting comptabilisées en 622660 s'élève à 216.000 euros HT pour la période du 01 juillet 2019 au 30 juin 2020. ».

La société [...] a versé à M. [T] [H] :

- 231.000 euros sur l'exercice 2016,

- 294.000 euros sur l'exercice 2017,

- 234.000 euros sur l'exercice 2018.

Au regard de la date de signature du contrat entre [...] et [T][H] Consulting, de la nature des missions confiées à M. [H] et de leur poursuite après la rupture des relations entre C8 et [...], force est de constater que la société C8 ne rapporte pas la preuve que les missions contractuellement confiées à M. [H] étaient exclusivement dédiées au suivi des relations contractuelles entre [...] et C8 relatives aux émissions « Salut les Terriens/Les Terriens du samedi » et « Les Terriens du dimanche » et au suivi des relations contractuelles entre [...] et Télé[Localité 5], et que les sommes versées par [...] à [T][H] devraient ainsi être déduites de sa marge mensuelle comme étant des charges variables que la société [...] n'aurait plus eu à supporter.

La société C8 sera par conséquent déboutée de sa demande tendant à voir déduite la somme de 21.083 euros de la marge mensuelle.

Sur les charges comptabilisées dans le poste « 604600 ' Prestations diverses », la société C8 soutient que la société [...] a versé des sommes conséquentes à divers prestataires :

- 51.000 euros sur l'exercice 2016,

- 496.000 euros sur l'exercice 2017,

- 473.000 euros sur l'exercice 2018.

Dans le dernier état de ses écritures la société C8 opère une déduction de certaines sommes en estimant ainsi que doit être déduite non l'intégralité de chacun des montants ci-dessus mais la somme de 51.000 euros sur l'exercice 2016, celle de 48.000 euros sur l'exercice 2017 et celle de 218.000 euros sur l'exercice 2018 soit un total de 105.667 euros en moyenne annuelle soit 8.805,58 euros en moyenne mensuelle.

L'examen approfondi du poste 604600 laisse apparaître un libellé diversifié pour un montant total de :

- 50.778,80 euros pour l'exercice 2016 : « Protection 24, TV Conseil, Hello Interactiv, Loyer [U], TV Conseil Zero limite »

- 496.333,80 euros pour l'exercice 2017 : « Protection 24, TV Conseil, ADLTV [C] La Totale, ADLTV, Télé[Localité 5] ssp »

- 473.387,47 euros pour l'exercice 2018 : TV Conseil, Télé[Localité 5], Ext FNP Télé[Localité 5] Extraits S, Hello Interactiv, Télé[Localité 5] [W], Télé[Localité 5] [Y][O], [E] [S], Relevé carte visa, Réputation 03/17, FNP Télé[Localité 5] ou va le pogn »

La société [...] soutient que les comptes de la classe 604600 incluent des prestations qui ne sont pas relatives aux émissions « Salut les Terriens » et « Les Terriens du Dimanche » mais à la mise à jour et au suivi du site internet [06] (Hello Interactive) ou encore à l'attaché de presse de [A] [C] (prestations de relations presse par TV Conseil). Elle produit une attestation de son expert-comptable RSM du 11 mars 2024.

La société C8 soutient que la société [...] ne démontre pas qu'il s'agissait de charges fixes non rattachables aux émissions « Salut les Terriens », « Les Terriens du Dimanche » ou à toute autre émission produite par [...] pour le compte de C8.

La société [...] produit une attestation de la gérante de TV Conseil confirmant gérer l'image de [A] [C] depuis de nombreuses années, soit depuis 1997 et être l'attachée de presse des émissions qu'il présente. Des factures de la société TV Conseil sont versées aux débats, adressées à la société [...], pour laquelle elle précise que les prestations se sont prolongées en 2019 et 2020. Elle facturait séparément les sociétés [...] et Télé[Localité 5], la première pour les « relations presse [A] [C] » et la seconde pour les « relations presse Les Terriens du Dimanche, les Terriens du Samedi et Salut les Terriens ».

Par ailleurs, l'attestation de l'expert-comptable RSM datée du 11 mars 2024 précise que les factures Télé[Localité 5] [W] et Télé[Localité 5] [Y][O], qui apparaissent dans les libellés précités et dont C8 soutient qu'elle ont un lien avec les émissions diffusées sur sa chaîne, ont été déduites de la marge sur les lignes Salut les Terriens et Les Terriens du Dimanche.

Il en résulte, au regard des pièces produites citées supra, que la société C8 ne démontre pas que des charges en lien avec les émissions objets des contrats signés avec la société [...] auraient été omises par l'expert-comptable RSM. Elle sera déboutée de sa demande tendant à voir déduire la somme de 8.805 euros du montant de la marge mensuelle sur coûts variables.

En conséquence, il convient d'infirmer le jugement en ce qu'il a condamné la société C8 à payer à la société [...] la somme de 811.500 euros pour rupture brutale de relations commerciales établies. Compte tenu du préavis de douze mois accordé à la société [...], le préjudice subi à ce titre s'élève donc à la somme de 2.910.840 euros (242.570 euros x 12).

A la différence des intérêts moratoires, qui courent à compter de la mise en demeure, la condamnation à une indemnité emporte intérêts au taux légal à compter de la décision d'appel, en cas d'infirmation du jugement, comme le prévoit l'article 1231-7 du code civil.

Le montant de l'indemnité prononcée portera donc intérêts à compter de la date du présent arrêt.

Les intérêts échus dus au moins pour une année entière porteront eux-mêmes intérêt au taux légal.

Sur les dépens et l'article 700 du code de procédure civile

Partie perdante, la société C8 sera condamnée aux dépens de première instance et d'appel qui comprendront ceux de l'arrêt cassé, dont distraction au profit de Maître Vignes de GRV Associés. Il paraît équitable de la condamner à payer à la société [...] la somme de 35.000 euros au titre des frais irrépétibles exposés en première instance et en appel en application de l'article 700 du code de procédure civile.

PAR CES MOTIFS,

INFIRME le jugement en ce qu'il a condamné la société C8 à payer à la société [...] la somme de 811.500 euros au titre de la rupture brutale des relations commerciales établies ;

Statuant à nouveau et y ajoutant,

CONDAMNE la société C8 à payer à la société [...] la somme de 2.910.840 euros, avec intérêts au taux légal à compter de la date du présent arrêt ;

DIT que les intérêts échus dus au moins pour une année entière porteront eux-mêmes intérêt au taux légal ;

DEBOUTE la société C8 de toutes ses demandes ;

CONDAMNE la société C8 aux dépens de première instance et d'appel, dont distraction au profit de Maître Vignes de GRV Associés ;

CONDAMNE la société C8 à payer à la société [...] la somme de 35.000 euros au titre des frais irrépétibles exposés en première instance et en appel en application de l'article 700 du code de procédure civile.