CA Versailles, ch. civ. 1-5, 17 octobre 2024, n° 24/01487
VERSAILLES
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Défendeur :
SCI Marguerite (SCI)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Vasseur
Conseillers :
Mme De Rocquigny du Fayel, Mme Igelman
Avocats :
Me Zerhat, Me Buquet-Roussel, Me Fitoussi, Me Edinger
EXPOSE DU LITIGE
Par acte sous seing privé en date du 26 décembre 2022, la société civile immobilière Marguerite a donné à bail à M. [Y] [T] des locaux dépendant d'un immeuble situé au rez-de-chaussée d'un immeuble Citea [Adresse 1] à [Localité 6] (Yvelines).
Des locaux ont été donnés à bail moyennant un loyer annuel payable trimestriellement de 140 000 euros étant précisé qu'il était consenti au preneur une franchise de loyers de 6 mois, le premier loyer étant dû à compter du 1er juillet 2023.
Par acte de commissaire de justice du 24 avril 2023, la société Marguerite a fait délivrer une sommation de payer à M. [T] visant le dépôt de garantie non réglé à hauteur de 35 000 euros et les charges provisionnelles des deux premiers trimestres 2023 à concurrence de 4 080 euros.
Par acte d'huissier de justice délivré le 11 mai 2023, la société Marguerite a fait assigner en référé M. [T] aux fins d'obtenir principalement le paiement de la somme provisionnelle de 39 080 euros.
Par ordonnance contradictoire rendue le 29 janvier 2024, le juge des référés du tribunal judiciaire de Versailles a :
- condamné M. [T] à payer à la société Marguerite la somme provisionnelle de 103 160 euros au titre du dépôt de garantie non réglé et des charges des deux premiers trimestres 2023 ainsi que des loyers de 3ème et 4ème trimestres 2023 avec intérêts de retard au taux légal à compter de la signification de l'ordonnance,
- condamné M. [T] à payer à la société Marguerite la somme de 1 500 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile,
- condamné M. [T] au paiement des dépens comprenant le coût des deux sommations de payer.
Par déclaration reçue au greffe le 28 février 2024, M. [T] a interjeté appel de cette ordonnance en tous ses chefs de disposition.
Dans ses dernières conclusions déposées le 2 mai 2024 auxquelles il convient de se rapporter pour un exposé détaillé de ses prétentions et moyens, M. [T] demande à la cour de :
'à titre liminaire :
- dire et juger que les demandes se heurtent à des contestations sérieuses et que l'existence d'un trouble manifestement illicite n'est pas démontrée,
sur le fond :
- juger M. [Y] [T] recevable en son appel ;
- infirmer le jugement rendu le 29 janvier 2024 par le tribunal judiciaire de Versailles en toutes ses dispositions ;
en conséquence, statuant à nouveau :
à titre principal
- constater que les demandes formulées par la société SCI Marguerite sont infondées et abusives ;
- débouter la société SCI Marguerite de ses demandes, fins et conclusions ;
- condamner la société SCI Marguerite à verser à M. [Y] [T] la somme de 5 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;
- condamner la société SCI Marguerite à supporter les entiers dépens de l'instance.
à titre subsidiaire
- constater que la société SCI Marguerite n'a pas respecté son obligation de délivrance des locaux objet du bail signé le 26 décembre 2022,
- prononcer la caducité du contrat de Bail conclu le 26 décembre 2022.
- déclarer bien-fondé M. [T] à opposer une exception d'inexécution,
à titre subsidiaire
- condamner le bailleur à remettre au preneur les clés des locaux objet du bail conclu le 26 décembre 2022, sous astreinte de 500 euros par jour de retard.
- constater la prorogation de la franchise contractuelle convenue, pour une durée de 6 mois complémentaire, à compter du jour de la remise des clés des locaux objet du bail conclu le 26 décembre 2022, par le bailleur au preneur.
- constater la prorogation de la réduction des loyers comme suit :
o après l'expiration de la durée de 6 mois de franchise et pendant 6 mois : le loyer sera de 25 000 euros par trimestre ;
o à l'expiration de la période ci-avant visée et pendant une durée de 12 mois : le loyer sera de 30 000 euros par trimestre.
- débouter la société SCI Marguerite de sa demande visant à obtenir la condamnation de M. [T] au paiement de 4 080 euros au titre des charges des 1er et 2èmes trimestre 2023.
en tout état de cause,
- condamner la société SCI Marguerite à la somme de 5 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;
- condamner la société SCI Marguerite aux entiers dépens de l'instance.'
Dans ses dernières conclusions déposées le 3 juin 2024 auxquelles il convient de se rapporter pour un exposé détaillé de ses prétentions et moyens, la société Marguerite demande à la cour de :
'- dire et juger mal fondé M. [Y] [T] en son appel,
- l'en débouter
- confirmer le jugement sur la condamnation financière de M. [T]
y ajoutant, vu l'évolution du litige
- condamner M. [Y] [T] à payer, en sus des condamnations déjà prononcées à son encontre par le premier juge, au profit de la SCI Marguerite, les indemnités d'occupation chargées des1er et 2ème trimestre 2024, déduction faite des franchises conventionnelles des loyers applicables à la période, soit un total de 76 080 euros.
et encore
- constatant acquise au profit du bailleur la clause résolutoire du bail du 26 décembre 2022 visée aux deux commandements de payer successifs des 10 et 22 avril 2024, restés sans effet,
- ordonner l'expulsion pure et simple de M. [Y] [T] des lieux loués, et ce avec l'assistance d'un commissaire de police et de la force armée s'il y avait lieu,
- condamner M. [Y] [T] au paiement d'une somme de 2 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'aux entiers dépens d'appel'.
L'ordonnance de clôture a été rendue le 2 juillet 2024.
MOTIFS DE LA DÉCISION :
Sur la recevabilité des conclusions de M. [T]
Dans le dispositif de ses conclusions, la société Marguerite vise ' nos Conclusions d'Irrecevabilité, précédemment régularisées à l'attention de Madame le Président de la Cour de Céans' et poursuit 'Et donc sous réserve de la recevabilité des Conclusions de l'Appelant'.
Or, en application de l'article 954 du code de procédure civile, 'les parties reprennent, dans leurs dernières conclusions, les prétentions et moyens précédemment présentés ou invoqués dans leurs conclusions antérieures. A défaut, elles sont réputées les avoir abandonnés et la cour ne statue que sur les dernières conclusions déposées'.
Dès lors que la société Marguerite ne sollicite pas dans le dispositif de ses dernières conclusions, qui seul lie la cour en vertu de l'article 954 susvisé, sa demande d'irrecevabilité telle que formée dans ses conclusions d'incident du 31 mai 2024, la cour n'est pas saisie de cette demande.
A titre surabondant, l'intimée avait saisi le président de la chambre de conclusions d'incident du 31 mai 2024 dans lesquelles elle invoquait l'irrecevabilité des écritures de M. [T] en raison de l'adresse erronée y figurant.
Or, il apparaît que les pouvoirs du président de la chambre sont plus restreints que ceux du conseiller de la mise en état. Celui-ci n'est en effet, en vertu des articles 905-1 et 905-2 du code de procédure civile, pas compétent pour statuer sur la recevabilité des conclusions pour défaut de mention de l'adresse d'une partie.
L'argumentation de l'intimée étant en l'espèce fondée sur les articles 960 et 961 du code de procédure civile, il n'entrait pas dans les pouvoirs du magistrat délégué d'en connaître, seule la cour pouvant en être saisie.
Sur la demande de provision
M. [T] invoque l'absence de pouvoir juridictionnel du juge des référés, faisant valoir qu'aucune charge ne peut lui être réclamée dès lors qu'il n'est jamais entré en possession des lieux loués, qu'aucun trouble manifestement illicite ou dommage imminent n'est caractérisé et que la demande en paiement est sérieusement contestable.
A titre subsidiaire, il précise que le bailleur, manquant à son obligation de délivrance, n'a pas procédé à la remise des clés, que la mise à disposition du local loué n'a pas eu lieu et que le bail n'a donc pas pris effet, tous éléments qui rendent indispensable un débat devant le juge du fond.
A titre infiniment subsidiaire, M. [T] se fonde sur la caducité du bail commercial au motif que le bailleur l'a empêché d'accéder aux locaux et d'exploiter l'activité visée au bail.
Enfin, l'appelant sollicite 'à titre extra-subsidiaire' la condamnation du bailleur à lui remettre les clés sous astreinte, la prorogation de la franchise de loyers et de la réduction des loyers contractuellement prévues pour qu'elles prennent effet à la date de remise des clés et l'annulation des charges.
Invoquant de façon liminaire l'absence de loyauté de M. [T] dans le cadre de l'instance qui dissimulerait son adresse, sa profession et son patrimoine, la société civile immobilière Marguerite en déduit que celui-ci a organisé son insolvabilité et même son invisibilité.
Sur le fond, l'intimée conclut à l'absence de contestation sérieuse quant à l'existence et la validité du bail commercial conclu entre les parties.
Elle réfute tout manquement à son obligation de délivrance et soutient que les échanges qu'elle a entretenus avec M. [T] et avec les employés de la mairie de [Localité 6] démontrent que celui-ci se considérait comme locataire au premier semestre 2023. Elle conteste pour les mêmes motifs que puisse être retenue la caducité du bail.
La société Marguerite, qui affirme avoir remis la clé du local à M. [T], expose ne pouvoir être condamnée à ce titre. Elle indique que la réclamation au titre de la prorogation des franchises et remises de loyer n'est pas davantage fondée dès lors que, si son locataire a choisi de ne pas exploiter les locaux, il ne peut faire supporter à un tiers son incurie. Elle rappelle que les charges réclamées sont contractuelles et donc dues indépendamment de l'occupation des lieux.
Visant l'évolution du litige, la bailleresse sollicite la condamnation provisionnelle de M. [T] à lui verser les loyers, charges et indemnités d'occupation dus pour les deux premiers trimestres 2024, soit la somme de 76 080 euros compte tenu de la franchise conventionnelle de loyers.
Elle demande que soit constatée l'acquisition de la clause résolutoire et sollicite le prononcé de l'expulsion de M. [T], en application du commandement de payer délivré les 10 et 22 avril 2024.
Sur ce,
La cour rappelle, à titre liminaire, qu'elle n'est pas tenue de statuer sur les demandes de 'constater' ou de 'dire et juger' qui ne sont pas, hors les cas prévus par la loi, des prétentions en ce qu'elles ne sont pas susceptibles d'emporter des conséquences juridiques.
Sur les demandes de provision
Selon l'article 835 alinéa 2 du code de procédure civile prévoit que le président du tribunal judiciaire peut dans les cas où l'existence de l'obligation n'est pas sérieusement contestable, accorder une provision au créancier, ou ordonner l'exécution de l'obligation même s'il s'agit d'une obligation de faire.
Ce texte impose donc au juge une condition essentielle avant de pouvoir accorder une provision : celle de rechercher si l'obligation n'est pas sérieusement contestable.
Une contestation sérieuse survient lorsque l'un des moyens de défense opposé aux prétentions du demandeur n'apparaît pas immédiatement vain et laisse subsister un doute sur le sens de la décision qui pourrait éventuellement intervenir par la suite sur ce point si les parties entendaient saisir les juges du fond.
Le montant de la provision allouée n'a alors d'autre limite que le montant non sérieusement contestable de la créance alléguée.
Aux termes de l'article du 1353 du code civil, c'est à celui qui réclame l'exécution d'une obligation de la prouver et à celui qui se prétend libéré de justifier le paiement ou le fait qui a produit l'extinction de son obligation.
La société civile immobilière Marguerite verse aux débats le bail commercial conclu le 26 décembre 2022 avec M. [T] portant sur les lots 9-1 et 9-2 de l'immeuble Citea sis [Adresse 1] à [Localité 6], d'une surface totale de 522 m2 environ, livrés brut de béton, ainsi que sur 20 places de stationnement en sous-sol, qui prévoit notamment que :
- le bail prend effet le 1er janvier 2023,
- le preneur prend les lieux dans l'état où ils se trouvent le jour de l'entrée en jouissance,
- le loyer est fixé à la somme de 140 000 euros par an hors taxes (soit 35 000 euros par trimestre), avec les aménagements suivants :
- il est consenti au preneur une franchise de 6 mois de loyer, le premier loyer devant donc être versé le 1er juillet 2023,
- le loyer est fixé à 25 000 euros par trimestre du 01/07/2023 au 31/12/2023,
- le loyer est fixé à 30 000 euros par trimestre du 01/01/2024 au 31/12/2024,
- des provisions sur charges sont prévues à hauteur de 1 700 euros HT par trimestre.
Ce contrat prévoit un dépôt de garantie de 35 000 euros, qui a été facturé à M. [T] le 26 décembre 2022, en même temps que l'appel des charges pour le premier trimestre 2023.
Diverses factures et sommations de payer ont ensuite été adressées au locataire, sans que celui-ci ne s'acquitte d'aucune somme.
Il appartient à M. [T], qui ne conteste pas être le signataire du contrat de bail, de démontrer que le bailleur aurait manqué à son obligation de délivrance en ne lui remettant pas les clés du local loué.
Or celui-ci ne verse aux débats aucune pièce de nature à étayer ses allégations. Il ne justifie notamment d'aucune réclamation à ce titre antérieure à l'audience devant le premier juge le 30 novembre 2023, alors même que lui ont été signifiées à personne une sommation de payer le 17 juillet 2023 et une autre le 2 octobre 2023.
Au surplus, la société civile immobilière Marguerite produit divers échanges entre son gérant et M. [T] entre janvier et mars 2023 aux fins d'organiser un rendez-vous avec l'adjointe au maire de [Localité 6], dans lesquels l'appelant ne faisait pas état d'une éventuelle absence de remise des clés ni d'une impossibilité d'accéder aux locaux loués.
En conséquence, c'est à juste titre que le premier juge a indiqué que la contestation de M. [T] n'était pas sérieuse et l'ordonnance attaquée sera confirmée en ce qu'elle l'a condamné à verser la somme provisionnelle de 103 160 euros au titre des loyers et charges échus et impayés à la date du 31 décembre 2023, déduction faite des sommes correspondant à la franchise et aux réductions de loyer contractuellement prévus.
Il sera ajouté la condamnation de M. [T] à verser à titre provisionnel à la société civile immobilière Marguerite la somme de 76 080 euros au titre des sommes dues entre le 1er janvier et le 30 juin 2024.
Sur les demandes de résiliation du bail et d'expulsion
L'article L. 145-41 du code de commerce dispose que toute clause insérée dans le bail prévoyant la résiliation de plein droit ne produit effet qu'un mois après un commandement demeuré infructueux. Le commandement doit à peine de nullité mentionner ce délai.
Dans le cas d'espèce, le bail produit contient une telle clause résolutoire et aucune irrégularité formelle des commandements n'est invoquée.
L'appelant ne conteste pas ne pas avoir réglé les causes du commandement de payer dans le délai imparti et ne formule aucun moyen de nature à faire obstacle à l'acquisition de la clause résolutoire.
La dette locative visée dans les commandement de payer des 10 et 22 avril 2024 n'ayant pas été intégralement réglée dans le délai d'un mois les ayant suivis, il est ainsi acquis que le bail s'est retrouvé résilié à compter du 10 mai 2024 par le jeu de l'acquisition de la clause résolutoire visée au commandement. Il sera ajouté à la décision attaquée de ce chef.
De même seront ordonnées les dispositions subséquentes relatives à l'expulsion.
Sur les demandes accessoires
L'ordonnance sera confirmée en ses dispositions relatives aux frais irrépétibles et dépens de première instance.
Partie perdante, M. [Y] [T] ne saurait prétendre à l'allocation de frais irrépétibles et doit supporter les dépens d'appel.
Il serait par ailleurs inéquitable de laisser à la société civile immobilière Marguerite la charge des frais irrépétibles exposés en cause d'appel. L'appelant sera en conséquence condamné à lui verser une somme de 2 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.
PAR CES MOTIFS
Confirme l'ordonnance querellée ;
Y ajoutant,
Condamne M. [Y] [T] à verser à la société civile immobilière Marguerite la somme provisionnelle de 76 080 euros au titre des loyers et charges échus et impayés au titre des premier et deuxième trimestre 2024 ;
Constate l'acquisition de la clause résolutoire et la résiliation du bail à la date du 10 mai 2024 ;
Ordonne l'expulsion de M. [Y] [T] et de tous occupants de son chef des lieux loués n°9-1 et 9-2 de l'immeuble Citea, [Adresse 1] à [Localité 6], ainsi que des places de stationnement en sous-sol, avec si besoin le concours de la force publique :
Déboute les parties du surplus de leurs demandes ;
Condamne M. [Y] [T] aux dépens d'appel ;
Condamne M. [Y] [T] à verser à la société civile immobilière Marguerite la somme de 2 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.