CA Bordeaux, 4e ch. com., 29 octobre 2024, n° 23/01897
BORDEAUX
Arrêt
Infirmation partielle
PARTIES
Demandeur :
Agrovin France (SAS)
Défendeur :
Brenntag (SA), Union des Vignerons des Côtes du Luberon (Sté), Axa France Iard (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Franco
Conseillers :
Mme Goumilloux, Mme Masson
Avocats :
Me Raffy, Me Perrier, Me Janoueix, Me Maniez, Me Cuif, Me Passeron, Me Le Barazer, Me Laurent
EXPOSE DU LITIGE
La société Brenntag SA est une entreprise spécialisée dans la gestion, le stockage et la distribution en France de nombreux produits chimiques industriels et de spécialités. Elle s'approvisionne en produits chimiques auprès des producteurs puis les revend aux industriels en vrac, dans leur conditionnement d'origine ou après reconditionnement.
La société Agrovin France, assurée auprès de la société AXA France IARD, est une filiale de la société espagnole Productos Agrovin, spécialisée dans la vente en gros d'articles de chais et de caves, de produits 'nologiques, de produits d'entretien et de machines pour les viticulteurs afin de traiter la vigne et le vin.
Elle commercialise auprès des viticulteurs un appareil de stabilisation tartrique FreeK+ destiné au traitement du vin par résines échangeuses de cations; ce procédé permettant d'éviter les précipitations tartriques et la présence de dépôts de tartres dans le vin.
Pour permettre de régénérer les résines après chaque opération, la société Agrovin France utilise de l'acide chlorhydrique.
Entre août et décembre 2011, elle a commandé de l'acide chlorhydrique de qualité technique à la société Brenntag.
A compter de septembre 2011, la société Agrovin a proposé à quatre caves vinicoles de procéder à une démonstration gratuite de l'utilisation de sa machine (les Celliers du nouveau monde, le domaine Montariol Degroote, l'Union des vignerons de Côte du Luberon, la Maison Ginestet).
L'Union des vignerons des Côtes du Luberon (ci-après UVCL) regroupe un ensemble de coopératives et a pour vocation d'encourager et de promouvoir la production des vins issus du potentiel de ses terroirs et du savoir-faire des vignerons des coopératives qu'elle représente.
Suite à l'utilisation de la machine en février 2012 dans les chais de l'UVCL portant sur une cuve d'AOC Luberon rosé 2011 représentant 996 hectolitres de vin, il est apparu une dégradation organoleptique des vins passés dans la machine de stabilisation tartrique.
A sa demande, le juge des référés du tribunal de grande instance d'Avignon a ordonné une mesure d'expertise judiciaire par ordonnance du 10 juillet 2013, au contradictoire de la Sas Agrovin et de son assureur, la Sa Axa France lard, et a désigné M. [G] [C] pour y procéder.
Parallèlement, M. [C] était désigné en qualité d'expert judiciaire, dans trois autres affaires similaires engagées par trois autres caves devant deux autres juridictions distinctes.
Les opérations d'expertise ont été déclarées communes et opposables à la société Brenntag, par ordonnance de référé du 11 juillet 2014.
Le rapport de l'expert a été déposé le 17 septembre 2015.
Par actes des 29 juillet et 2 août 2016, l'UVCL a assigné la Sas Agrovin, la Sa Brenntag et la Sa Axa France Iard en responsabilité devant le tribunal de grande instance d'Avignon en réparation de son préjudice sur les fondements des articles 1641 et suivants, et anciens articles 1382 et suivants du code civil.
Par jugement rendu le 26 août 2019, le tribunal de grande instance d'Avignon a :
- débouté l'Union des vignerons des Côtes du Lubéron de ses demandes formées à l'encontre de la S.A.S. Agrovin et de la S.A. AXA France Iard,
- débouté la S.A. Brenntag de ses demandes formées à l'encontre de la S.A.S. Agrovin et de la S.A. AXA France Iard,
- condamné la S.A. Brenntag à payer à l'Union des vignerons des côtes du Lubéron la somme de 126.367 euros au titre de son préjudice matériel,
- condamné la S.A. Brenntag à payer à l'Union des vignerons des côtes du Lubéron la somme de 5.000 euros au titre de son préjudice moral,
- débouté les parties de toutes leurs autres demandes plus amples ou contraires,
- ordonné l'exécution provisoire du présent jugement,
- dit n'y avoir lieu à application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile au profit de la S.A.S. Agrovin et de la S.A. AXA France Iard,
- condamné la S.A. Brenntag à payer à l'Union des vignerons des côtes du Lubéron la somme de 2.500 euros en application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile,
- condamné la S.A. Brenntag aux dépens de l'instance, en ce compris les frais de l'expertise judiciaire.
Par arrêt du 24 juin 2021, la première chambre civile de la cour d'appel de Nîmes a:
- confirmé la décision déférée en ce qu'elle a rejeté la demande de nullité du rapport d'expertise judiciaire et en ce qu'elle a retenu la responsabilité de la société Brenntag dans la survenance du dommage occasionné à l'Union des vignerons des côtes du Lubéron ;
- infirmé la décision déférée pour le surplus,
Statuant à nouveau,
- dit que la société Brenntag est tenue de la garantie légale des vices cachés de l'acide chlorhydrique vendu à la société Agrovin, ce qui justifie de l'engagement de la responsabilité civile délictuelle à l'égard de l'Union des vignerons des côtes du Lubéron;
- dit que la société Agrovin a commis des négligences fautives justifiant l'engagement de sa responsabilité civile délictuelle à l'égard de l'Union des vignerons des côtes du Lubéron;
- dit que la société Axa France Iard doit garantie à la société Agrovin au titre du contrat d'assurance à effet au 1er mars 2010 dans la limite du plafond de garantie de 1.500.000 euros avec application de la franchise contractuelle de 10 % et de 2.200 euros maximum;
- condamné in solidum la SA Brenntag, la SAS Agrovin et la SAS Axa France Iard à payer à l'Union des vignerons des côtes du Lubéron la somme de 111.335 euros en réparation de son préjudice ;
- dit que dans leurs rapports entre elles, la SA Brenntag et la SAS Agrovin sont tenues de contribuer à la dette à hauteur de 50 % chacune ;
- condamné la SA Brenntag à relever et garantir la SAS Axa France Iard à hauteur de 50 % des condamnations prononcées à l'encontre de cette dernière ;
- condamné in solidum SA Brenntag, la SAS Agrovin et la SAS Axa France Iard à payer à l'Union des vignerons des côtes du Lubéron les sommes de :
- 5.000 euros au titre des frais irrépétibles de première instance,
- 15.000 euros au titre des frais irrépétibles exposés en cause d'appel ;
- rejeté toute autre demande plus ample ou contraire ;
- condamné in solidum SA Brenntag, la SAS Agrovin et la SAS Axa France Iard aux entiers dépens, de première instance et d'appel, incluant le coût de l'expertise judiciaire.
La société Brenntag a formé un pourvoi en cassation et la société Agrovin un pourvoi incident.
Par arrêt du 29 mars 2023, la chambre commerciale, financière et économique de la Cour de cassation a :
Vu l'article 462 du code de procédure civile :
- rectifié l'omission matérielle figurant dans le dispositif de la décision attaquée, page 21, et complète ainsi la condamnation de la société Axa France IARD à payer, in solidum avec la société Agrovin France, la somme de 111 335 euros à la société l'Union des vignerons: 'avec application de la franchise contractuelle de 10 % et de 2 200 euros maximum';
- cassé et annulé, mais seulement en ce que, confirmant le jugement, il retient la responsabilité de la société Brenntag dans la survenance du dommage causé à l'Union des vignerons et en ce que, infirmant le jugement et statuant à nouveau, il dit que la société Brenntag est tenue de la garantie légale des vices cachés de l'acide chlorhydrique vendu à la société Agrovin France, ce qui justifie sa responsabilité délictuelle à l'égard de l'Union des vignerons, dit que dans leurs rapports entre elles les sociétés Brenntag et Agrovin France sont tenues de contribuer à la dette à hauteur de 50 % chacune, condamne la société Brenntag à relever et garantir la société Axa France IARD à hauteur de 50 % des condamnations prononcées à l'encontre de cette dernière, condamne la société Brenntag à payer à l'Union des vignerons des côtes du Lubéron la somme de 111.335 euros en réparation de son préjudice, les sommes de 5.000 et 10.000 euros au titre des frais irrépétibles de première instance et d'appel et condamne la société Brenntag aux dépens de première instance et d'appel, incluant le coût de l'expertise judiciaire, l'arrêt rendu le 24 juin 2021, entre les parties, par la cour d'appel de Nîmes ;
- remis, sur ces points, l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Bordeaux ;
- condamné la société Agrovin France aux dépens ;
- en application de l'article 700 du code de procédure civile, rejeté les demandes ;
Au visa de l'article 1641 du code civil, la Cour de cassation a considéré que la cour d'appel ne pouvait retenir la responsabilité de la société Brenntag sur le fondement de la garantie légale des vices cachés, tout en constatant qu'elle n'avait pas été informée de l'utilisation agro-alimentaire qui serait faite de l'acide chlorhydrique de qualité technique acheté par la société Agrovin, et que les conditions générales de vente (article 5) précisaient, notamment, que l'acheteur devait s'assurer de la compatibilité du produit (de qualité industrielle standart) avec l'utilisation qu'il voulait en faire.
Par déclaration en date du 19 avril 2023, la société Agrovin a saisi la cour d'appel de Bordeaux sur renvoi de la Cour de cassation. L'affaire a été enrôlée sous le numéro de RG 23/01897.
Par déclaration en date du 13 juin 2023, la société Brenntag a saisi la cour d'appel de Bordeaux sur renvoi de la Cour de cassation. L'affaire a été enrôlée sous le numéro de RG 23/02843.
Les deux instances ont été jointes par mention au dossier le 06 novembre 2023.
Les affaires avaient initialement été distribuées à la 1ère chambre civile, puis à la 2ème chambre civile, puis ont été transférées à la 4ème chambre commerciale à la demande des parties.
MOYENS ET PRÉTENTIONS DES PARTIES :
Par dernières conclusions notifiées par RPVA, le 20 novembre 2023, auxquelles la cour se réfère expressément, la société Agrovin demande à la cour de :
Vu les articles 1101, 1134, 1156, 1162, 1147, 1148, 1150, 1151, 1162, 1382, 1641 du code civil, dans leur version applicable aux faits de l'espèce,
Vu l'article 9 du code de procédure civile ;
Vu les rapports d'expertise ;
Vu la jurisprudence citée ;
Vu les annexes ci-après listées qui font corps avec les présentes conclusions ;
Vu les pièces versées aux débats ;
Vu l'arrêt de la Cour de cassation du 29 mars 2023 ;
- à titre principal, confirmer le jugement entrepris en ce qu'il a débouté la S.A. Brenntag de ses demandes formées à l'encontre de la S.A.S. Agrovin et de la S.A. AXA France Iard,
- à titre subsidiaire, juger que dans leurs rapports entre elles la société Brenntag est responsable à hauteur de 97 % et la société Agrovin à hauteur de 3 % du montant des condamnations in solidum mises à leur charge ;
- condamner la société Brenntag à payer à la société Agrovin la somme de 50.000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile ;
- condamner la société Brenntag aux entiers dépens, en ce compris les frais d'expertise judiciaire et de référé.
Par dernières conclusions notifiées par RPVA, le 28 août 2024, auxquelles la cour se réfère expressément, la société Brenntag demande à la cour de :
Vu le jugement du tribunal de grande instance d'Avignon en date du 26 août 2019
Vu l'arrêt de la cour d'appel de Nîmes en date du 24 juin 2021
Vu l'arrêt de la Cour de cassation en date du 29 mars 2023
Vu le rapport d'expertise judiciaire de M. [C] en date du 17 septembre 2015
Vu l'article 1240 du code civil (ancien article 1382 du code civil),
Vu les articles 1641 et suivants du code civil,
Vu les pièces versées aux débats
- déclarer les présentes conclusions recevables et bien fondées ;
En conséquence,
- infirmer le jugement rendu par le tribunal de grande instance d'Avignon en date du 26 août 2019 en ce qu'il a :
« - débouté la S.A Brenntag de ses demandes formées à l'encontre de la SAS Agrovin et de la SA AXA France Iard,
- condamné la SA Brenntag à payer à l'Union des vignerons des côtes du Luberon la somme de 126.367 euros au titre de son préjudice matériel,
- condamné la SA Brenntag à payer à l'Union des vignerons des côtes du Luberon la somme de 5.000 euros au titre de son préjudice moral,
- condamné la SA Brenntag à payer à l'Union des vignerons des côtes du Luberon la somme de 2.500 euros en application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile,
- condamné la SA Brenntag aux dépens de l'instance, en ce compris les frais de l'expertise judiciaire. »
Et statuant à nouveau :
- juger que la preuve de l'existence d'un vice caché n'est pas rapportée,
- juger que les conditions de mise en 'uvre de la garantie des vices cachés ne sont pas réunies,
- juger la société Brenntag n'est pas tenue de la garantie des vices cachés ;
- juger en conséquence que la société Brenntag n'a pas engagé sa responsabilité délictuelle à l'égard du Groupement l'UVCL ;
- juger que les désordres sont imputables aux seules négligences fautives de la société Agrovin France ;
En conséquence,
- débouter la société Agrovin France, la société AXA France IARD et l'UVCL de l'intégralité de leurs demandes, fins et conclusions dirigées contre la société Brenntag,
- mettre la société Brenntag hors de cause ;
En tout état de cause,
- condamner toute partie succombante, à payer à la société Brenntag la somme de 50.000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ainsi que les entiers dépens, comprenant les frais d'expertise judiciaire et de référé.
Par dernières conclusions notifiées par RPVA, le 20 octobre 2023, auxquelles la cour se réfère expressément, l'Union des vignerons des côtes du Lubéron demande à la cour de :
- statuer ce que de droit sur la saisine de la cour d'appel de Bordeaux sur renvoi de la Cour de cassation,
- adjuger à la concluante l'entier bénéfice de ses présentes écritures,
Y faisant droit,
- infirmer le jugement entrepris en ce qu'il a retenu la seule responsabilité de la société Brenntag dans le dommage causé à l'Union des vignerons des côtes du Luberon ;
Statuant à nouveau,
- juger que la société Brenntag a engagé sa responsabilité civile délictuelle à l'égard de l'Union des vignerons des côtes du Luberon sur le fondement de la garantie légale des vices cachés, de la responsabilité du fait des produits défectueux ou de la responsabilité pour faute.
- juger que la société Agrovin a engagé sa responsabilité civile délictuelle à l'égard de l'Union des vignerons des côtes du Luberon en commettant des négligences fautives,
En conséquence,
- juger que la société Brenntag a contribué à la réalisation du préjudice subi par l'Union des vignerons des côtes du Luberon,
- juger que la société Agrovin a contribué à la réalisation du préjudice subi par l'Union des vignerons des côtes du Luberon,
' condamner in solidum la société Brenntag, la société Agrovin et la société AXA France IARD à payer à l'Union des vignerons des côtes du Luberon la somme de 111.335 euros en réparation de son préjudice ;
- juger que dans leurs rapports entre elles, les sociétés Agrovin et Brenntag sont tenues de contribuer à la dette à hauteur de 50 % chacune ou selon toute autre répartition jugée justifiée.
- statuer ce que de droit en fonction du taux de contribution retenu sur la garantie due par la société Brenntag à la société AXA France IARD.
- condamner in solidum les société Brenntag, Agrovin et AXA France IARD à payer à l'Union des vignerons des côtes du Lubéron les sommes de :
- 5.000 euros au titre des frais irrépétibles de 1ère instance
- 15.000 euros au titre des frais irrépétibles d'appel pour la procédure devant la cour d'appel de Nîmes.
- condamner in solidum les sociétés Brenntag, Agrovin et AXA France IARD aux entiers dépens de 1ère instance et d'appel pour la procédure devant la cour d'appel de Nîmes, incluant la procédure de référé et le coût de l'expertise judiciaire.
Y ajoutant,
- condamner in solidum les société Brenntag, Agrovin et AXA France IARD à payer à l'Union des vignerons des côtes du Luberon la somme de 20.000 euros au titre des frais irrépétibles d'appel pour la procédure de renvoi de cassation.
- condamner in solidum les sociétés Brenntag, Agrovin et AXA France IARD aux entiers dépens d'appel pour la procédure devant la cour d'appel de Bordeaux.
Par dernières conclusions notifiées par RPVA, le 4 novembre 2023 auxquelles la cour se réfère expressément, la société AXA France IARD demande à la cour de:
Vu les dispositions des articles 1382, 1384, 1641 et suivants, 1875 et suivants du code civil,
Vu le jugement prononcé par le tribunal de grande instance d'Avignon le 26 août 2019,
Vu l'arrêt de la chambre commerciale de la Cour de cassation du 29 mars 2023,
- rejetant comme injuste et mal fondé l'appel principal interjeté à son encontre par la société Brenntag,
- rejetant l'appel incident formé à son encontre par l'Union des vignerons des côtes du Lubéron en ce qu'il tend à ce que les responsabilités entre les sociétés Brenntag et Agrovin soient également partagées,
Au principal,
- confirmer la décision entreprise en ce qu'elle a débouté l'Union des vignerons des côtes du Lubéron et la SA Brenntag de l'ensemble de leurs demandes formulées à l'encontre de la SAS Agrovin et d'AXA France IARD,
Subsidiairement,
- juger que dans leurs rapports entre elles, la SA Brenntag est responsable des dommages causés à concurrence de 97% et la société Agrovin à hauteur de 3%,
- condamner la société Brenntag à relever et garantir AXA France IARD de toutes condamnations excédant 3% du montant de l'intégralité des condamnations prononcées au bénéfice de l'Union des vignerons des côtes du Lubéron,
Dans les deux cas,
- condamner la société Brenntag à payer à AXA France IARD la somme de 5.000 euros par application des dispositions de l'article 700 code de procédure civile,
- dépens comme de droit.
En application de l'article 455 du code de procédure civile, la cour renvoie expressément aux dernières conclusions précitées des parties pour plus ample exposé de leurs prétentions et moyens.
L'ordonnance de clôture a été prononcée le 3 septembre 2024.
MOTIFS DE LA DECISION
Sur la garantie des vices cachés:
1- La société Agrovin soutient que la société Brenntag lui doit sa garantie sur le fondement de l'article 1641, dès lors qu'elle lui a vendu un acide chloryhydrique technique pollué par la présence de la molécule 2-b-p-c et donc impropre à l'utilisation qui en a été faite.
Elle souligne que nonobstant la cassation prononcée, la cour d'appel de renvoi peut parfaitement retenir la qualification de vice caché, dès lors que la société Brenntag, professionnelle, ne pouvait ignorer l'utilisation qui serait faite de cet acide à des fins alimentaires, qui correspondait à un usage normal, et connaissait à tout le moins cette éventualité.
Elle ajoute qu'il n'existe aucun lien de causalité entre les prétendues négligences qui lui sont reprochées et les préjudices subis.
2- La société Brenntag réplique que la garantie des vices cachés ne peut être mise en 'uvre puisqu'à l'inverse de l'acide chlorhydrique de qualité dite alimentaire, l'acide chlorhydrique de qualité dite technique est susceptible de contenir des impuretés et des contaminants, de quelque nature que ce soit.
La présence de la molécule 2BpC n'aurait causé aucun désordre si l'acide avait été utilisé, comme il est d'usage, dans sa fonction normale et habituelle d'application industrielle ainsi que l'a retenu la cour d'appel de Bordeaux dans son arrêt du 23 octobre 2019, non censuré par la Cour de cassation.
Elle conteste les conclusions de l'expert judiciaire et soutient qu'un acide de qualité technique ne peut convenir à la régénération des résines dans le procédé de traitement des vins, sauf à s'assurer que cet acide répond aux critères de pureté dans l'acide chlorhydrique de qualité alimentaire.
Elle fait en outre valoir qu'elle ignorait tout de la destination du produit commandé et que la société Agrovin ne lui a pas fourni de cahier des charges spécifiques et ne l'a pas informée de l'utilisation agro-alimentaire qui allait être faite de cet acide technique.
Elle estime que la société Agrovin est seule responsable des désordres survenus, pour avoir utilisé l'acide chlorhydrique de qualité technique à des fins agroalimentaires sans s'inquiéter de son degré de pureté alors que selon l'article 5 des conditions générales de vente, annexées au bon de commande, l'acheteur devait s'assurer de la compatibilité du produit avec utilisation qu'il voulait en faire.
3- La société Axa fait sienne les observations de son assurée, la société Agrovin, quant à la possibilité pour la cour de retenir la responsabilité de la société Brenntag sur le fondement de la garantie des vices cachés et sur les contradictions entre les arrêts de la Cour de cassation sur la qualification de vice caché pouvant être attribuée à la pollution de l'acide vendu.
La société Axa soutient que la contamination du vin procède de l'acide chlorhydrique de la société Brenntag, qu'un acide chlorhydrique de qualité technique convient à la régénération des résines comme l'a souligné M. [X], sapiteur de l'expert judiciaire, dans son rapport, mais que, comme le note l'expert judiciaire, la présence d'une molécule de pollution rend cet acide impropre à l'usage ici prévu.
La société Axa soutient que l'appréciation de l'existence du vice caché est indépendante des stipulations contractuelles relatives à l'utilisation de la chose envisagée par l'acquéreur, que seul importe de déterminer si le vice rend la chose impropre à un usage normal, que la société Brenntag a indiqué dans sa fiche de données de sécurité la possibilité d'utiliser son acide technique à des fins alimentaires.
4- L'UVCL indique faire siens les arguments de la société Agrovin sur la preuve du vice caché affectant l'acide et sur la nécessaire responsabilité de la société Brenntag dans la pollution survenue, justifiant une responsabilité in solidum avec détermination des parts contributives de chacune.
Sur ce:
5- Selon les dispositions de l'article 1641 du code civil, le vendeur est tenu de la garantie à raison des défauts cachés de la chose vendue qui la rendent impropre à l'usage auquel on la destine, ou qui diminuent tellement cet usage que l'acheteur ne l'aurait pas acquise, ou n'en aurait donné qu'un moindre prix, s'il les avait connus.
6- Selon les dispositions de l'article 1382 du code civil, devenu 1240 du code civil, tout fait quelconque de l'homme qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer.
7- Il est constant qu'à compter de septembre 2011, la société Agrovin a mis à la disposition gratuite de différentes sociétés exploitant des caves vinicoles une machine destinée à réduire le taux de potassium dans le vin, par élimination d'une certaine quantité de cations de potassium, pour les remplacer par des protons, par passage sur des résines échangeuses de cations.
Afin d'assurer la régénération des résines de cette machine entre chaque utilisation, elle utilisait de l'acide chlorydrique de qualité dite technique acheté auprès de la société Brenntag.
8- Un essai de la machine référencée 'oenomet' a été réalisé dans les chais de l'UVCL le 1er février 2012 sur une cuve de vin AOC Luberon rosé 2011 contenant 996 hl de vin.
À l'issue d'un test de stabilité réalisé en laboratoire le 10 février 2012 il a été constaté une déviation organelptique des vins qui étaient passés dans la machine de stabilisation tartrique, ceux-ci présentant une odeur et un goût qualifié d''iodé, sale, croupi'.
9- Dans son rapport définitif du 17 septembre 2015, M. [C], désigné en qualité d'expert par ordonnance de référé, a conclu que l'acide de qualité technique acheté par la société Agrovin auprès de la société Brenntag avait été pollué par la présence de la molécule 2-b-p-c. Il n'est pas contesté que cette pollution était antérieure à la vente de l'acide à la société Agrovin.
10- Contrairement à ce que soutient la société Brenntag, cette molécule ne peut être considérée comme une des impuretés dont la présence est inhérente à l'acide chlorydrique de qualité technique, mais bien d'une pollution, ainsi que l'expert l'a très clairement indiqué.
Il ressort en effet du rapport d'expertise que l'acide technique ne peut contenir que des traces (impuretés ou contaminants), issu de son procédé de fabrication. Or, la molécule 2 BpC n'est pas un élément de fabrication du procédé utilisé par la société Arkema, fournisseur de la société Brenntag; il est donc apparu après ce procédé de fabrication. Il s'agit donc d'une pollution exogène.
11- Il est constant que la société Agrovin n'avait pas spécifié, par mention spéciale dans ses bons de commande ou par présentation d'un cahier des charges, qu'elle entendait utiliser l'acide chlorhydrique à des fins agro-alimentaire, pour nettoyer les résines de sa machine oenomet qui se trouvaient au contact de vin traité.
Par ailleurs, l'article 5 des conditions générales de vente stipulait que l'acheteur devait s'assurer de la compatibiliété du produit avec l'utilisation qu'il voulait en faire.
12- Toutefois, la société Agrovin fait valoir à juste titre que la fiche de données de sécurité établie par la société Brenntag conformément au réglement (CE) n°1907/2006, (date de révision du 2 février 2012) mentionne qu'aucune utilisation contre-indiquée n'a été identifiée pour l'acide chlorydrique 30-32 % (qui correspond à l'acide technique acheté par la société Agrovin). La société Brenntag a établi elle-même une fiche plus précise au visa de ce réglement (pièce n°31 - verso de la société Agrovin) détaillant les secteurs d'utilisation finale de ce produit, au nombre desquels figure (SU4): la fabrication de produits alimentaires.
Dans la fiche précédente (date de révision du 24 mars 2011- pièce 30 Brenntag), en vigueur à la date de la vente de l'acide à la société Agrovin, il était mentionné que la société Brenntag ne disposait pas à ce jour d'informations relatives à des restrictions d'usage.
13- La société Brenntag ne justifie pas de l'existence d'une norme interdisant l'utilisation de l'acide dit technique pour nettoyer et régénérer les résines de machines du type oenomet.
14- Par ailleurs, au terme d'un rapport très détaillé, l'expert judiciaire, comme le sapiteur M. [X], ont estimé que l'acide technique était théoriquement utilisable pour la régénération des résines dans le cadre du traitement des vins; il en résulte que la chose vendue était donc apte à l'usage qu'en a fait la société Agrovin.
15- La seule circonstance que la société Agrovin n'ait pas procédé à l'analyse de l'acide livré avant de le mettre en oeuvre à l'occasion des tests effectués pour le compte de diverses caves coopératives, n'est pas de nature à remettre en cause le caractère normal de l'utilisation faite de ce produit par la société Agrovin, pour régénérer les résines de son appareil.
16- Il convient donc de confirmer le jugement sur le principe de la condamnation de la société Brenntag au titre de la garantie des vices cachés.
Sur la responsabilité de la société Brenntag à l'égard de l'UVCL:
17- Il résulte de l'article 1165 du code civil, dans sa rédaction antérieure à celle issue de l'ordonnance n°2016-131 du 10 février 2016, et de l'article 1382, devenu 1240, du même code que le tiers à un contrat peut invoquer, sur le fondement de la responsabilité délictuelle , un manquement contractuel dès lors que ce manquement lui a causé un dommage, sans être tenu de démontrer une faute délictuelle ou quasi délictuelle distincte de ce manquement.
18- En l'espèce, en commercialisant un acide chlorydrique qui était atteint d'un vice caché (car pollué par la molécule 2-b-p-c), et dont l'utilisation dans l'appareil de stabilisation tartrique a contaminé une cuve de vin AOC Luberon rosé 2011, la société Brenntag a commis une faute qui a occasionné des dommages à l'UVCL, de sorte que sa responsabilité civile délictuelle se trouve engagée à l'égard de cette société.
19- Le montant des préjudices subis a été fixé à la somme de 111 335 euros par l'arrêt de la cour d'appel de Nîmes du 24 juin 2021, dans le chef de condamnation définitif à l'égard de la société Agrovin et de son assureur, et correspond au détail suivant, justifié par le rapport d'expertise, et non contesté devant la cour d'appel de renvoi par la société Brenntag:
- préjudice économique (immobilisation de la cuverie pendant 26 mois):
100 012 euros,
- frais d'analyse: 1323 euros,
- préjudice moral du fait de l'ancienneté du litige et de la résistance manifestée par les sociétés Brenntag et Agrovin: 10 000 euros
20- Infirmant le jugement, la cour condamnera donc la société Brenntag à payer à l'UVCL la somme de 111 335 euros à titrre de dommages-intérêts; étant précisé que cette condamnation est in solidum avec celle prononcée par l'arrêt de la cour d'appel de Nîmes du 24 juin 2021 à l'encontre de la société Agrovin et de son assureur la société Axa France IARD.
Sur la contribution à la dette des sociétés Brenntag et Agrovin, dans leurs rapports entre elles:
21- La société Agrovin souligne qu'on l'absence de tout lien de causalité entre ses prétendues négligences relevées à son encontre et le sinistre survenu, sa contribution définitive à la dette ne peut être fixée à plus de 3 % du montant des condamnations prononcées in solidum à l'encontre des sociétés Brenntag et Agrovin.
22- La société Brenntag soutient pour sa part qu'elle n'a commis aucune faute à l'égard de son contractant, la société Agrovin, en livrant un produit de qualité technique parfaitement conforme à la commande passée, et que seule la société Agrovin doit en conséquence supporter l'intégralité des condamnations prononcées au profit de l'UVCL
Elle estime que la responsabilité première et exclusive des désordres incombe à la société Agrovin France; puisque celle-ci a fait le choix délibéré et erroné d'utiliser un acide chlorhydrique de qualité industrielle, pour la régénération des résines de sa machine, sans s'inquiéter de son degré de pureté, ni de sa compatibilité en termes de sécurité alimentaire.
Sur ce:
23- La répartition de la réparation entre co-débiteurs in solidum est souverainement appréciée par les juridictions du fond.
24- En l'espèce, la société Brenntag est tenue à indemnisation de la société viticole à raison, exclusivement, du vice caché affectant l'acide chlorhydrique vendu à la société Agrovin et utilisé par cette dernière pour régénérer les résines de sa machine, ce qui a rendu les vins ensuite traités avec cette machine impropres à la commercialisation.
25- La société Agrovin France est tenue à indemnisation de l'UVCL du fait de négligences graves, constitutives de fautes délictuelles, relevées par la cour d'appel de Nîmes dans son arrêt du 24 juin 2021, définitif sur ce point.
En sa qualité de professionnelle, la société Agrovin France a manqué à une règle de prudence en s'abstenant de suivre la recommandation de sa société mère, concernant l'utilisation recommandée d'acide de qualité alimentaire, ce qui lui aurait permis de limiter le risque de contamination du produit, ainsi que l'expert judicaiire l'a relevé.
Il lui appartenait également de s'assurer du respect des normes réglementaires applicables prescrivant un certain seuil de pureté de l'acide, avant de le mettre en oeuvre pour un appareil dont les résines se trouvaient au contact du vin traité.
26- Au vu des circonstances rappelées ci-dessus, la cour de renvoi considère que dans leurs rapports entre elles, les sociétés Agrovin France et Brenntag encourent une responsabilité de même niveau et doivent contribuer à la dette dans la même proportion, à raison de 50 % chacune, dès lors la pollution viciant l'acide chorhydrique n'a pu contaminer les vins traités que par suite des graves négligences de la société Agrovin.
27- En conséquence, la société Brenntag sera condamnée à relever et garantir la société AXA France IARD à hauteur de 50 % des condamnations prononcées à l'encontre de cette dernière.
Sur les demandes accessoires:
28- Parties perdantes, les sociétés Brenntag, Agrovin et AXA IARD supporteront in solidum les dépens de première instance (incluant les frais de l'expertise judiciaire), et les dépens d'appel, en ce compris ceux de l'arrêt cassé.
Il convient d'allouer à l'UVCL sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile :
- la somme de 5000 euros au titre de ses frais irrépétibles de première instance,
- la somme de 15000 euros au titre des frais irrépétibles d'appel (cour d'appel de Nîmes),
cette condamnation étant également in solidum avec celle prononcée de ce chef par l'arrêt de la cour d'appel de Nîmes, à l'encontre de la société Agrovin et de la société Axa France IARD.
Au titre des frais irrépétibles exposés devant la cour d'appel de renvoi, l'UVCL se verra allouer une indemnité de 8 000 euros.
Les autres demandes formées de ce chef seront rejetées, en équité.
PAR CES MOTIFS:
La cour, statuant publiquement, contradictoirement et en dernier ressort :
Vu l'arrêt de la Cour de cassation du 29 mars 2023,
Confirme le jugement rendu le 26 aout 2019 par le tribunal de grande instance d'Avignon, en ce qu'il a retenu la responsabilité de la société Brenntag dans le dommage occasionné à l'Union des vignerons des côtes de Luberon,
Infirme le jugement, pour le surplus de ses dispositions, dans la limite de la cassation partielle,
Statuant à nouveau,
Dit que la société Brenntag est tenue envers la société Agrovin à la garantie légale du vice caché affectant l'acide chlorhydrique vendu,
Dit que que la société Brenntag est responsable des dommages subis par l'Union des vignerons des côtes du Luberon,
Condamne la société Brenntag à payer à l'Union des vignerons des côtes du Luberon la somme de 111 335 euros, à titre de dommages-intérêts, en réparation de ses préjudices,
Dit que cette condamnation est in solidum avec celle prononcée à l'encontre de la société Agrovin et de la société Axa France IARD, par l'arrêt de la cour d'appel de Nîmes du 24 juin 2021, définitif sur ce point, tel que rectifié et complété par l'arrêt susvisé de la Cour de cassation,
Dit que que dans leurs rapports entre elles, la société Brenntag et la société Agrovin sont tenues de contribuer à la dette à hauteur de 50 % chacune ;
Condamne la société Brenntag à relever et garantir la société Axa France IARD à hauteur de 50 % des condamnations prononcées à l'encontre de cette dernière ;
Condamne la société Brenntag à payer à l'UVCL, sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile :
- la somme de 5000 euros au titre de ses frais irrépétibles de première instance,
- la somme de 15000 euros au titre des frais irrépétibles d'appel (cour d'appel de Nîmes),
cette condamnation étant in solidum avec celle prononcée de ce chef par l'arrêt de la cour d'appel de Nîmes, à l'encontre de la société Agrovin et de la société Axa France IARD,
Condamne in solidum la société Brenntag, la société Agrovin et la société Axa France IARD à payer à l'Union des vignerons des côtes du Lubéron la somme de 8000 euros au titre des frais irrépétibles de la procédure devant la cour d'appel de Bordeaux,
Condamne in solidum la société Brenntag, la société Agrovin et la société Axa France IARD aux dépens de première instance (incluant les frais de l'expertise judiciaire), et aux dépens d'appel, en ce compris ceux de l'arrêt partiellement cassé.
Le présent arrêt a été signé par Monsieur Jean-Pierre FRANCO, président, et par Monsieur Hervé GOUDOT, greffier, auquel la minute a été remise par le magistrat signataire.