CA Rennes, 1re ch., 8 octobre 2024, n° 23/06502
RENNES
Arrêt
Infirmation
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Veillard
Vice-président :
M. Bricogne
Conseiller :
Mme Brissiaud
Avocats :
Me Cerato, Me Le Guen, Me Lhermitte, Me Daniel-Thezard
EXPOSÉ DU LITIGE
1. La SELARL Unité de Soins et de Cardiologie Interventionnelle (société USCI) avait pour objet l'exercice libéral en commun de la profession de médecin. Cette société détenait 81667 actions de la société Nouvelles Cliniques Nantaises Associés (société NCN), société dont les actionnaires sont adhérents à la Charte de l'Actionnariat des Nouvelles Cliniques Nantaises.
2. Le docteur [X] [N], associé au sein de la société USCI, a cédé ses 7000 parts dans la société au docteur [P] [C] pour un prix de 474.040 €.
3. Lorsque M. [N] a cédé ses parts sociales dans la société USCI à M. [C], les parties avaient expressément prévu une clause de révision du prix en cas de cession de contrôle majoritaire de la société NCN.
4. L'application de cette clause était conditionnée au versement de dividendes par la société USCI au profit de M. [C], en suite de l'opération de cession des titres NCN et de l'enrichissement subséquent de la société USCI.
5. Postérieurement à la cession de contrôle majoritaire NCN, M. [N] s'est rapproché de la société USCI et de M. [C] afin notamment de savoir si des dividendes avaient été versés par la société, sollicitant à ce titre la communication du procès-verbal d'assemblée générale de la société USCI votant le sort des sommes encaissées suite à la vente des titres NCN.
6. Ni M. [C], ni la société USCI n'ayant accepté de communiquer amiablement ce document, M. [N] a obtenu du juge des référés du tribunal judiciaire de Nantes, suivant ordonnance du 8 septembre 2022, la communication sous astreinte du procès-verbal d'assemblée générale du 24 septembre 2020 et sa feuille de présence.
7. Les documents transmis par la société USCI confirment qu'en suite de la cession NCN, la société USCI a distribué 15.652.751 € à ses associés, dont 15.652.034,62 € à la SAS Cardio Confluence, laquelle a distribué 14.072.800 € à ses actionnaires, dont 1.279.368,30 € à M. [C].
8. Au motif que cette distribution de dividendes déclencherait le jeu de la clause de révision prévue dans le contrat de cession entre M. [N] et M. [C], dont le calcul est particulièrement complexe, M. [N] a fait assigner M. [C] devant le juge des référés du tribunal judiciaire de Nantes en organisation d'une mesure d'expertise.
9. Par ordonnance du 19 octobre 2023, le juge des référés a :
- dit n'y avoir lieu à référé,
- condamné M. [N] aux dépens.
10. Pour statuer ainsi, le premier juge a retenu que M. [N] ne justifie pas d'un motif légitime à solliciter une mesure d'expertise au sens des dispositions de I'article 145 du code de procédure civile dès lors que le calcul du montant de la révision du prix de cession des parts de la société USCI qui réunissait autrefois les parties ne peut être effectué en raison de la caducité du pacte qui la prévoyait, en l'espèce la Charte de l'Actionnariat des Nouvelles Cliniques Nantaises.
11. Par déclaration parvenue au greffe de la cour d'appel de Rennes le 16 novembre 2023, M. [N] a interjeté appel de cette décision.
12. Le 28 novembre 2023, le greffe a adressé un avis de fixation à bref délai, avec une audience de plaidoiries prévue le 15 avril 2024.
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13. Dans ses dernières conclusions régulièrement notifiées déposées au greffe via RPVA le 27 février 2024, M. [N] demande à la cour de :
- réformer l'ordonnance entreprise en son intégralité,
- en conséquence et statuant à nouveau,
- désigner tel expert qui lui plaira aux fins de :
* se faire communiquer tous documents utiles pour la réalisation de sa mission,
* convoquer les parties,
* entendre toute personne susceptible de répondre à toute question qui lui paraîtrait utile pour la réalisation de sa mission,
* calculer le montant de la révision du prix de cession des parts de la société USCI (RCS 479 791 105) selon les modalités contractuelles prévues au contrat du 27 avril 2012,
* en cas de difficultés, exposer et expliquer ces difficultés et indiquer les solutions éventuelles avant de les appliquer pour calculer le montant de la révision du prix,
* proposer une ou, si possible, plusieurs autres méthodes de calcul de révision du prix de cession des parts USCI, au plus proche de celle initialement souhaitée par les parties,
* dans l'hypothèse où plusieurs méthodes de calcul seraient possibles, expliquer, pour chacune d'entre elles :
' leur pertinence,
' en quoi elle se rapproche de celle initialement souhaitée par les parties,
* donner le détail et le résultat de ce(s) calcul(s),
* donner son avis sur les observations formulées par les parties à l'issue de ses investigations et le cas échéant compléter celles-ci,
* entendre tout sachant, le cas échéant, s'adjoindre tout sapiteur,
- débouter M. [C] de l'intégralité de ses demandes, prétentions et contestations,
- condamner M. [C] à lui payer la somme de 2.000 € au titre de l'article 700 du code de procédure civile,
- condamner M. [C] aux entiers dépens d'instance.
14. À l'appui de ses prétentions, M. [N] fait en effet valoir :
- que la révision du prix de cession entre lui-même et M. [C] est uniquement fonction de la part de l'immobilier dans le prix de cession des titres NCN, raison pour laquelle une expertise est sollicitée,
- que, contrairement à ce qu'a retenu le juge des référés, la révision du prix de cession des parts USCI n'est pas stipulée dans le pacte d'actionnaire, mais au contrat de cession de parts sociales de la société USCI, qui est toujours en vigueur, notamment la clause de révision du prix qu'il prévoit,
- que son intérêt légitime lui avait été préalablement reconnu par le juge des référés pour obtenir la communication de documents,
- qu'il n'a pas à démontrer le bien-fondé d'une action à venir pour obtenir l'organisation d'une expertise,
- que c'est précisément parce qu'il y a une difficulté pour calculer la révision du prix qu'une expertise judiciaire est opportune et légitime, le juge des référés n'ayant pas à se prononcer sur les conséquences de la disparition de la charte,
- qu'à supposer que le calcul de complément de prix ne puisse plus s'opérer du fait de la création des ADP et de leur conversion en actions ordinaires, il serait sollicité un indice de calcul différent pour déterminer le prix des parts USCI, d'où la mission secondaire suggérée pour l'expertise.
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15. Dans ses dernières conclusions régulièrement notifiées déposées au greffe via RPVA le 9 janvier 2024, M. [C] demande à la cour de :
- débouter M. [N] de l'ensemble de ses demandes,
- condamner M. [N] au paiement de la somme de 2.000 € au titre de l'article 700 du code de procédure civile,
- à titre subsidiaire, faire droit à la demande de désignation d'un expert mais débouter M. [N] de sa demande au titre de l'article 700 du code de procédure civile et le condamner au paiement des frais d'expertise.
16. À l'appui de ses prétentions, M. [C] fait en effet valoir :
- que le prétendu droit à révision du prix de M. [N] est fondé sur la Charte d'Actionnaires qui a disparu lors de la cession de contrôle de NCN, de sorte qu'il n'existe plus de base juridique permettant de justifier d'une révision du prix, la création des actions de préférence (ADP) n'ayant pas eu d'effet novatoire,
- que l'action au fond de M. [N] est donc vouée à l'échec,
- que le droit de suite dont se prévaut M. [N] est illicite et n'a d'ailleurs jamais été appliqué pour quelque associé que ce soit, puisque la charte prévoit que ce droit de suite serait versé sous forme de dividendes, alors que leur bénéficiaire ne serait même plus actionnaire.
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17. L'instruction de l'affaire a été déclarée close le 5 mars 2024.
18. Pour plus ample exposé des moyens et prétentions des parties, il convient de se reporter à leurs écritures ci-dessus visées figurant au dossier de la procédure.
MOTIFS DE LA DÉCISION
Sur l'expertise
19. Aux termes de l'article 145 du code de procédure civile, 's'il existe un motif légitime de conserver ou d'établir avant tout procès la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d'un litige, les mesures d'instruction légalement admissibles peuvent être ordonnées à la demande de tout intéressé, sur requête ou en référé'.
20. L'existence du motif légitime de nature à justifier une mesure d'instruction sollicitée par application de l'article 145 relève du pouvoir souverain du juge. Il revient au demandeur à l'expertise de démontrer, par l'existence d'un litige plausible, crédible, bien qu'éventuel et futur, la légitimité et l'utilité de de la mesure d'instruction sollicitée. Il sera dépourvu de motif légitime si l'action envisagée au fond est manifestement irrecevable ou vouée à l'échec.
21. En l'espèce, la société USCI détenait 81667 actions au sein de la société NCN dont les actionnaires de la société NCN sont adhérents à la Charte de l'Actionnariat des Nouvelles Cliniques Nantaises dont l'article 4 prévoit une méthode de valorisation des actions NCN en cas de cession d'actions, avec:
- une partie représentative de l'exploitation de la société NCN,
- une partie représentative des actifs immobiliers détenus par la société NCN (par le biais de la SCI Société du Confluent).
22. En cas de cession d'actions par l'un des actionnaires NCN, la charte prévoit qu'il percevra :
- immédiatement la portion de la valeur de ses titres représentative de l'exploitation,
- puis, la portion de la valeur des titres représentative des actifs immobiliers, en cas de cession d'actifs immobiliers détenus par la société NCN ou de cession de contrôle majoritaire à un tiers non-actionnaire de la société NCN.
23. M. [N], associé au sein de la société USCI, a, le 27 avril 2012, cédé ses 7000 parts dans la société à M. [C] pour un prix de 474.040 €. En cette occasion, les parties ont expressément prévu une clause de révision du prix en cas de cession de contrôle majoritaire de la société NCN.
24. L'application de cette clause était conditionnée au versement de dividendes par la société USCI au profit de M. [C], en suite de l'opération de cession des titres NCN et de l'enrichissement subséquent de la société USCI.
25. Cette clause est exactement libellée en ces termes : 'La revalorisation des parts, si elle se réalise, sera égale à : 7000 / 56 000 des dividendes ou de sa créance quote-part d'actifs immobiliers reçus par la SOCIETE diminués des impôts et de prélèvements afférents à la distribution de dividendes par la SOCIETE aux associés, multiplié par 90 mois et divisé par le nombre de mois courant entre le mois de novembre 2004 et le mois de distribution par NCN des dividendes assis sur la cession des actions immobiliers ou de paiement de la créance quote-part d'actifs immobiliers'.
26. Par acte du 15 novembre 2019, les actionnaires de la société NCN, parmi lesquels la société USCI, ont cédé 94,02 % des actions de la société NCN à la société Icade Santé. Le prix payé par action ordinaire cédée étant de 221,51 €, la société USCI, qui détenait 81667 actions ordinaires (8,58 % des actions NCN), a donc dû percevoir une somme totale de 18.090.057,17€.
27. À la suite d'une première action intentée par M. [N] pour obtenir communication de diverses pièces, les documents finalement transmis par la société USCI confirment qu'en suite de la cession NCN :
- la société USCI a distribué 15.652.751 € à ses associés, dont 15.652.034,62 € à la SAS Cardio Confluence,
- le même jour, la SAS Cardio Confluence a distribué 14.072.800 € à ses actionnaires, dont 1.279.368,30 € à M. [C].
28. Cette distribution de dividendes est de nature à déclencher le jeu de la clause de révision prévue dans le contrat de cession du 27 avril 2012 entre M. [N] et M. [C]. La demande d'expertise visant à évaluer le complément de prix auquel a contractuellement droit M. [N], en raison de la complexité de la méthode prévue, est parfaitement légitime.
29. La caducité de la charte d'actionnaires ou l'illicéité du droit de suite invoqués par M. [C] pour s'opposer à la demande d'expertise sont des questions de fond auxquelles le juge des référés ne peut pas répondre.
30. Il conviendra donc d'infirmer l'ordonnance entreprise et, statuant à nouveau, de faire droit à la demande d'expertise.
Sur les dépens
31. Chaque partie conservera la charge des dépens d'appel qu'elle aura personnellement exposés.
Sur l'article 700 du code de procédure civile
32. Aucune considération d'équité ne commande de faire application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile.
PAR CES MOTIFS
La cour, statuant publiquement, contradictoirement, en matière civile et en dernier ressort, par arrêt mis à disposition au greffe conformément à l'article 451 alinéa 2 du code de procédure civile,
Infirme l'ordonnance du juge des référés du tribunal judiciaire de Nantes,
Statuant à nouveau,
Ordonne une expertise et désigne à cette fin Mme [R] [K] épouse [I], demeurant [Adresse 1], laquelle aura pour mission de :
- se faire communiquer tous documents utiles pour la réalisation de sa mission,
- convoquer les parties,
- entendre toute personne susceptible de répondre à toute question qui lui paraîtrait utile pour la réalisation de sa mission,
- calculer le montant de la révision du prix de cession des parts de la société USCI (RCS 479 791 105) selon les modalités contractuelles prévues au contrat du 27 avril 2012,
- en cas de difficultés, exposer et expliquer ces difficultés et indiquer les solutions éventuelles avant de les appliquer pour calculer le montant de la révision du prix,
- proposer une ou, si possible, plusieurs autres méthodes de calcul de révision du prix de cession des parts USCI, au plus proche de celle initialement souhaitée par les parties,
- dans l'hypothèse où plusieurs méthodes de calcul seraient possibles, expliquer, pour chacune d'entre elles :
* leur pertinence,
* en quoi elle se rapproche de celle initialement souhaitée par les parties,
- donner le détail et le résultat de ce(s) calcul(s),
* donner son avis sur les observations formulées par les parties à l'issue de ses investigations et le cas échéant compléter celles-ci,
- entendre tout sachant, se faire remettre toutes pièces par quiconque et, de manière générale, procéder à toutes investigations nécessaires à l'accomplissement de sa mission,
- établir un pré-rapport, s'expliquer techniquement sur tous les points soulevés par les parties dans leurs dires ou observations et établir un rapport définitif,
Dit que l'expert devra procéder dans le respect absolu du principe du contradictoire et établir un inventaire des pièces produites entre ses mains ainsi que des documents utilisés dans le cadre de sa mission,
Dit que l'expert dès sa saisine précisera sans délai aux parties le calendrier de ses opérations, le coût prévisible de sa mission sous réserve de l'évolution de celle-ci et de la décision finale du juge chargé du contrôle des opérations d'expertise du tribunal judiciaire de Nantes,
Dit que ce magistrat sera informé de toutes difficultés affectant le bon déroulement de la mesure, qu'il accordera à titre exceptionnel toute prorogation du délai imparti sur demande motivée de l'expert et qu'il sera saisi de toute demande particulière conditionnant la poursuite de l'expertise,
Dit que l'expert désigné déposera son rapport définitif au tribunal judiciaire de Nantes accompagné de toutes les pièces complémentaires au greffe de la cour dans le délai de QUATRE MOIS suivant la consignation sauf prorogation accordée et en adressera copie aux parties,
Dit qu'en cas d'empêchement de l'expert désigné, il sera procédé à son remplacement par ordonnance du juge chargé du contrôle des opérations d'expertise du tribunal judiciaire de Nantes à la requête de la partie la plus diligente ou d'office,
Dit que les frais d'expertise seront provisoirement avancés par M. [N] qui devra consigner à cet effet la somme de 3.000 € à valoir sur la rémunération de l'expert, entre les mains du régisseur d'avances et de recettes du tribunal judiciaire de Nantes avant l'expiration d'un délai de DEUX MOIS à compter du présent arrêt,
Dit qu'à défaut de consignation par M. [N] dans le délai imparti, la désignation de l'expert sera caduque,
Dit que chaque partie conservera la charge des dépens d'appel qu'elle aura personnellement exposés,
Dit n'y avoir lieu à application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile.