CA Paris, Pôle 1 ch. 2, 10 octobre 2024, n° 24/01499
PARIS
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Défendeur :
Saint Paul Rosiers (SCI)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Masseron
Conseillers :
Mme Chopin, M. Najem
Avocats :
Me Benbelkacem, Me Casey
EXPOSE DU LITIGE
M. [G] [Y], décédé le [Date décès 9] 2014, a légué, nettes de tous droits fiscaux, des parts de SCI à sa compagne Mme [O] [C] [I] veuve [N], aux droits de laquelle, décédée, vient aujourd'hui sa fille Mme [D] [N].
Le défunt a laissé à sa survivance deux fils, MM. [U] et [A] [Y], qui ont tous deux renoncé à la succession de leur père. Leurs enfants viennent à ladite succession par le jeu de la représentation successorale, à savoir, pour M. [A] [Y], MM. et Mmes [J], [H], [F], [S], [K] et [V] [Y], et pour M. [U] [Y], Mmes [R], [T] et [X] [Y].
Par testament olographe daté du 23 avril 2002, le défunt a légué à Mme [O] [C] [I] veuve [N] « la totalité des parts m'appartenant dans toutes les SCI dont je fais partie (...). Le tout en toute propriété au profit de Madame [N], et net de tout frais et droits. »
Par jugement du 8 août 2018, le tribunal de grande instance de Paris a débouté les héritiers de [G] [Y] de leur demande d'annulation du testament et ordonné la délivrance du legs à Mme [N]. Par arrêt du 27 mai 2020, la cour d'appel de Paris a confirmé ce jugement.
Au jour de son décès, le défunt avait des parts dans des SCI, notamment la SCI [Adresse 13], dont il détenait 10% des parts, et la SCI Saint Paul Les Rosiers, dont il détenait 40% des parts, les héritiers de M. [A] [Y] détenant les autres parts de ces deux sociétés.
Par actes des 18 et 21/12 2020 et 4 et 12 janvier 2021, Mme [I] veuve [N] (ci-après Mme [N]) a fait assigner devant le juge des référés du tribunal judiciaire de Paris les consorts [Y] et les sociétés SCI Saint Paul Rosiers et SCI [Adresse 13], pour notamment voir désigner un administrateur ad hoc aux fins de tenue d'une assemblée générale dans chaque SCI afin qu'il soit statué sur son agrément dans ces sociétés, et obtenir le paiement d'une provision correspondant aux droits de mutation à la charge de la succession et à reverser par la légataire à l'administration fiscale.
Les défendeurs ont conclu au rejet de l'ensemble des demandes.
Par ordonnance contradictoire du 29 juin 2023, le juge des référés du tribunal judiciaire de Paris a :
dit n'y avoir lieu à référé sur les demandes formées par Mme [N] tendant à voir ordonner la désignation d'un administrateur ad hoc aux fins notamment de tenue d'une assemblée générale dans la société SCI [Adresse 13] et dans la société SCI Saint Paul Rosiers et tendant à voir lui allouer une provision ;
rejeté les demandes formées du chef de l'article 700 du code de procédure civile ;
rejeté toutes demandes plus amples ou contraires ;
condamné le demandeur au paiement des dépens avec distraction au profit des avocats qui en ont fait la demande.
Par déclaration du 8 janvier 2024, Mme [N] a relevé appel de cette décision.
Dans ses dernières conclusions déposées le 30 mai 2024, elle demande à la cour, au visa des articles 834, 835 du code de procédure civile, 1014, 544, 1870, 1870-1 du code civil, de :
infirmer l'ordonnance de référé du 29 juin 2023,
Statuant à nouveau,
1. Désignation d'un mandataire ad hoc
a) Référé « remise en état »
juger que le défaut de mise en 'uvre des procédures d'agrément par les gérants et associés des sociétés SCI [Adresse 13] et SCI Saint Paul Rosiers constitue un trouble manifestement illicite,
Par conséquent :
dire qu'il y a lieu à référé,
désigner tel mandataire ad hoc qu'il leur plaira avec pour mission de mettre en 'uvre les procédures d'agréments dans les conditions décrites aux statuts des sociétés SCI Saint Paul Rosiers et SCI [Adresse 13],
enjoindre à [J], [H], [F], [S], [K] et [V] [Y] de participer aux procédures d'agrément sous astreinte de 1.500 euros par jour de retard chacun,
b) Référé « dommage imminent »
Subsidiairement,
juger que la circonstance que les associés des SCI aient la liberté de prendre des décisions qui causeraient un dommage irréversible pour Mme [N] est constitutive d'un dommage imminent,
Par conséquent,
dire qu'il y a lieu a référé,
désigner tel mandataire ad hoc qu'il leur plaira avec pour mission de mettre en 'uvre les procédures d'agréments dans les conditions décrites aux statuts des sociétés SCI Saint Paul Rosiers et SCI [Adresse 13],
enjoindre à [J], [H], [F], [S], [K] et [V] [Y] de participer aux procédures d'agrément sous astreinte de 1.500 euros par jour de retard chacun,
c) Référé « droit commun »
A titre infiniment subsidiaire,
juger qu'il y a urgence et absence de contestation sérieuse,
Par conséquent,
dire qu'il y a lieu à référé,
désigner tel mandataire ad hoc qu'il leur plaira avec vous pour mission de mettre en 'uvre les procédures d'agréments dans les conditions décrites aux statuts des sociétés SCI Saint Paul Rosiers et SCI [Adresse 13],
enjoindre à [J], [H], [F], [S], [K] et [V] [Y] de participer aux procédures d'agrément sous astreinte de 1.500 euros par jour de retard chacun,
2. Provision
dire qu'il y a lieu à référé,
condamner solidairement par provision [J], [H], [F], [S], [K], [R], [T], [X] et [V] [Y] au paiement de la somme de 609.600 euros,
assortir cette condamnation d'une astreinte de 1.500 euros par jour de retard chacun,
condamner solidairement [J], [H], [F], [S], [K], [R], [T], [X], [V] [Y] et les sociétés SCI Saint Paul Rosiers et SCI [Adresse 13] à payer la somme de 10.000 euros à Mme [N] en application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile,
condamner solidairement [J], [H], [F], [S], [K], [R], [T], [X], [V] [Y] et les sociétés SCI Saint Paul Rosiers et SCI [Adresse 13] aux entiers dépens,
débouter [J], [H], [F], [S], [K] et [V] [Y] de leurs demandes.
Mme [N] expose, en substance, que sa demande de désignation d'un mandataire ad hoc a pour objet de réunir une assemblée générale des associés des deux SCI concernées pour que soit mise en 'uvre la procédure d'agrément prévue aux statuts et devant lui conférer la qualité d'associée à laquelle elle doit prétendre en tant que légataire des parts sociales, considérant que la délivrance du legs qu'elle a obtenue judiciairement lui confère un droit de propriété sur ces parts sociales. Elle indique fonder son action à titre principal sur les dispositions de l'article 835 alinéa 1er du code de procédure civile et à titre subsidiaire sur celles de l'article 834 du même code, se prévalant tant d'un trouble manifestement illicite que d'un dommage imminent et d'une situation d'urgence en ce qu'elle se trouve privée de ses droits sur les parts sociales, lesquels sont menacés puisque les héritiers de [G] [Y] se sont déjà employés par le passé à dissiper ces parts lorsque leur titulaire était placé sous tutelle. Elle estime non sérieuses les contestations opposées par les intimés, faisant notamment valoir que la délivrance du legs est une reconnaissance du droit de propriété sur la chose léguée et que s'agissant ici du legs d'un corps certain il n'y a pas lieu à action en paiement du legs, lequel ne lui confère pas un droit personnel mais un droit réel, le légataire disposant ainsi d'une action réelle qui est imprescriptible, le délai de cinq ans d'une action personnelle n'étant au demeurant pas acquis en l'espèce, le délai courant à compter de la date de délivrance du legs.
Dans leurs dernières conclusions déposées et signifiées le 24 juin 2024, les consorts [Y] et les sociétés SCI Saint Paul Rosiers et SCI du [Adresse 13] demandent à la cour, au visa des articles 834 et 835 du code de procédure civile, de :
In limine litis,
juger recevables les présentes conclusions des intimés ;
Sur le référé,
confirmer en toutes ses dispositions l'ordonnance de référé entreprise ;
En conséquence,
débouter Mme [N] de l'ensemble de ses demandes, fins et prétentions ;
rejeter sa demande de désignation d'un mandataire ad hoc ;
rejeter sa demande de provision ;
En tout état de cause,
condamner Mme [N] à payer à chacun des intimés la somme de 1.000 euros, soit 8.000 euros au total au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;
condamner Mme [N] à payer les dépens de la présente instance, avec faculté de distraction au profit de la société Casey Avocats, en la personne de Maître Jérôme Casey, avocat au barreau de Paris.
En substance, les intimés soutiennent qu'il faut distinguer la délivrance du legs, qui n'est que la reconnaissance du droit du légataire, et le paiement du legs, qui seul confère la propriété de la chose léguée et qui suppose l'exercice d'une action en paiement du legs, que Mme [N] n'a pas menée et qui se trouve prescrite à le faire, s'agissant d'une action personnelle quelle que soit la nature de la chose léguée, dont le point de départ se situe au jour du décès du de cujus. Ils ajoutent qu'en présence d'héritiers réservataires, comme en l'espèce, le paiement ne peut intervenir qu'au moment des opérations de liquidation-partage de la succession, une fois que la réserve des enfants aura été payée. Ils en concluent que le référé engagé par Mme [N] est impossible, quel que soit son fondement, aucune des conditions posées par les articles 834 et 835 n'étant remplie.
Conformément aux dispositions de l'article 455 du code de procédure civile, il est renvoyé aux conclusions des parties susvisées pour un plus ample exposé de leurs prétentions et moyens.
SUR CE, LA COUR
Selon l'article 834 du code de procédure civile, dans tous les cas d'urgence le juge des référés peut ordonner toutes les mesures qui ne se heurtent à aucune contestation sérieuse ou que justifie l'existence d'u différend.
En application de l'article 835 alinéa 1er du code de procédure civile, il peut toujours, même en présence d'une contestation sérieuse, prescrire en référé les mesures conservatoires ou de remise en état qui s'imposent, soit pour prévenir un dommage imminent, soit pour faire cesser un trouble manifestement illicite. Le dommage imminent s'entend du dommage qui n'est pas encore réalisé, mais qui se produira sûrement si la situation présente doit se perpétuer. Le trouble manifestement illicite découle de toute perturbation résultant d'un fait qui directement ou indirectement constitue une violation évidente de la règle de droit.
En application de l'article 835 alinéa 2, le juge des référés peut accorder une provision au créancier dans les cas où l'existence de l'obligation n'est pas sérieusement contestable. Le montant de la provision en référé n'a d'autre limite que le montant non sérieusement contestable de la dette alléguée. Une contestation sérieuse est caractérisée lorsque l'un des moyens de défense opposés aux prétentions du demandeur n'apparaît pas immédiatement vain et laisse subsister un doute sur le sens de la décision au fond qui pourrait éventuellement intervenir par la suite sur ce point si les parties entendaient saisir les juges du fond.
La demande de désignation d'un mandataire ad hoc formée par Mme [N] tend à se voir agréer par assemblée générale des associés des SCI Saint Paul Rosiers et SCI du [Adresse 13] en qualité d'associée de ces deux sociétés, qualité dont elle se prévaut en vertu de la délivrance judiciaire de son legs.
Toutefois, la délivrance du legs n'a pour objet que de reconnaître et consacrer les droits du légataire, et lui permettre ainsi d'entrer en possession de son legs et d'en acquérir les fruits.
L'article 1005 du code civil dispose en effet que « le légataire aura la jouissance des biens compris dans le testament, à compter du jour du décès, si la demande en délivrance a été faite dans l'année, depuis cette époque ; sinon cette jouissance ne commencera que du jour de la demande formée en justice, ou du jour que la délivrance aurait été volontairement consentie. » L'article 1014 alinéa 2 prévoit également que « le légataire particulier ne pourra se mettre en possession de la chose léguée ni en prétendre les fruits et intérêts, qu'à compter du jour de sa demande en délivrance (') ».
La délivrance consiste en une vérification du titre de celui qui prétend bénéficier de dispositions testamentaires. Il s'agit d'une mesure essentiellement provisoire, en ce qu'elle n'enlève aux héritiers et autres intéressés aucun des moyens de forme et de fond qu'ils peuvent avoir à proposer pour faire établir leurs droits dans la succession. Elle conditionne l'exercice des droits du légataire, lequel, face à la résistance ou l'opposition des héritiers, doit agir en paiement de son legs c'est-à-dire en exécution de celui-ci, qu'il s'agisse d'un corps certain ou d'une chose fongible, afin de se voir reconnaître la pleine propriété de ce legs, le paiement n'intervenant qu'après le partage de la succession.
Or, en l'espèce, il est constant que Mme [N] n'a engagé aucune action en exécution de son legs après en avoir obtenu la délivrance par arrêt de la cour d'appel de Paris du 27 mai 2020 ayant préalablement statué sur la validité du testament contestée par les héritiers réservataires.
Il en résulte qu'en l'état, Mme [N] n'apparaît pas pleinement propriétaire des parts sociales des deux SCI ni donc fondée à se prévaloir de la qualité d'associée de ces sociétés. En effet, l'usufruitier est dépourvu de la qualité d'associé, laquelle appartient au seul nu-propriétaire. (Cass. Com., avis, 1er décembre 2021, n°20-15.164).
Il s'ensuit que sa demande de désignation d'un mandataire ad hoc aux fins de se voir reconnaître la qualité d'associée des sociétés SCI Saint Paul Rosiers et SCI du [Adresse 13] n'est pas susceptible d'aboutir sur le fondement des articles 834 ou 835 du code de procédure civile, soit qu'il existe une contestation sérieuse sur sa qualité d'associée, soit que le différend existant entre les parties ne justifie pas la mesure sollicitée en l'état des actions engagées par la légataire, soit encore qu'il ne peut y avoir de trouble manifestement illicite ou de dommage imminent dès lors que le refus des héritiers réservataires d'agréer Mme [N] en tant qu'associée des SCI n'apparaît pas en l'état manifestement contraire à la règle de droit.
La demande de provision de Mme [N], qui consiste à obtenir des héritiers, au motif que son legs est net de tout frais et droits, le paiement des droits de succession dont elle va devoir faire l'avance à l'administration fiscale, relève du paiement du legs. Cette demande se heurte à contestation sérieuse dès lors que Mme [N] n'a pas engagé d'action en exécution de son legs.
L'ordonnance entreprise sera confirmée en ce qu'elle a dit n'y avoir lieu à référé sur les demandes de Mme [N].
Elle sera également confirmée sur les dépens et l'application de l'article 700 du code de procédure civile, dont le premier juge a fait une juste appréciation.
Perdant en appel, Mme [N] sera condamnée aux entiers dépens de cette instance et à payer aux intimés la somme de 3.000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile.
PAR CES MOTIFS
La cour,
Confirme l'ordonnance entreprise,
Y ajoutant,
Condamne Mme [N] aux entiers dépens de l'instance d'appel, qui pourront être recouvrés dans les conditions de l'article 699 du code de procédure civile,
La condamne à payer aux consorts [Y] et aux sociétés SCI Saint Paul Rosiers et SCI du [Adresse 13], ensemble, la somme de 3.000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile,
Rejette toute autre demande.