CJUE, 6e ch., 14 novembre 2024, n° C-643/23
COUR DE JUSTICE DE L’UNION EUROPEENNE
Arrêt
Question préjudicielle
PARTIES
Demandeur :
Agenciart – Management Artístico Lda
Défendeur :
CT
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président de chambre :
M. von Danwitz
Juges :
M. Kumin (rapporteur), Mme Ziemele
Avocat général :
M. Pikamäe
Avocat :
Me Mendes Ferreira
LA COUR (sixième chambre),
1 La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation de l’article 2, point 3, de la directive 2011/7/UE du Parlement européen et du Conseil, du 16 février 2011, concernant la lutte contre le retard de paiement dans les transactions commerciales (JO 2011, L 48, p. 1).
2 Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant Agenciart – Management Artístico Lda (ci-après « Agenciart ») à CT au sujet du paiement d’une commission réclamée par Agenciart au titre d’un contrat d’agence.
Le cadre juridique
Le droit de l’Union
3 Aux termes des considérants 5 et 10 de la directive 2011/7 :
« (5) Les entreprises devraient être en mesure de commercialiser leurs produits dans l’ensemble du marché intérieur dans des conditions qui garantissent que des transactions transfrontières ne présentent pas de risques plus élevés que des ventes à l’intérieur d’un État membre. Des distorsions de concurrence seraient à craindre si des règles substantiellement différentes régissaient les opérations internes d’une part et transfrontières d’autre part.
[...]
(10) Le fait que les professions libérales sont couvertes par la présente directive ne devrait pas contraindre les États membres à les traiter comme des entreprises ou des commerçants à des fins hors du champ d’application de la présente directive. »
4 L’article 1er de cette directive, intitulé « Objet et champ d’application », prévoit, à ses paragraphes 1 et 2 :
« 1. Le but de la présente directive est la lutte contre le retard de paiement dans les transactions commerciales, afin d’assurer le bon fonctionnement du marché intérieur, en améliorant ainsi la compétitivité des entreprises et en particulier des [petites et moyennes entreprises (PME)].
2. La présente directive s’applique à tous les paiements effectués en rémunération de transactions commerciales. »
5 Aux termes de l’article 2 de ladite directive :
« Aux fins de la présente directive, on entend par :
1) “transactions commerciales”, toute transaction entre des entreprises ou entre des entreprises et les pouvoirs publics qui conduit à la fourniture de marchandises ou à la prestation de services contre rémunération ;
[...]
3) “entreprise”, toute organisation, autre que les pouvoirs publics, agissant dans l’exercice d’une activité économique ou professionnelle indépendante, même lorsque cette activité n’est exercée que par une seule personne ;
[...] »
Le droit portugais
6 La directive 2011/7 a été transposée dans le droit portugais par le decreto-lei no 62/2013 (décret-loi no 62/2013), du 10 mai 2013.
7 L’article 3 du décret-loi no 62/2013 énonce :
« Aux fins du présent décret-loi, on entend par :
[...]
b) “transaction commerciale” : toute transaction entre des entreprises ou entre des entreprises et les pouvoirs publics qui conduit à la fourniture de marchandises ou à la prestation de services contre rémunération ;
[...]
d) “entreprise” : toute entité, autre qu’un pouvoir public, agissant dans l’exercice d’une activité économique ou professionnelle indépendante, y compris lorsque cette activité n’est exercée que par une seule personne ;
[...] »
Le litige au principal et la question préjudicielle
8 Agenciart est une société commerciale qui exerce son activité dans le domaine de l’agence artistique et de la gestion des carrières artistiques des acteurs qu’elle représente. Elle était l’agent de CT, une actrice, jusqu’au 30 juin 2017.
9 Au mois de mai 2017, Agenciart a négocié avec une société de télévision ainsi qu’une société de production la participation de CT à un feuilleton télévisé, en convenant des conditions et des modalités de son engagement. Cette participation a commencé au mois de juin 2017 et s’est terminée à la fin du mois de mai 2018.
10 Pour les services de gestion de carrière qu’elle a fournis à CT dans le cadre de sa participation à ce feuilleton télévisé, Agenciart a émis une facture, datée du 17 juillet 2019, d’un montant de 19 188 euros.
11 Cette facture demeurant impayée, Agenciart a engagé une procédure d’injonction de payer contre CT, qui s’y est opposée.
12 La juridiction saisie en premier degré, le Tribunal Judicial da Comarca de Lisboa – Juízo de Execução de Lisboa (juge des saisies auprès du tribunal d’arrondissement de Lisbonne, Portugal) a fait droit à l’opposition à exécution, en considérant, notamment, que Agenciart ne pouvait assigner CT à l’exécution selon la procédure d’injonction de payer au motif que celle-ci n’était pas une entreprise commerciale.
13 Agenciart a alors introduit un recours en appel devant le Tribunal da Relação de Lisboa (cour d’appel de Lisbonne, Portugal), la juridiction de renvoi.
14 Cette juridiction précise que le champ d’application de la procédure d’injonction de payer est défini par l’établissement de conditions objectives et subjectives préalables. En l’occurrence, il resterait à vérifier si la condition subjective préalable relative à la qualité d’« entreprise », prévue à l’article 3, sous d), du décret-loi no 62/2013, est remplie.
15 À cet égard, ladite juridiction indique que cette disposition définit la notion d’« entreprise », à l’instar de l’article 2, point 3, de la directive 2011/7, comme étant « toute entité [...] agissant dans l’exercice d’une activité économique ou professionnelle indépendante, y compris lorsque cette activité n’est exercée que par une seule personne ».
16 Alors que, selon la juridiction de renvoi, Agenciart relèverait manifestement de cette notion, un doute subsisterait quant à la question de savoir si CT en relève également. À première vue, le fait que celle-ci est actrice de profession et que le contrat d’agence qu’elle a conclu avec Agenciart est axé sur la promotion de son activité professionnelle en tant que professionnelle libérale plaiderait en faveur de la qualification de CT d’« entreprise », au sens de l’article 3, sous d), du décret loi no 62/2013.
17 Cela étant, selon la juridiction de renvoi, CT soutient que l’interprétation adéquate de la loi et de la notion d’« entreprise » ne permet pas de considérer qu’une personne agit dans la sphère commerciale par l’exercice d’une activité économique ou professionnelle indépendante au seul motif qu’elle est actrice lors de la signature d’un contrat de gestion de carrière.
18 CT se fonderait à cet égard sur l’arrêt du 15 décembre 2016, Nemec (C 256/15, EU:C:2016:954), dans lequel la Cour se serait penchée sur l’interprétation de la notion d’« entreprise », au sens de l’article 2, point 1, troisième alinéa, de la directive 2000/35/CE du Parlement européen et du Conseil, du 29 juin 2000, concernant la lutte contre le retard de paiement dans les transactions commerciales (JO 2000, L 200, p. 35), devenu article 2, point 3, de la directive 2011/7, en ce qui concerne des personnes physiques.
19 Ainsi, aux points 33 et 34 de cet arrêt, la Cour aurait considéré que, dans la mesure où il faut que la personne concernée agisse en tant qu’organisation dans le cadre d’une activité économique ou d’une activité professionnelle indépendante, cette exigence implique que cette personne, quels que soient sa forme et son statut juridique en droit national, exerce cette activité de manière structurée et stable.
20 À cet égard, selon la juridiction de renvoi, la notion de « stabilité » évoquée par la Cour ne soulèverait aucune difficulté particulière en l’occurrence. En revanche, cette juridiction estime qu’un doute existe concernant ce qu’il y a lieu d’entendre par « agir en tant qu’organisation » et par l’exercice d’une telle activité « de manière structurée ».
21 Dans cette perspective, l’arrêt du 15 décembre 2016, Nemec (C 256/15, EU:C:2016:954), aurait concerné une personne titulaire d’une autorisation d’artisan indépendant pour l’exercice d’une activité de construction de pièces mécaniques et de soudure. Or, l’exercice d’une telle activité aurait supposé que, en plus de sa force de travail et de ses connaissances techniques, cette personne disposât de ses propres installations pour l’exercice de son activité artisanale, ainsi que de matières premières et d’outils, c’est-à-dire d’un ensemble structuré de moyens de production. Cela distinguerait la situation d’un tel artisan de celle d’une actrice comme CT.
22 Dans ces conditions, le Tribunal da Relação de Lisboa (cour d’appel de Lisbonne) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour la question préjudicielle suivante :
« Une personne physique qui exerce à titre indépendant et de manière habituelle la profession d’actrice contre rémunération en espèces doit elle être qualifiée d’“entreprise”, au sens et aux fins du considérant 5 et de l’article 2, point 3, de la directive 2011/7 [...], même si elle ne dispose pas d’une structure organisée de moyens (dans la mesure où elle se limite à exercer cette activité sans disposer d’installations propres, ni de personnel, ni d’outils ou d’équipements affectés à son activité professionnelle) ? »
Sur la question préjudicielle
23 Par sa question unique, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 2, point 3, de la directive 2011/7 doit être interprété en ce sens qu’une personne physique qui exerce à titre indépendant et de manière habituelle la profession d’actrice contre rémunération, sans toutefois disposer d’installations propres, ni de personnel, ni d’outils ou d’équipements affectés à son activité professionnelle, relève de la notion d’« entreprise », au sens de cette disposition.
24 Conformément à une jurisprudence constante, il y a lieu, pour l’interprétation d’une disposition du droit de l’Union, de tenir compte non seulement des termes de celle-ci, mais également de son contexte et des objectifs poursuivis par la réglementation dont elle fait partie(arrêt du 12 octobre 2023, INTER CONSULTING, C 726/21, EU:C:2023:764, point 43 et jurisprudence citée).
25 D’emblée, il convient de rappeler que, conformément à l’article 1er, paragraphe 2, de la directive 2011/7, celle-ci s’applique à tous les paiements effectués en rémunération de « transactions commerciales », cette dernière notion étant définie, à l’article 2, point 1, de cette directive, comme étant « toute transaction entre des entreprises ou entre des entreprises et les pouvoirs publics qui conduit à la fourniture de marchandises ou à la prestation de services contre rémunération ».
26 Dès lors, contrairement à ce que CT a fait valoir dans ses observations écrites, le caractère non-transfrontalier d’une transaction commerciale donnée est dénué de pertinence aux fins de l’application de la directive 2011/7.
27 En outre, en vertu de l’article 2, point 3, de la directive 2011/7, il y a lieu d’entendre par « entreprise » toute organisation, autre que les pouvoirs publics, agissant dans l’exercice d’une activité économique ou professionnelle indépendante, même lorsque cette activité n’est exercée que par une seule personne.
28 À cet égard, il ressort de la jurisprudence de la Cour qu’il ne suffit pas qu’une personne conclue une transaction se rapportant à une activité économique pour relever de la notion d’« entreprise » et pour que cette transaction soit qualifiée de « commerciale », mais qu’il faut que cette personne agisse en tant qu’organisation dans le cadre d’une telle activité ou d’une activité professionnelle indépendante (voir, en ce sens, arrêt du 15 décembre 2016, Nemec, C 256/15, EU:C:2016:954, point 33).
29 Cette exigence implique que ladite personne exerce cette activité de manière structurée et stable, laquelle activité ne saurait donc se limiter à une prestation ponctuelle et isolée, et que la transaction concernée s’inscrive dans le cadre de ladite activité (voir, en ce sens, arrêt du 15 décembre 2016, Nemec, C 256/15, EU:C:2016:954, point 34).
30 En l’occurrence, ainsi que le relève la juridiction de renvoi, il est constant que la relation contractuelle qui liait Agenciart à CT donnait lieu à une prestation de services contre rémunération et que Agenciart doit être qualifiée d’« entreprise ». En revanche, en ce qui concerne le point de savoir si CT doit également être qualifiée d’« entreprise », le doute de la juridiction de renvoi porte sur le fait que, même si CT exerce à titre indépendant et de manière habituelle la profession d’actrice contre rémunération, elle ne dispose pas d’une structure organisée de moyens, dans la mesure où elle se limite à exercer cette activité sans disposer d’installations propres, ni de personnel, ni d’outils ou d’équipements affectés à son activité professionnelle.
31 À cet égard, tout d’abord, dans la mesure où l’article 2, point 3, de la directive 2011/7 fait référence, aux fins de la définition de la notion d’« entreprise », à « toute organisation [...] agissant dans l’exercice d’une activité [...] professionnelle indépendante », il convient de relever qu’une personne physique qui exerce à titre indépendant et de manière habituelle la profession d’actrice contre rémunération exerce une « activité professionnelle indépendante », au sens de cet article 2, point 3. En outre, il ressort également du libellé dudit article 2, point 3, que le fait que l’activité concernée ne soit exercée que par une seule personne est sans pertinence dans ce contexte.
32 Ensuite, s’agissant de l’exigence d’agir en tant qu’« organisation » « dans le cadre » d’une activité professionnelle indépendante, il ressort de la jurisprudence rappelée au point 29 du présent arrêt que l’activité en question doit être exercée « de manière structurée et stable ».
33 Or, il ne saurait être déduit ni du libellé de l’article 2, point 3, de la directive 2011/7 ni de cette jurisprudence que la qualification d’« entreprise », au sens de cet article 2, point 3, dépend du fait que la personne concernée, dont il est constant qu’elle exerce son activité de manière habituelle, dispose d’une structure organisée de moyens tels que des installations propres, du personnel et des outils ou des équipements affectés à cette activité. En effet, dans certains secteurs économiques, les éléments d’actifs, matériels ou immatériels, sont réduits à leur plus simple expression, l’activité reposant essentiellement sur la main-d’œuvre (voir, par analogie, arrêt du 10 décembre 1998, Hernández Vidal e.a., C 127/96, C 229/96 et C 74/97, EU:C:1998:594, point 27).
34 Enfin, dans la mesure où il faut que la transaction s’inscrive « dans le cadre » de l’activité concernée, ne saurait être retenue l’interprétation défendue par CT selon laquelle, bien qu’une actrice doive, en tant que professionnelle libérale, être qualifiée d’« entreprise » aux fins de la directive 2011/7 lorsqu’elle conclut un contrat avec une chaîne de télévision, elle n’agirait pas en tant que telle lors de la conclusion d’un contrat d’agence tel que celui en cause au principal.
35 En effet, il convient de considérer que la conclusion d’un contrat d’agence par une personne exerçant la profession d’actrice fait partie de l’activité professionnelle de cette personne et est étroitement liée à cette activité, dès lors que, si ladite personne n’exerçait pas cette profession, la conclusion d’un tel contrat d’agence, qui consiste précisément en la promotion et en la gestion de ladite activité, serait, nécessairement, dénuée d’objet.
36 Cette interprétation est corroborée par le contexte dans lequel s’inscrit l’article 2, point 3, de la directive 2011/7 ainsi que par la finalité que poursuit cette directive. À cet égard, en premier lieu, il ressort notamment de l’article 1er, paragraphe 1, de ladite directive que le but de celle-ci est la lutte contre le retard de paiement dans les transactions commerciales, afin d’assurer le bon fonctionnement du marché intérieur, en améliorant ainsi la compétitivité des entreprises et en particulier des PME. En second lieu, il est souligné, au considérant 10 de la directive 2011/7, que les professions libérales sont couvertes par celle-ci en tant qu’« entreprises ».
37 Compte tenu de l’ensemble des considérations qui précèdent, il y a lieu de répondre à la question posée que l’article 2, point 3, de la directive 2011/7 doit être interprété en ce sens qu’une personne physique qui exerce à titre indépendant et de manière habituelle la profession d’actrice contre rémunération, sans toutefois disposer d’installations propres, ni de personnel, ni d’outils ou d’équipements affectés à son activité professionnelle, relève de la notion d’« entreprise », au sens de cette disposition.
Sur les dépens
38 La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.
Par ces motifs, la Cour (sixième chambre) dit pour droit :
L’article 2, point 3, de la directive 2011/7/UE du Parlement européen et du Conseil, du 16 février 2011, concernant la lutte contre le retard de paiement dans les transactions commerciales,
doit être interprété en ce sens que :
une personne physique qui exerce à titre indépendant et de manière habituelle la profession d’actrice contre rémunération, sans toutefois disposer d’installations propres, ni de personnel, ni d’outils ou d’équipements affectés à son activité professionnelle, relève de la notion d’« entreprise », au sens de cette disposition.