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Décisions

CA Rennes, 3e ch. com., 12 novembre 2024, n° 23/03707

RENNES

Arrêt

Infirmation partielle

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Contamine

Conseillers :

Mme Clement, Mme Ramin

Avocats :

Me Helias, Me Iung, Me Vivier

CA Rennes n° 23/03707

11 novembre 2024

FAITS ET PROCEDURE :

La société par actions simplifiée [14] avait pour associés Mme [H], M. [T] et M. [I]. Elle avait pour activité l'exploitation d'un point de vente de restauration rapide sous l'enseigne '[20]' sis à [Adresse 12].

Mme [H] était la présidente de cette société et M. [T] en était le directeur général. M. [I] était associé à hauteur de 20 %.

Les locaux dans lesquels ce fonds de commerce était exploité appartiennent à la SCI [18] dont M. [I] est associé et le gérant.

Le 6 octobre 2020, la société [14] a été placée en liquidation judiciaire. La liquidation judiciaire a été clôturée le15 juin 2021.

Mme [H], M. [T] et M. [I] sont également les associés de la société par actions simplifiée [21] qui a pour activité l'exploitation d'un autre point de vente de restauration rapide ' [20]' à [Adresse 13].

M. [T] en est le président et Mme [H] la directrice générale.

M. [I] est associé à hauteur de 20 %.

M. [I], estimant que Mme [H] et M. [T] avaient à son insu transféré l'activité du point de vente de la société [14] vers celui du point de vente de la société [21] et ainsi provoqué la liquidation judiciaire de la société [14], a assigné Mme [H], M. [T] et la société [21] en paiement de dommages-intérêts au titre de la perte de chance de recouvrer sa créance de compte courant dans la société [14] ainsi que de la valeur de ses actions de cette dernière.

La SCI [18], se prévalant des mêmes agissements, les a assignés en paiement des loyers devenus irrécouvrables.

Par jugement du 9 juin 2023, le tribunal de commerce de Brest a :

- Dit conforme l'assignation délivrée à la sociétéTorpenn,

- Débouté M. [I] et la SCI [18] de l'ensemble de leurs autres demandes,

- Condamné solidairement M. [I] et la SCI [18] à payer à Mme [H] et à M. [T] la somme de 5.000 euros, à chacun, sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,

- Condamné solidairement M. [I] et la SCI [18] à supporter les entiers dépens,

- Liquidé au titre des dépens les frais de greffe.

M. [I] et la société [18] ont interjeté appel le 19 juin 2023.

Par conclusions du 5 sepembre 2024, M. [I] et la société [18] ont demandé l'irrecevabilité des conclusions déposées le 4 septembre 2024 par M. [T], Mme [H] et la société [21].

L'ordonnance de clôture a été reportée pour permettre une éventuelle réponse à ces dernières conclusions du 4 septembre 2024. M. [I] et la société [18] ont ainsi eu le temps d'examiner les conclusions de leurs adversaires du 4 septembre 2024 et de faire valoir d'éventuelles observations. Il y a lieu de rejeter la demande d'irrecevabilité des conclusions du 4 septembre 2024.

Les dernières conclusions de M. [I] et de la société [18] sont en date du 4 septembre 2024. Les dernières conclusions de M. [T], Mme [H] et la société [21] sont en date du 4 septembre 2024.

L'ordonnance de clôture a été rendue le 12 septembre 2024.

PRETENTIONS ET MOYENS :

M. [I] et la société [18] demandent à la cour de :

- Réformer le jugement en toutes ses dispositions,

Statuant à nouveau :

- Juger recevable et demande sa demande est donc recevable de M. [I] et de la SCI [18],

- Juger qu'en organisant la fermeture frauduleuse de l'activité qu'exerçait la société [14], et en organisant le transfert de ses actifs sur la société [21] :

- Mme [H], es qualité d'ancienne présidente de la société [14], ainsi que de directrice générale de la société [21], et à titre personnel, a commis une faute détachable de son mandat social de la société [14] et de la société [21],

- M. [T], es qualité d'ancien directeur général de la société [14] et de président de la société [21], et qu'à titre personnel, a commis une faute détachable de son mandat social de la société [14] et de la société [21],

- que la société [21], par sa complicité à ce transfert d'actifs dont elle a profité, a commis une faute,

ont ensemble engagé leur responsabilité à l'égard de M. [I] et de la SCI [18],

- En réparation des préjudices, les Condamner in solidum à payer à M. [I] la somme de 62.744 euros, et à la SCI [18], la somme de 29.000 euros,

- Les condamner in solidum aux dépens de première instance et d'appel et à 8.000 euros, en application de l'article 700 du code de procédure civile.

M. [T], Mme [H] et la société [21] demandent à la cour de :

- Confirmer le jugement en ses dispositions non contraires aux présentes écritures,

Y ajoutant :

- Débouter M. [V] [I], et la société [18], de toutes leurs demandes, fins et prétentions,

- Condamner solidairement, et à défaut in solidum, M. [I] et la société [18] à payer à Mme [H], à M. [T] et à la société [21], la somme de 5.000 euros, à chacun, sur le fondement de l'article 700 du de procédure civile,

- Condamner solidairement, et a défaut in solidum, les mêmes aux entiers dépens.

Pour un plus ample exposé des prétentions et moyens des parties il est renvoyé à leurs dernières conclusions visées supra.

DISCUSSION :

Sur la recevabilité des demandes présentées par M. [I] et la SCI [18] :

Les conditions de la mise en cause de la responsabilité personnelle des dirigeants de société anonyme sont établies par le code de commerce :

Article L225-251

Les administrateurs et le directeur général sont responsables individuellement ou solidairement selon le cas, envers la société ou envers les tiers, soit des infractions aux dispositions législatives ou réglementaires applicables aux sociétés anonymes, soit des violations des statuts, soit des fautes commises dans leur gestion.

Si plusieurs administrateurs ou plusieurs administrateurs et le directeur général ont coopéré aux mêmes faits, le tribunal détermine la part contributive de chacun dans la réparation du dommage.

Article L225-252 (Version en vigueur du 16 mai 2001 au 01 janvier 2021):

Outre l'action en réparation du préjudice subi personnellement, les actionnaires peuvent, soit individuellement, soit par une association répondant aux conditions fixées à l'article L. 225-120 soit en se groupant dans les conditions fixées par décret en Conseil d'Etat, intenter l'action sociale en responsabilité contre les administrateurs ou le directeur général. Les demandeurs sont habilités à poursuivre la réparation de l'entier préjudice subi par la société, à laquelle, le cas échéant, les dommages-intérêts sont alloués.

Les règles de la mise en cause de la responsabilité personnelle des dirigeants des sociétés par actions simplifiées sont les mêmes que celles afférentes à la responsabilité des dirigeants de sociétés anonymes :

Article L227-8 du code de commerce :

Les règles fixant la responsabilité des membres du conseil d'administration et du directoire des sociétés anonymes sont applicables au président et aux dirigeants de la société par actions simplifiée.

Comme le notent M. [T], Mme [H] et la société [21] dans leurs conclusions devant la cour, l'application des dispositions de l'article 1843-5 du code civil n'a pas lieu d'être en l'espèce alors que des textes spéciaux du code de commerce régissent la mise en cause des dirigeants d'une SAS.

M. [I] agit en qualité d'actionnaire de la société [14] en invoquant des fautes commises par ses dirigeants avec la complicité de la société [21]. Il fait valoir que ces fautes lui auraient occasionné un préjudice caractérisé par la perte de la valeur de ses parts sociales et la perte de son compte courant.

La perte de valeur des parts sociales et des apports en société consécutive à l'amoindrissement du patrimoine social ne constitue pas pour les actionnaires un préjudice personnel réparable.

La demande de M. [I] tendant à l'indemnisation de la perte de valeur de ses parts sociales et de ses apports en société est donc irrecevable.

M. [I] fait valoir que la mise en liquidation judiciaire de la société [14], en raison du détournement de son fonds, serait directement à l'origine de la perte de son compte courant, qui constituerait pour lui un préjudice personnel.

Bénéficiaire d'un compte courant, M. [I] était créancier de la société [14]. Le préjudice invoqué ne pourrait être qu'une fraction du préjudice collectif subi par l'ensemble des créanciers et ne lui est donc pas personnel.

La demande de M. [I] y afférente est irrecevable.

La SCI [18] est un tiers à la société [14]. Elle ne peut donc engager la responsabilité de ses dirigeants que s'ils ont commis une faute séparable de leurs fonctions lui ayant occasionné un préjudice personnel ainsi que la responsabilité directe de la société [14]. Elle se prévaut d'une perte de loyers. Ce préjudice lui est donc personnel. Ses demandes sont recevables.

Sur les fautes détachables de M. [T] et de Mme [H] invoquées par la SCI [18] :

La SCI [18] est un tiers à la société [14]. Elle ne peut donc engager la responsabilité de ses dirigeants que s'ils ont commis une faute séparable de leurs fonctions. Constitue notamment une faute détachable celle commise intentionnellement d'une particulière gravité et incompatible avec l'exercice normal des fonctions sociales.

La SCI [18] se prévaut d'un préjudice constitué par la perte d'une chance de percevoir les loyers. Il ne s'agit pas d'une demande de paiement de loyers et cette demande, qui vise les dirigeants à titre personnel, n'avait pas à être dirigée contre les organes de la procédure collective.

La SCI [18] fait valoir que M. [T] et Mme [H], avec la complicité de la société [21], auraient vidé le fonds de commerce de la société [14] au profit de la société [21].

Le magasin de la société [14] situé à [Adresse 12] a été fermé au cours de l'été 2019. Il était annoncé sur internet qu'il devait réouvrir en septembre mais qu'en attendant les appels étaient transférés au [19] qui prenait le relais pour les commandes.

Le magasion d'[Adresse 16] n'a pas été réouvert depuis.

Il résulte d'une photographie de ce magasin prise en août 2020 qu'il y était indiqué qu'il avait déménagé. Il résulte d'une publication réalisé sur internet qu'il y était indiqué qu'il se trouvait désormais au [Adresse 3]. Cette adresse correspond à celle du magasin de la société [21].

Il est justifié que les deux magasins sont distants de 2,2 km, soit 6 minutes de trajet en automobile. Les deux magasins avaient une activité principale de livraison à domicile.

La société [20], franchiseur des deux sociétés, a été placée en redressement judiciaire en janvier 2020.

Il est justifié que Mme [H] et M. [T] ont échangé par messagerie avec M. [I] sur les difficultés que rencontraient les deux magasins. M. [I] a ainsi indiqué 'ça me bouffe quand je vois les chiffres qu'on faisait avant', 'on était presque les rois'. A l'annonce de la fermeture du magasin d'[Adresse 17], M. [I] a demandé si c'était sérieux, ce à quoi lui a été expliqué qu'il s'agissait de faire le chiffre d'affaires des deux magasins avec un seul et moins de personnel. Les parties ont échangé sur les avantages et les inconvenients d'une fermeture, M. [I] indiquant qu'il était certain qu'il y avait deux fois des charges fixes incompressibles mais qu'il y avait une perte en visibilité et que ce n'était pas un bon signal pour les clients que de fermer un magasin.

M. [I] n'a pas manifesté un accord pour cette fermeture mais les échanges montrent que Mme [H] et M. [T] lui ont annoncé leur projet, puis leur décision, en argumentant sur les bénéfices attendu de cette décision pour la sauvergarde de l'activité [20] que les deux sociétés exploitaient sur [Localité 9].

Il apparait que début janvier 2020, la société [21] a également rencontré des problèmes de trésorerie. Mme [H] et M. [T] ont décidé de ne pas mettre la société [21] en sauvegarde, pensant avoir encore 'une carte à jouer avec elle'. Ils ont ensuite été d'accord avec M. [I] pour l'ouverture d'une procédure collective pour la société [14].

Il apparait ainsi que la vente à emporter [20] exploitée par les deux sociétés a connu une baisse de chiffre d'affaires pendant la seconde moitié de l'année 2019. Le transfert d'une partie de l'activité de la société [14] au profit de la société [21] a permis de faire perdurer cette activité [20].

La société [14] devait faire face à des frais fixes, en particulier de loyer, supérieurs à ceux de la société [21]. S'agissant de vente principalement à emporter, et à livrer, la localisation d'un magasin était moins importante.

La période de confinement a permis de faire redémarrer le chiffre d'affaires alors que les clients ne pouvaient, pour l'essentiel, que se faire livrer et non pas venir chercher les produits.

Dans ce contexte, la décision de fermer le magasin de la société [14] a permis d'éviter un passif plus important au moment de la date d'ouverture de la procédure collective. La décision d'essayer de transférer une partie de l'activité sur l'autre magasin, certes géré par la société concurrente qu'était la société [21], n'a pas eu d'incidence sur la situation de la société [14]. Ce transfert n'a été décidé et n'est intervenu qu'à compter du moment où les difficultés de la société [14] nécessitaient une cessation de son activité. L'activité en question est soumise à une forte concurrence et il n'est pas justifié que la conservation, ou tentative de conservation, de la clientèle de la société [14] aurait été couronnée de succès et aurait permis de céder un fonds de commerce dans lequel la clientèle était particulièrement volatile.

La SCI [18] ne justifie pas que la société [21] ait détourné du matériel lui appartenant alors que M. [T] et Mme [H] le contestent. Les simples photographies produites devant la cour ne permettent pas de l'établir.

La SCI [18] ne justifie pas que le voyage de Mme [H] et M. [T] en Espagne, où M. [I] résidait, était contraire à l'intérêt de la société [14]. Elle ne justifie pas non plus que les sommes en jeu, 1.500 euros, aient pu avoir une incidence sur la déconfiture de la société.

Aucune faute détachable n'est caractérisée à l'encontre de Mme [H] ou de M. [T], que ce soit en leur qualité de dirigeants de la société [21] ou de dirigeants de la société [14]. Les demandes de paiement de dommages-intérêts formées contre eux par la SCI [18] seront rejetées.

Sur les fautes de la société [21] invoquées par la SCI [18] :

La SCI [18] peut invoquer la responsabilité de la société [21] sur le fondement de régles de droit commun de la responsabilité délictuelle.

Comme il a été vu supra, la déconfiture de la société [14] est le résultat d'une conjoncture défavorable et d'un modèle économique impliquant des charges, notamment de loyer, trop importantes. Elle n'est pas due à l'intervention de la société [21] qui n'a fait que bénéficier aprés coup, pour une partie non définie dans un secteur trés concurrentiel, de cette déconfiture.

Aucune faute de la société [21] n'est établie. Il y a lieu de rejeter les demandes formées contre elle.

Sur les frais et dépens :

Il y a lieu de condamner M. [I] et la SCI [18] aux dépens d'appel et à payer la somme globale de 5.000 euros à Mme [H], M. [T] et la société [21] au titre des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile.

PAR CES MOTIFS :

La cour :

- Rejette la demande de M. [I] et de la SCI [18] tendant au rejet des conclusions de M. [T], Mme [H] et la société [21] déposées le 4 septembre 2024,

- Infirme le jugement en ce qu'il a rejeté les demandes formées par M. [I],

- Confirme le jugement pour le surplus,

Statuant à nouveau et y ajoutant :

- Déclare irrecevables les demandes formées par M. [I],

- Rejette les autres demandes des parties,

- Condamne solidairement M. [I] et la SCI [18] à payer la somme globale de 5.000 euros à Mme [H], M. [T] et la société [21] au titre des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile,

- Condamne solidairement M. [I] et la SCI [18] aux dépens d'appel.