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Décisions

Cass. 1re civ., 14 novembre 2024, n° 23-19.156

COUR DE CASSATION

Autre

Cassation

PARTIES

Défendeur :

Merck Santé (SASU), Agence Nationale de Sécurité du Médicament et des Produits de Santé (ANSM)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Champalaune

Rapporteur :

Mme Bacache-Gibeili

Avocat général :

M. Aparisi

Avocats :

Me Spinosi, Me Le Guerer, Bouniol-Brochier

TGI Toulouse, du 5 nov. 2018 et du 22 fé…

5 novembre 2018

Faits et procédure

1. Selon l'arrêt attaqué ( Montpellier, 30 mai 2023), rendu sur renvoi après cassation (1re Civ., 15 juin 2022, pourvoi n° 21-16194), au mois de mars 2017, la société Merck santé (le producteur) a mis sur le marché une nouvelle formule de Levothyrox (Levothyrox NF), un médicament à marge étroite délivré sur ordonnance médicale pour le traitement de I'hypothyroïdie, dont, à la demande de l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM), elle a modifié la composition afin d'en améliorer la stabilité, en remplaçant l'un des excipients, le lactose monohydraté, par du mannitol et de l'acide citrique.

2. De nombreux patients traités au moyen du Levothyrox NF ayant fait état d'effets indésirables, l'importation de l'ancienne formule (Levothyrox AF) dénommée Euthyrox, qui ne bénéficiait plus d'une autorisation de mise sur le marché sur le territoire national, a été autorisée à titre transitoire et exceptionnel en 2017 et 2018.

3. Le 6 juillet 2018, Mme [Z] et d'autres patients traités par Levothyrox (les requérants) ont assigné le producteur aux fins d'obtenir l'indemnisation de leurs préjudices moral et d'anxiété et sa condamnation à leur fournir du Levothyrox AF. La société Merck santé a appelé l'ANSM en intervention forcée.

Examen des moyens

Sur le moyen du pourvoi incident

Enoncé du moyen

4. La société Merck Santé fait grief à l'arrêt de déclarer recevable les demandes d'indemnisation des préjudices moral et corporel des requérants, alors « que le principe de concentration des prétentions résultant de l'article 910-4 du code de procédure civile s'applique devant la cour d'appel de renvoi, non pas au regard des premières conclusions remises devant elle, mais en considération des premières conclusions remises devant la cour d'appel dont l'arrêt a été cassé ; qu'en l'espèce, pour déclarer recevable la demande d'indemnisation des requérants au titre du préjudice moral et du préjudice corporel, la cour d'appel a constaté que "c'est pour la première fois dans leurs écritures déposées le 29 mars 2023 devant [elle] que les patients sollicitent la réparation d'un préjudice corporel, la demande de réparation d'un préjudice moral étant formée en première instance" ; qu'elle a ensuite énoncé que c'était au regard des écritures déposées par les requérants dans le délai de deux mois fixé par l'article 1037-1 du code de procédure civile, soit celles du 16 décembre 2022, qu'il convenait de déterminer si "la demande de réparation directe d'un préjudice moral et d'un préjudice corporel est nouvelle" ; qu'en prenant ainsi en compte, non le dispositif des premières conclusions des requérants remises à la cour d'appel de Toulouse dont la décision a été cassée, mais celui des premières conclusions des requérants remises devant elle, la cour d'appel a violé les articles 910-4, 954, alinéa 3, et 1037-1 du code de procédure civile ».

Réponse de la Cour

5. Dès lors que la cour d'appel a constaté que les demandes d'indemnisation des préjudices moral et corporel subis ne s'analysaient pas en des prétentions nouvelles, le moyen est inopérant.

Mais sur le premier moyen du pourvoi principal, pris en sa première branche

Enoncé du moyen

6. Les requérants font grief à l'arrêt de rejeter leurs demandes d'indemnisation des préjudices moral et corporel subis, alors « que, en matière de produit de santé défectueux on ne peut pas exclure la possibilité de prouver le lien de causalité lorsque des indices suffisamment probants existent dans une espèce donnée quand bien même il n'existerait aucun consensus scientifique permettant d'établir une loi de causalité générale entre la vaccination et la maladie ; qu'en opposant à la démonstration probatoire des patients une absence de certitude scientifique, au lieu de se satisfaire de l'établissement, par eux, de présomptions graves, précises et concordantes de nature à permettre de retenir que les pathologies et troubles dont ils souffraient étaient imputables au Levothyrox NF, la cour d'appel a violé l'article 1245-8 du code civil. »

Réponse de la Cour

Vu l'article 1386-9, devenu 1245-8 du code civil :

7. Aux termes de ce texte, le demandeur doit prouver le dommage, le défaut et le lien de causalité entre le défaut et le dommage.

8. Il en résulte que le demandeur doit préalablement établir que le dommage est imputable au produit. Cette preuve peut être apportée par tout moyen et notamment par des indices graves, précis et concordants.

9. Pour rejeter les demandes d'indemnisation des requérants, l'arrêt retient que, si l'existence d'un lien de causalité juridique peut être considéré comme établi au regard des critères dégagés par la jurisprudence à savoir, le délai bref d'apparition entre l'absorption des produits et l'apparition des effets secondaires, la concordance entre l'arrêt des troubles et l'arrêt du traitement, le nombre de personnes concernées, l'absence d'erreur de prescription, l'absence de prédisposition du patient à ce syndrome ou l'absence d'une association avec d'autres médicaments, il doit au préalable être recherché si le lien de causalité est scientifiquement établi avant de déterminer l'existence d'un lien de causalité juridique et que même si dès la mise sur le marché du Levothyrox NF le signalement d'effets indésirables par les utilisateurs a connu une augmentation significative, il n'est pour autant pas scientifiquement rapporté la preuve d'un lien entre le produit et les dommages invoqués.

10. En statuant ainsi, la cour d'appel, qui a exigé qu'il soit scientifiquement démontré que le dommage était imputable au produit et a écarté la preuve par présomptions, a violé le texte susvisé.

Portée et conséquences de la cassation

11. En application de l'article 624 du code de procédure civile, la cassation des chefs de dispositif de l'arrêt qui rejette la demande d'indemnisation au titre des préjudices moral et corporel entraîne la cassation du chef de dispositif qui rejette la demande d'expertise chimique qui s'y rattache par un lien de dépendance nécessaire.

PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres griefs, la Cour :

CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce qu'il rejette les demandes d'indemnisation au titre des préjudice moral et corporel subis, l'arrêt rendu le 30 mai 2023, entre les parties, par la cour d'appel de Montpellier ;

Remet l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel d'Aix-en-Provence ;

Condamne la société Merck santé aux dépens ;

En application de l'article 700 du code de procédure civile, condamne la société Merck santé à payer à Mmes [Z], [UZ], [D], [K], [ZE], M. [FR], Mmes [EC], [FM], [PH], [JS], [V], [IP], [WN], M. [XP], Mmes [CS], [LO], M. [YC], Mmes [FI], [LT], [UR], [HN], [BL], [Y], [N], [WB], [ZM], [U], [L], [PP], [PY], [TK], [UV], [GT], [EO], [DY], [X], [SM], [EK], [TT], [R],

[SE], [H], [G], [IL], [MZ] et [LC] chacune la somme de 100 euros ;

Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l'arrêt partiellement cassé ;

Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, première chambre civile, et prononcé par le président en son audience publique du quatorze novembre deux mille vingt-quatre.