CA Paris, Pôle 5 ch. 7, 21 novembre 2024, n° 18/02036
PARIS
Arrêt
Autre
PARTIES
Demandeur :
Brenntag (SA), Brenntag (SE)
Défendeur :
Autorité de la concurrence, Ministre de l'Economie, DGCCRF
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Barbier
Conseillers :
Mme Fenayrou, Mme Maitrepierre
Avocats :
Me Grappotte-Benetreau, Me Levy, Me Tardif, Me Teytaud, Me Zelenko
FAITS ET PROCÉDURE
Le groupe Brenntag
1.Créé en Allemagne en 1874, le groupe Brenntag constitue l'un des leaders mondiaux du commerce de gros de produits chimiques. Le groupe est implanté dans de nombreux pays.
2.La société Brenntag SA (ci-après « Brenntag SA ») est la filiale française du groupe.
3.Elle distribue en France deux catégories de produits chimiques :
' d'une part, les commodités, qui sont des matières premières de base, comprenant de nombreuses références ;
' d'autre part, les spécialités, qui sont formulées en vue d'une performance particulière et dont le volume de commercialisation est moindre que celui des commodités et le prix de vente plus élevé.
4.Elle dispose de dix-huit sites en France : dix-sept distribuent des commodités et un site, localisé à [Localité 14], distribue des spécialités.
5.Elle est détenue à 99,94 % par la société Brenntag AG, devenue Brenntag SE (ci-après « Brenntag SE »), sa société mère, de droit allemand.
Les procédures mettant en cause les sociétés Brenntag
6.Diverses pratiques prétendument anticoncurrentielles (unilatérales, horizontales et verticales) et mettant en cause Brenntag SA ont été successivement dénoncées, entre 2003 et 2009, devant le Conseil de la concurrence (ci-après « le Conseil ») puis l'Autorité de la concurrence (ci-après « l'Autorité »), par plusieurs concurrents de cette société. Six saisines ont été ainsi enregistrées et ont donné lieu, dans l'ordre chronologique, aux procédures portant les numéros suivants : 03/0047 F (devenue 07/0034F) ; 06/0086F ; 07/0032F ; 07/0058F ; 07/0076F ; 09/0123F.
7.La première de ces saisines (n° 03/0047F) a abouti à une décision de non-lieu du Conseil (décision n° 06-D-12 du 6 juin 2006). Cette décision a été annulée par un arrêt de la Cour qui a renvoyé l'affaire devant le Conseil pour instruction complémentaire (arrêt du 13 mars 2007, RG n° 2006/08337). Le pourvoi contre cet arrêt, formé par la société Brenntag SA, a été rejeté (Com. 26 févr. 2008, n° 07-14126). Cette affaire, enregistrée sous un nouveau numéro (07/0034F), est toujours en cours d'instruction.
8.L'instruction de cette affaire a été jointe, le 13 octobre 2008, par le rapporteur général de l'Autorité, à celle des affaires n° 06/0086F, 07/0032F, 07/0058F, 07/0076F. L'affaire n° 07/0032F, qui faisait suite à quatre demandes de clémence formées notamment par Brenntag SA (ci-après « la procédure de clémence ») et a donné lieu à une saisine d'office du Conseil, a été disjointe de cette instruction commune le 2 juin 2009. Une nouvelle saisine, n° 09/0123 F, a été, en revanche, jointe à cette instruction commune le 22 septembre 2010. Le 18 avril 2012, l'affaire n° 06/0086 F a été, à son tour, disjointe de cette instruction commune.
9.À la suite de ces différentes décisions de jonction et disjonction, l'instruction commune ' regroupant désormais les affaires n° 07/0034F, 07/0058F, 07/0076F et 09/0123F ' s'est poursuivie sous un numéro unique (07/0076F). L'instruction de ces quatre affaires, sous ce numéro unique, est toujours en cours. C'est cette instruction commune qui a donné lieu à la procédure en cause, d'obstruction à l'instruction.
10.L'affaire n° 06/0086F (disjointe de l'instruction commune en 2012) est également toujours en cours d'instruction.
11.Quant à l'affaire n° 07/0032F (disjointe de l'instruction commune en 2009 après y avoir été jointe en 2008), elle a donné lieu à une décision de sanction de l'Autorité (décision n° 13-D-12 du 28 mai 2013). Les pratiques d'entente révélées par cette procédure de clémence, ainsi que la responsabilité de Brenntag SA, en tant qu'auteure, ont été retenues comme établies. Elle a été sanctionnée au titre de l'un des griefs et a bénéficié d'une exonération de sanction au titre de l'autre grief (en application de l'article L. 464-2 du code de commerce). Cette décision a donné lieu à plusieurs arrêts de la cour d'appel de Paris (ci-après « la Cour ») et de la Cour de cassation. Le dernier arrêt en date ayant procédé à une cassation partielle avec renvoi sur le montant des sanctions (Com., 6 septembre 2023, pourvois n° 20-23.715, 20-23.582), la procédure a été reprise et se trouve actuellement pendante devant la Cour.
12.S'agissant plus précisément de la procédure d'obstruction, elle a été engagée en 2017, d'abord contre Brenntag SA, puis a été étendue à Brenntag AG (devenue Brenntag SE). Ainsi, après avoir adressé, le 31 janvier 2017, un premier rapport d'obstruction à Brenntag SA, l'Autorité lui a envoyé, ainsi qu'à Brenntag SE, le 10 juillet de la même année, un rapport complémentaire visant à imputer à cette dernière les pratiques d'obstruction reprochées. Ces sociétés ont émis des observations sur ces rapports, respectivement le 14 avril, 17 et 18 octobre de ladite année.
La décision de sanction
13.Par une décision du 21 décembre 2017 l'Autorité a retenu qu'il était établi que Brenntag SA, en tant qu'auteure de l'infraction, et Brenntag AG, en sa qualité de société mère, avaient enfreint les dispositions du V de l'article L. 464-2 du code de commerce, en faisant obstruction à l'instruction de la saisine n° 07/0076F (article 1er). À ce titre, l'Autorité leur a infligé solidairement une sanction de 30 millions d'euros (article 2).
Les recours entrepris
14.Brenntag SA et Brenntag SE ont chacune formé un recours en annulation et en réformation contre cette décision (ci-après « la décision attaquée »).
15.Aux termes de ses dernières écritures, Brenntag SA demande à la Cour :
À titre principal :
Annuler, sans renvoi à l'instruction, l'entière procédure, le rapport du 31 janvier 2017 et le rapport complémentaire, ainsi que la décision attaquée ;
À titre subsidiaire :
Réformer la décision attaquée, en toutes ses dispositions, au regard des règles et principes mentionnés dans les écritures et dans le visa ;
Statuant à nouveau, dans l'hypothèse où la Cour souhaiterait statuer sur le litige :
Juger que Brenntag SA, en qualité d'auteur, et Brenntag SE, en qualité de société mère, n'ont pas fait obstruction à l'instruction de la saisine n° 07/0076F et n'ont pas enfreint les dispositions de l'article L. 464-2, V, du code de commerce et qu'aucune sanction pécuniaire ne peut leur être infligée ;
À titre très subsidiaire :
Réduire à de plus justes proportions le montant de la sanction pécuniaire infligée à Brenntag SA, qui en toute hypothèse ne pourra excéder 3,98 millions d'euros ;
À titre encore plus subsidiaire :
Réduire à de plus justes proportions le montant de la sanction pécuniaire infligée solidairement à Brenntag SA et à Brenntag SE, qui en toute hypothèse ne pourra excéder 5, 15 millions d'euros ;
À titre infiniment subsidiaire :
Réduire à de plus justes proportions le montant de la sanction pécuniaire infligée solidairement à Brenntag SA et à Brenntag SE ;
En tout état de cause :
Condamner l'Autorité à lui payer la somme de 65 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile et à régler les entiers dépens.
16.Aux termes de ses dernières écritures, Brenntag SE demande à la Cour :
À titre principal :
Annuler la décision attaquée en ce qu'elle impute à Brenntag SE les infractions reprochées à Brenntag SA et la condamne conjointement et solidairement avec celle-ci à une amende de 30 millions d'euros ;
À titre subsidiaire :
Réformer la décision attaquée en ce qu'elle a imposé une sanction de 30 millions d'euros à Brenntag SE, laquelle est contraire au principe de proportionnalité de la peine ;
En conséquence, réduire la sanction à de plus justes proportions et à un montant conforme avec le principe de sécurité juridique ;
Si des doutes demeurent sur l'interprétation de la notion d'entreprise au sens du droit de l'Union, transmettre la question préjudicielle suivante à la Cour de justice :
« La notion d'entreprise au sens du droit de l'Union doit -elle être interprétée en ce sens qu'elle permet l'imputation des infractions procédurales sanctionnant des manquements commis par une société fille dans le cadre d'une enquête par une autorité nationale de concurrence, à sa société mère '
Dans l'hypothèse d'une réponse positive à la question précédente, la notion d'entreprise au sens du droit de l'Union doit-elle être interprétée en ce sens qu'une société mère n'ayant pris aucune part à une infraction procédurale (ni même a été impliquée dans l'enquête avec sa filiale au moment des faits) et n'étant pas visée par l'enquête au moment de la survenance de cette infraction peut être considérée comme faisant partie de la même unité économique du point de vue de l'infraction en cause et se voir imputer à ce titre la responsabilité de sa société filiale ayant commis ladite infraction procédurale ' ».
17.L'Autorité, le ministre chargé de l'économie et le ministère public invitent la Cour à rejeter les recours.
MOTIVATION
18.Brenntag SA ayant déposé au greffe, le 24 mai 2024, une note en délibéré, non demandée par la Cour, il convient de l'écarter des débats.
I. SUR LA PROCÉDURE
19.Brenntag SA invoque dix moyens de procédure au soutien de sa demande d'annulation de la décision attaquée et de l'entière procédure dont elle est issue. Il convient de les examiner successivement.
A. Sur le moyen pris de la violation du principe de loyauté dans la recherche des preuves et du droit de ne pas s'auto-incriminer
20.Aux paragraphes 119 à 128 de la décision attaquée, l'Autorité a écarté la thèse de Brenntag SA selon laquelle la décision de jonction des saisines, du 13 octobre 2008, serait déloyale dans la mesure où elle aurait conduit les rapporteurs à recueillir de sa part des informations se rapportant à l'instruction des saisines contentieuses, alors qu'elle se croyait tenue à une obligation de coopération renforcée attachée à son statut de demandeur de clémence.
21.Pour en décider ainsi, l'Autorité a relevé, d'une part, que le rapporteur général n'est pas tenu de notifier les décisions de jonction ou de disjonction, prises en application de l'article R. 463-3 du code de commerce, aux fins d'une « bonne administration de la justice » et à ce titre insusceptibles de recours et, d'autre part, que la demande de renseignements qui avait été envoyée à Brenntag le 15 octobre 2008 était un questionnaire général sur le secteur, adressé dans les mêmes termes à tous les distributeurs actifs du secteur (sans excéder ses pouvoirs d'enquête simple).
22.Elle a indiqué, en outre, que si, quelques mois plus tard, le 22 avril 2009, un courrier des services d'instruction lui a rappelé son obligation de coopération renforcée en sa qualité de demandeur de clémence, ce courrier se rapportait aux seules pratiques révélées à l'occasion de sa demande de clémence, sans exercer la moindre pression en relation avec l'instruction des saisines contentieuses.
23.Elle a précisé, au surplus, que l'instruction de la saisine n° 07/0076F n'a à ce jour donné lieu à aucun acte de procédure, hormis la poursuite pour obstruction, et en a tiré la conséquence qu'aucune entreprise n'avait encore eu accès au dossier. Elle en a déduit que Brenntag SA n'était pas fondée à soutenir que des éléments relevant du dossier de clémence ou obtenus dans le cadre d'une coopération renforcée auraient été utilisés dans le cadre de la présente affaire ou dans des conditions préjudiciant à ses droits.
24.Brenntag SA conteste cette analyse. Elle fait valoir que le principe de loyauté dans la recherche des preuves, découlant de l'article 6 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (ci-après « CSDH »), implique que les personnes concernées soient informées de l'objet de l'enquête qui les vise, afin qu'elles ne soient pas conduites à faire des déclarations sur la portée desquelles elles pourraient se méprendre et qui pourraient par la suite être utilisées à leur encontre. À cet égard, elle considère que cette exigence permet aux entreprises de comprendre l'étendue de leur obligation de coopération à l'enquête et de garantir leur droit à ne pas s'auto-incriminer. Elle fait valoir que ledit principe implique également que l'Autorité n'utilise pas de procédés déloyaux ou de stratagèmes pour obtenir des éléments de preuve dans le cadre de son enquête.
25.Elle soutient qu'en l'espèce les services de l'Autorité ont manqué à ces exigences, tout d'abord, en décidant, le 13 octobre 2008, sans l'en informer, de joindre l'ensemble des procédures engagées à son encontre et, partant, de joindre le dossier de clémence aux autres saisines. À cet égard, elle fait valoir que les droits d'une entreprise et son obligation de coopération sont différents selon que la procédure en cours est issue d'une demande de clémence ou d'une plainte. En effet, tandis que la procédure de clémence suppose une coopération étroite tout au long de la procédure d'enquête, pouvant amener le demandeur de clémence à s'auto-incriminer, et appelle une protection renforcée des documents communiqués par l'entreprise, en revanche, dans le cadre d'une procédure contentieuse initiée à la suite d'une plainte, la coopération est plus limitée et le droit à ne pas s'auto-incriminer est pleinement applicable. Elle en déduit qu'en procédant à la jonction du dossier de clémence avec les dossiers contentieux, les services d'instruction ont irrémédiablement vicié la procédure et auraient dû, a minima, l'informer de cette jonction, en raison de l'impact de cette décision sur l'exercice de ses droits de la défense (Com., 13 juillet 2004, Bull. n° 163).
26.Elle considère, en outre, qu'en lui adressant, le 15 octobre 2008, un questionnaire portant sur une vingtaine de fournisseurs, sur une cinquantaine de produits et sur une période de douze ans, et ensuite des demandes complémentaires (les 13 février, 13 et 24 mars et 13 mai 2009), visant chaque fois l'affaire n° 07/0032F ' laquelle regroupait à l'époque la procédure de clémence et d'autres procédures, ce qu'elle ignorait ' les enquêteurs ont tenté d'obtenir, au travers de la procédure de clémence, des informations qu'ils pourraient utiliser dans d'autres affaires. À cet égard, elle relève que, dans leur courriel du 22 avril 2009, les services d'instruction ont insisté sur son devoir de coopération renforcé. Elle en déduit que les services d'instruction ont profité indûment de son devoir de coopération renforcée et de sa démarche auto-incriminante, en tant que demandeur de clémence, pour obtenir, de manière déloyale, des informations qu'ils espéraient utiles dans le cadre de l'enquête réalisée pour un prétendu abus de position dominante. Elle en conclut que si l'Autorité n'avait pas entretenu une confusion sur les dossiers ou si elle l'avait l'informée de la jonction, elle n'aurait pas été amenée à fournir des informations susceptibles de l'auto-incriminer dans un dossier contentieux.
27.Elle estime, enfin, que la disjonction intervenue le 2 juin 2009 n'a pu remédier à l'atteinte à ses droits de la défense. À cet égard, elle relève que cette disjonction n'a pas abouti au reclassement des pièces des différents dossiers concernés et à la « purge » du dossier 07/0076F, en y excluant toutes les pièces issues de la procédure de clémence (07/0032F), dans la mesure où les déclarations recueillies le 17 avril 2008 auprès de M. [E], président du directoire de Brenntag SA, et les réponses de cette société au questionnaire du 15 octobre 2008, ont été mentionnées dans le rapport d'obstruction du 31 janvier 2017 et ont ainsi été utilisées dans le dossier d'obstruction.
28.En conclusion, elle demande à la Cour d'annuler l'entière procédure, le rapport d'obstruction du 31 janvier 2017, le rapport complémentaire du 10 juillet de la même année, et la décision attaquée.
29.En réponse, l'Autorité conteste, en premier lieu, l'idée selon laquelle la jonction litigieuse aurait irrémédiablement vicié la procédure, faute de protection des éléments produits par Brenntag SA dans le cadre de la procédure de clémence. Sur ce point, elle rappelle que l'affaire n° 07/0076F n'a donné lieu à aucun acte de procédure, hormis la poursuite pour obstruction, de sorte qu'aucune entreprise tierce n'a eu accès au dossier.
30.En deuxième lieu, elle rappelle que le rapporteur général n'était pas tenu de notifier la jonction du 13 octobre 2008, s'agissant d'une décision prise pour une « bonne administration de la justice » et estime que la jurisprudence invoquée par Brenntag SA, pour soutenir que ladite jonction aurait porté atteinte à ses droits de la défense, n'est pas pertinente, dès lors que cette entreprise a pu s'expliquer tout au long de la procédure sur les faits qui lui étaient reprochés.
31.En troisième lieu, elle indique que la jonction de la procédure de clémence n'a duré que huit mois et que durant cette période, une seule demande de renseignements, sous forme de questionnaire général, a été adressée, le 15 octobre 2008, à Brenntag SA, comme à tous ses concurrents. Elle fait valoir qu'en raison de son caractère général et factuel, cette demande de renseignements ne pouvait conduire cette entreprise à s'auto-incriminer. Elle relève que les demandes d'informations complémentaires de 2009 visaient à faire préciser soit certains éléments fournis par Brenntag SA en réponse au questionnaire général du 15 octobre 2008, dans les mêmes termes que celui-ci, soit des éléments déjà fournis par celle-ci dans le cadre de sa demande de clémence.
32.En quatrième lieu, après avoir rappelé que le seul courrier, du 22 avril 2009, qui renvoyait Brenntag SA à son devoir de coopération renforcée, en sa qualité de demandeur de clémence, se rapportait ' précisément et sans ambiguïté ' uniquement aux pratiques concernées par la demande de clémence, elle a précisé que, par un courriel du 19 mai 2009, les services d'instruction ont explicitement écarté l'exigence d'une coopération renforcée pour les autres demandes de renseignements.
33.En cinquième lieu, elle observe que ni les déclarations de M. [E], ni le questionnaire du 15 octobre 2008, n'ont été retenus, par la décision attaquée, comme des éléments constitutifs de la pratique d'obstruction reprochée. Elle relève, en outre, que lesdites déclarations ne sont évoquées dans le rapport d'obstruction qu'à titre d'éléments de contexte et que ledit questionnaire n'est mentionné dans la décision attaquée que pour répondre aux allégations de Brenntag SA sur ce point. Elle précise, au surplus, que les constatations effectuées dans le cadre de l'affaire 07/0076F, retranscrites aux paragraphes 34 à 64 de la décision attaquée, retracent uniquement des demandes d'informations formulées à compter de 2012, soit postérieurement à la disjonction des dossiers.
34.Le ministère public développe un argumentaire comparable. Il fait plus particulièrement valoir que le fait que les décisions de jonction ou de disjonction de plusieurs affaires n'aient été notifiées aux mises en cause qu'au moment de la notification des griefs ne méconnaît ni les textes applicables, ni les principes généraux de la procédure et cite, en ce sens, un arrêt de la Cour du 20 février 2020 (RG n° 18/24178), devenu irrévocable à la suite du rejet du pourvoi formé à son encontre (Com., 26 janvier 2022, pourvoi n° 20-14.000). Il rappelle, en outre, que l'entreprise faisant l'objet d'une mesure d'investigation est soumise à une obligation de collaboration active et loyale, qui implique qu'elle tienne à disposition des services d'instruction tous éléments d'informations et justificatifs répondant à l'objet des demandes.
Sur ce, la Cour :
35.Si le principe de loyauté, qui préside à la recherche des preuves dans le déroulement de l'enquête, impose aux services de l'Autorité d'informer une personne entendue, ou à qui est adressée une demande de renseignements et de transmission de pièces, de l'objet de l'enquête dans le cadre de laquelle ces actes ont lieu, il ne fait pas obligation auxdits services d'informer cette personne, avant la notification des griefs qui ouvre la phase contradictoire de la procédure, ni de l'existence d'autres saisines en cours d'instruction portant sur des faits distincts, ni de la jonction de l'ensemble des saisines visant le même secteur, en vue d'une bonne administration de leur instruction. La circonstance que cette jonction concerne une procédure de clémence et que le demandeur de clémence n'en a pas été immédiatement informé n'est pas de nature à vicier l'ensemble des procédures auxquelles il est partie, ainsi que celle subséquente d'obstruction, dès lors que les parties plaignantes dans les autres procédures n'ont pas eu accès aux éléments fournis par le demandeur de clémence et que l'Autorité n'a tiré de l'absence d'information sur la jonction aucun avantage particulier pour l'instruction des autres procédures que celle de la clémence.
36.En l'espèce, il est constant, premièrement, que la décision de jonction critiquée a été prise le 13 octobre 2008, deuxièmement, qu'au cours de la période couverte par cette jonction (jusqu'à la disjonction du 2 juin 2009), une demande de renseignements, sous forme de questionnaire, a été adressée à Brenntag SA, le 15 octobre 2008, et a été complétée l'année suivante par plusieurs demandes de précisions sur des éléments déjà fournis par cette entreprise (demandes du 13 février, du 13 et 24 mars, et du 13 mai 2009) et, troisièmement, que des griefs ne lui ont été notifiés, au titre de la procédure de clémence, que le 12 juin 2012, soit plusieurs années plus tard.
37.En outre, il ressort du dossier que les faits ayant fait l'objet de la procédure de clémence sont différents de ceux visés par les saisines jointes le 13 octobre 2008 (les saisines dites « contentieuses »). En effet, la procédure de clémence (n° 07/0032 F) concerne des pratiques d'entente horizontale, entre Brenntag SA et d'autres distributeurs, l'une visant, dans quatre zones géographiques, à stabiliser leurs parts de marché et à augmenter leurs marges par le biais de répartition de clientèles et de coordinations tarifaires (de juillet 1997 à juin 2005), l'autre consistant en une répartition des livraisons et une fixation de prix (du 31 janvier 2000 au 1er mars 2007). L'affaire n° 06/0086F concerne d'autres pratiques d'entente horizontale, mais qui ne se rapportent pas aux demandes de clémence. Quant aux autres saisines jointes à l'affaire n° 07/0032 F (n° 07/0034 F, 07/0058 F, n° 07/0076 F), elles concernent des pratiques unilatérales d'abus de position dominante, par nature distinctes de celles ayant donné lieu à la procédure de clémence.
38.De plus, Brenntag SA ne conteste pas que, comme l'a précisé l'Autorité dans la décision attaquée et rappelé dans ses observations, les saisines dites contentieuses n'ayant donné lieu à aucun acte de procédure, hormis la poursuite pour obstruction, aucune entreprise tierce n'a eu accès au dossier de clémence. À cet égard, il importe de préciser que ces saisines contentieuses n'ont fait l'objet d'aucune notification des griefs. Quant au dossier de clémence, dont le Conseil s'est saisi d'office, s'il a donné lieu à une notification des griefs, celle-ci n'est intervenue que le 12 juin 2012. Il s'ensuit que, pendant toute la période de jonction (du 13 octobre 2008 au 2 juin 2009), la procédure commune à ces différentes saisines était non contradictoire, ce qui excluait tout accès au dossier de clémence.
39.Dans ce contexte, Brenntag SA est mal fondée à soutenir que les services d'instruction ont porté atteinte au principe de loyauté et à ses droits de la défense en procédant à la jonction du 13 octobre 2008 et en ne l'informant pas de cette jonction.
40.En outre, si la demande de renseignements qui lui a été adressée quelques jours plus tard, le 15 octobre 2008, fait référence au dossier numéro 07/0032F, sans indiquer que la procédure de clémence (enregistrée dès l'origine sous ce numéro) venait d'être jointe à d'autres saisines (sous ce même numéro devenu commun), il n'en demeure pas moins que cette demande de renseignements, présentée sous forme de « questionnaire récapitulatif » n'appelait pas de réponse systématique sur chaque point, mais invitait Brenntag SA à procéder par renvoi aux éléments de réponse qu'elle avait déjà pu fournir à certaines questions, en précisant dans quel document se trouvaient ces éléments de réponse, ce qu'elle a fait le 19 décembre 2008 en renvoyant à plusieurs documents déjà transmis le 18 juillet de la même année, soit avant la jonction.
41.Quant aux demandes de précision qui lui ont été adressées sur des éléments déjà fournis par cette entreprise (demandes du 13 février, du 13 et 24 mars, et du 13 mai 2009), si elles font également référence au dossier numéro 07/0032F, sans mentionner l'existence de la jonction, cette circonstance n'a pas eu pour effet ni d'induire en erreur Brenntag SA sur l'étendue de son obligation de coopération à l'égard des services d'instruction, ni de compromettre irrémédiablement ses droits de la défense.
42.En effet, cette entreprise a été parfaitement en mesure d'identifier certains éléments demandés comme ne relevant pas strictement ou exclusivement du périmètre de la procédure de clémence, ainsi qu'en atteste notamment le courriel de ses conseils du 31 mars 2009, adressé aux rapporteurs désignés dans ces affaires, en réponse aux demandes de ces derniers du 13 février, du 13 et du 24 mars 2009. Ce courriel contient des observations circonstanciées sur la demande de transmission de cartes d'implantation des sites de l'entreprise et de ses concurrents (demande du 24 mars), ainsi que sur le questionnaire général (du 13 octobre 2008) : il est relevé que certaines cartes ont déjà été communiquées dans le cadre de l'instruction de l'affaire d'abus de position dominante n° 03/0047F (devenue 07/0034F) et qu'en outre le questionnaire précité comprend plusieurs questions sur la délimitation des marchés pertinents (questions n° 7 à 28 et 36 à 40), qui ont déjà été longuement débattues dans le cadre de cette précédente affaire.
43.En outre, en réponse à la crainte exprimée dans ce courriel sur une éventuelle jonction des affaires, les services d'instruction ont indiqué, par un courriel du 3 avril 2009, que « toutes les saisines concernant les pratiques anticoncurrentielles intervenues dans le secteur des commodités chimiques (en ce y compris l'auto-saisine n° 07/0032F décidée à l'issue des procédures de clémence) ont fait l'objet d'une jonction par décision du rapporteur général en date du 13 octobre 2008, et en application de l'article R. 463-3 du code de commerce ».
44.Brenntag SA était donc pleinement informée de l'existence de cette jonction lorsqu'elle a été amenée à répondre à la demande complémentaire des services d'instruction du 13 mai 2009.
45.En outre, contrairement à ce que prétend Brenntag SA, le courriel, du 22 avril 2009, par lequel les services d'instruction l'ont rappelée à son devoir de coopération renforcée, en sa qualité de demandeur de clémence ' pour répondre à leur demande d'informations sur les suites éventuellement données à ses propres plaintes pénales ' concernait uniquement la procédure de clémence, comme l'a expliqué précisément l'Autorité (§ 126 de la décision attaquée).
46.Au surplus, par un courriel du 19 mai 2009, lesdits services ont confirmé à cette entreprise, en réponse à ses observations du 14 mai précédent (soit le lendemain de ladite demande complémentaire) qu'en revanche, « s'agissant du dossier sur saisine contentieuse, la société Brenntag n'est tenue à « aucune obligation de coopération allant au-delà du droit commun » pour reprendre votre expression. La société Brenntag est uniquement tenue de ne pas s'opposer, de quelque façon que soit, à l'exercice des fonctions des agents chargés de l'application du livre IV du code de commerce, comme le précise l'article L. 450-8 du même code ».
47.Dans de telles circonstances, Brenntag SA ne pouvait se méprendre sur le périmètre et l'intensité de son obligation de coopération à l'égard de l'Autorité lorsqu'elle a répondu à chacune des demandes des services d'instruction.
48.En outre, contrairement à ce que suggère Brenntag SA, cette dernière n'a pas transmis les cartes d'implantation de ses sites et de ceux de ses concurrents, qui lui avaient été demandées le 24 mars 2009 par les services d'instruction, pour chacune des années 1998 à 2009, mais, au contraire, a indiqué, dans le courriel du 31 mars 2009, précité, ne pas en disposer et ne pas être en mesure de les réaliser en l'absence de conservation des données utiles à cet effet.
49.C'est donc en vain qu'elle allègue que les services d'instruction auraient profité indûment de son devoir de coopération renforcée et de sa démarche auto-incriminante, en tant que demandeur de clémence, pour obtenir de manière déloyale ' en violation de son droit de ne pas s'auto-incriminer (hors procédure de clémence) ' des informations que lesdits services espéraient utiles à l'enquête pour abus de position dominante et qu'elle aurait transmises en pensant, à tort, être soumise à une obligation de coopération renforcée.
50.Il s'ensuit que l'Autorité n'a tiré de l'absence d'information de Brenntag SA sur la jonction du 13 octobre 2008 ' jusqu'à ce qu'elle lui en donne connaissance par le courriel du 3 avril 2009, précité ' aucun avantage particulier pour l'instruction des autres procédures que celle de la clémence.
51.Enfin et en tout état de cause, contrairement à ce que prétend cette entreprise, aucune des réponses qu'elle a apportées au questionnaire du 15 octobre 2008, au cours de ladite période, n'ont été utilisées, ni pour soutenir l'accusation d'obstruction, ni pour retenir son bien-fondé.
52.En effet, si le rapport d'obstruction du 31 janvier 2017 y fait référence, ce n'est qu'en tant qu'éléments de contexte (§ 24 à 34), et non comme éléments de caractérisation de l'infraction, seul le refus de communication de renseignements et documents, à la suite de la demande des services d'instruction des 12 et 20 octobre 2015, étant visé comme constituant une obstruction (§ 76). Quant à la décision attaquée, elle n'y fait aucune référence pour apprécier le comportement de Brenntag SA (§ 194 à 212) ; elle se limite à évoquer brièvement ledit questionnaire pour écarter le moyen pris de la violation de l'obligation de loyauté des services d'instruction (§ 125).
53.De même, si le rapport d'obstruction du 31 janvier 2017 fait référence aux déclarations de M. [E] (PDG de Brenntag SA), du 17 avril 2008, ce n'est qu'en tant qu'éléments de contexte (§ 21 à 23), et nullement comme éléments de caractérisation de l'infraction. Quant à la décision attaquée, elle n'y fait pas la moindre référence.
54.Dès lors, Brenntag SA ne saurait utilement prétendre que la disjonction intervenue le 2 juin 2009 n'a pu remédier à l'atteinte alléguée à ses droits de la défense.
55.Il résulte de l'ensemble de ces développements que le moyen, pris de la violation du principe de loyauté dans la recherche des preuves et du droit de ne pas s'auto-incriminer, n'est pas fondé. Il y a donc lieu de rejeter les demandes d'annulation formulées à ce titre par Brenntag SA.
B. Sur le moyen pris de la violation des droits de la défense suite au discrédit jeté sur les conseils de Brenntag SA dans l'affaire de clémence
56.Brenntag SA soutient que, du fait des décisions successives de jonction, le discrédit jeté sur son conseil dans l'affaire de clémence, qui a motivé l'annulation ' pour violation de ses droits de la défense ' du rapport des services d'instruction dans ladite affaire (arrêt de la Cour du 2 février 2017, RG n° 2013/13058), s'est nécessairement reporté sur les autres affaires dont elle a fait l'objet (pour abus de position dominante, ententes verticales et obstruction), compte tenu de l'identité des conseils, des services et de la période d'instruction. En réplique aux observations de l'Autorité, elle précise que le rapport d'obstruction, du 31 janvier 2017, a été préparé avant que ne soit rendu l'arrêt précité et que l'Autorité s'est fondée sur ce rapport dans la décision attaquée. Elle déduit de l'ensemble de ces éléments que la Cour ne pourra qu'aboutir à la même conclusion que dans son arrêt du 2 février 2017, précité, et retenir ainsi une violation de ses droits de la défense justifiant l'annulation de l'entière procédure, du rapport d'obstruction du 31 janvier 2017, du rapport complémentaire du 10 juillet de la même année, et de la décision attaquée.
57.En réponse, l'Autorité rappelle les paragraphes 80 et 81 de l'arrêt précité, aux termes desquels la Cour n'a « accord[é] aucun crédit aux accusation proférées » et entendu « rétabli[r] la réalité des faits », afin « qu'à la suite [dudit] arrêt, la défense des sociétés Brenntag [puisse] se développer sans contrainte et sans être faussée ». Elle en déduit que cet arrêt a écarté tout soupçon à l'égard du conseil de Brenntag SA. Elle observe que ledit arrêt a été rendu au moment précis (à deux jours près) où s'ouvrait le délai de réponse au rapport d'obstruction et a été porté à la connaissance, non seulement de cette société et de son conseil, mais aussi des services d'instruction et du collège de l'Autorité, soit bien en amont de la préparation et partant du dépôt des observations écrites de cette société et de la tenue de la séance. Elle en tire la conséquence que les droits de la défense de Brenntag SA n'ont pu être violés, que ce soit à l'écrit ou à l'oral. À cet égard, elle rappelle, au surplus, que ledit arrêt a relevé que l'absence de référence, dans la décision n° 13-D-12, du 28 mai 2013, auxdites accusations tendait à démontrer que le collège n'y avait pas accordé foi.
58.Le ministère public développe un argumentaire comparable.
Sur ce, la Cour :
59.Il convient de rappeler que si, dans l'affaire issue des demandes de clémence, la Cour a jugé (arrêt du 2 février 2017, RG n° 2013/13058) que les droits de la défense des sociétés Brenntag avaient été violés à la suite des accusations portées contre son conseil par le représentant d'un autre demandeur de clémence et a annulé à ce titre le rapport des services d'instruction, ainsi que la décision de l'Autorité en ce qu'elle a sanctionné ces sociétés, elle a néanmoins précisé n'accorder aucun crédit auxdites accusations, entendu rétablir la réalité des faits et mis en mesure lesdites sociétés de développer leur défense librement, dans le cadre d'un nouveau débat contradictoire, grâce à une réouverture des débats.
60.Dans ce contexte, Brenntag SA a également été en mesure d'exercer librement ses droits de la défense en formulant des observations écrites tant sur le rapport d'obstruction du 31 janvier 2017 que sur le rapport complémentaire du 10 juillet de la même année, ce qu'elle a fait en développant des observations substantielles à la fois le 14 avril et le 17 octobre de ladite année.
61.La circonstance que l'affaire issue des demandes de clémence ait été temporairement jointe à d'autres affaires mettant en cause Brenntag SA n'a donc porté aucune atteinte effective et irrémédiable à ses droits de la défense dans le cadre de la procédure d'obstruction.
62.Ce moyen, mal fondé, doit être rejeté, ainsi que les demandes d'annulation formulées à ce titre par Brenntag SA.
C. Sur le moyen pris de la violation des principes de loyauté et de confiance légitime dans la conduite de l'enquête
63.Aux paragraphes 90 à 99 de la décision attaquée, pour écarter le moyen pris d'une violation des droits de la défense de Brenntag SA, en l'absence de mise en demeure préalable à la notification du rapport d'obstruction, l'Autorité relève, en premier lieu, que l'article L. 464-2, V, du code de commerce ne prévoit aucune condition particulière (telle qu'une mise en demeure ou une injonction sous astreinte) à l'engagement de poursuites en cas d'obstruction à l'instruction. En deuxième lieu, elle oppose à Brenntag SA ses propres écritures aux termes desquelles il était indiqué que les services d'instruction lui avaient rappelé à plusieurs reprises les dispositions de l'article précité (par lettres du 15 mai et 25 novembre 2014 puis courriel du 17 avril 2015). En troisième lieu, elle conteste l'idée que la rapporteure générale, par un courriel du 23 juin 2014, l'aurait assurée qu'elle ne serait pas poursuivie pour obstruction pour la suite de la procédure.
64.Brenntag SA conteste cette analyse. Elle soutient que l'Autorité a manqué aux principes de loyauté et de confiance légitime dans la conduite de l'enquête, faute de l'avoir informée que ses réponses aux demandes d'informations litigieuses l'exposaient à des sanctions. Elle considère avoir obtenu, au contraire, l'assurance de ne pas être poursuivie pour obstruction à l'enquête, grâce au courriel du 23 juin 2014, précité. Elle estime avoir répondu au mieux à une nouvelle demande d'informations de l'Autorité, du 12 octobre 2015, en apportant des explications similaires à celles données le 2 juin 2014, faute d'avoir été en mesure de fournir certaines des informations demandées, et précise que l'Autorité en a pris bonne note dans un courriel du 9 décembre 2015. Elle fait valoir que, dans ce contexte, le rapport d'obstruction du 31 janvier 2017 constitue un changement soudain et radical de position de l'Autorité, contraire à son engagement d'absence de poursuites pour obstruction, ainsi qu'aux exigences d'information en la matière. Elle demande à la Cour d'annuler en conséquence l'entière procédure, le rapport d'obstruction, tant initial que complémentaire, et la décision attaquée.
65.Brenntag SE développe un moyen similaire. Elle soutient que les services d'instruction auraient dû l'alerter, ainsi que Brenntag SA, sur l'ampleur qu'ils comptaient donner au texte sur l'obstruction. Elle fait valoir que l'Autorité ne pouvait la condamner au paiement d'une amende pour une infraction d'obstruction qui ne lui a jamais été notifiée, n'ayant reçu aucun courrier, pendant la période infractionnelle, l'avertissant qu'en cas de défaut de réponse de sa part, ou d'absence de pression sur sa filiale pour que celle-ci réponde aux services d'instruction, elle s'exposerait à devoir payer, solidairement avec sa filiale, une amende calculée sur son chiffre d'affaires mondial. Elle relève que Brenntag SA ne s'est pas non plus vu notifier qu'en cas de comportement jugé rétrospectivement caractéristique d'une obstruction, elle s'exposerait à devoir payer une amende qui serait calculée sur le chiffre d'affaires mondial de sa société mère et qu'elle exposerait cette dernière à devoir payer une amende de cette ampleur. Elle demande à la Cour d'annuler en conséquence la décision attaquée, pour déloyauté procédurale et procédure irrégulière.
66.Dans ses observations, l'Autorité rappelle, en premier lieu, que l'article L. 464-2, V, alinéa 2, du code de commerce ne conditionne pas la mise en 'uvre de la procédure d'obstruction à l'envoi préalable d'une mise en demeure ou au prononcé d'une injonction sous astreinte. En deuxième lieu, elle relève que Brenntag SA ne conteste pas devant la Cour le fait qu'elle avait expressément reconnu que les services d'instruction l'avaient informée, à plusieurs reprises, qu'un défaut de coopération pouvait conduire au prononcé d'une sanction pour obstruction. En troisième lieu, elle dément que les deux courriels du 23 juin 2014 et du 9 décembre 2015 soient de nature à démontrer une quelconque déloyauté des services d'instruction. S'agissant du premier courriel, elle rappelle qu'il concernait une demande spécifique de renseignements ne relevant pas de la présente affaire, de sorte qu'il ne pouvait être interprété comme une garantie qu'aucune procédure d'obstruction ne serait engagée en dehors du cadre de cette demande spécifique. S'agissant du second courriel, elle précise qu'il ne constitue qu'un accusé de réception de la réponse de Brenntag SA du 13 novembre 2015, prenant acte notamment des motifs invoqués par celle-ci pour ne pas fournir les éléments sollicités. Elle conclut que, dans ce contexte, un changement de position, à la fois soudain et radical, ne saurait être reproché aux services d'instruction.
67.Le ministère public développe un argumentaire comparable.
Sur ce, la Cour :
68.L'article L. 464-2, V, alinéa 2, première phrase, du code de commerce, dans sa rédaction applicable au litige, dispose :
« Lorsqu'une entreprise a fait obstruction à l'investigation ou à l'instruction, notamment en fournissant des renseignements incomplets ou inexacts, ou en communiquant des pièces incomplètes ou dénaturées, l'Autorité peut, à la demande du rapporteur général, et après avoir entendu l'entreprise en cause et le commissaire du Gouvernement, décider de lui infliger une sanction pécuniaire ».
69.Ces dispositions ne subordonnent nullement l'engagement de poursuites pour obstruction à l'accomplissement d'une mise en demeure préalable.
70.Au demeurant, en l'espèce, il ressort du dossier que Brenntag SA a été informée, à plusieurs reprises, qu'à défaut de réponse aux demandes de renseignements de l'Autorité, elle s'exposerait à la mise en 'uvre des dispositions précitées, comme en témoignent notamment deux lettres qui lui ont été adressées le 15 mai et le 25 novembre 2014.
71.Le courriel, qui lui a été adressé entre temps, le 23 juin 2014, dont elle se prévaut, ne saurait remettre en cause ce constat.
72.Au demeurant, par ce courriel, la rapporteure générale de l'Autorité s'est bornée à accuser réception de ses courriers des 2 et 16 juin 2014 (en réponse à la demande de renseignements de l'Autorité du 23 avril 2014), à prendre bonne note qu'elle transmettrait dans les meilleurs délais les éléments manquants qu'elle réunissait, et à indiquer que, « compte tenu des éléments et informations transmis ou annoncés (') les dispositions du V de l'article L. 464-2 du code de commerce ne seront pas mises en 'uvre en relation avec la demande de renseignements précitée ».
73.Ce courriel ne saurait être interprété comme ayant fourni à Brenntag SA une assurance précise, qu'elle ne serait jamais poursuivie pour obstruction, quel que soit son comportement ultérieur, notamment, en relation avec d'autres éventuelles demandes de renseignements. Il n'a pu ainsi faire naître à son endroit des espérances fondées, au sens de la jurisprudence européenne (voir, notamment, arrêts de la Cour de justice du 12 janvier 2017, Timab Industrie e.a., C-411/15 P, point 134, du 24 octobre 2013, Kone e.a./Commission, C-510/11 P, point 76).
74.C'est donc en vain que Brenntag SA se prévaut de courriel du 23 juin 2014 pour alléguer une violation du principe de confiance légitime.
75.La même conclusion s'impose en ce qui concerne le courriel qui lui a été adressé le 9 décembre 2015, par la rapporteure. En effet, après avoir accusé réception du courrier de Brenntag SA du 13 novembre 2015, en réponse à ses demandes de renseignements des 12 et 20 octobre de la même année, celle-ci s'est limitée à prendre bonne note, d'une part, des explications données et des objections opposées par cette entreprise pour ne pas fournir tous les éléments sollicités et, d'autre part, de ses demandes de clarification de certains termes employés dans lesdites demandes de renseignements. Ce courriel ne saurait davantage être interprété comme ayant fourni à Brenntag SA une assurance précise qu'elle ne serait pas poursuivie pour obstruction.
76.Par ailleurs, il ressort du dossier que la société mère était nécessairement informée des demandes de renseignements adressées à sa filiale, notamment celles des 12 et 20 octobre 2015, des suites qui y ont été données, des difficultés qui s'en sont ensuivies avec les services d'instruction et du risque encouru en cas de défaut de réponse à ces demandes.
77.En effet, en réponse à des demandes desdits services, Brenntag AG a indiqué, le 30 janvier 2015 (soit après que Brenntag SA a été informée, le 15 mai et 25 novembre 2014, qu'à défaut de réponse à leurs demandes de renseignements, elle s'exposerait à une procédure d'obstruction) :
« Après vérifications internes, nous vous informons, au nom de Brenntag AG, GmbH & International Chemicals, qu'à notre connaissance Brenntag SA a répondu dans les limites de ses droits et obligations, s'agissant également des contrats conclus par Brenntag GmbH, AG et International Chemicals. Nous estimons avoir répondu à vos questions » (soulignement ajouté par la Cour).
78.En outre, en réponse à un courrier de l'autorité allemande de la concurrence du 16 avril 2015, qui avait été saisie par l'Autorité, Brenntag AG a indiqué, le 13 mai 2015 :
« Selon notre compréhension de l'étendue de votre demande, celle-ci ne correspond pas à la demande de l'autorité française dans le cadre de la procédure d'abus pour contrats d'exclusivité au bénéfice de Brenntag SA. C'est pourquoi nous vous transmettons des contrats que Brenntag SA n'a pas fourni à l'Autorité de la concurrence à ce jour » (soulignement ajouté par la Cour).
79.De plus, par un courrier du 7 mars 2017, Brenntag SA a demandé à l'Autorité un rallongement du délai de réponse au rapport d'obstruction qui lui avait été notifié le 31 janvier 2017, « dans la mesure où Brenntag appartient à un groupe dont le service juridique est situé en Allemagne, nécessitant ainsi des allers-retours et traductions importantes pour la production d'observations écrites » (soulignement ajouté par la Cour).
80.Au surplus, par deux courriers du 30 juin et du 5 juillet 2017, un membre de la direction du service juridique de Brenntag AG (M. [W], vice-président « Corporate Legal ») a indiqué aux services d'instruction :
« Nous comprenons que cette demande fait partie d'une enquête qui pourrait aboutir à l'imposition d'une amende à une entreprise de Brenntag. Nous préfèrerions donc que toutes les parties agissent conformément aux règles et réglementations en vigueur pour ce type de demandes afin d'éviter tout malentendu et toute erreur de procédure. Nous avons été informés que Brenntag SA a reçu une demande d'informations et répondra à vos questions au mieux de ses connaissances » (traduction libre du courriel du 30 juin 2017, soulignement ajouté par la Cour) ; « Nous comprenons que vous avez accès aux informations publiées par Brenntag AG sur son site Internet. Nous avons également été informés que Brenntag SA a répondu à vos demandes au mieux de ses connaissances » (traduction libre du courriel du 5 juillet 2017, soulignement ajouté par la Cour).
81.Il résulte de ces échanges que le service juridique du groupe Brenntag a nécessairement été informé des demandes de renseignements adressées à Brenntag SA les 12 et 20 octobre 2015 et consulté pour répondre par écrit à ces demandes et que Brenntag AG a été alertée du risque encouru en cas de défaut de réponse de Brenntag SA à celles-ci. La circonstance que ces courriers et courriels sont antérieurs ou postérieurs aux actes d'obstruction liés à ces demandes est indifférente.
82.C'est donc en vain que Brenntag SA et Brenntag SE prétendent qu'en exerçant des poursuites à leur encontre et en les sanctionnant lourdement pour obstruction, sans les informer au préalable du risque encouru en cas de défaut de réponse aux demandes de renseignements des 12 et 20 octobre 2015, l'Autorité a manqué aux principes de loyauté et de confiance légitime dans la conduite de l'enquête. La demande d'annulation afférente à ce moyen est en conséquence rejetée.
D. Sur le moyen pris de la durée excessive de la procédure
83.Brenntag SA soutient que la durée de « la procédure » est excessive, comme s'élevant à une vingtaine d'années, l'affaire ayant pour origine une première saisine remontant au 21 juillet 2003 et l'enquête n'étant toujours pas terminée à ce jour. Elle observe que cette durée est d'autant plus excessive que la procédure d'obstruction a duré seulement onze mois.
84.Reprenant en détail l'historique de l'affaire, elle fait valoir, en premier lieu, que l'instruction a été interrompue à trois reprises :
' tout d'abord, entre juin 2009 (à la suite de la première décision de disjonction) et juin 2012 (à la suite de la notification des griefs dans l'affaire issue des demandes de clémence), soit pendant trois ans ;
' ensuite, entre juillet 2012 (à la suite de ses réponses à la demande de renseignements de juin 2012) et juillet 2014 (ayant donné lieu à de nouvelles demandes de renseignements), soit pendant deux ans ;
' enfin, de décembre 2015 (à la suite des observations de l'Autorité sur ses réponses à de nouvelles demandes de renseignements d'octobre 2015) à janvier 2017 (correspondant à l'établissement du rapport d'obstruction), soit pendant plus d'un an.
85.Elle considère, en deuxième lieu, que l'enquête n'était pas d'une complexité particulière et que la formulation de nouvelles demandes de renseignements visait en réalité à éviter la prescription. Elle estime que la durée de l'enquête est exclusivement imputable à l'Autorité, cette dernière ayant décidé de traiter en priorité le dossier « clémence », lequel a donné lieu à la décision de sanction n° 13-D-12 du 28 mai 2013.
86.Elle soutient, en troisième lieu, que la durée excessive de l'enquête a porté une atteinte personnelle, effective et irrémédiable à ses droits de la défense. À cet égard, elle fait valoir qu'en raison de la longueur de la procédure, il devenait de plus en plus difficile de réunir les informations demandées par l'Autorité, d'autant plus qu'à chaque nouvelle demande d'informations, celle-ci étendait systématiquement le champ temporel de l'enquête et de la période couverte par ces demandes, lesquelles ont finalement porté sur dix-neuf années (de 1998 à 2017). S'agissant des demandes de renseignements d'octobre 2015, qui fondent la décision d'obstruction, elle précise qu'elles portaient sur des informations très granulaires recouvrant une période de quatorze années, non immédiatement disponibles, ce qui a donné lieu à la réalisation d'une reconstitution manuelle mais uniquement sur trois années (de 2011 à 2013), et non sur les années précédentes, la réalisation d'un tel travail, portant sur plusieurs milliers de transactions pendant une période aussi longue, étant impossible. Elle estime que si l'enquête n'avait pas été autant retardée et aussi longue, et si l'Autorité n'avait pas systématiquement étendu son champ temporel à chaque nouvelle demande d'informations, elle aurait eu moins de difficultés à les fournir (à condition que ces informations existent) et à retrouver la méthodologie suivie par ses employés pour procéder à la reconstitution manuelle des données. Elle en déduit qu'aucune obstruction n'aurait pu lui être reprochée.
87.Elle demande en conséquence d'annuler la procédure et la décision attaquée.
88.En réponse, l'Autorité observe, en premier lieu, que Brenntag SA n'a jamais tiré parti des interruptions qu'elle dénonce, qui lui laissaient au contraire tout loisir pour fournir les réponses aux demandes d'informations qui lui avaient été précédemment adressées et qui restaient en souffrance jusqu'à ce que les services d'instruction soient en mesure de refaire le point sur les réponses obtenues et d'adresser des courriers de relance. Elle en déduit que l'inertie de Brenntag SA pendant le temps qui lui était, de fait, imparti pour participer loyalement au travail d'instruction, a, pour une grande partie, contribué à un allongement de la procédure.
89.En deuxième lieu, elle apporte des explications concernant chacune des interruptions considérées.
90.S'agissant de la première interruption (de juin 2009 à juin 2012), elle confirme que le traitement de la procédure de clémence, engagée notamment par Brenntag SA en 2006, a été une priorité pour les services d'instruction, ce qui a permis l'adoption d'une décision au fond dès le mois de mai 2013.
91.Elle précise qu'une fois la notification des griefs adressée, le 12 juin 2012, dans la cadre de la procédure de clémence (n° 07/0032 F) et dans l'attente du rapport, les services d'instruction se sont consacrés pleinement à l'instruction de l'affaire n° 07/0076 F, afin de ne pas retarder indûment cette procédure, ce qui les a conduits à adresser des demandes d'informations complémentaires à Brenntag SA.
92.Elle observe, en outre, que, pour assurer le traitement diligent et efficace de ces différentes demandes, parallèlement à la réponse à la notification des griefs dans le dossier de clémence, il était loisible à Brenntag SA de désigner des conseils supplémentaires. À cet égard, elle indique que, dès 2010, l'équipe en charge de l'instruction de l'affaire n° 07/0076F a été renforcée.
93.Elle fait valoir enfin que Brenntag SA a bénéficié d'un rallongement des délais, comme elle le demandait, pour répondre aux questions qui lui avaient été adressées en 2012, mais n'a pas honoré ces délais, ni répondu à l'intégralité des questions posées, ce qui a contraint les services d'instruction à lui poser une nouvelle fois ces mêmes questions en 2014.
94.S'agissant de la deuxième interruption (de juillet 2012 à juillet 2014), elle indique que, pendant cette période, les services d'instruction étaient toujours en attente de certaines informations demandées en 2012 et, qu'à défaut de réponse et après un nouvel état des lieux, ceux-ci ont adressé, le 7 juillet 2014, un courriel rappelant précisément les demandes restées sans réponse, accompagné d'une demande d'actualisation des éléments demandés pour la période de 2012 à 2013 et d'une invitation à les contacter afin d'organiser au mieux les délais de réponse, ce qui a conduit à l'octroi de nouveaux délais et aménagements.
95.S'agissant de la troisième interruption (de décembre 2015 à janvier 2017), elle observe que, par sa réponse du 13 novembre 2015, Brenntag SA a expressément refusé de coopérer avec les services d'instruction, ce qui a conduit ces derniers à ne plus la solliciter pour la poursuite de l'instruction au fond et à s'orienter vers la procédure d'obstruction. Elle observe également que cette entreprise a formé plusieurs recours, notamment, contre des demandes de renseignements émanant des services d'instruction et formulé une demande de transmission d'une question prioritaire de constitutionnalité (ci-après « QPC »), qui a été accueillie, ce qui a nécessité d'attendre la réponse du Conseil constitutionnel, rendue le 8 juillet 2016 (décision n° 2016-552 QPC), ayant déclaré conforme à la Constitution l'article L. 450-3 du code de commerce.
96.En troisième lieu, plus globalement, sur la durée totale de la procédure, l'Autorité fait valoir, tout d'abord, que l'affaire n° 07/0076 F est d'une grande complexité, au regard du secteur visé, du nombre de marchés concernés, de l'étendue mondiale des marchés amont, du nombre très important d'opérateurs (producteurs, distributeurs), de la variété de la clientèle et de la demande, de la multiplicité des produits concernés (dans toutes leurs déclinaisons de formulation chimique), de leur technicité, et de l'animosité extrême régnant entre les opérateurs. Elle explique que cette affaire requérait ainsi, pour les besoins de la bonne compréhension des services d'instruction et d'une analyse complète et objective, le traitement de nombreux éléments, « à la main » de Brenntag SA, et que l'absence de production de ces éléments a participé à l'allongement de la durée de la procédure, contraignant les services d'instruction à un travail permanent et récurrent de pointage des réponses données avec retard et de manière incomplète.
97.Elle précise, ensuite, que la procédure d'obstruction n'a pas été menée dans un « délai record » de onze mois, ce délai correspondant uniquement à la période écoulée entre la notification du rapport d'obstruction du 31 janvier 2017 et l'adoption de la décision attaquée, auquel il convient d'ajouter le délai amont de préparation du rapport d'instruction.
98.Elle observe, enfin, que Brenntag SA était parfaitement informée qu'une enquête la concernant était diligentée, en particulier lors de la réception de la notification des griefs du 14 février 2005, dans l'affaire ayant donné lieu à la décision de l'Autorité n° 06-D-12 du 6 juin 2006 (affaire n° 03/0047 F, devenue 07/0034 F). Cette notification des griefs visant expressément la période de 1998 à 2003, a minima pour les commodités chimiques, il lui appartenait de conserver les données relatives à cette période, notamment après l'arrêt de la Cour, du 13 mars 2007, ayant renvoyé l'affaire à l'Autorité pour une instruction approfondie, et d'en faire autant tant pour les commodités que pour les spécialités chimiques, la frontière entre les unes et les autres étant variable d'un opérateur à un autre. Au surplus, la diligence lui imposait de consigner la méthodologie suivie et à tout le moins de ne pas la détruire.
99.Le ministère public développe un argumentaire comparable.
Sur ce, la Cour :
100.Les exigences du procès équitable, découlant de l'article 6 de la CSDH, imposent à l'Autorité, en tant que juridiction au sens dudit article, l'obligation de se prononcer dans un délai raisonnable sur le bien-fondé des griefs qui lui sont soumis, de même que la notification des griefs doit intervenir dans un délai raisonnable.
101.En outre, il résulte d'une jurisprudence constante que la durée de la procédure à prendre en compte pour examiner si l'Autorité a satisfait à cette obligation comprend, non seulement, la phase d'instruction contradictoire, courant à compter de la notification des griefs, mais aussi, la phase préalable, courant à compter de la saisine de l'Autorité, la durée de cette phase préalable étant susceptible de porter atteindre aux droits de la défense en rendant plus difficile, notamment, le recueil d'éléments de preuve à décharge.
102.Il résulte d'une jurisprudence également constante que le caractère raisonnable dudit délai s'apprécie au regard, notamment, de l'ampleur et de la complexité de l'affaire, ainsi que du comportement des parties au cours de la procédure, et que la sanction qui s'attache à la violation par l'Autorité de son obligation de se prononcer dans un délai raisonnable n'est pas l'annulation de la procédure mais la réparation du préjudice résultant éventuellement du délai subi, sous réserve, toutefois, que ce délai n'ait pas causé à chacune des parties formulant un grief à cet égard une atteinte personnelle, effective et irrémédiable à son droit de se défendre.
103.En l'espèce, il est constant que l'ensemble des procédures sous-jacentes à la procédure d'obstruction, dure à ce jour depuis un peu plus de vingt ans, la première saisine de l'Autorité (initialement enregistrée sous le n° 03/0047 F) remontant au 21 juillet 2003 et l'instruction des affaires regroupées sous le n° unique 07/0076 F étant toujours en cours.
104.Si cette durée excède indéniablement le délai habituel de traitement des affaires, cette seule constatation ne suffit pas à démontrer son caractère excessif, ce dernier devant être apprécié concrètement en tenant compte des particularités propres à chaque affaire.
105.Or, force est de constater que la situation litigieuse présente une particularité majeure. En effet, l'Autorité a été confrontée non pas à une seule saisine, mais à six saisines en à peine six ans, mettant le plus souvent en cause plusieurs sociétés dont Brenntag SA : une première en 2003, une deuxième en 2006, trois autres en 2007 (dont une saisine d'office faisant suite à quatre demandes de clémence) et une dernière en 2009. Ces saisines, d'origines diverses, ont dénoncé des faits différents, recouvrant pour certains une longue période. L'instruction a ainsi porté sur une série de pratiques horizontales, verticales et unilatérales.
106.En outre, le secteur concerné par ces différentes pratiques, tant celui des commodités que des spécialités chimiques, est particulièrement technique et complexe pour porter sur une multitude de références (plusieurs milliers pour les commodités), compter un nombre important d'opérateurs (producteurs, distributeurs), entretenant des relations souvent conflictuelles (comme en témoigne celle des demandeurs de clémence entre eux) et une clientèle variée (à la fois celle des producteurs et des distributeurs).
107.Au surplus, le comportement des parties à ces procédures, dont celui de Brenntag SA, a contribué à rendre plus complexe l'instruction. C'est ce qui résulte des nombreuses contestations émanant des demandeurs de clémence, dont celle-ci, portant sur le respect des conditions imposées aux demandeurs, la suffisance du contenu de ces demandes et les conditions de détention des pièces déposées, imposant de multiples vérifications. C'est ce qui résulte également, comme le rappelle l'Autorité, des recours entrepris par Brenntag SA à l'encontre de plusieurs demandes de renseignements de 2014 (recours déclarés irrecevables par la Cour), des pourvois formés contre ces décisions d'irrecevabilité (pourvois rejetés), de sa contestation portant sur la constitutionnalité du fondement textuel de ces demandes de renseignements (contestation écartée par le Conseil constitutionnel), ainsi que du recours contre une décision rejetant sa demande de protection du secret des affaires (recours rejeté par le Conseil d'État).
108.Compte tenu de l'ampleur des pratiques dénoncées, de la complexité du secteur et du comportement des parties, dont celui de Brenntag SA, la durée afférente à la procédure n° 07/0076 F, demeurant en cours d'instruction, n'est pas excessive.
109.La circonstance que l'instruction de cette affaire ait été interrompue à plusieurs reprises, notamment en raison du choix de l'Autorité de donner la priorité à l'instruction de la procédure de clémence, n'est pas de nature à remettre en cause cette analyse.
110.À titre surabondant et en tout état de cause, Brenntag SA n'établit pas, de manière concrète et précise, en quoi la durée de la procédure aurait porté une atteinte personnelle, effective et irrémédiable à son droit de se défendre.
111.En effet, il résulte d'une jurisprudence constante qu'il incombe à tout opérateur économique, au titre de son devoir général de prudence et de vigilance, de veiller à la conservation de ses livres et archives comme de tous éléments permettant de retracer son activité, afin de disposer des preuves nécessaires pour pouvoir se défendre dans l'hypothèse d'actions judiciaires ou administratives.
112.Ces mesures de prudence et de vigilance s'imposaient d'autant plus en l'espèce que, comme l'observe à juste titre l'Autorité, Brenntag SA a reçu, dès le 14 février 2005, une notification de plusieurs griefs d'abus de position dominante, dont l'un portait sur sa politique commerciale entre 1998 et 2003 (procédure n° 03/0047 F). Si cette procédure a donné lieu à une décision de non-lieu du Conseil de la concurrence (décision n° 06-D-12 du 6 juin 2006), cette décision ne dispensait nullement Brenntag SA de son devoir général de prudence et de vigilance, qui aurait ainsi dû veiller à conserver tous les éléments permettant de retracer son activité, a fortiori après l'arrêt de la Cour, du 13 mars 2007, ayant annulé cette décision de non-lieu et renvoyé l'affaire devant ledit Conseil pour instruction complémentaire.
113.Dans ce contexte, Brenntag SA ne saurait utilement prétendre que si l'enquête avait été moins longue et si l'Autorité n'avait pas étendu le champ temporel de ladite enquête à chaque demande d'informations, elle aurait eu moins de difficultés à fournir lesdites informations sur l'ensemble des années visées et à retrouver la méthodologie suivie par ses employés pour procéder à la reconstitution manuelle des données, de sorte qu'aucune obstruction n'aurait pu lui être reprochée.
114.Dès lors, ce moyen n'est pas fondé. La demande d'annulation de la procédure et de la décision attaquée est donc rejetée.
E. Sur le moyen relatif au délai imparti pour répondre au rapport d'obstruction
115.Aux paragraphes 73 à 82 de la décision attaquée, l'Autorité a écarté le moyen pris de la notification tardive du rapport d'obstruction du 31 janvier 2017 à deux de ses trois avocats. Après avoir rappelé les termes de l'article R. 463-2 du code de commerce et de l'article 25 de son règlement intérieur, ainsi que la teneur du document du 15 septembre 2014, par lequel le président du directoire de Brenntag SA avait, d'une part, mandaté deux avocats (qui étaient associés d'un même cabinet) à l'effet de la représenter et de l'assister pour les besoins de la procédure devant l'Autorité, en tant que co-conseils, aux côtés d'un autre cabinet (déjà mandaté) et, d'autre part, précisé élire son domicile auprès de ces deux cabinets, l'Autorité en a déduit que le rapport d'obstruction avait été régulièrement notifié, le 31 janvier 2017, auprès de cet autre cabinet. Elle a considéré, en outre, qu'une personne ne pouvant élire domicile, pour l'exercice de ses droits, qu'à une seule adresse, il appartenait aux services d'instruction de notifier le rapport d'obstruction au siège d'un seul cabinet, et non à l'ensemble des avocats désignés pour assister l'entreprise au cours de l'instruction.
116.Par ailleurs, aux paragraphes 83 à 89 de sa décision, l'Autorité a écarté le moyen pris du caractère insuffisant du délai dont ses deux conseils (ceux nouvellement désignés en 2014) ont disposé pour répondre au rapport d'obstruction du 31 janvier 2017. Sur ce point, elle a, tout d'abord, rappelé le calendrier et la teneur des échanges intervenus entre ces deux conseils et le rapporteur général de l'Autorité : les premiers ont, le 7 mars 2017, attiré l'attention du second sur le fait qu'ils n'avaient pas été destinataires du rapport d'obstruction et des pièces l'accompagnant, lequel leur a demandé, le 9 mars suivant, de confirmer leur désignation à la suite de leur changement de cabinet, ce qu'ils ont fait, en produisant un nouveau mandat, du 29 mars 2017, les désignant comme seuls avocats désignés et fixant, à compter de ce jour, élection de domicile à l'adresse du cabinet qu'ils avaient rejoint. Elle a ensuite précisé que le rapport d'obstruction, après avoir été régulièrement notifié le 31 janvier 2017 auprès de l'un des cabinets, a été à nouveau notifié à l'autre cabinet, le 20 mars suivant, et qu'un délai supplémentaire de dix jours leur a été octroyé, le 30 mars, par le rapporteur général, ce qui leur avait laissé un délai de plus de neuf semaines pour faire valoir leurs observations, lesquelles, déposées le 14 avril 2017, ont représenté quatre-vingt-sept pages. Elle en a déduit qu'aucune atteinte n'avait été portée aux droits de la défense de Brenntag SA.
117.Brenntag SA conteste cette analyse. Elle fait valoir que les services d'instruction avaient eu plusieurs échanges avec les conseils de Brenntag SA et avaient parfaitement conscience de ce que les deux avocats nouvellement désignés représentaient ses intérêts. Elle rappelle que la notification du rapport d'obstruction a été régularisée le 21 mars 2017, soit plus d'un mois et demi après la date d'établissement dudit rapport et en déduit que cette notification tardive lui laissait, ainsi qu'à ses conseils, un délai de seulement dix jours pour en prendre connaissance et préparer sa défense. Elle précise avoir demandé un délai supplémentaire à l'Autorité, mais n'avoir obtenu qu'un délai de dix jours ouvrables seulement. Elle estime que ces délais sont particulièrement courts, en particulier eu égard à la durée de l'enquête, à la gravité des faits reprochés et des sanctions encourues. Elle en conclut que l'Autorité a porté atteinte à son droit de choisir librement ses conseils pour organiser sa défense et qu'en conséquence elle n'a pas disposé d'un délai suffisant pour répondre au rapport d'obstruction et se défendre.
118.En réponse, l'Autorité renvoie essentiellement à la motivation de la décision attaquée. Elle rappelle plus particulièrement que Brenntag SA a bénéficié d'un délai de réponse de deux mois et demi (compte tenu du délai supplémentaire de 10 jours ouvrables) pour répondre au rapport du 31 janvier 2017 et, en outre, de plus de trois mois pour répondre au rapport complémentaire du 10 juillet de la même année.
119.Le ministère public développe un argumentaire comparable.
Sur ce, la Cour :
120.Il ressort du dossier que Brenntag SA a déposé, le 14 avril 2017, des observations de quatre-vingt- six pages, à la signature des deux avocats nouvellement désignés, en réponse au rapport d'obstruction du 31 janvier 2017, de trente- cinq pages, qui leur avait été envoyé le 20 mars 2017.
121.En outre, elle a déposé, le 18 octobre de la même année, des observations de quatre-vingt-neuf pages, à la signature des mêmes avocats, en réponse au rapport d'obstruction complémentaire du 10 juillet, lesquelles reprennent intégralement ses observations initiales, tout en apportant quelques éléments supplémentaires, en particulier sur la question de l'imputabilité de la pratique reprochée à sa société mère (Brenntag AG, devenue Brenntag SE).
122.La teneur de ces développements démontre une parfaite maitrise des différents éléments du dossier.
123.C'est donc en vain que Brenntag SA allègue ne pas avoir disposé d'un délai suffisant pour répondre au rapport d'obstruction et se défendre.
124.Le moyen n'est pas fondé.
F. Sur le moyen relatif au délai imparti pour présenter une demande de protection du secret des affaires
125.Brenntag SA prétend qu'après avoir refusé toute protection du secret des affaires, l'Autorité lui a accordé la possibilité d'exercer ce droit, mais d'une manière excessivement et injustement limitée, en lui imposant un délai de quarante-huit heures seulement, et non le délai habituel d'un mois, pour présenter ses demandes de protection sur un nombre considérable de documents (représentant mille pages), comprenant ses observations au rapport d'obstruction et les pièces annexées au dossier.
126.En réponse, l'Autorité relève que les allégations de Brenntag SA ne sont aucunement étayées. Elle croit comprendre que le délai de quarante-huit heures critiqué concerne une demande de traitement confidentiel portant sur une réponse du 30 juin 2017 à une demande d'informations du 22 juin 2017. Elle précise que les éléments dont la protection était ainsi demandée étaient en nombre restreint (document de sept pages et tableau récapitulatif de deux pages) et qu'en outre, justificatif à l'appui, Brenntag SA a formé sa demande de traitement confidentiel le 10 juillet 2017, soit dix jours après avoir soumis à l'Autorité ses éléments de réponse à sa demande d'informations, au surplus sur l'invitation de celle-ci, et non pas de sa propre initiative.
127.Le ministère public partage cette analyse.
Sur ce, la Cour :
128.C'est en vain que Brenntag SA se plaint du bref délai de quarante-huit heures qui lui aurait été imposé par l'Autorité pour formuler sa demande de protection du secret des affaires, sans apporter la moindre précision sur le calendrier des échanges intervenus, alors qu'il résulte du dossier et des explications de l'Autorité, non contestées par cette société, que cette dernière a disposé d'un délai de dix jours pour formuler une demande en ce sens, au surplus à l'invitation de celle-ci.
129.Le moyen, qui manque en fait, sera rejeté.
G. Sur le moyen pris du défaut d'accès à l'intégralité du dossier
130.Brenntag SA soutient qu'elle aurait dû, en vertu du principe du contradictoire, avoir accès à l'intégralité du dossier, y compris aux plaintes et aux décisions de gestion du dossier n° 07/0076 F, dans la mesure où ces documents définissent le champ de l'enquête et permettent ainsi d'apprécier la légalité des demandes d'information des services d'instruction. Elle fait valoir que ces plaintes ont été citées par le rapport d'obstruction et le rapport complémentaire, ainsi que par la décision attaquée, en tant qu'éléments de contexte, de sorte qu'elle aurait dû avoir la possibilité de vérifier les allégations litigieuses et, le cas échéant, de les contester. Elle considère, en outre, que rien ne s'opposait à l'accès à toute pièce versée au dossier n° 07/000076 F car cela n'aurait fait grief à aucune partie à la procédure.
131.En réponse, l'Autorité rappelle le constat de la décision attaquée (§ 127) selon lequel « la saisine n° 07/0076 F n'ayant, à ce jour, donné lieu à aucun acte de procédure, hormis la poursuite pour obstruction, nulle entreprise n'a encore eu accès au dossier ». Elle considère, en outre, que l'accès à l'entier dossier n'était pas nécessaire à l'exercice du contradictoire dans la mesure où, d'une part, la procédure d'obstruction est distincte et autonome de la procédure au fond, dont l'accès au dossier ne s'ouvre qu'à compter de l'ouverture du contradictoire par la notification des griefs (au fond) et, d'autre part, chacune des pièces sur lesquelles se fondait le rapport initial et le rapport complémentaire pour caractériser l'obstruction a été mise à disposition de Brenntag SA. Elle conclut au rejet du moyen.
132.Le ministère public développe un argumentaire comparable.
Sur ce, la Cour :
133.La phase contradictoire de la procédure devant l'Autorité ne s'ouvrant qu'à compter de la notification des griefs, ce n'est qu'à compter de cette date, que la personne visée par cet acte est en droit d'accéder au dossier.
134.Or, en l'espèce, il est constant qu'aucune notification des griefs n'a été adressée à Brenntag SA dans le cadre du dossier résultant des saisines dites contentieuses (n° 07/0076 F). La phase contradictoire de la procédure n'étant donc pas ouverte, elle ne dispose pas d'un droit d'accès audit dossier.
135.La circonstance qu'un rapport d'obstruction (initial ou complémentaire) lui a déjà été notifié n'est pas de nature à lui ouvrir un tel droit.
136.Admettre le contraire reviendrait à méconnaître tant la spécificité de la procédure d'obstruction que les besoins de l'instruction au fond- toujours en cours- dans la recherche des preuves.
137.En outre, contrairement à ce que suggère Brenntag SA, ni les plaintes, ni les décisions de gestion des dossiers de fond n'ont été utilisées, que ce soit dans le rapport d'obstruction ou dans la décision attaquée, comme des éléments de caractérisation de l'infraction d'obstruction.
138.Au surplus, contrairement à ce qu'elle suggère également, elle a été pleinement en mesure de contester la légalité des demandes d'informations des services d'instruction, comme en témoignent, de manière détaillée, ses observations en réponse au rapport d'obstruction, ainsi que la décision attaquée.
139.Le moyen n'est donc pas fondé.
H. Sur le moyen pris de l'absence de motivation de la décision attaquée
140.Brenntag SA soutient que l'Autorité a manqué à son obligation de motivation de la décision attaquée. Elle fait valoir, à titre d'exemples, que, dans ses observations en réponse au rapport complémentaire, elle avait soulevé plusieurs irrégularités fondamentales de la procédure, telles que, notamment, l'absence d'habilitation du rapporteur à formuler les demandes d'informations, la méconnaissance du principe du contradictoire en l'absence de véritable second tour, l'absence d'accès au dossier, ainsi que la particularité des arguments avancés sur l'imputabilité de la sanction, y compris la distanciation de la société mère. Elle estime que l'Autorité n'a pas répondu précisément à chacun de ces arguments qu'elle prétend fondés et dont elle allègue qu'ils auraient pu entraîner la nullité de la procédure.
141.En réponse, l'Autorité de la concurrence fait valoir qu'elle a précisé, dans plusieurs paragraphes de sa décision auxquels elle renvoie, les raisons pour lesquelles, premièrement, les rapporteurs en charge de l'affaire n° 07/0076F étaient habilités, deuxièmement, aucune entreprise n'avait eu accès au dossier, troisièmement, elle a fait application de la présomption d'imputabilité et retenu que la société mère exerçait une influence déterminante sur sa filiale. Elle considère, en outre, que le respect du contradictoire a été assuré tout au long de la procédure et renvoie également sur ce point à plusieurs paragraphes de sa décision. Elle relève, au surplus, que Brenntag SA n'a pas précisément exposé les raisons pour lesquelles elle considère que les motifs de la décision attaquée ne permettent pas de satisfaire à l'obligation de motivation. Elle observe qu'en tout état de cause l'obligation de motivation lui incombant ne saurait être interprétée comme impliquant que celle-ci soit tenue de répondre dans le détail à chaque argument invoqué par le requérant et cite de la jurisprudence en ce sens.
Sur ce, la Cour :
142.Il résulte d'une jurisprudence constante que l'obligation de motivation qui incombe à l'Autorité lui impose d'énoncer les considérations de fait et de droit qui constituent le fondement de sa décision, afin de permettre aux personnes intéressées d'en comprendre la logique, le sens et la portée et à la juridiction de recours d'exercer son contrôle.
143.Toutefois, cette exigence de motivation n'emporte pas obligation d'apporter une réponse détaillée à chacun des arguments invoqués.
144.En l'espèce, cette exigence a été satisfaite s'agissant de l'argument tenant au défaut d'habilitation du rapporteur à formuler des demandes d'informations, dès lors que le paragraphe 118 de la décision attaquée indique que « les rapporteures avaient été régulièrement désignées par décisions des 14 mars 2007, 25 octobre 2007, 7 novembre 2007, 6 mars 2009 et 25 novembre 2009 ». L'Autorité a ainsi répondu, de manière circonstanciée, à l'objection selon laquelle la désignation de la rapporteure, par la décision du 14 mars 2007, ne pouvait porter sur des saisines postérieures au 14 mars 2007, à savoir celles du 21 juillet 2007 (07/0058 F), du 31 octobre 2007 (07/0076 F) et du 30 octobre 2009 (09/0023 F).
145.Cette exigence de motivation a également été satisfaite en ce qui concerne le respect du principe du contradictoire et l'éventuelle nécessité d'un second tour de contradictoire, dès lors que l'Autorité :
' d'une part, a considéré qu'aucune atteinte n'avait été portée aux droits de la défense de Brenntag, eu égard au délai de plus de neuf semaines dont elle avait disposé pour faire valoir ses observations en réponse au rapport d'obstruction du 31 janvier 2017 et du dépôt par celle-ci, le 14 avril 2017, d'un mémoire de quatre- vingt-sept pages (§ 88 et 89 de la décision attaquée) et ;
' d'autre part, a rappelé les arguments développés tant par Brenntag AG que par Brenntag SA, dans leurs observations en réponse au rapport complémentaire du 10 juillet 2017, sur l'imputabilité des pratiques reprochées à Brenntag AG en tant que société mère (§ 232 de la décision attaquée).
146.Par là-même, l'Autorité a répondu à l'allégation prise du défaut de respect du principe du contradictoire.
147.En outre, c'est à tort que Brenntag SA prétend que l'Autorité n'a pas répondu à ces arguments sur l'imputabilité des pratiques reprochées à Brenntag AG, en particulier celui sur la distanciation de la société mère, puisqu'elle y a précisément répondu (§ 233 à 225 de la décision attaquée).
148.C'est également à tort qu'elle allègue que l'Autorité n'a pas répondu à l'argument portant sur l'accès au dossier, dès lors que, comme cela a déjà été indiqué, elle a précisé que « la saisine n° 07/0076F n'ayant, à ce jour, donné lieu à aucun acte de procédure, hormis la poursuite pour obstruction, nulle entreprise n'a encore eu accès au dossier » (§ 127 de la décision attaquée).
149.Dès lors, il convient de rejet le moyen.
I. Sur le moyen concernant la publication de la décision attaquée
150.Brenntag SA soutient que la publication de la décision attaquée, qu'elle qualifie de « précipitée », a révélé des éléments relevant de l'organisation et de la stratégie de sa défense (nombre, noms, adresses et changement d'avocats au cours de la procédure), qui auraient dû rester confidentiels, à un double titre, celui de la protection à la fois du secret professionnel et des données personnelles. Elle estime que ces révélations ont porté atteinte à sa réputation et celle de ses conseils, ainsi qu'à ses droits de la défense.
151.En réponse, l'Autorité fait valoir que les paragraphes de la décision attaquée qui précisent les stipulations des mandats de représentation de Brenntag SA, ainsi que les termes des échanges entre cette dernière et les services d'instruction après la seconde notification du rapport d'obstruction, étaient nécessaires à la motivation de ladite décision et ne révèlent pas sa stratégie de défense.
152.Le ministère public partage cette analyse.
Sur ce, la Cour :
153.L'article D. 464-8-1 du code de commerce indique :
« Les décisions de l'Autorité de la concurrence mentionnées à l'article L. 470-7-1 sont publiées sur le site internet de l'Autorité ('). ».
154.Il en va ainsi pour les décisions prises en application de l'article L. 464-2 du même code (sanction pour obstruction) auquel ledit article L. 470-7-1 renvoie.
155.Les mentions critiquées de la décision publiée, relatives au nombre, à l'identité, au changement d'avocats de Brenntag SA et au changement de cabinets de certains d'entre eux au cours de la procédure, ne sont pas de nature à révéler une stratégie de défense, dans sa substance même, qui serait susceptible, à ce titre, de relever de la protection du secret professionnel.
156.Si ces mentions peuvent se rattacher à l'organisation de la défense de Brenntag SA, elles visent à répondre précisément au moyen développé par celle-ci, pris de l'insuffisance du délai imparti pour répondre au rapport d'obstruction.
157.En outre, en tout état de cause, ces mentions dont seule la diffusion est critiquée, ne sont pas de nature à vicier, en tant que telle, la décision attaquée, dans le cadre du présent recours.
158.Il convient donc d'écarter ce moyen.
J. Sur le moyen pris de la notification irrégulière de la décision attaquée
159.Brenntag SA soutient que la notification de la décision attaquée est irrégulière, au regard de l'article R. 464-30 du code de commerce, dès lors que les textes notifiés relatifs aux délais et voies de recours n'étaient plus en vigueur et qu'une nouvelle rédaction de ces textes l'étaient depuis le 1er septembre 2017. Elle fait valoir, en outre, que la publication de cette décision sur le site Internet de l'Autorité avant sa notification relève d'un comportement déloyal.
160.En réponse, l'Autorité rappelle les termes de la notification de la décision attaquée et en déduit que toutes les conditions fixées par l'article R. 464-30 du code de commerce sont remplies, de sorte que celle-ci est régulière. Elle observe, en outre, qu'aucune disposition n'impose à l'Autorité de notifier formellement sa décision aux mis en cause avant sa publication sur son site Internet. Elle précise, enfin, que le secrétariat des séances avait adressé ladite décision à Brenntag SA, pour information, un peu plus d'une heure avant cette publication.
161.Le ministère public partage cette analyse.
Sur ce, la Cour :
162.L'article R. 464-30 du code de commerce, dans sa rédaction en vigueur depuis le 8 mai 2017, précise :
« Les décisions de l'Autorité de la concurrence et du rapporteur général sont notifiées par lettre recommandée avec demande d'avis de réception.
À peine de nullité, la lettre de notification indique le délai de recours ainsi que les modalités selon lesquelles celui-ci peut être exercé. Elle comporte en annexe les noms, qualités et adresses des parties auxquelles la décision de l'Autorité de la concurrence ou du rapporteur général a été notifiée ».
163.En l'espèce, la lettre de notification de la décision attaquée, en date du 28 décembre 2017, indique : « En vertu de l'article L. 464-8 du code de commerce, cette décision peut faire l'objet d'un recours en annulation ou en réformation devant la cour d'appel de Paris (') dans un délai d'un mois après la présente notification, et, selon les modalités fixées par les articles R. 464-12 à R.464-14 inclus du code de commerce, dont les textes sont joints en copie ».
164.La circonstance que la copie des textes des articles R. 464-12 à R-464-14 du code de commerce ne correspond pas en tout point à la rédaction en vigueur à la date de la notification ne suffit pas à rendre celle-ci irrégulière. La mention du délai de recours d'un mois, qui est inchangé, ainsi que le renvoi aux modalités fixées auxdits articles, dont les avocats de Brenntag SA ne pouvaient raisonnablement ignorer la rédaction en vigueur, suffit à satisfaire à l'exigence invoquée par cette société, prévue à l'article R. 464-30, précité.
165.La circonstance que cette lettre de notification n'a pas été adressée à Brenntag SA, mais uniquement à ses avocats, qui la représentent, et qu'elle n'a pas eu lieu avant la publication de la décision sur le site Internet de l'Autorité, n'est pas de nature à remettre en cause la régularité de la notification de la décision attaquée.
166.En tout état de cause, aucune de ces circonstances, qui sont afférentes à la notification de la décision attaquée, ne saurait vicier la décision attaquée elle-même, dans le cadre du présent recours.
167.Il convient donc d'écarter le moyen.
II. SUR LA RÉGULARITÉ DES DEMANDES DE RENSEIGNEMENTS DES 12 ET 20 OCTOBRE 2015
168.Aux paragraphes 102 à 109, puis 142 à 186 de la décision attaquée, l'Autorité, après avoir déclaré irrecevables les exceptions de nullité soulevées par Brenntag SA contre les demandes de renseignements qui lui ont été adressées par les services d'instruction le 12 et 20 octobre 2015, au motif qu'elle ne serait pas à même d'annuler un acte d'instruction, a néanmoins examiné ces exceptions de nullité et retenu qu'elles n'étaient pas fondées.
169.Brenntag SA conteste ces deux aspects de l'analyse de l'Autorité. Les développements de la décision attaquée sur la question du bien-fondé des exceptions de nullité rendant inopérant le moyen pris de l'illégalité du refus de contrôle de la régularité des demandes de renseignements, l'examen de la Cour portera uniquement sur la question de la régularité de celles-ci. Cette régularité est contestée à plusieurs égards qu'il conviendra d'examiner successivement.
170.Au préalable, pour une bonne compréhension de la discussion, il convient de faire état de chacune de ces demandes de renseignements.
171.Celle du 12 octobre 2015 est formulée selon les termes suivants (voir page 13 de la décision attaquée, soulignement ajouté par la Cour) :
« En réponse à notre demande d'indiquer, pour la période 1998/2012, et pour chaque commodité chimique et spécialité chimique, pour laquelle une exclusivité de distribution (...) est consentie (...) le montant total des ventes (en valeur et en volume) de ces produits effectuées en France (en ventilant par produit), traitée par ce courrier du 30 octobre 2014, Brenntag nous a transmis un fichier, en indiquant au point 3.1 de la page 2 à l'annexe au courrier du 30 octobre 2014 : 'il n'a pu être établi que pour la période 2011 à 2013, ce type d'extraction n'étant pas possible auparavant'.
En réponse à notre demande portant sur le pourcentage des ventes sous exclusivité réalisées, pour chaque produit, auprès d'autres distributeurs de commodités ou spécialités, Brenntag a indiqué, au point 3.3 de la page 2 à l'annexe au courrier du 30 octobre 2014, 'Information non disponible dans les systèmes d'information de Brenntag'.
Par ailleurs, il apparaît que Brenntag n'a fourni aucun élément probant (factures, extrait de comptabilité, certification) au soutien des chiffres transmis, susceptible d'attester de la véracité des réponses contenues dans les annexes 2, 3 et 4 de sa réponse du 30 octobre 2014.
L'ensemble de ces informations est indispensable à l'instruction de l'affaire dont les services d'instruction sont en charge. Or, vous indiquez qu'elles ne sont pas disponibles en l'état dans vos systèmes d'information. Il appartient donc aux services d'instruction de procéder à la reconstitution des informations manquantes.
Dès lors, nous vous saurions gré de bien vouloir nous transmettre, pour les périodes et produits visés par nos demandes initiales, reprises dans votre courrier du 30 octobre 2014, les éléments comptables et commerciaux dont Brenntag dispose permettant aux services d'instruction de reconstituer l'information manquante :
- tous documents permettant aux services d'instruction d'identifier pour la période 1998/2012, et pour chaque commodité chimique et spécialité pour laquelle une exclusivité de distribution est consentie, le montant annuel total des ventes (en valeur et en volume) de ces produits effectuées en France (les informations fournies devront permettre aux services d'instruction de ventiler par produit); en particulier, vous voudrez bien nous communiquer les factures relatives aux ventes des produits en cause, à tout le moins pour la période 2005-2015 ; vous pourrez également nous adresser tout autre document récapitulatif par produit ou client, extraits de compte clients, etc. ;
- tous documents permettant aux services d'instruction d'identifier les ventes sous exclusivité réalisées, pour chaque produit concerné, auprès d'autres distributeurs de commodités ou spécialités ; en particulier, vous voudrez bien nous communiquer les factures relatives aux ventes des produits en cause, à tout le moins pour la période 2005-2015 ; vous pourrez également nous adresser tout autre document récapitulatif par produit ou client, extraits de compte clients pertinents ' distributeurs de commodités et de spécialité ' pour les années concernées par notre demande ;
Par ailleurs, nous vous saurions gré de bien vouloir nous transmettre tous documents (factures, récapitulatifs, extraits de compte, etc.) fournissant aux services d'instruction les éléments ayant fondé vos réponses fournies dans les annexes 2, 3 et 4 de votre réponse du 30 octobre 2014 précitée.
Ces informations devront nous être fournies avant le 13 novembre 2015.
En cas de difficultés, veillez revenir vers nous avant le 19 octobre 2015. En particulier, nous vous proposons de rencontrer votre comptable ou votre directeur commercial afin d'identifier les pièces pertinentes qui permettent de retrouver et reconstituer ces données ».
172.La demande de renseignements du 20 octobre 2015 est rédigée dans les termes suivants (voir page 14 de la décision attaquée, soulignement ajouté par la Cour) :
« Nous comprenons que :
' le système d'information de Brenntag ne distingue pas, s'agissant des ventes, entre les produits ayant relevé, à l'achat, d'une exclusivité fournisseurs ;
' il n'existe ni facture, ni document comptable ou autre permettant d'identifier (i) les ventes par Brenntag de commodités achetées sous exclusivité (notre première question) ni (ii) les ventes, par Brenntag à d'autres distributeurs, de commodités achetées sous exclusivité (notre deuxième question).
(')
Néanmoins, malgré les différentes difficultés soulevées, Brenntag a été en mesure de nous communiquer des estimations de ces ventes par son courrier du 30 octobre 2014 (annexe n° 3) pour les années 2011 à 2013 et nous lisons également dans le courrier du 19 octobre 2015 que des « retraitements ont (...) été effectués à la main » à cette fin.
Il vous est dès lors demandé de communiquer les éléments qui ont permis à Brenntag de procéder à ces estimations et qui ont constitué la base de ces retraitements « manuels ». À cet égard, vous voudrez bien décrire ces éléments factuels, préciser la méthode de retraitement manuel utilisée et expliquer le résultat de ce retraitement.
Enfin, vous voudrez bien nous communiquer les pièces ayant servi à cette opération de calcul.
Vous voudrez bien enfin nous confirmer que ce retraitement pour les années 2011-2013 est exhaustif et couvre l'ensemble des produits pertinents commercialisés par Brenntag et bénéficiant d'une exclusivité.
Il vous est également demandé d'indiquer très précisément les raisons pour lesquelles ces éléments ne sont pas disponibles pour les années précédant l'année 2011, s'agissant tant des commodités chimiques que des spécialités.
S'agissant des ventes faites à d'autres distributeurs, vous indiquez qu'il est possible de déterminer les distributeurs ayant été livrés en produits Exxon (Exxol, Isopar, Napar, Solvesso), achetés en exclusivité : cette information devra nous être transmise dans les délais déjà précisés (du 13 novembre 2015). S'agissant des autres produits en exclusivité, veuillez fournir tout document, facture, extrait de comptes des clients de Brenntag, s'agissant des clients qui sont également distributeurs de commodités chimiques et/ou de spécialités, permettant, ensemble, d'identifier les produits (commodités chimiques et spécialités) vendus pour les années 2005-2015 à ces clients distributeurs.
Ces informations devront nous être fournies avant le 13 novembre 2015.
En cas de nouvelle difficulté, veuillez revenir vers nous avant le 23 octobre 2015.
En particulier, nous vous proposons de rencontrer votre comptable ou votre directeur commercial afin d'identifier les pièces pertinentes qui permettraient de retrouver et de reconstituer ces données ».
A. Sur le moyen pris du défaut d'habilitation de l'auteur des demandes de renseignements
173.Brenntag SA développe un moyen comparable à celui pris d'un défaut de motivation de la décision attaquée (voir paragraphe 144 du présent arrêt, en soutenant que la désignation, le 14 mars 2007, d'une rapporteure pour instruire la saisine n° 07/0034 F, ne pouvait porter sur des saisines postérieures (07/0058 F, 07/076 F et 09/0023 F).
174.Dans ses observations, l'Autorité, après avoir rappelé la motivation de la décision attaquée sur ce point (§118), fait état, justificatifs à l'appui, des désignations successives qui y sont mentionnées. Elle en déduit que l'auteure des demandes de renseignements des 12 et 20 octobre 2015 était parfaitement habilitée à adresser ces demandes en sa qualité de rapporteure.
Sur ce, la Cour :
175.Il résulte clairement des explications et des pièces fournies par l'Autorité (§ 118 de la décision attaquée et observations devant la Cour) que l'auteure des demandes de renseignements des 12 et 20 octobre 2015 avait été désignée comme rapporteure pour instruire non seulement la saisine n° 07/0034 F, mais aussi celles postérieures n° 07/0058 F, n° 07/0076 F et n° 09/0123 F, toutes regroupées sous le n° unique 07/0076 F.
176.Il convient donc de rejeter le moyen.
B. Sur le moyen pris de l'absence de notification de l'objet de l'enquête dans les demandes de renseignements
177.Aux paragraphes 129 à 141 de la décision attaquée, l'Autorité a considéré que Brenntag SA avait été suffisamment informée par les rapporteurs de l'objet de l'enquête, compte tenu des mentions figurant dans les demandes de renseignements des 12 et 20 octobre 2015, ainsi que des nombreux échanges intervenus antérieurement avec les services d'instruction (audition du 12 mars 2014 et courrier du 15 mai de la même année).
178.Brenntag SA conteste cette analyse. Elle soutient que la référence aux numéros des saisines, figurant dans les demandes de renseignements, est insuffisante, en l'absence de toute mention sur le cadre juridique de l'enquête. Elle fait valoir que l'objet de celle-ci ne saurait être déduit d'une chaîne d'actes d'instruction dont le plus récent datait d'un an avant lesdites demandes et qu'elle n'a pu savoir si l'enquête portait uniquement sur les commodités chimiques ou également sur les spécialités chimiques et si elle relevait des seules dispositions françaises ou également des dispositions européennes.
179.En réponse, l'Autorité rappelle la motivation de la décision attaquée sur ce point et réfute l'argument selon lequel des échanges intervenus en 2014 seraient dénués de pertinence pour apprécier si l'exigence de notification de l'objet de l'enquête a été satisfaite.
180.Le ministère public partage cette analyse et rappelle que la Cour de cassation (Com. 20 novembre 2001, pourvois n° 99-16.776 et n° 99-18.253, Bull. n° 182) a jugé que la mention préimprimée figurant sur un procès-verbal d'enquête selon laquelle l'objet de l'enquête a été porté à la connaissance de la personne entendue suffit à justifier, jusqu'à preuve contraire, de l'indication de cet objet.
Sur ce, la Cour :
181.C'est à juste titre que l'Autorité, par des motifs que la Cour adopte, a retenu que Brenntag SA avait été suffisamment informée par les rapporteurs de l'objet de l'enquête, eu égard aux mentions figurant dans les demandes de renseignements des 12 et 20 octobre 2015 et aux échanges intervenus antérieurement avec les services d'instruction. Il en va ainsi, notamment, de l'audition du président du directoire de Brenntag SA du 12 mars 2014 : le procès-verbal d'audition indique que l'objet de l'enquête a été porté à sa connaissance, ce qui suffit, en vertu de la jurisprudence précitée, à justifier, sauf preuve contraire qui n'est pas rapportée en l'espèce, de l'indication de cet objet. C'est ce qui résulte également d'un courrier circonstancié des services d'instruction du 15 mai de la même année.
182.En effet, il ressort de ces éléments que cette entreprise a eu connaissance à la fois :
' du secteur concerné par les investigations, à savoir celui de la distribution des produits chimiques et ;
' du cadre juridique des investigations tenant, d'une part, aux bases juridiques de l'enquête (articles L. 450-1 et suivants du code de commerce) et, d'autre part, aux textes d'incrimination des pratiques suspectées (pratiques consistant, notamment, en des prix prédateurs et/ou d'exclusivité, susceptibles de relever des articles L. 420-1 et/ou L. 420-2 du code de commerce, voire les articles 101 et/ou 102 du TFUE).
183.Ces éléments d'information sont suffisants pour satisfaire à l'exigence de notification de l'objet de l'enquête, le rapporteur n'étant pas tenu de procéder, ni à une définition fine du marché pertinent, ni à une qualification juridique précise des pratiques suspectées.
184.La circonstance que les éléments relatifs au cadre juridique ne sont pas mentionnés dans les demandes de renseignements du 12 et 20 octobre 2015 est indifférente, dès lors que ces éléments, comme cela vient d'être indiqué, ont déjà été précisés l'année précédente dans le cadre de l'instruction conduite sous le même numéro unique (07/0076 F).
185.Il convient donc de rejeter le moyen.
C. Sur le moyen pris du défaut de nécessité et de pertinence des demandes de renseignements
186.Aux paragraphes 142 à 151 de la décision attaquée, l'Autorité, après avoir rappelé que les entreprises ne sauraient s'ériger comme juge de la pertinence des mesures d'instruction qui leur sont adressées, a expliqué pourquoi les services d'instruction avaient demandé à Brenntag SA la communication (dont celle-ci contestait la nécessité) du montant des ventes, réalisées sur le marché aval, des produits pour lesquels elle a bénéficié d'une exclusivité à l'achat auprès de ses fournisseurs.
187.Brenntag SA conteste cette analyse. Elle fait valoir que l'exigence de nécessité des demandes d'informations des enquêteurs vise à protéger les entreprises à l'encontre de pratiques dites de « pêche aux informations » (« fishing expedition »). Elle soutient qu'en l'espèce, les services d'instruction ont tenté de procéder ainsi de la manière suivante :
' en sollicitant des informations se rapportant à un marché distinct de celui visé par la saisine, à savoir celui des spécialités chimiques, au-delà de celui des commodités chimiques ;
' en étendant artificiellement le champ temporel de l'enquête (au-delà de 2009 sans invoquer d'indices sur la prétendue continuité des pratiques) et en demandant des informations concernant une période de près de 20 ans ;
' en sollicitant la communication des mêmes informations à plusieurs reprises ;
' en demandant des informations apparaissant dénuées de pertinence au regard des pratiques recherchées (confusion entre les pratiques d'abus de position dominante et d'entente, à la fois horizontale et verticale).
188.En réponse, l'Autorité rappelle que les demandes de renseignements des 12 et 20 octobre 2015 étaient strictement nécessaires et pertinentes aux fins de l'enquête et conteste l'existence d'une quelconque pratique de pêche aux informations (« fishing expedition »). Elle fait valoir :
' que le marché des commodités et celui des spécialités chimiques se recouvrent au moins partiellement, la classification des produits entre ces deux catégories s'opérant au gré de chaque opérateur, en l'absence de définition réglementaire ou universelle ; qu'en tout état de cause, le dossier n° 07/076 F, auquel a été joint le dossier n° 07/0034 F, porte à la fois sur les commodités et les spécialités chimiques ;
' que l'allongement de la durée de la procédure résulte, d'une part, de la durée potentielle des pratiques dénoncées, ces dernières étant susceptibles de revêtir un caractère continu et, d'autre part, des réponses insuffisantes de Brenntag SA ;
' que si les demandes des 12 et 20 octobre 2015 visaient des informations déjà sollicitées c'est uniquement parce que Brenntag SA avait refusé de les fournir, du moins de manière complète et/ou circonstanciée ; qu'en tout état de cause, à supposer même que certaines informations demandées se trouvaient déjà dans des réponses préalables, il appartenait à Brenntag SA de le signaler et de renvoyer les rapporteurs vers les éléments déjà fournis, ce qu'elle n'a pas fait dans ses réponses du 19 octobre et 13 novembre 2015 ;
' que la décision attaquée (§ 145 à 151) explique précisément les raisons pour lesquelles les demandes de renseignements du 12 et 20 octobre 2015 étaient nécessaires et pertinentes.
189.Le ministère public invite la Cour à déclarer ces moyens irrecevables, aucun texte ne prévoyant un droit de recours à l'encontre des mesures prises en application de l'article L. 450-3 du code de commerce.
Sur ce, la Cour :
190.Comme cela vient d'être indiqué, l'objet de l'enquête, tel que notifié à Brenntag SA, était défini comme portant sur des pratiques dénoncées par des plaignants, consistant notamment en des pratiques de prix prédateurs et/ou d'exclusivités, dans le secteur de la distribution des produits chimiques.
191.Or, les demandes adressées à Brenntag SA, les 12 et 20 octobre 2015, portaient :
' d'une part, sur tous documents permettant de déterminer le montant annuel total des ventes réalisées en France, pendant une certaine période (1998/2012), des produits chimiques (commodités et spécialités) pour lesquels une exclusivité de distribution avait été consentie, en particulier sur les factures relatives aux ventes desdits produits, à tout le moins sur une période 2005-2015 ;
' d'autre part, sur tous documents permettant de déterminer les ventes sous exclusivité réalisées auprès d'autres distributeurs, en particulier sur les factures relatives aux ventes desdits produits, à tout le moins sur une période 2005-2015.
192.Comme l'explique précisément l'Autorité, dans la décision attaquée (§ 146 à 148), ces demandes visaient à établir si les éventuelles exclusivités que cette entreprise aurait conclues avec ses fournisseurs avaient pour effet de verrouiller les marchés de la distribution de commodités et des spécialités chimiques, au détriment de ses concurrents actuels ou potentiels, dans le cadre, le cas échéant, d'un effet dit de forclusion, ce qui impliquait de déterminer la part de marché couverte par les exclusivités détenues par celle-ci, cet effet de forclusion ne pouvant être établi qu'au cas où une part significative de la totalité des ventes de commodités ou spécialités chimiques sur les marchés concernés était réalisée par Brenntag SA dans le cadre d'exclusivités conclues avec ses fournisseurs.
193.Contrairement à ce que suggère Brenntag SA, ces demandes ne sauraient être regardées comme des opérations de « pêche aux informations » (« fishing expedition »).
194.En effet, elles se rapportaient bien à l'objet de l'enquête, tel que défini précédemment. Il en va ainsi au regard à la fois :
' des produits concernés (les produits chimiques, sans distinction entre les commodités et les spécialités, relevant ensemble du dossier portant le numéro unique 07/0076 F) ;
' de la période considérée (en partie postérieure à la date de la dernière saisine, soit le 30 octobre 2009, dans la mesure où, comme le précise à plusieurs reprises le courrier des services d'instruction du 15 mai 2014, précité, les pratiques dénoncées étaient susceptibles de revêtir un caractère continu) ;
' de la nature des pratiques suspectées (susceptibles de constituer, comme le précise le courrier du 15 mai 2014, précité, un abus de position dominante et/ou une entente).
195.En outre, les services d'instruction pouvaient raisonnablement supposer, à la date des demandes, que la communication des éléments sollicités les aiderait à déterminer l'existence de l'infraction ou des infractions alléguées (voir, en ce sens, notamment, arrêts de la Cour de justice, du 19 mai 1994, SEP/Commission, C-36/92 P, point 21, et du 28 janvier 2021, Qualcomm Inc.e.a., C 466/19 P, point 70).
196.La circonstance que certains des éléments sollicités les 12 et 20 octobre 2015 avaient déjà été fournis par Brenntag SA, en réponse à des demandes antérieures, ne saurait remettre en cause la nécessité, pour les besoins de l'enquête, de communiquer l'ensemble des éléments sollicités, de manière complète et documentée, et notamment ceux d'ordre méthodologique sur le retraitement de certaines données, quitte à renvoyer, le cas échéant, à certains éléments qui auraient déjà été fournis.
197.Il convient donc de rejeter le moyen.
D. Sur le moyen pris du caractère général et imprécis des demandes de renseignements
198.Aux paragraphes 152 à 159 de la décision attaquée, l'Autorité a écarté, comme étant non fondée, la critique tenant au caractère général et imprécis des demandes de renseignements des 12 et 20 octobre 2015, qui résulterait de l'absence de précisions sur la notion de « clients-distributeurs », le périmètre des produits et la nature des exclusivités.
199.Brenntag SA renouvelle cette critique, en soutenant que les services d'instruction peuvent uniquement exiger la communication de documents et informations dont ils savent qu'ils existent et qu'ils peuvent identifier spécifiquement et précisément, afin de ne pas porter atteinte aux droits de l'entreprise visée par l'enquête. Elle estime qu'en l'espèce, tel n'est pas le cas des documents sollicités.
200.En effet, la demande de renseignement du 12 octobre 2015 vise « tous documents ».
201.En outre, si cette demande vise en particulier les « factures relatives aux ventes des produits en cause », il ne serait toutefois pas possible d'identifier, dans les stocks des commodités chimiques - dès lors qu'elles sont conservées sans distinction d'origine- celles ayant fait l'objet d'une exclusivité consentie en amont par les fournisseurs. Faute de pouvoir déterminer en conséquence les ventes de ces commodités à d'autres distributeurs, aucune facture relative à ces ventes n'existerait.
202.Au surplus, les demandes adressées en 2015, pour des informations datant de 1998, excèderaient la durée légale de conservation des documents.
203.En réponse, l'Autorité, après avoir rappelé la motivation de la décision attaquée (§ 152 à 159), indique que l'expression « tous documents » visait des documents parfaitement identifiables, dont la conservation pendant dix ans est imposée à l'entreprise par la loi.
204.Le ministère public partage cette analyse et fait plus particulièrement valoir qu'en cas d'incompréhension sur l'objet d'une demande de renseignements, il appartient à l'entreprise d'en faire part à l'Autorité et qu'en tout état de cause, l'identification précise de documents ne peut être attendue des services d'instruction dans le cadre d'une enquête.
Sur ce, la Cour :
205.L'article L. 450-3, alinéa 4, du code de commerce, dont il a été fait application en l'espèce, énonce :
« Les agents peuvent exiger la communication et obtenir ou prendre copie, par tout moyen et sur tout support, des livres, factures et autres documents professionnels de toute nature, entre quelques mains qu'ils se trouvent, propres à faciliter l'accomplissement de leur mission. Ils peuvent exiger la mise à leur disposition des moyens indispensables pour effectuer leurs vérifications. Ils peuvent également recueillir, sur place ou sur convocation, tout renseignement, document ou toute justification nécessaire au contrôle ». Les documents dont les services d'instruction peuvent exiger la communication sont donc conçus largement.
206.En l'espèce, l'objet principal de la critique de Brenntag SA porte sur la communication de factures relatives aux ventes des produits ayant bénéficié d'une exclusivité auprès des fournisseurs. Elle soutient que ces ventes ne peuvent en aucun cas faire l'objet d'une facture, de sorte que ces factures sont inexistantes.
207.Or, lors de son audition par les rapporteurs le 12 mars 2014, M. [E], président du directoire de Brenntag SA, a déclaré :
« La marque est sans aucun impact sur l'achat de commodités chimiques. Brenntag mélange ainsi dans une même cuve une même commodité, de même caractéristique technique, quelle que soit son origine de production. Les producteurs font exactement les mêmes produits, d'un point de vue technique. Les seules différences entre producteurs portent sur le prix et la disponibilité chez le producteur. Néanmoins, certains clients, marginaux, peuvent exiger certaines marques. Cette exigence est fondée sur les risques spécifiques de son secteur (pharmacie, alimentaire). La provenance, vérifiée par le client, joue ainsi un rôle à leur égard. Cela est également lié à l'implantation historique des fournisseurs, qui étaient alors mieux placés localement et auxquels les clients restent attachés.
En revanche, la marque est très importante pour les spécialités. Le mode de distribution diffère : les spécialités sont vendues essentiellement en conditionné d'origine, tandis que les commodités sont vendues en vrac ou en conditionné d'origine » (soulignement ajouté par la Cour).
208.Il ressort de ces déclarations que certains clients sont attachés à l'origine des commodités chimiques et que celles-ci peuvent être ainsi vendues en « conditionné d'origine », et pas seulement en vrac. Si ces clients sont présentés comme marginaux, il n'en demeure pas moins que, pour ceux-ci, rien ne s'oppose à l'établissement de factures.
209.En outre, il ressort de la demande de renseignements du 20 octobre 2015 que « (') malgré les différentes difficultés soulevées, Brenntag a été en mesure de (') communiquer des estimations de ces ventes [ventes des commodités ayant bénéficié à l'achat d'une exclusivité consentie par un fournisseur] par un courrier du 30 octobre 2014 (annexe n° 3), pour les années 2011 à 2013, [ce courrier précisant] que des retraitements ont (') été effectués à la main à cette fin ». Les services d'instruction ont été ainsi conduits à lui demander « de communiquer les éléments qui [lui] ont permis (') de procéder à ces estimations et qui ont constitué la base de ces retraitements manuels ». La réalisation de ces estimations et de ces traitements manuels témoigne de ce que, nonobstant la prétendue imprécision de la demande de renseignements du 12 octobre 2015, s'inscrivant dans le prolongement de précédentes demandes, Brenntag SA en a parfaitement compris le sens et la finalité.
210.Par ailleurs, Brenntag SA ne fait état d'aucune difficulté particulière pour la facturation des ventes de spécialités ayant bénéficié d'une exclusivité. En effet, comme l'explique M. [E], lors de son audition précitée, les spécialités sont vendues essentiellement en conditionnement d'origine, la marque jouant un rôle important en ce qui concerne ces produits. Les factures demandées par les services d'instruction pour les spécialités étaient donc parfaitement identifiables.
211.Au surplus, la demande de renseignements du 12 octobre 2015, comme celle du 20 octobre suivant, était assortie, en cas de difficultés pour y satisfaire, d'une proposition de rencontre des services d'instruction avec le comptable ou le directeur commercial de Brenntag SA, afin d'identifier les pièces pertinentes qui permettraient de retrouver et reconstituer les données chiffrées sollicitées. Contrairement à ce suggère Brenntag SA, cette proposition d'aide ne remet nullement en cause le fait que les éléments demandés étaient susceptibles d'être identifiés.
212.Au demeurant, il ressort de la demande de renseignements du 20 octobre 2015 et de la réponse de Brenntag SA du 13 novembre suivant que celle-ci a été en mesure d'identifier des distributeurs ayant été livrés en produits Exxon achetés sous exclusivité et de donner des données chiffrées concernant ses livraisons à la société Gaches Chimie pour les années 2007 à 2013. Elle explique que ces livraisons dites « en droiture » ont été effectuées directement à partir des usines d'Exxon ([Localité 11] principalement) au client final, sans passer par les dépôts de Brenntag. Celle-ci a donc parfaitement compris le sens et la finalité de la demande de renseignements du 12 octobre 2015, réitérée le 20 octobre suivant.
213.C'est donc en vain que Brenntag SA se prévaut de l'absence de quelconques factures de ventes des commodités sous exclusivité et critique le défaut de précisions quant à l'identification des autres documents sollicités lors de la demande de renseignements du 12 octobre 2015.
214.Cette analyse ne saurait être remise en cause par la circonstance, invoquée par Brenntag SA, que cette demande de renseignements porte sur des informations remontant à l'année 1998, bien au-delà du délai légal de conservation des contrats (5 ans) et des factures et bons de commande (10 ans).
215.En effet, comme cela a déjà été indiqué en réponse au moyen pris de la durée excessive de la procédure (voir paragraphes 111 et 112 du présent arrêt), il résulte d'une jurisprudence constante qu'il incombe à tout opérateur économique, au titre de son devoir général de prudence et de vigilance, de veiller à la conservation de ses livres et archives comme de tous éléments permettant de retracer son activité, afin de disposer des preuves nécessaires pour pouvoir se défendre dans l'hypothèse d'actions judiciaires ou administratives. Il importe de rappeler que ces mesures de prudence et de vigilance s'imposaient d'autant plus en l'espèce que Brenntag SA a reçu, dès le 14 février 2005, une notification de plusieurs griefs d'abus de position dominante, dont l'un portait sur sa politique commerciale entre 1998 et 2003 (procédure n° 03/0047 F). Si cette procédure a donné lieu à une décision de non-lieu du Conseil (décision n° 06-D-12 du 6 juin 2006), cette décision ne dispensait nullement Brenntag SA de son devoir général de prudence et de vigilance, qui aurait ainsi dû veiller à conserver tous les éléments permettant de retracer son activité, a fortiori après l'arrêt de la Cour, du 13 mars 2007, ayant annulé cette décision de non-lieu et renvoyé l'affaire devant ledit Conseil pour instruction complémentaire.
216.Il convient donc de rejeter le moyen.
E. Sur le moyen pris du caractère manifestement disproportionné des demandes de renseignements
217.Aux paragraphes 160 à 174 de la décision attaquée, après avoir rappelé les critères d'appréciation du caractère proportionné ou disproportionné des mesures d'instruction dégagés par la jurisprudence européenne, l'Autorité s'est livrée à cette appréciation et a estimé que les demandes de renseignements d'octobre 2015 n'étaient pas disproportionnées, compte tenu de :
' la gravité des infractions suspectées (abus de position dominante et entente verticale permettant à un acteur dominant de verrouiller le marché, au détriment des autres distributeurs de produits chimiques) ;
' l'importance des informations demandées (pour la qualification éventuelle des pratiques dénoncées, dans cadre d'une instruction conduite en exécution de l'arrêt de la Cour, du 13 mars 2007, ayant annulé la décision de non-lieu du Conseil, du 6 juin 2006, et renvoyé l'affaire à celui-ci en vue de son examen approfondi par les services d'instruction) ;
' la charge de travail que représente pour l'entreprise la fourniture des informations sollicitées (charge de travail qualifiée de conséquente eu égard à la période couverte, mais néanmoins considérée comme proportionnée aux nécessités de l'enquête, les services d'instruction ayant en outre proposé d'aider celle-ci à compléter l'évaluation des données manquantes).
218.Brenntag SA conteste cette analyse, en ce qu'elle laisserait entendre, contrairement à la jurisprudence européenne et nationale, qu'une mesure d'instruction est justifiée, de manière automatique, dès lors que celle-ci est nécessaire pour l'enquête, peu important la charge de travail pesant sur l'entreprise et quelles que soient l'ampleur temporelle et matérielle de la demande des services d'instruction.
219.En l'espèce, elle soutient que les demandes de renseignements d'octobre 2015 étaient hors de toute proportion dès lors qu'elles portaient :
' sur une période excessivement longue (14 ans pour les données chiffrées, de 1998 à 2012, et 10 ans pour les factures, de 2005 à 2015, soit au total 17 ans) ;
' sur l'ensemble des produits chimiques (les commodités et les spécialités), ce qui reviendrait à enquêter sur une catégorie aussi large que les produits alimentaires (plus de 10 000 références), alors que les services d'instruction connaissaient précisément les produits sur lesquels une exclusivité lui avait été consentie puisqu'ils disposaient de l'ensemble des contrats d'exclusivité en vigueur pendant la période 2011/2014 (tant pour les commodités que pour les spécialités).
220.Elle en déduit qu'il était impossible de répondre à ces demandes de renseignements du 12 et 20 octobre 2015, en moins d'un mois (avant le 13 novembre 2015), en outre selon le format particulièrement contraignant exigé par les services d'instruction pour leur permettre d'opérer une ventilation par produit. À cet égard, elle souligne que les difficultés qu'elle a rencontrées ne tenaient pas à un simple problème de formatage des réponses selon un modèle requis, mais à l'absence des informations demandées dans ses propres systèmes d'informations, ce qui l'a contrainte à procéder à une reconstitution extrêmement longue, coûteuse et laborieuse, de création de données, pour les années 2011 à 2013, qu'il était impossible de reproduire sur 14 années. Elle relativise l'aide proposée par les services d'instruction dans l'accomplissement de cette tâche dès lors que cette proposition se bornait à une rencontre avec son comptable ou directeur commercial pour identifier les pièces pertinentes permettant de retrouver et reconstituer ces données, ce dont elle déduit que les documents n'étaient pas précisément identifiés.
221.En réponse, l'Autorité rappelle, pour l'essentiel, la motivation de la décision attaquée. Elle fait plus particulièrement valoir que la proposition d'aide des services d'instruction a fait l'objet d'une « fin de non-recevoir catégorique » de la part de Brenntag SA, aux motifs que cette proposition ne procédait d'aucun texte et que la reconstitution était simplement impossible. Elle considère, en outre, qu'il était pertinent que les services d'instruction demandent à Brenntag SA la transmission d'une liste des produits chimiques faisant l'objet d'une exclusivité de distribution en France, pour chacune des années s'étant écoulées depuis 1998, dès lors que les éléments que cette entreprise avait transmis jusqu'alors ne permettaient pas de l'établir de manière exhaustive et consolidée.
222.Le ministère public partage cette analyse. Il fait plus particulièrement valoir que, selon une jurisprudence constante, le rapporteur est seul maître de la conduite de l'instruction et qu'il apprécie librement l'opportunité des mesures à mettre en 'uvre.
Sur ce, la Cour :
223.Il résulte d'une jurisprudence européenne constante que le caractère proportionné d'une demande des renseignements doit être apprécié par rapport aux nécessités de l'enquête et que le fait qu'une telle demande impose à l'entreprise une charge de travail importante ne suffit pas, en soi, à démontrer qu'elle revêt un caractère disproportionné (voir, notamment, arrêt de la Cour de justice, Qualcomm Inc. e.a. , précité, point 109, et arrêts du Tribunal du 12 décembre 1991, SEP/Commission, T-39/90, points 51 et 52, du 30 septembre 2003, Atlantic Container Line e.a./Commission, T-191-98, point 418, du 22 mars 2012, Slovak Telekom/Commission, T-458/09 et T-71/10, point 81, et du 14 mars 2014, Cementos Portland Valderrivas/Commission, T-296/11, points 88 et 89).
224.En l'espèce, force est de constater que les demandes de renseignements des 12 et 20 octobre 2015 représentaient pour Brenntag SA une charge de travail importante, en raison notamment de la multitude de produits concernés et du nombre d'années couvertes par ces demandes.
225.Toutefois, en vertu de la jurisprudence européenne précitée, ce constat ne suffit pas à démontrer que les demandes de renseignements litigieuses revêtaient un caractère disproportionné. Encore faut-il examiner si ces demandes n'étaient pas proportionnées aux nécessités de l'enquête.
226.À cet égard, il importe de rappeler que ces demandes de renseignements s'inscrivaient dans le cadre d'une procédure ayant pour origine plusieurs saisines de concurrents dénonçant notamment des pratiques de prix prédateurs et/ou d'exclusivité, dans le secteur de la distribution des produits chimiques, susceptibles de relever des articles L. 420-1 et/ou L. 420-2 du code de commerce et, le cas échéant, des articles 101 et/ou 102 du TFUE. En outre, comme le mentionnait à plusieurs reprises le courrier des services d'instruction du 15 mai 2014, précité, les pratiques ainsi dénoncées étaient susceptibles de revêtir un caractère continu, se prolongeant au-delà de la date à laquelle la dernière des saisines avait eu lieu.
227.Eu égard aux présomptions d'infractions que les services d'instruction entendaient vérifier et qui justifiaient la conduite de l'enquête, les demandes de renseignements des 12 et 20 octobre 2015 visaient, comme l'indique la décision attaquée (§ 146 à 148), à établir si les éventuelles exclusivités que cette entreprise aurait conclues avec ses fournisseurs avaient pour effet de verrouiller les marchés de la distribution de commodités et des spécialités chimiques, au détriment de ses concurrents actuels ou potentiels, dans le cadre, le cas échéant, d'un effet dit de forclusion, ce qui impliquait de déterminer la part de marché couverte par les exclusivités détenues par celle-ci, cet effet de forclusion ne pouvant être établi qu'au cas où une part significative de la totalité des ventes de commodités ou spécialités chimiques sur les marchés concernés était réalisée par Brenntag SA dans le cadre d'exclusivités conclues avec ses fournisseurs.
228.Les pratiques alléguées de prix prédateurs et/ou d'exclusivité, faisant l'objet de l'enquête, nécessitaient ainsi une analyse complexe de nombreuses données. Contrairement à ce qu'elle suggère, il ne suffisait donc pas, pour mener à bien l'enquête, de connaître les produits sur lesquels une exclusivité lui avait été consentie.
229.De plus, cette entreprise était la mieux placée pour fournir les renseignements demandés.
230.En outre, c'est en vain qu'elle soutient n'avoir disposé que de moins d'un mois pour les fournir. En effet, ces demandes s'inscrivaient dans le prolongement de demandes remontant à 2012, lesquelles avaient donné lieu à la transmission d'une partie des éléments de réponse par un courrier du 30 octobre 2014, auquel les demandes de renseignements des 12 et 20 octobre 2015 font référence.
231.Au surplus, contrairement à ce que suggère Brenntag SA, la circonstance que les données sollicitées n'aient pas été aisément accessibles, en raison de son propre système d'informations, de documentation et d'archivage, ce qui impliquerait un travail fastidieux de retraitement manuel de sa part pour fournir ces données aux services d'instruction, n'est pas de nature à établir que lesdites demandes de renseignements sont allées au-delà de ce qui était nécessaire pour mener à bien l'enquête. Admettre le contraire reviendrait à faire dépendre la proportionnalité de demandes de renseignements de la manière dont les entreprises organisent leur propre système d'informations, de documentation et d'archivage, et à encourager ainsi les entreprises à l'organiser « au moins disant », au mépris des nécessités de l'enquête, et à introduire une rupture d'égalité, à leur avantage, au détriment des entreprises disposant de systèmes plus développés (voir, en ce sens, arrêt du Tribunal de l'Union du 9 avril 2019, Qualcomm Inc. e.a., T-371/17, point 137).
232.Quant à la circonstance que les services d'instruction ont proposé à Brenntag SA de rencontrer leur comptable ou directeur commercial afin de faciliter la recherche et la reconstitution des données sollicitées, et favoriser ainsi une utilisation efficace de leurs ressources documentaires, elle ne saurait davantage démontrer que ces demandes de renseignements étaient disproportionnées.
233.Il résulte de l'ensemble de ces développements qu'il convient de rejeter le moyen.
F. Sur le moyen pris de la violation du droit de ne pas s'auto-incriminer
234.Brenntag SA soutient qu'en vertu d'une jurisprudence constante, les services d'instruction ne peuvent poser des questions dont la réponse conduirait l'entreprise questionnée à s'auto-incriminer. Elle cite en ce sens les arrêts de la Cour de justice du 18 octobre 1989, Orkem/Commission (374/87, point 35) et du 25 janvier 2007, Dalmine (C-407, points 31 et 35), selon lesquels la Commission ne saurait imposer à une entreprise l'obligation d'apporter des réponses par lesquelles celle-ci serait amenée à admettre l'existence de l'infraction dont il appartient à la Commission d'établir la preuve. Elle en déduit que l'Autorité a commis une erreur de droit en indiquant (§ 117 de la décision attaquée), que « sauf à priver de tout effet utile les pouvoirs d'enquête simple que les rapporteurs tiennent du code de commerce, les entreprises ne sauraient refuser de répondre aux demandes des services d'instruction et échapper à l'infraction d'obstruction en alléguant l'atteinte portée à leurs droits, notamment celui de ne pas contribuer à leur propre incrimination ».
235.Elle relève qu'en l'espèce, les services d'instruction ont exigé, à plusieurs reprises, des explications ou des justifications sur les raisons et l'objectif poursuivi par les exclusivités qui lui ont été consenties par ses fournisseurs. Sur ce point, elle fait valoir que ces questions auraient pu la conduire à s'auto-incriminer si les raisons ayant conduit à conclure des accords d'exclusivité avaient été anticoncurrentielles (quod non). Elle allègue que, face à la menace de sanction, elle avait néanmoins répondu à l'interrogation des services d'instruction en indiquant que les accords d'exclusivité étaient une pratique courante sur le marché des commodités et surtout des spécialités. Elle en déduit que cette interrogation porte atteinte à son droit de ne pas s'auto-incriminer.
236.Elle prétend, en outre, que l'Autorité lui a imposé de créer des documents « de toute pièce » avec des informations pouvant être auto-incriminantes.
237.En réponse, l'Autorité rappelle, tout d'abord, les développements de la décision attaquée (§ 111 à 117) sur la portée du droit de l'entreprise à ne pas s'auto-incriminer dans le cadre d'une enquête dite simple. Elle considère, en outre, qu'en l'espèce, Brenntag SA ne peut valablement prétendre s'être auto-incriminée lorsqu'elle a indiqué que les accords d'exclusivité étaient une pratique courante sur le marché, les services d'instruction cherchant uniquement à obtenir un éclairage sur le contexte économique et juridique de ces exclusivités éventuelles.
238.Le ministère public développe un argumentaire comparable. Il fait plus particulièrement valoir que le Conseil constitutionnel, dans sa décision n° 2016-552 QPC, société Brenntag, du 8 juillet 2016, a considéré que le droit reconnu aux agents habilités d'exiger la communication d'informations et de documents, prévu par les dispositions de l'article L.450-3 du code de commerce, tend à l'obtention non pas de l'aveu de la personne contrôlée, mais de documents nécessaires à la conduite de l'enquête de concurrence et en a déduit que ces dispositions ne portaient pas atteinte au principe selon lequel nul n'est tenu de s'auto-incriminer (point 12 de la décision).
Sur ce, la Cour :
239.Il résulte d'une jurisprudence européenne constante, invoquée par Brenntag SA, que, si dans le cadre d'une procédure tendant à l'établissement d'une infraction aux règles de l'Union en matière de concurrence, l'entreprise concernée peut être contrainte de fournir tous les renseignements nécessaires portant sur des faits dont elle peut avoir connaissance et de communiquer, au besoin, les documents y afférents qui sont en sa possession, même si ceux-ci peuvent servir à établir, notamment à son égard, l'existence d'un comportement anticoncurrentiel, cette entreprise ne saurait néanmoins se voir imposer l'obligation de fournir des réponses pour lesquelles celle-ci serait amenée à admettre l'existence d'une telle infraction (voir, notamment, arrêts de la Cour de justice du 18 octobre 1989, Orkem/Commission, 374/87, points 34 et 35, du 14 juillet 2005, ThyssenKrupp/Commission, C-65/02 P et C-73/02 P, point 49, du 29 juin 2006, Commission/SGL Carbon, C-301/04 P, points 41 et 42, du 25 janvier 2007, Dalmine/Commission, C-407/04 P, point 34, du 12 janvier 2017, C-411/15 P, point 83, du 2 février 2021, DB/Commissione Nazionale per le Società e la Borsa, Consob, C-481/19, points 46 et 47).
240.Force est de constater que ce moyen est en partie inopérant en ce qu'il s'attaque à une demande de renseignements dont l'objet (les raisons de la conclusion d'accords d'exclusivité) est totalement différent de celui des 12 et 20 octobre 2015.
241.Pour le surplus, il importe de relever que ce moyen ne précise pas s'il porte sur les demandes de renseignements des 12 et 20 octobre 2015 et se borne à affirmer, sans aucun développement sur ce point, que l'Autorité a imposé à Brenntag SA de créer des documents « de toute pièce » avec des informations pouvant être auto-incriminantes. À supposer que cette affirmation concerne les demandes de renseignements susvisées, cette critique est mal fondée dès lors que, par ces demandes, s'inscrivant dans le cadre d'une enquête simple, les services d'instruction n'ont pas imposé à Brenntag SA, de créer « de toute pièce » des documents par lesquels elle aurait été amenée à admettre l'existence de l'infraction soupçonnée.
242.Il convient donc d'écarter ce moyen.
III. SUR LA CARACTÉRISATION DE L'OBSTRUCTION REPROCHÉE
243.Aux paragraphes 175 à 212 de la décision attaquée, après avoir rappelé la portée de l'obligation de collaboration active et loyale de l'entreprise faisant l'objet d'une mesure d'investigation, ainsi que les éléments constitutifs de l'infraction d'obstruction, au sens de l'article L. 464-2, V, du code de commerce, l'Autorité a retenu que les agissements de Brenntag SA (à tout le moins à compter de la demande de renseignements du 12 octobre 2015) caractérisaient cette infraction par la fourniture de renseignements incomplets ou inexacts ou de pièces incomplètes et par son refus, pur et simple, de communication de renseignements et de justifications dans les délais qui lui étaient impartis.
244.Elle précise qu'après avoir transmis aux services d'instruction, en 2014, avec plus de deux ans de retard, des éléments d'informations lacunaires et imprécis, cette entreprise a opposé à l'Autorité, par lettres des 19 octobre et 13 novembre 2015, son refus de fournir la plus grande partie des renseignements sollicités par les rapporteurs dans leurs demandes réitérées les 12 et 20 octobre 2015.
245.Ainsi, à l'exception des chiffres d'affaires et contrats se rapportant aux seules années 2011 à 2013, aucune des informations demandées depuis 2012, relatives aux chiffres d'affaires (pour la période 1998-2010) réalisés sur les ventes de commodités chimiques et spécialités, acquises en exclusivité par Brenntag SA, n'a été communiquée. Quant aux factures et autres pièces justificatives, pourtant demandées à plusieurs reprises, elles n'ont jamais été communiquées.
246.En outre, à l'exception des ventes réalisées auprès de la société Gaches, aucune des informations demandées à Brenntag relatives aux chiffres d'affaires réalisés sur les ventes, effectuées auprès d'autres distributeurs, de commodités et spécialités acquises en exclusivité (pour la période 2005-2015), ainsi qu'aux factures y afférentes, n'a été communiquée.
247.Au surplus, après avoir été en mesure de rassembler et transmettre les premières informations demandées pour les années 2011 à 2013 concernant les commodités, Brenntag SA s'est déclarée, le 13 novembre 2015, être incapable à la fois d'expliquer aux services d'instruction la méthodologie qu'elle avait suivie pour établir ces estimations et de fournir le moindre justificatif, privant ainsi les rapporteurs de toute possibilité de vérifier l'authenticité des informations transmises et de procéder à des traitements sur d'autres données brutes dans l'hypothèse où elles auraient été transmises.
248.En réponse à l'argument selon lequel les délais octroyés à Brenntag SA n'étaient pas suffisants pour lui permettre de répondre utilement aux demandes, elle rappelle le déroulement des faits et la chronologie de la procédure et relève que les informations demandées, pour la première fois le 12 juin 2012, n'avaient toujours pas été transmises aux rapporteurs le 12 octobre 2015 et que les services d'instruction se sont montrés, à plusieurs reprises, accommodants sur les délais consentis à l'entreprise, afin de prendre en compte, dans une mesure raisonnable, ses contraintes. Elle en conclut qu'il est inexact de prétendre que les carences de Brenntag SA résulteraient de la fixation par les rapporteurs d'échéances trop contraintes.
249.Brenntag SA, à titre liminaire, fait valoir que la décision attaquée est fondée sur des dispositions inconstitutionnelles, le Conseil constitutionnel (dans sa décision n° 2012-892 QPC, du 26 mars 2021, société Akka technologies e.a.) ayant déclaré contraires à la Constitution les dispositions de l'article L. 464-2, V, alinéa 2, du code de commerce, dans sa rédaction en vigueur du 11 mars 2017 au 5 décembre 2020, identique à celle en vigueur du 8 août 2015 au 1er mars 2017, appliquée en l'espèce.
250.En tout état de cause, elle conteste la caractérisation de l'obstruction qui lui est reprochée.
251.À cet égard, en premier lieu, s'agissant de la notion d'obstruction, elle observe que l'article L. 464-2, V, du code de commerce prévoit deux infractions procédurales distinctes, à savoir l'injonction sous astreinte, en cas de défaut de réponse dans le délai prescrit (1er alinéa) et une sanction pécuniaire pour obstruction à l'enquête, notamment en cas de fourniture de renseignements incomplets ou inexacts ou de communication de pièces incomplètes ou dénaturées (second alinéa). Elle en déduit qu'un simple défaut de réponse ne devrait pas faire l'objet d'une amende pour obstruction mais d'une injonction sous astreinte ou, du moins, ne pourrait en faire l'objet sans une telle injonction préalable, eu égard aux principes constitutionnels de nécessité et de proportionnalité des peines. Elle soutient qu'en tout état de cause, un simple refus de réponse ne peut, en lui-même, caractériser une pratique d'obstruction. Encore faudrait-il démontrer, d'une part, que ce refus a effectivement entravé l'enquête et, d'autre part, qu'il n'est pas justifié par des motifs légitimes. Sur le premier point, elle fait valoir que le défaut de réponse doit être distingué des comportements habituellement sanctionnés pour obstruction, tels qu'un bris de scellés, une altération de messagerie ou une falsification de documents, qui procèdent d'une volonté de tromper les enquêteurs et sont susceptibles par nature de porter une atteinte irrémédiable à l'enquête, ce qui ne serait pas le cas d'un simple défaut de réponse, a fortiori partiel, les enquêteurs pouvant y remédier en enjoignant formellement l'entreprise à communiquer les informations souhaitées ou en effectuant, le cas échant, une opération de visites et saisies (ci-après « OVS »). Sur le second point, elle considère que le défaut de réponse peut être justifié par l'atteinte aux droits de la défense, tel que le droit de ne pas s'auto-incriminer, ou par des motifs tenant au fait que la demande des services d'instruction porte sur des documents inexistants, ou non identifiables, ou déjà fournis, ou bien représente une charge disproportionnée.
252.En deuxième lieu, en l'espèce, elle soutient n'avoir commis aucune obstruction à l'enquête, son comportement ayant consisté en un simple défaut de réponse aux demandes de renseignements des 12 et 20 octobre 2015, auxquelles elle n'était pas tenue de répondre en raison de leur illégalité mais a néanmoins répondu au mieux de ses possibilités (courrier du 13 novembre 2015, outre ceux du 30 octobre et du 22 décembre 2014), tout en fournissant des explications détaillées sur l'indisponibilité de certaines informations. Elle fait valoir qu'en tout état de cause, un simple défaut de réponse n'aurait pu entraver l'enquête, qui durait depuis 14 ans, dès lors que les services d'instruction pouvaient avoir recours à d'autres mesures s'ils avaient réellement pensé qu'elle dissimulait des informations (injonction sous astreinte, OVS, demandes d'informations auprès des fournisseurs de Brenntag SA). Elle en conclut que l'enquête ' dont la durée excessive a nécessairement rendu plus difficile le travail de recherche d'informations ' a été entravée par les propres défaillances des services d'instruction.
253.En troisième lieu, en réponse aux observations de l'Autorité, Brenntag SA considère que celle-ci propose, pour justifier le montant considérable de la sanction pécuniaire infligée, une qualification des faits différente de celle retenue dans la décision attaquée, en désignant comme constitutifs d'obstruction non seulement le défaut de réponse aux demandes de renseignements des 12 et 20 octobre 2015, mais aussi des actes antérieurs au 12 octobre 2015, qui auraient été commis en violation de son obligation de coopération active et loyale pendant l'enquête. Sur ce point, elle relève que, si la décision attaquée fait état de certains échanges avec les services d'instruction avant 2015, en tant qu'éléments de contexte, elle n'analyse pas ces échanges au stade de la qualification de l'infraction et a fortiori ne les qualifie pas comme étant constitutifs d'une obstruction. Elle demande en conséquence d'écarter cette nouvelle présentation de l'obstruction reprochée.
254.En quatrième lieu, en tout état de cause, elle prétend avoir coopéré avec les services d'instruction dès 2008 et retrace en ce sens, de manière détaillée, l'historique des échanges. À cet égard, elle fait valoir que l'obligation de coopération active et loyale, qui n'est pas prévue par l'article L. 450-3 du code de commerce, doit, en vertu de la jurisprudence européenne, être mise en balance avec les droits de la défense de l'entreprise, tels que le droit à ne pas s'auto-incriminer, outre les exigences de nécessité et de proportionnalité des demandes des services d'instruction. À cet égard, elle prétend que lesdits services lui adressaient des demandes de manière déloyale, en attendant plusieurs années avant de revenir vers elle et en « l'accablant soudainement » de nombreuses questions posées simultanément et d'une portée considérable, lesquelles ont donné lieu à de multiples réponses de sa part. Elle relève enfin qu'à la réception de ses réponses aux demandes des 12 et 20 octobre 2015, les services d'instruction se sont contentés d'indiquer qu'ils en prenaient « bonne note », sans préciser que ces réponses n'étaient pas conformes à leurs attentes, ce qu'elle n'a appris qu'à la lecture du rapport d'obstruction du 31 janvier 2017.
255.En réponse, l'Autorité, après avoir rappelé, notamment, que le manquement d'obstruction d'une entreprise doit s'apprécier au regard de l'obligation de collaborative active et loyale à laquelle celle-ci est soumise à l'égard des services d'instruction et que ce manquement pouvait revêtir des formes diverses, non limitativement définies par la loi, elle retrace en détail l'historique des échanges entre Brenntag SA et les services d'obstruction depuis le 15 octobre 2008. S'agissant des demandes de renseignement des 12 et 20 octobre 2015, elle indique que les services d'instruction ont ultimement tenté d'obtenir les informations précédemment sollicitées, tout en répondant de manière circonstanciée aux objections soulevées par Brenntag SA le 19 octobre 2015 et en lui proposant de l'aider à rassembler les éléments demandés. Elle relève que le 13 novembre 2015, cette entreprise a signifié aux services d'instruction son refus de produire la plupart des documents et informations sollicités, en particulier la méthodologie lui ayant permis de reconstituer les données de vente pour les produits chimiques sur la période 2011 à 2013, sans laquelle aucune vérification ne pouvait être effectuée par les services d'instruction. Elle en déduit que le comportement de Brenntag SA justifiait amplement la mise en 'uvre de l'article L. 464-2, V, du code de commerce.
256.Elle estime, en outre, qu'aucune des justifications avancées par Brenntag SA n'est de nature à écarter sa responsabilité. Elle précise, notamment, qu'elle n'était pas tenue de l'enjoindre de communiquer les documents avant de la sanctionner pour obstruction, cette condition n'étant pas prévue par la loi et, en tout état de cause, cette entreprise ayant en tout état de cause fait l'objet de multiples relances. De plus, en réponse à l'argument selon lequel serait en cause un simple défaut de réponse, elle fait valoir que le code de commerce ne fixe pas de seuil minimum de gravité pour la caractérisation de cette infraction et que l'ampleur du manque de coopération de Brenntag SA a incontestablement entravé le déroulement de l'enquête. Quant à l'objection tirée de la possibilité de recourir à d'autres mesures d'instruction (OVS, demandes directes auprès des fournisseurs), elle rappelle que le rapporteur est maître de la conduite des investigations et apprécie librement l'opportunité des mesures à mettre en 'uvre et relève que le caractère prétendument inapproprié des choix des services d'instruction n'autorisait nullement Brenntag SA à refuser de répondre aux demandes d'informations.
257.Le ministère public développe un argumentaire comparable.
Sur ce, la Cour :
258.Le V de l'article L. 464-2 du code de commerce, dans sa rédaction applicable au litige, énonce :
« Lorsqu'une entreprise ou un organisme ne défère pas à une convocation ou ne répond pas dans le délai prescrit à une demande de renseignement ou de communication de pièces formulée par un des agents visés au I de l'article L. 450-1 dans l'exercice des pouvoirs qui lui sont conférés par les titres V et VI du livre IV, l'Autorité peut, à la demande du rapporteur général, prononcer à son encontre une injonction assortie d'une astreinte, dans la limite prévue au II.
Lorsqu'une entreprise a fait obstruction à l'investigation ou à l'instruction, notamment en fournissant des renseignements incomplets ou inexacts, ou en communiquant des pièces incomplètes ou dénaturées, l'Autorité peut, à la demande du rapporteur général, et après avoir entendu l'entreprise en cause et le commissaire du Gouvernement, décider de lui infliger une sanction pécuniaire. Le montant maximum de cette dernière ne peut excéder 1 % du montant du CA mondial HT le plus élevé réalisé au cours d'un des exercices clos depuis l'exercice précédent celui au cours duquel les pratiques ont été mises en 'uvre » (soulignement ajouté par la Cour).
259.Par une décision n° 2021-892 QPC, du 26 mars 2021, société Akka technologies e.a., le Conseil constitutionnel a décidé que la répression administrative prévue par les dispositions précitées et la répression pénale organisée par l'article L. 450-8 du code de commerce relevaient de corps de règles identiques protégeant les mêmes intérêts sociaux aux fins de sanctions de même nature et en a déduit que les dispositions contestées méconnaissaient le principe de nécessité et de proportionnalité et devaient être déclarées contraires à la Constitution. Il a également décidé qu'afin de faire cesser l'inconstitutionnalité constatée à compter de la publication de sa décision, il y avait lieu de juger que, dans les procédures en cours fondées sur les dispositions contestées, la déclaration d'inconstitutionnalité pouvait être invoquée lorsque l'entreprise poursuivie avait préalablement fait l'objet de poursuites sur le fondement de l'article L. 450-8 du code de commerce.
260.Or, il est constant que les sociétés Brenntag n'ont pas préalablement fait l'objet de poursuites sur le fondement de l'article L. 450-8 du code de commerce. La déclaration d'inconstitutionnalité précitée ne leur est donc pas applicable.
261.C'est donc en vain que les sociétés Brenntag soutiennent que la décision attaquée est fondée sur des dispositions inconstitutionnelles.
262.S'agissant de la notion d'obstruction, au sens de l'article L. 464-2, V, alinéa 2, du code de commerce, il importe de rappeler que cette notion recouvre tous les comportements de l'entreprise qui tendent, de manière délibérée ou par négligence, à faire obstacle aux actes d'investigation ou d'instruction (Cass. com. 13 janvier 2021, Akka, n° 20-16.849 ; Cons. cons. 26 mars 2021, n° 2021-892 QPC, § 15). Elle comprend, notamment, le refus de communiquer des informations ou des documents, ce comportement tendant à faire obstacle à des demandes des services d'instruction.
263.La circonstance que ce refus n'ait pas donné lieu, au préalable, à une injonction de communication sous astreinte ou à des OVS ne s'oppose nullement, ni à l'engagement de poursuites pour obstruction, ni au constat d'infraction. Admettre le contraire reviendrait à ajouter à la loi une condition qu'elle ne prévoit pas et à remettre en cause le principe selon lequel le rapporteur est maître de la conduite des investigations et apprécie ainsi librement l'opportunité des mesures à mettre en 'uvre.
264.En l'espèce, il ressort du dossier que Brenntag SA a refusé de communiquer aux services d'instruction les éléments qui lui étaient demandés les 12 et 20 octobre 2015, portant sur :
' premièrement, le montant annuel des ventes de chacune des commodités et spécialités pour lesquelles une exclusivité a été consentie par un fournisseur, pour la période de 1998 à 2011 ;
' deuxièmement, le montant annuel des ventes sous exclusivité de chacune des commodités et spécialités auprès d'autres distributeurs, pour la période de 2005 à 2015 (seul le montant annuel des ventes à la société Gaches Chimie, de 2007 à 2013, concernant deux produits achetés en exclusivité, a été communiqué par le courrier du 13 novembre 2015) ;
' troisièmement, la méthodologie suivie pour le retraitement des données ayant permis de reconstituer les données de vente pour les commodités chimiques sous exclusivité pour la période de 2011 à 2013.
265.La circonstance que cette entreprise a communiqué certains éléments demandés par les services d'instruction au cours de la procédure n'enlève rien à ce constat.
266.À cet égard, la teneur du courrier du 13 novembre 2015 marque, expressément et clairement, un refus délibéré, ferme et définitif de Brenntag SA de transmettre les éléments précités.
267.En effet, après des observations présentées comme étant liminaires, mais néanmoins développées sur neuf pages, qui mettent en cause les demandes de renseignements des services d'instruction au regard des exigences de nécessité et de proportionnalité, il est indiqué que la méthodologie de retraitement des données sollicitées n'a pas été conservée et qu'en tout état de cause, l'ensemble des éléments sollicités est dépourvu de pertinence, selon les termes suivants: « le montant des ventes sur le marché aval de produits achetés sous le bénéficie d'une exclusivité n'a, en l'espèce, aucune pertinence pour l'appréciation d'un effet de verrouillage éventuel induit par une exclusivité, seules les données « amont » présentant un intérêt pour l'analyse concurrentielle » ; « Brenntag n'a pas à (') fournir l'intégralité de ses « bases » internes ayant servi à ce calcul, qui ne sont pas pertinentes car la majeure partie de son activité en commodités n'est pas concernée par des exclusivités « en amont » ; « il n'y a donc aucunement lieu que Brenntag donne accès aux services d'instruction à des informations qui relèvent de la sphère privée et qui ne sont en rien concernées par une quelconque exclusivité ».
268.Ce refus expresse, délibéré, ferme et définitif de communication des éléments précités suffit à caractériser l'obstruction reprochée.
269.C'est en vain que Brenntag SA soutient qu'elle était en droit de ne pas répondre à l'ensemble de ces demandes de renseignements des 12 et 20 octobre 2015 en raison de leur prétendue illégalité, en ce que celles-ci porteraient sur des documents inexistants, ou non identifiables, ou déjà fournis, représenteraient une charge disproportionnée et porteraient atteinte à ses droits de la défense, tel que le droit de ne pas s'auto-incriminer. La Cour renvoie sur ces points aux précédents développements figurant dans la deuxième partie du présent arrêt, sous C, D, E et F.
270.Au surplus, dans le prolongement des paragraphes 111 à 113 du présent arrêt, il importe de relever que l'absence de conservation de la méthodologie suivie pour procéder aux retraitements manuels, à peine un an avant que la communication de celle-ci ne lui soit demandée par les services d'instruction, apparaît difficilement concevable eu égard au devoir général de prudence et de vigilance qui pèse sur toute entreprise et qui s'imposait d'autant plus en l'espèce que la communication des éléments sur le montant annuel des ventes sous exclusivité lui avait été demandée à plusieurs reprises auparavant, ce qui rendait fort vraisemblable la demande des services d'instruction concernant la méthodologie suivie afin de s'assurer de la qualité des éléments transmis suite auxdits retraitements manuels.
271.C'est également en vain que Brenntag SA soutient que les services d'instruction se sont comportés de manière déloyale au cours de la procédure, d'une part, en attendant plusieurs années avant de revenir vers elle et en « l'accablant soudainement » de nombreuses questions et, d'autre part, en prenant « bonne note » de sa réponse du 13 novembre 2015, sans préciser que cette réponse n'était pas conforme à leurs attentes. La Cour renvoie sur ces points aux précédents développements de l'arrêt figurant dans la première partie, sous C et D. En outre, cette entreprise devait raisonnablement prévoir, vu la teneur de son courrier du 13 novembre 2015, que cette réponse ne serait pas conforme aux attentes des services d'instruction.
272.Il résulte de l'ensemble de ces développements que c'est à juste titre que l'Autorité a retenu que l'obstruction reprochée était caractérisée.
273.Il convient de rejeter le moyen.
IV. SUR L'IMPUTABILITÉ DE L'OBSTRUCTION REPROCHÉE
274.Aux paragraphes 213 à 235 de la décision attaquée, après avoir écarté la thèse selon laquelle les règles d'imputabilité à la société mère des infractions commises par sa filiale ne seraient pas applicables en matière d'obstruction, l'Autorité en a fait application en retenant que Brenntag AG (devenue Brenntag SE), eu égard aux liens économiques, capitalistiques, organisationnels et juridiques l'unissant à Brenntag SA, était présumée avoir exercé une influence déterminante sur le comportement de celle-ci, sans que cette présomption ne puisse être renversée par la prétendue absence d'implication directe de ladite société mère dans le comportement d'obstruction de ladite filiale. Elle en a tiré la conséquence que ces deux sociétés formant une seule et même entreprise, au sens du droit de la concurrence, elles doivent être tenues comme solidairement responsables de l'infraction d'obstruction.
275.Les sociétés Brenntag contestent l'imputabilité de l'obstruction en cause de la première à la seconde.
276.Brenntag SA soutient plus particulièrement qu'en vertu des principes de présomption d'innocence et de personnalité des peines, l'infraction d'obstruction commise par une filiale ne peut être imputée à sa société mère que si cette dernière était visée par la procédure d'enquête au fond et a personnellement concouru à l'infraction, ce qui ne serait pas le cas en l'espèce.
277.En effet, les règles d'imputabilité fondées sur la théorie de l'unité économique, applicables en matière de pratiques anticoncurrentielles, c'est-à-dire d'infractions de fond, ne seraient pas transposables en matière d'obstruction, s'agissant d'une infraction de procédure, sans lien avec la politique commerciale ou le comportement sur le marché de la filiale. La décision du Conseil constitutionnel dans l'affaire Akka (décision n° 2021-892 QPC du 26 mars 2021) s'inscrirait en ce sens en considérant que la notion d'entreprise, visée à l'article L. 464-2, V, du code de commerce, renvoie, non pas à l'unité économique au sens du droit matériel de la concurrence, mais à la personne morale, constituée sous une forme juridique déterminée, au sens du droit des sociétés. En revanche, l'arrêt de la Cour de cassation, dans cette même affaire, ne serait pas pertinent en l'espèce, celle-ci ne s'étant pas prononcée sur la possibilité d'imputer à la société mère une obstruction commise par sa filiale, mais sur la possibilité d'imputer à l'entreprise des faits d'obstruction commis par ses salariés (Com. 1er décembre 2021, pourvoi n° 20-16.849).
278.En tout état de cause, dans l'hypothèse où la théorie de l'unité économique était applicable aux faits d'obstruction, Brenntag SA déduit de la notion fonctionnelle de l'entreprise, découlant de la jurisprudence européenne (arrêt de la Cour de justice du 6 octobre 2012, Sumal, C-882/19), que l'Autorité aurait dû établir que la société mère avait effectivement exercé une influence déterminante sur le comportement de sa filiale dans le cadre spécifique de l'enquête ayant donné lieu aux pratiques d'obstruction en cause et que les deux sociétés avaient ainsi adopté une ligne de défense commune. Faute de rapporter cette preuve, l'Autorité ne pouvait pas imputer l'infraction d'obstruction à la société mère.
279.À cet égard, elle écarte le jeu de la présomption d'influence déterminante tenant aux liens capitalistiques entre la société mère et sa filiale. Elle considère que si cette présomption peut se justifier dans la mesure où les comportements anticoncurrentiels mis en 'uvre par la filiale découlent de la politique commerciale déterminée exclusivement par la société mère (lorsque cette dernière en détient la totalité du capital), elle n'est néanmoins pas transposable aux faits d'obstruction, dès lors que des faits commis par les employés de la filiale au cours de l'enquête ne relèvent pas de la politique commerciale ou du comportement sur le marché de ladite filiale.
280.Elle fait valoir en ce sens que la Commission européenne a retenu la responsabilité de la société mère uniquement lorsque cette dernière était visée par l'enquête au fond et avait personnellement concouru à l'infraction d'obstruction et en déduit qu'il n'en aurait pas été décidé ainsi si la présomption d'influence déterminante était applicable.
281.Or, elle relève qu'en l'espèce, depuis l'ouverture de l'instruction en 2003, la procédure d'enquête au fond sur les pratiques alléguées d'abus de position dominante ne visait que Brenntag SA (les quatre saisines instruites sous le n° 07/0076 F). Cette dernière a été la seule interlocutrice des services d'instruction jusqu'à la notification du rapport complémentaire d'obstruction du 10 juillet 2017 à la société mère, qui n'aurait eu aucune connaissance de la ligne de conduite procédurale de sa filiale, ni des faits d'obstruction qui lui ont été par la suite reprochés. En outre, la société mère ayant transmis les documents sollicités par les services d'instruction, par l'intermédiaire de l'autorité allemande de la concurrence, aucun comportement d'obstruction ne pourrait lui être reproché.
282.Au demeurant, à supposer même que la présomption d'influence déterminante soit applicable, elle soutient avoir agi de manière autonome, au regard tant de l'infraction d'obstruction alléguée que de son comportement sur le marché, d'un point de vue opérationnel et financier, ce qui serait de nature à renverser ladite présomption.
283.Brenntag SE développe un argumentaire comparable, à titre subsidiaire, tout en faisant plus particulièrement valoir certains éléments, comme cela sera indiqué ultérieurement.
284.À titre principal, elle soutient, en premier lieu, que la décision attaquée méconnaît, à plusieurs titres, l'autonomie de l'infraction de procédure, visée à l'article L. 464-2, V, du code de commerce, par rapport au droit de l'Union européenne.
285.Tout d'abord, cette infraction constituant une règle de procédure, c'est à tort que l'Autorité a considéré qu'elle était tenue d'appliquer les règles d'imputabilité issues du droit européen, ces dernières n'ayant vocation à être appliquées qu'aux seules règles matérielles du droit de la concurrence. En effet, si le règlement n° 1/2003 oblige les autorités nationales de concurrence à appliquer le droit européen lorsqu'elles appliquent le droit national de la concurrence à des pratiques anticoncurrentielles susceptibles d'affecter le commerce entre États membres, ce règlement n'a pas unifié les règles de procédure, qui demeurent régies par le seul droit national. En outre, si l'autonomie procédurale des États membres, applicable en l'absence de règlementation européenne en la matière, se trouve limitée par les principes d'équivalence et d'effectivité, ainsi que par l'objectif de cohérence avec les règles du droit européen, ni ces principes, ni cet objectif ne justifient l'application des règles européennes d'imputabilité.
286.En outre, la décision attaquée ne serait pas fondée à contourner le principe de l'autonomie procédurale des États membres en assimilant les infractions de procédure aux infractions de fond. En effet, si la Commission européenne dans sa pratique décisionnelle, a décidé de les assimiler, conformément à la volonté du législateur européen (article 23 du règlement n° 1/2003), le législateur français aurait entendu se démarquer de cette approche, pour l'application de l'article L. 464-2, V, du code de commerce, dans sa rédaction applicable à l'époque des faits reprochés (avant celle issue de la transposition de la directive dite ECN +).
287.En second lieu, Brenntag SE fait plus particulièrement valoir que l'application de la notion d'entreprise, au sens des règles matérielles du droit de la concurrence, à l'infraction d'obstruction, prévue à l'article précité du code de commerce (tel qu'interprété par le Conseil constitutionnel dans sa décision Akka, précitée), serait contra legem.
288.En effet, l'entreprise, au stade de la détermination du montant de la sanction (article L. 464-2, I, alinéa 4, distinguant selon que le contrevenant est une entreprise ou non, au sens du droit des sociétés), reposerait sur une conception distincte et plus restrictive que celle prévue aux fins d'application des règles de fond du droit de la concurrence (article L.464-2, I, alinéa 1, visant les « entreprises et organismes », c'est-à-dire toute entité exerçant une activité économique, quelle que soit sa forme juridique). Or, l'article L. 464-2, V, alinéa 2, sanctionnant les pratiques d'obstruction ne viserait pas les entreprises au sens des règles de fond du droit de la concurrence, mais bien, à l'instar de l'article L. 464-2, I, alinéa 4, les structures sociétaires poursuivant un but lucratif. En outre, si le premier texte (dans sa rédaction applicable à l'époque des faits reprochés), contrairement au second, n'indique pas que le chiffre d'affaires à prendre en compte est celui consolidé au niveau du groupe, c'est parce que la sanction devrait non seulement peser sur la personne morale responsable de l'obstruction, mais que son assiette devrait également n'être calculée qu'au regard du chiffre d'affaires de cette dernière. Au surplus, l'article L. 464-2, V, alinéa 2, fixe une sanction en pourcentage du chiffre d'affaires, ce qui ne concerne que les structures sociétaires poursuivant un but lucratif, et non l'entreprise au sens des règles de fond du droit de la concurrence.
289.L'application de la notion d'entreprise, au sens des règles matérielles du droit de la concurrence, à l'infraction d'obstruction, serait d'autant plus illégale qu'elle méconnaîtrait le principe de la territorialité de l'enquête et des infractions y rattachées. En effet, le règlement n° 1/2003 interdisant à une autorité nationale de concurrence d'enquêter sur le territoire d'un autre État membre, elle doit passer par l'intermédiaire de son homologue étranger pour adresser une demande de renseignements à un opérateur installé dans ce pays et inviter cet homologue à déclencher une procédure d'obstruction à l'encontre de cet opérateur, en cas de défaut de réponse à cette demande de renseignements. Au lieu de cela, l'Autorité aurait fait comme si elle disposait d'une autorité directe et d'une compétence, en matière d'enquête, à l'endroit de Brenntag AG (devenue Brenntag SE).
290.À titre subsidiaire, Brenntag SE fait plus particulièrement valoir, en premier lieu, qu'elle ne forme pas avec Brenntag SA une entreprise au sens du droit européen de la concurrence, la Cour de justice ayant précisé, dans l'arrêt Sumal, précité, que le critère de contrôle capitalistique n'est pas suffisant pour établir l'existence d'une unité économique entre les deux sociétés du même groupe car il est nécessaire, d'une part, de s'assurer que ces sociétés forment une unité du point de vue de la pratique en cause et, d'autre part, d'apprécier les liens économiques, organisationnels et juridiques avec sa filiale par ce prisme. Elle en déduit que deux entreprises qui feraient partie de la même unité économique ' du point de vue d'une pratique substantielle ' parce que la société mère détermine la politique commerciale de la filiale sur le marché sur lequel la filiale a commis une pratique anticoncurrentielle, ne feront pas nécessairement partie de la même unité économique ' du point de vue d'une infraction procédurale condamnée en parallèle de la procédure substantielle ' si la société n'a pu jouer aucun rôle dans la réalisation de cette infraction, ce qui serait le cas en l'espèce. En cas de doute, elle invite la Cour à poser une question préjudicielle à la Cour de justice, selon la formulation indiquée au début du présent arrêt.
291.En deuxième lieu, Brenntag SE fait plus particulièrement valoir que, face à une question juridique nouvelle sur l'imputabilité des infractions procédurales, la décision attaquée aurait dû, comme l'y invitaient les services d'instruction dans leur rapport complémentaire, conformément à la pratique de la Commission européenne, appliquer le standard dit de la « double base », en démontrant son implication dans les pratiques reprochées à sa filiale, au moyen d'éléments factuels concrets, enfin de corroborer la présomption de responsabilité de la société mère découlant du contrôle capitalistique. Elle prétend qu'en tout état de cause, elle n'a jamais été impliquée dans l'enquête, ni a fortiori impliquée dans les pratiques reprochées à sa filiale.
292.En troisième lieu, elle fait plus particulièrement valoir que la décision attaquée ne satisfait pas à l'exigence de motivation sur ce point, faute d'expliquer pourquoi elle a rejeté ses arguments, tirés du standard de la double base, visant à écarter sa responsabilité dans l'infraction reprochée à sa filiale.
293.En réponse, l'Autorité rappelle, en premier lieu, que l'identité des règles d'imputabilité des infractions aux règles de fond et de l'infraction d'obstruction découle de la jurisprudence de la Cour de cassation dans l'affaire Akka (Com. 1er décembre 2021, précité).
294.Elle observe, en deuxième lieu, que, dans sa décision n° 2021-892 QPC du 26 mars 2021, le Conseil constitutionnel a admis que la possibilité d'imputer à une société mère une obstruction commise par l'une de ses filiales ne viole ni le principe de personnalité des peines, ni celui de la présomption d'innocence.
295.Pour écarter la nécessité alléguée de démontrer l'implication personnelle de la société mère dans le comportement de sa filiale, elle rappelle la jurisprudence européenne selon laquelle ce n'est pas une relation d'instigation relative à l'infraction entre la société mère et sa filiale, ni une implication de la première dans cette infraction, mais le fait qu'elles constituent une seule entreprise, au sens du droit de la concurrence, qui permet de sanctionner la société mère.
296.Elle relève, en troisième lieu, que Brenntag AG a été informée des faits d'obstruction reprochés à Brenntag SA et de ce que l'Autorité entendait les lui imputer grâce à l'envoi du rapport complémentaire du 10 juillet 2017, sur lequel elle a, en outre, formulé des observations tant à l'écrit qu'en séance. Elle précise que plusieurs éléments du dossier établissent que la société mère a également été informée, en amont, du déroulement de l'enquête menée par l'Autorité et des développements ayant conduit à la procédure d'obstruction.
297.Elle estime, en quatrième lieu, que les éléments avancés par les sociétés Brenntag sont insuffisants pour renverser la présomption d'imputabilité. En effet, le fait que la société mère n'a pas directement participé à une infraction ni incité à commettre celle-ci ne serait pas de nature à démontrer qu'elle ne constitue pas une même unité économique avec sa filiale, d'autant plus que ces sociétés n'ont pas contesté les liens économiques, organisationnels et juridiques qui les unissent. En outre, la circonstance que Brenntag SA dispose de sa propre direction locale et de ses propres moyens, ainsi que d'une grande autonomie dans la détermination de sa politique commerciale et notamment de son plan annuel, de sa politique des prix ou de ses « affaires quotidiennes » ne serait pas de nature, à la lumière de la jurisprudence européenne, à renverser la présomption d'imputabilité. La circonstance que, dans sa décision n° 13-D-12 du 28 mai 2013, portant sur des pratiques d'entente horizontale, reprochées à Brenntag SA, l'Autorité ne les a pas imputées à la société mère, ne saurait remettre en cause cette analyse, l'Autorité n'étant pas tenue de notifier des griefs à une société mère, pour des pratiques commises par l'une de ses filiales, de sorte que le choix de ses services de ne pas exercer cette faculté, dans d'autres procédures, ne saurait constituer, en lui-même, la reconnaissance de l'autonomie de la filiale.
298.Elle précise, en cinquième lieu, que le standard dit de la « double base » constitue également, à la lumière de la pratique européenne, une simple faculté. Il est donc uniquement loisible à l'Autorité, au lieu d'appliquer la présomption d'imputabilité, de mettre en 'uvre ce standard consistant, pour l'appréciation de l'exercice effectif d'une influence déterminante sur sa filiale par une société mère, à ne tenir cette dernière pour responsable que lorsque des éléments de preuve de nature organisationnelle, économique et juridique viennent confirmer la présomption d'imputabilité.
299.Le ministère public partage cette analyse.
Sur ce, la Cour :
300.Comme l'a rappelé la Cour de cassation dans l'affaire Akka précitée (Com. 1er décembre 2012, pourvoi n° 20-16.849, publié au Bulletin), la notion d' « entreprise » visée par l'article L. 464-2, I, du code de commerce et celle visée à l'article L. 464-2, V, alinéa 2, du même code doivent s'interpréter de la même manière, qu'il s'agisse de sanctionner une infraction aux règles de fond ou de réprimer une obstruction à une enquête destinée à rechercher une telle infraction, de sorte que les mêmes règles d'imputabilité doivent s'appliquer à ces deux types d'infraction.
301.Il découle de ce principe que la responsabilité de la société mère à raison d'actes d'obstruction commis par sa filiale est engagée dans les mêmes conditions que sa responsabilité à raison de pratiques anticoncurrentielles commises par sa filiale.
302.En outre, il résulte d'une jurisprudence constante que la notion d' « entreprise », au sens du droit de la concurrence de l'Union désigne une unité économique, même si, du point de vue juridique, cette unité économique est constituée de plusieurs personnes physiques ou morales (voir, notamment, arrêt de la Cour de justice du 18 juillet 2013, Schindler Holding e.a./Commission, C-501/11 P, point 103 et jurisprudence citée) et qu'en considération de cette unité économique les agissements des filiales peuvent être rattachés à la société mère sur le fondement d'une présomption réfragable d'influence déterminante sur leur comportement, lorsque la société mère contrôle 100 %, ou la quasi-totalité de leur capital (voir, notamment, arrêt de la Cour de justice du 25 octobre 1983, C-107/82, AEG, point 50) et ce même si les liens capitalistiques sont indirects (voir, notamment arrêt de la Cour de justice du 29 septembre 2011, C-520/09, Arkema).Cette présomption d'influence déterminante s'applique à tous les comportements de la filiale sans distinction entre ceux caractérisant une pratique anticoncurrentielle et ceux caractérisant une obstruction à une enquête portant sur l'existence d'une telle pratique.
303.L'autonomie procédurale des États membres ne s'oppose pas, pour les besoins de l'application de l'article L. 464-2, V, alinéa 2, du code de commerce, à ce que cette jurisprudence européenne constitue une source d'inspiration privilégiée pour déterminer les règles d'imputabilité à la société mère d'actes d'obstruction commis par sa filiale.
304.Contrairement à ce que prétendent les sociétés Brenntag, le libellé dudit article L. 464-2, V, alinéa 2, du code de commerce, en ce qu'il se réfère à la notion d'entreprise, ainsi que les principes de la présomption d'innocence et de personnalité des peines, dont la violation a été écartée par le Conseil constitutionnel dans sa décision n° 2021-892 QPC, portant sur ces dispositions (décision du 26 mars 2021, société Akka technologies e.a., points 14 à 18, en réponse notamment au point 9), ne s'y opposent pas non plus. À cet égard, il importe de rappeler que le caractère réfragable, et donc non absolu, de la présomption d'influence déterminante permet précisément de ménager un juste équilibre entre, d'une part, l'objectif consistant à réprimer des comportements illicites et, d'autre part, les principes de la présomption d'innocence et de sécurité juridique, ainsi que les droits de la défense.
305.C'est en vain que les sociétés Brenntag se prévalent de l'arrêt de la Cour de justice du 6 octobre 2021, précité (Sumal, C-882/19) pour remettre en cause les règles d'imputabilité dégagées par ladite jurisprudence européenne.
306.En effet, par cet arrêt, la Cour de justice n'a pas remis en cause sa jurisprudence antérieure, mais s'est prononcée sur la question particulière des conditions d'engagement de la responsabilité civile (et non administrative), d'une filiale (et non de la société mère), en réparation de pratiques anticoncurrentielles commises par la seule société mère (et non par sa filiale), en particulier dans le cas spécifique de groupes de sociétés de type conglomérat ' actifs dans plusieurs domaines économiques ne présentant aucun lien entre eux ' justifiant d'encadrer l'engagement de la responsabilité civile de l'une des filiales, en exigeant la preuve d'un lien concret entre l'activité économique de cette filiale et l'objet de la pratique anticoncurrentielle dont la société mère a été tenue administrativement responsable, pour éviter qu'une filiale soit tenue pour responsable d'infractions commises dans le cadre d'activités économiques ne présentant aucun lien avec sa propre activité et dans laquelle elle n'était aucunement impliquée, même indirectement (voir les points 45 à 47, 51 et 52). Ce cas de figure est nettement différent de celui de l'espèce. En particulier, il ne ressort pas du dossier et il n'est pas allégué que le groupe Brenntag constitue un conglomérat.
307.En l'espèce, il est constant que, comme l'indique la décision attaquée (paragraphes 29 et 213), Brenntag SA est la filiale française du groupe Brenntag, assurant ainsi la distribution des produits chimiques sur le territoire national, et que, selon les rapports annuels de 2015 et 2016 publiés sur le site Internet du groupe, elle était détenue indirectement à 99,94 % par Brenntag AG, société mère ultime du groupe. Il s'ensuit que, pendant la période des pratiques d'obstruction, cette dernière contrôlait la quasi-totalité du capital de sa filiale.
308.À ce titre, Brenntag AG est présumée exercer une influence déterminante sur le comportement de Brenntag SA, sans qu'il soit besoin de rechercher, en recourant au standard dit de « la double base », si la première a joué un rôle dans la réalisation de l'obstruction commise par la seconde, dès lors que ce n'est pas une relation d'instigation relative à l'infraction entre la société mère et sa filiale, ni une implication de la première dans cette infraction, mais le fait qu'elles font partie d'une même unité économique et forment ainsi une seule entreprise, qui permet de faire jouer cette présomption (voir, en ce sens, notamment, arrêts de la Cour de justice, du 29 septembre 2011, Elf Aquitaine/Commission, C-521/09 P, point 88, et du 14 septembre 2016, Ori Martin et SLM/Commission, C-490/15 P et C-505/15 P, point 60, et arrêts du Tribunal du 30 septembre 2009, Arkema/Commission,T-168/05, point 77, et du 27 septembre 2012, Nynas, T-347/06, point 33). À cet égard, il est indifférent que Brenntag AG n'ait pas été visée par les plaintes et l'enquête au fond.
309.Cette présomption d'influence déterminante étant réfragable, il appartenait à Brenntag SE de la renverser en apportant des éléments de preuve suffisants pour démontrer que Brenntag SA a agi de manière autonome.
310.À cette fin, Brenntag SE fait valoir, en premier lieu, que Brenntag SA a été la seule interlocutrice des services d'instruction jusqu'à la notification du rapport complémentaire du 10 juillet 2017, qu'elle n'a pas été destinataire du rapport du 31 janvier 2017 et n'a pas organisé la stratégie de défense de sa filiale, et qu'après avoir transmis aux services d'instruction des informations en 2015, elle les a renvoyés vers Brenntag SA, prenant ainsi ses distances avec l'enquête.
311.Or, comme cela a déjà été indiqué (voir paragraphes 76 à 81 du présent arrêt), d'une part, le service juridique du groupe Brenntag a nécessairement été informé des demandes de renseignements adressées à Brenntag SA (les 12 et 20 octobre 2015) et consulté pour y répondre par écrit et, d'autre part, Brenntag AG a été alertée du risque encouru en cas de défaut de réponse de Brenntag SA à celles-ci.
312.Brenntag SE fait également valoir, en second lieu, que Brennag SA a agi de manière autonome, tant du point de vue opérationnel qu'au regard de la structure du groupe.
313.Toutefois, le précédent constat (paragraphes 76 à 81) rend ces allégations inopérantes.
314.Il s'ensuit que l'ensemble de ces éléments n'est pas de nature à renverser la présomption d'influence déterminante de Brenntag AG sur le comportement d'obstruction de sa filiale Brenntag SA.
315.C'est donc à juste titre que l'Autorité, dans la décision attaquée, a retenu la responsabilité de Brenntag AG, en sa qualité de société mère.
316.Dès lors, il convient de rejeter le moyen, sans qu'il y ait lieu de poser de question préjudicielle à la Cour de justice, comme y invite Brenntag SE.
V. SUR LA SANCTION
317.Aux paragraphes 236 à 246 de la décision attaquée, après avoir indiqué ne pas avoir adopté de lignes directrices sur la méthode de calcul des sanctions en matière d'obstruction, l'Autorité a précisé, en premier lieu, que, pour apprécier la proportionnalité de la sanction et procéder à son individualisation, elle tiendra compte de la gravité du comportement reproché à Brenntag SA et des circonstances particulières de l'espèce, des effets de ce comportement sur le déroulement de l'instruction et, plus généralement, de ses conséquences sur l'ordre public économique que l'Autorité a pour mission de préserver.
318.Mettant en 'uvre ces critères, elle a indiqué que l'obstruction est une infraction particulièrement grave dès lors qu'elle met en péril, voire peut faire échec à la finalité de l'instruction des saisines contentieuses, consistant à constater les infractions au droit de la concurrence, national et européen, à en établir la preuve et à les sanctionner et à rétablir le bon fonctionnement concurrentiel du marché, ce qui préjudicie tant à l'ordre public économique qu'aux entreprises ou acteurs victimes des pratiques anticoncurrentielles.
319.Elle a estimé qu'en l'espèce, l'ampleur des rétentions d'informations de Brenntag SA, qui apparaissent comme l'aboutissement des man'uvres dilatoires, a interdit aux services d'instruction d'appréhender le fonctionnement du marché et de pouvoir se livrer à toute évaluation de la teneur des allégations des saisissantes, alors que la Cour a renvoyé l'examen de saisine de la société Gaches Chimie au Conseil pour instruction complémentaire approfondie. Elle déduit de ces circonstances particulières que l'infraction d'obstruction reprochée à Brenntag SA revêt une particulière gravité.
320.En deuxième lieu, elle a indiqué qu'il y a lieu de prendre en considération la nécessité de garantir l'effet suffisamment dissuasif de la sanction et que cet objectif revêt d'autant plus d'importance en matière de sanction d'infractions d'obstruction que les entreprises ne doivent pas pouvoir estimer qu'il serait avantageux pour elles de faire obstacle à une instruction et de se prémunir ainsi « à bon compte » de toute possibilité de sanction. Elle rappelle que, pour atteindre cet objectif dissuasif, le règlement n° 1/2003 a fixé des sanctions plus sévères que celles qui étaient prévues dans le régime antérieur, afin de prendre en compte la nature particulièrement grave de cette infraction.
321.En troisième lieu, elle a relevé que le chiffre d'affaires mondial publié, réalisé par le groupe Brenntag en 2015 était de 10,3 milliards d'euros et en a tiré la conséquence que le maximum légal de la sanction pouvant être infligé était de 103 millions.
322.Elle a déduit de l'ensemble de ces éléments qu'il y avait lieu de prononcer à l'égard de Brenntag SA et Brenntag AG (devenue Brenntag SE), solidairement, une sanction de 30 millions d'euros.
323.Brenntag SA conteste cette analyse, tant sur la détermination du montant du maximum légal de la sanction que sur la nature et le montant de celle-ci.
324.S'agissant, en premier lieu, du plafond légal de la sanction, elle soutient, notamment, que dans l'hypothèse où l'infraction serait imputable à la société mère, elle prétend que l'Autorité ne pouvait pas prendre en compte le chiffre d'affaires consolidé du groupe, cette possibilité n'étant pas prévue par l'article L. 464-2, V, du code de commerce (dans sa rédaction applicable en l'espèce) en matière d'obstruction, mais uniquement par l'article L. 464-2, I, du même code, en matière de pratiques anticoncurrentielles. Elle prétend, en outre, que le chiffre d'affaires réalisé par l'ensemble des sociétés appartenant au groupe Brenntag ne pouvait pas être pris en compte, de manière automatique, sans rechercher si ces sociétés avaient un lien avec l'infraction d'obstruction, et cite en ce sens la jurisprudence Sumal précitée, ainsi que celle concernant les produits d'hygiène (Cass. com., 27 mars 2019, pourvoi n° 16-26.470). Elle précise qu'au 31 décembre 2015, le groupe Brenntag comprenait 222 entités consolidées, lesquelles n'étaient visées ni par l'enquête, ni par le rapport d'obstruction. L'Autorité n'aurait donc pu calculer le plafond de la sanction qu'au regard du chiffre d'affaires réalisé par Brenntag SA et Brenntag AG (de 515 millions d'euros), de sorte que le montant de la sanction n'aurait pu excéder 5,15 millions d'euros.
325.S'agissant, en deuxième lieu, de la nature de la sanction, elle soutient que le prononcé d'une amende n'était ni nécessaire, ni justifié, dans la mesure où, si l'Autorité avait effectivement considéré que Brenntag SA faisait de la rétention d'informations qui l'empêchait de faire progresser son enquête, elle aurait pu émettre une injonction assortie d'une astreinte ou réaliser une OVS dans les locaux de la société pour obtenir les informations et documents sollicités. Il en irait d'autant plus ainsi que, par le courrier du 23 juin 2014, précité, les services d'instruction lui avaient indiqué qu'elle ne ferait pas l'objet d'une procédure d'obstruction. Elle en déduit que l'Autorité a méconnu les principes de nécessité et de proportionnalité des peines.
326.S'agissant, en troisième lieu, du montant de la sanction, elle critique différents points de la motivation de la décision attaquée, qu'elle considère comme insuffisante, et soutient que ce montant est manifestement disproportionné.
327.Tout d'abord, en ce qui concerne la motivation de la décision attaquée sur la gravité de l'infraction, elle considère que la référence à la nature de l'infraction, in abstracto, ne répondrait pas au principe d'individualisation des peines. Elle estime que le renvoi à l'instruction ne saurait être pris en compte, au titre des circonstances particulières de l'espèce, pour alourdir l'amende qui leur a été infligée, ce renvoi étant exclusivement imputable au Conseil (devenu l'Autorité). En outre, l'Autorité n'aurait pas expliqué en quoi la rétention d'informations serait d'une grande ampleur, alors que la décision s'est fondée sur un simple défaut de réponse à certaines questions posées dans deux demandes de renseignements et qu'en 2014, soit après onze ans d'enquête, l'Autorité avait considéré qu'une procédure d'obstruction ne serait pas justifiée. Elle en conclut que la décision attaquée ne permet pas de comprendre les raisons pour lesquelles le comportement de Brenntag revêtait une particulière gravité.
328. Ensuite, en ce qui concerne la motivation relative aux effets du comportement reproché sur l'instruction, elle relève que l'Autorité ne justifie pas en quoi son comportement d'obstruction aurait interdit aux services d'instruction d'appréhender le fonctionnement du marché ainsi que de se livrer à toute évaluation de la teneur des allégations des saisissantes, alors que, premièrement, l'enquête durait depuis quatorze ans, deuxièmement, que ledit comportement consistait en un simple défaut partiel de réponse à deux demandes de renseignements, troisièmement, qu'elle a facilité, grâce à sa demande de clémence, la compréhension du secteur des commodités chimiques, ayant donné lieu à la décision n° 13-D-12, précitée, et, quatrièmement, que les services d'instruction n'ont pas eu recours à une injonction sous astreinte ou à une OVS.
329.Quant à la motivation relative aux conséquences du comportement reproché sur l'ordre public économique, elle considère ce critère comme particulièrement contestable dans la mesure où il porte atteinte au principe de la présomption d'innocence. En effet, ce n'est pas la pratique d'obstruction, mais le comportement qui fait l'objet de l'enquête au fond, qui est susceptible d'affecter le fonctionnement concurrentiel du marché et, partant, l'ordre public économique, de sorte qu'il n'est pas possible de mesurer les effets d'une pratique sur l'ordre public économique avant d'avoir établi l'existence de la pratique en question.
330.Enfin, sur la motivation de la décision attaquée portant sur le montant de la sanction, elle fait valoir qu'à rebours de sa méthodologie en matière de pratiques anticoncurrentielles, l'Autorité semble partir du plafond de l'amende pour déterminer le montant de celle-ci, ce qui aboutit nécessairement à une amende plus élevée. En effet, rien ne permettrait de comprendre comment elle a été fixée à 30 millions d'euros, ni pourquoi elle serait trois cent fois plus élevée que celles prononcées dans les affaires Fleury Michon et Mayotte Gateway, pour un défaut total, et non simplement partiel, de réponse à l'Autorité.
331.Elle demande, en conséquence, faute de motivation suffisante, l'annulation de la décision attaquée.
332.En tout état de cause, elle soutient que ce montant de 30 millions d'euros est manifestement disproportionné, tant au regard des circonstances de l'espèce que de la pratique décisionnelle de l'Autorité et de la Commission européenne.
333.S'agissant en premier lieu, des circonstances de l'espèce, elle fait valoir :
' que l'infraction serait limitée dans son ampleur et sa durée ;
' qu'elle n'aurait pas refusé de répondre aux demandes des services d'instruction mais aurait au contraire donné des explications circonstanciées sur l'indisponibilité des informations demandées dont l'Autorité aurait pris bonne note dans son courriel du 9 décembre 2015 ;
' qu'elle n'aurait pas exprimé une fin de non-recevoir à la proposition d'aide des services d'instruction, mais aurait expliqué que les informations sollicitées n'existaient pas dans ses systèmes d'information et que la reconstitution manuelle des données était impossible sur une période de 14 ans ;
' qu'elle aurait eu du mal à suivre les demandes des services d'instruction du fait de leur gestion particulière des différentes saisines ;
' que la durée excessive de la procédure aurait étendu d'autant la période visée par les demandes d'informations, auxquelles elle aurait répondu à de nombreuses reprises ;
' que les services d'instruction auraient brusquement changé de position à la suite de leur engagement de ne pas mettre en 'uvre de procédure d'instruction ;
' que la décision de sanction présenterait un caractère inédit, s'agissant du premier cas de sanction pour obstruction en France, concernant un comportement moins grave que ceux visant à tromper l'Autorité (bris de scellés ; détournements informatiques ; fourniture de renseignements incomplets ou inexacts ; communication de pièces incomplètes ou dénaturées).
334.S'agissant, en deuxième lieu, de la pratique décisionnelle en matière de sanction pour obstruction, elle fait valoir les éléments suivants.
335.En ce qui concerne la pratique de l'Autorité, elle relève que pour un simple défaut (au surplus justifié) de réponse à certaines questions incluses dans deux demandes d'informations transmises à l'issue de douze années d'enquête, elle « écope » de la sanction la plus importante jamais imposée par celle-ci : 30 fois supérieure à celle infligée à Akka pour un bris de scellés et une altération de messagerie ; 300 fois supérieure à celle imposée à Fleury Michon pour un défaut d'information sur la restructuration interne de l'entreprise, et à Mayotte Chanel Gateway pour une absence totale de réponse aux demandes répétées des services d'instruction ; 6 000 fois supérieure à celle infligée à Nixon, pour une absence totale de réponse aux demandes de l'Autorité. Elle constate, en outre, que dans les trois premières affaires précitées, les services d'obstruction avaient mené des OVS et ainsi épuisé les moyens mis à leur disposition pour obtenir les informations sollicitées. Elle observe, enfin, que la sanction de 30 millions qui lui est imposée représente 0,3 % du chiffre d'affaires du groupe, alors que celle imposée dans les affaires précitées n'excède pas 0,067 % du chiffre d'affaires respectif du groupe.
336.En ce qui concerne la pratique de la Commission européenne, elle se livre à des comparaisons semblables avec les sanctions infligées dans les affaires E. ON, Suez Environnement, EPH et autres.
337.Elle demande en conséquence, à titre principal, l'annulation de la sanction attaquée et, à titre la subsidiaire, sa réformation afin de réduire le montant de la sanction à de plus justes proportions.
338.Par ailleurs, en troisième lieu, elle estime que l'amende est d'un montant si élevé qu'elle apparaît en réalité se substituer à celle des pratiques anticoncurrentielles soupçonnées, en violation du principe de la présomption d'innocence. À cet égard, elle conteste détenir une position dominante sur le marché de la distribution tant des spécialités que des commodités chimiques, ainsi que l'effet d'éviction des exclusivités qui lui ont été consenties. Elle conteste également l'existence d'ententes verticales.
339.Brenntag SE développe des arguments comparables sur la disproportion de la sanction au regard du caractère inédit de la décision attaquée, s'agissant du premier cas d'application de l'article L. 464-2, V, alinéa 2, du code de commerce, et de la gravité de l'infraction d'obstruction, celle-ci ne pouvant dépendre de l'éventuelle gravité des pratiques anticoncurrentielles soupçonnées. Elle demande une réduction de la sanction à un montant conforme au principe de sécurité juridique.
340.En réponse, l'Autorité observe, en premier lieu, sur le calcul du plafond de la sanction, que, dans l'affaire Akka, les comptes mondiaux consolidés du groupe ont été pris en compte, ce qui a été validé par la jurisprudence, et que celle concernant les produits d'hygiène, portant sur le périmètre des ventes pouvant servir d'assiette à la sanction, n'est pas transposable au plafond de la sanction d'obstruction.
341.En deuxième lieu, sur la nature de la sanction, elle fait valoir, notamment, que le courriel du 9 décembre 2015 n'avait pas définitivement écarté la possibilité qu'une procédure d'obstruction serait ouverte et que Brenntag SA n'est pas fondée à soutenir que la mise en 'uvre de la présomption d'imputabilité dans un cas d'obstruction ne pouvait pas être anticipée et aurait dû conduire, au cas d'espèce, à une sanction moins sévère.
342.En troisième lieu, sur le montant de la sanction, elle considère que la décision attaquée est suffisamment motivée au regard des critères posés dans l'affaire Akka. Elle estime, en outre, que le montant de l'amende est proportionné, que ce soit au regard des circonstances de l'espèce, de la pratique décisionnelle et du principe de la présomption d'innocence.
343.S'agissant des circonstances de l'espèce, elle considère que c'est en vain que Brenntag SA tente de minimiser la gravité de son comportement au prétexte qu'elle n'aurait pas répondu à certaines questions de seulement deux demandes des services d'instruction, qu'elle ne disposerait pas des informations demandées et qu'elle avait déjà répondu à de nombreuses sollicitations depuis le début de l'enquête. Elle rappelle que, comme l'a relevé la décision attaquée, le comportement de cette entreprise revêt une gravité certaine, en raison notamment de son ampleur et de sa durée. Elle ajoute que les services d'instruction ont adopté un comportement loyal à son égard, en lui proposant de l'aider à compléter l'évaluation des données requises, ce qu'elle a refusé catégoriquement, et en lui accordant des aménagements de délais pour tenir compte des difficultés qu'elle pouvait rencontrer pour rassembler les éléments sollicités. Elle relève que, par son refus de coopérer activement et loyalement avec les services d'instruction, cette entreprise a privé lesdits services des informations indispensables pour déterminer si les pratiques alléguées par les saisissantes étaient constituées, sachant qu'une partie de l'instruction s'opérait sur renvoi de la Cour pour instruction complémentaire approfondie.
344.S'agissant de la pratique décisionnelle, elle constate que le montant de la sanction, de 30 millions d'euros, représente 0,3 % du chiffre d'affaires du groupe Brenntag, soit un montant bien inférieur au plafond légal de 1 % du chiffre d'affaires mondial. Elle rappelle le caractère inopérant de la comparaison du montant des sanctions au regard des pratiques décisionnelles, la proportionnalité du montant des sanctions devant être appréciée au cas par cas, en fonction des circonstances de l'espèce et des effets du comportement en cause sur le déroulement de l'instruction. À cet égard, elle considère qu'en l'espèce, l'obstruction est sans commune mesure, en termes d'ampleur, de généralité, de persistance et de durée avec celles visées dans d'autres affaires, qui concernaient des agissements ponctuels ou isolés.
345.Par ailleurs, elle dément fermement l'allégation selon laquelle la décision attaquée aurait cherché, à travers la sanction d'obstruction, à sanctionner les pratiques anticoncurrentielles. Elle considère que les arguments présentés par Brenntag SA pour tenter de démontrer qu'elle n'a mis en 'uvre aucune pratique anticoncurrentielle sont inopérants.
346.Le ministère public partage cette analyse.
Sur ce, la Cour :
347.Il importe de rappeler que l'article L. 464-2, V, alinéa 2, du code de commerce, dans sa rédaction applicable pendant la période infractionnelle, énonce :
« Lorsqu'une entreprise a fait obstruction à l'investigation ou à l'instruction, notamment en fournissant des renseignements incomplets ou inexacts, ou en communiquant des pièces incomplètes ou dénaturées, l'Autorité peut, à la demande du rapporteur général, et après avoir entendu l'entreprise en cause et le commissaire du Gouvernement, décider de lui infliger une sanction pécuniaire. Le montant maximum de cette dernière ne peut excéder 1 % du montant du chiffre d'affaires mondial hors taxes le plus élevé réalisé au cours d'un des exercices clos depuis l'exercice précédant celui au cours duquel les pratiques ont été mises en 'uvre ».
348.En premier lieu, pour les mêmes motifs que ceux figurant au paragraphe 263 du présent arrêt, la circonstance que les services d'instruction ont choisi de poursuivre Brenntag SA et Brenntag AG pour obstruction, au lieu de recourir à une injonction de communication sous astreinte ou à des OVS, n'est pas de nature à remettre en cause la nécessité de leur infliger une sanction pécuniaire. En outre, pour les mêmes motifs que ceux indiqués aux paragraphes 71, 72 et 73, Brenntag SA ne saurait tirer argument du courriel des services d'instruction du 23 juin 2014 pour contester la nécessité et la proportionnalité du principe-même de la sanction pécuniaire.
349.En deuxième lieu, s'agissant du calcul du montant du plafond de la sanction pécuniaire, en l'espèce, il est constant que le chiffre d'affaires mondial publié par le groupe Brenntag en 2015 était de 10,3 milliards d'euros.
350.C'est à juste titre que l'Autorité l'a pris en compte pour calculer le montant de ce plafond.
351.Sur ce point, tout d'abord, contrairement à ce que soutient Brenntag SA, il est indifférent que l'article précité, dans sa rédaction applicable en l'espèce, ne précise pas, comme le fait l'article L. 464-2, I, du code de commerce, que « si les comptes de l'entreprise concernée ont été consolidés ou combinés en vertu des textes applicables à sa forme sociale, le chiffre d'affaires pris en compte est celui figurant dans les comptes consolidés ou combinés de l'entreprise consolidante ou combinante ». En effet, si les dispositions précitées n'ont été ajoutées à l'article L. 464-2, V, alinéa 2, du code de commerce, que par l'ordonnance n° 2021-649 du 26 mai 2021 relative à la transposition de la directive (UE) 2019/1 du Parlement européen et du Conseil du 11 décembre 2018 visant à doter les autorités de concurrence des États membres des moyens de mettre en 'uvre plus efficacement les règles de concurrence et à garantir le bon fonctionnement du marché intérieur (directive dite ECN +), soit postérieurement à la période infractionnelle, il n'en demeure pas moins que cet ajout ne faisait qu'expliciter, sans être créateur de droit, le principe préexistant selon lequel le plafond de la sanction est calculé en fonction du montant du chiffre d'affaires mondial de l'entreprise.
352.En outre, contrairement à ce que soutient également Brenntag SA, pour prendre en compte le chiffre d'affaires mondial du groupe Brenntag, réalisé par l'ensemble des sociétés appartenant audit groupe, il n'était pas nécessaire de rechercher si toutes les filiales avaient effectivement un lien avec l'infraction d'obstruction. En effet, ni l'arrêt de la Cour de justice dans l'affaire Sumal, ni l'arrêt de la Cour de cassation dans l'affaire des produits d'hygiène, ne sont transposables en l'espèce. De plus, il résulte d'un arrêt de la Cour de justice du 26 novembre 2013, rendu en grande chambre (C-58/12 P, Groupe Gascogne SA, points 47 à 57), que lorsque la société mère à laquelle est imputée l'infraction commise par sa filiale se trouve à la tête d'un groupe de sociétés constituant une unité économique, le chiffre d'affaires à prendre en compte pour le calcul du plafond de l'amende, prévu à l'article 23, paragraphe 2, du règlement n° 1/2003, est celui de l'ensemble du groupe, c'est-à-dire de toutes les sociétés appartenant au groupe dont celle-ci est la société faîtière, ce chiffre constituant le meilleur indicateur de la capacité de l'entreprise concernée à mobiliser les fonds nécessaires au paiement de l'amende. La Cour retient la pertinence de ce principe pour les besoins de l'application de l'article L. 464-2, V, alinéa 2, du code de commerce.
353.En troisième lieu, s'agissant du montant de la sanction, il importe de rappeler que les principes de proportionnalité et d'individualisation, qui régissent la fixation de toute sanction ayant le caractère d'une punition, conduisent, à apprécier la gravité du comportement reproché à la lumière des circonstances particulières de l'espèce et des effets de ce comportement sur le déroulement de l'instruction.
354.Contrairement à ce que soutient Brenntag SA, il ressort des motifs de la décision attaquée (§ 241) que l'Autorité a procédé à une appréciation concrète de la gravité des faits d'obstruction à la lumière des circonstances particulières de l'espèce et de leurs effets sur le déroulement de l'instruction.
355.Elle a ainsi relevé, tout d'abord, l'ampleur des rétentions d'informations réalisées par Brenntag SA. Ayant précisément fait état de l'ensemble des informations non communiquées (paragraphes 201 à 204 de la décision attaquée), il n'était pas nécessaire qu'elle apporte des explications supplémentaires sur l'ampleur de ces rétentions d'informations. Il est indifférent que ces rétentions se rapportent uniquement à deux demandes de renseignements. En outre, comme cela a déjà été indiqué (paragraphes 71 à 74 du présent arrêt), c'est en vain que cette entreprise se prévaut du courriel du 23 juin 2014, précité, ce courriel ne pouvant être interprété comme lui ayant fourni une assurance précise qu'elle ne serait jamais poursuivie pour obstruction, quel que soit son comportement ultérieur. L'Autorité a donc satisfait à son obligation de motivation sur ce point.
356.Elle s'est, ensuite, fondée sur l'incidence de l'ampleur de ces rétentions d'informations, placées dans leur contexte, sur le déroulement de l'instruction, en relevant que ce comportement apparaissait comme l'aboutissement de man'uvres dilatoires et avait interdit aux services d'instruction d'appréhender le fonctionnement du marché et de se livrer à une évaluation des allégations des parties saisissantes, alors que l'examen de la saisine de l'une de ces parties avait été renvoyé par la Cour pour une instruction complémentaire approfondie. L'Autorité a ainsi satisfait à son obligation de motivation sur ce point. La circonstance que ce défaut de communication d'informations était partiel, que l'enquête durait depuis de nombreuses années, que Brenntag SA a facilité, par sa demande de clémence, la compréhension du secteur des commodités chimiques et que les services d'instruction n'ont pas recouru à des injonctions sous astreinte ou des OVS, n'appelait pas de développements supplémentaires.
357.Cette motivation (§ 241) était donc suffisante pour permettre à Brenntag SA de comprendre en quoi, comme l'indique le paragraphe suivant, l'infraction d'obstruction qui lui était reprochée revêtait concrètement, au vu des circonstances de l'espèce, une particulière gravité.
358.Quant à la détermination du montant de la sanction à 30 millions d'euros, il ressort des motifs de la décision attaquée (§ 243 à 246) que l'Autorité s'est attachée à prendre en compte les principes de proportionnalité et d'individualisation, sans méconnaître celui de la présomption d'innocence. En effet, après avoir indiqué qu'elle n'avait pas adopté de lignes directrices énonçant la méthode de calcul qui s'imposerait à elle pour la fixation des amendes en cas d'obstruction (§ 237), elle a précisé se fonder sur la nécessité de garantir à celle-ci un effet suffisamment dissuasif et souligné que cet objectif, dont le règlement n° 1/2003 avait tenu compte pour renforcer le niveau de sanction, revêtait d'autant plus d'importance pour la sanction des infractions d'obstruction que les entreprises ne devaient pas pouvoir estimer qu'il serait avantageux pour elles de faire obstruction à une instruction et de se prémunir ainsi de toute possibilité de sanction, au cas où la preuve des pratiques anticoncurrentielles serait rapportée (§ 243 et 244). Elle a ensuite pris en compte le chiffre d'affaires mondial publié, réalisé par le groupe Brenntag en 2015 (§ 245), ainsi que la taille de l'entreprise, outre la particulière gravité de l'infraction et la nécessité d'assurer un effet suffisamment dissuasif à la sanction, pour fixer son montant à 30 millions (§ 246), dans les limites du plafond légal s'élevant à 103 millions (§ 245). Contrairement à ce qui est allégué, elle ne s'est donc pas limitée à partir du plafond de l'amende pour en fixer le montant.
359.L'Autorité a ainsi satisfait à son obligation de motivation sur la détermination du montant de la sanction.
360.En outre, c'est à juste titre que l'Autorité a fixé le montant de la sanction à 30 millions d'euros.
361.En effet, au-delà de la motivation qui vient d'être rappelée, que la Cour adopte, il importe de relever qu'en refusant de communiquer la méthodologie qu'elle avait suivie pour reconstituer les données de vente pour les produits chimiques sur la période 2011 à 2013, Brenntag SA a empêché lesdits services de se livrer à toute vérification sur la valeur de ces données.
362.Il importe, en outre, de préciser que l'obstruction en cause, qui a consisté en un refus délibéré, ferme et définitif de communication de nombreux éléments, ne saurait être considérée comme moins grave qu'un bris de scellés, une altération de messagerie, une falsification de documents ou la fourniture de renseignements inexacts ou trompeurs. Si le comportement en cause en l'espèce ne procède pas d'une volonté de tromper les rapporteurs, il n'en demeure pas moins qu'il constitue un acte positif qui n'a pu qu'entraver leur action et mettre en péril leur instruction, en méconnaissance de l'obligation de coopération active et loyale pesant sur l'entreprise.
363.La circonstance alléguée que l'enquête durait depuis plusieurs années, que le refus de communication des éléments sollicités était circonscrit à deux demandes de renseignements rapprochées dans le temps (12 et 20 octobre 2015) et que celle-ci a fourni des explications sur la prétendue indisponibilité de ces éléments, n'enlève rien à ce constat et à cette appréciation de la gravité des faits. Il en va d'autant plus ainsi que, loin de se borner à évoquer l'indisponibilité desdits éléments, Brenntag SA, par son courrier du 13 novembre 2015, précité, a directement remis en cause, de manière insistante, leur pertinence pour les besoins de l'instruction. Au demeurant, elle est mal fondée à invoquer les courriels qui lui ont été adressés par les services d'instruction le 23 juin 2014 et le 9 décembre 2015 (déjà évoqués aux paragraphes 71 à 75 du présent arrêt) pour soutenir l'octroi en sa faveur d'une assurance précise qu'elle ne serait pas poursuivie pour obstruction et minimiser ainsi la gravité de son comportement.
364.De plus, la circonstance que la décision attaquée a constitué le premier cas d'application de l'article L. 464-2, V, alinéa 2, du code de commerce, n'est pas de nature à justifier une réduction du montant de la sanction infligée par l'Autorité. Le caractère inédit de l'imputation de l'infraction d'obstruction commise par une filiale à sa société mère, qui n'a pas néanmoins rendu nécessaire un renvoi préjudiciel à la Cour de justice, n'est pas davantage de nature à réduire le montant de la sanction infligée.
365.Quant à la comparaison du montant de cette sanction avec celles infligées dans d'autres affaires, elle est inopérante, la proportionnalité de leur montant devant s'apprécier au regard des circonstances propres à chaque espèce. Il en va de même des arguments contestant, sur le fond, la caractérisation des pratiques anticoncurrentielles soupçonnées.
366.Il résulte de l'ensemble de ces développements, notamment de la gravité de l'infraction d'obstruction en cause, ainsi que de la nécessité d'assurer un effet suffisamment dissuasif à l'égard d'une entreprise ayant réalisé en 2015 un chiffre d'affaires mondial de 10,3 milliards d'euros, que le montant de 30 millions d'euros, qui représente seulement 0, 3 % de ce chiffre d'affaires, est justifié et proportionné.
367.Le montant de 30 millions d'euros n'excédant pas celui du plafond légal, s'élevant à 103 millions, c'est à juste titre que l'Autorité a infligé à Brenntag SA et Brenntag AG, à titre solidaire, une sanction de ce montant.
368.Il convient de rejeter le moyen.
VI. SUR LES FRAIS IRRÉPÉTIBLES ET LES DÉPENS
369.Brenntag SA succombant en son recours, elle ne peut prétendre à l'octroi d'une indemnité au titre de l'article 700 du code de procédure civile. Brenntag SA et Brenntag SE conserveront la charge des dépens.
PAR CES MOTIFS
La Cour, statuant publiquement,
ÉCARTE des débats la note en délibéré déposée par Brenntag SA le 24 mai 2024 ;
DIT n'y avoir lieu à renvoi préjudiciel à la Cour de justice de l'Union européenne ;
REJETTE les recours formés par les sociétés Brenntag SA et Brenntag SE contre la décision de l'Autorité de la concurrence n° 17-D-27 du 21 décembre 2017 relative à des pratiques d'obstruction mises en 'uvre par Brenntag ;
REJETTE la demande de Brenntag SA au titre l'article 700 du code de procédure civile ;
LAISSE aux sociétés Brenntag SA et Brenntag SE la charge des dépens.