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Décisions

TA Nantes, 5 mars 2024, n° 2401782

NANTES

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Rapporteur :

M. Echasserieau

Avocats :

Me Launay, Me Naux, Me Rouxel

TA Nantes n° 2401782

4 mars 2024

Vu la procédure suivante :

Par une requête et un mémoire, enregistrés les 6 et 27 février 2024, la société civile de placements immobiliers " SCPI " Immorente, représentée par Me Naux, demande au juge des référés :

1°) d'ordonner, sur le fondement des dispositions de l'article L. 521-1 du code de justice administrative, la suspension de l'exécution de la décision implicite par laquelle le préfet de la Loire-Atlantique a refusé de prêter le concours de la force publique pour procéder à l'évacuation forcée des occupants sans titre de la parcelle cadastrée EB 0578 situé <adresse>, en exécution d'une ordonnance de référé du tribunal judiciaire de Nantes du 4 juin 2023 ;

2°) d'enjoindre à l'Etat, de prendre toutes mesures nécessaires aux fins d'expulsion des occupants, dans un délai de cinq jours à compter de la notification de l'ordonnance à intervenir, sous astreinte de 500 euros par jour de retard ;

3°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 2 500 euros en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle soutient que :

- sa requête est recevable alors même qu'elle n'aurait pas saisi le préfet par l'application Exploc dès lors que celle-ci est dédiée aux expulsions locatives et ne peut pas être utilisée pour signifier une demande de concours de la force publique dans les autres hypothèses ;

- la condition d'urgence est satisfaite dès lors que le constat d'huissier fait apparaître que les occupants qui stationnaient jusque-là illégalement sur la parcelle, ont réussi à pénétrer le bâtiment sécurisé, lequel a fait l'objet de nombreuses dégradations volontaires ; l'Etat est indirectement complice de l'atteinte à son droit de propriété ; l'urgence est également caractérisée dès lors que la remise en état des lieux sera particulièrement onéreuse et que l'intérêt public est en cause notamment en raison de risques d'incendie qui menacent la sécurité publique ; enfin l'urgence est caractérisée aussi par le fait que les locaux ont fait l'objet d'une proposition de prise à bail au mois de novembre 2023 ;

- il existe un doute sérieux quant à la légalité de la décision attaquée :

- elle est entachée d'un défaut de motivation ;

*elle est entachée d'une erreur manifeste d'appréciation dès lors qu'un départ de feu a été constaté lequel établit la dégradation des locaux et la potentielle dangerosité de la situation ; la décision sollicitée ne porte ni atteinte à la sauvegarde de l'ordre public ni à la dignité humaine, l'Etat ne justifiant pas ses allégations quant à la présence sur place de personnes en situation extrêmement précaire, les locaux, de nature industrielle et commerciale n'étant pas adaptés à l'habitation et la société n'ayant pas vocation à pallier les carences de l'Etat en matière de logement des populations vulnérables.

Par des mémoires en défense, enregistrés les 19 et 29 février 2024, le préfet de la Loire-Atlantique conclut au rejet de la requête.

A titre principal, il oppose une fin de non-recevoir à la requête en ce que les conclusions sont dirigées contre une décision qui n'est pas encore née dès lors que le commissaire de justice missionné par la société requérante n'a pas déposé sa demande par l'intermédiaire du système d'information " EXPLOC " prévu par les dispositions de l'article L. 431-2 du code des procédures civiles d' exécution ;

A titre subsidiaire, il fait valoir que :

- la condition d'urgence n'est pas remplie dès lors que la société ne démontre pas les conséquences de la " décision implicite de rejet " sur sa situation financière alors qu'elle dispose d'un capital de 4.3 milliards d'euros au 31 mars 2023 ; par ailleurs, elle ne démontre pas avoir entrepris des recherches pour louer à nouveau son bien depuis le 30 septembre 2021, date à laquelle il a octroyé le concours de la force publique ; en outre, les faits de branchements illicites et d'un départ d'incendie dans le dernier procès-verbal ne sont pas datés et, en tout état de cause, le constat d'huissier du 12 décembre 2023 prend acte d'une situation figée depuis l'été ; la déclaration d'intérêt indique que la prise d'effet du bail est prévue entre le mois d'octobre et décembre 2024 ;

- aucun des moyens soulevés n'est propre à créer un doute sérieux quant à la légalité de la décision attaquée.

La requête a été communiquée, à titre d'observateur, le 16 février 2024, aux occupants sans titre.

Vu :

- les pièces du dossier ;

- la requête enregistrée le 25 septembre 2023 sous le numéro 2314114 par laquelle la société Immorente demande l'annulation de la décision attaquée.

Vu :

- le code des procédures civiles d'exécution ;

- la loi n° 90-449 du 31 mai 1990 visant à la mise en œuvre du droit au logement ;

-l'arrêté du 23 juin 2016 portant création d'un traitement de données à caractère personnel relatif à la prévention et à la gestion des procédures d'expulsions locatives ;

- le code de justice administrative.

Le président du tribunal a désigné M. Echasserieau, premier conseiller, pour statuer sur les demandes de référé en application de l'article L. 511-2 du code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique du 28 février 2024 à 9h30 :

- le rapport de M. Echasserieau, juge des référés,

- les observations de Me Launay susbstituant Me Naux, avocat de la société Immorente;

- les observations de Me Rouxel pour les occupants sans droit ni titre;

- et les observations de la représentante du préfet de la Loire-Atlantique.

La clôture de l'instruction a été reportée au 29 février 2024 à 15h.

Des pièces, présentées par les occupants sans titre, ont été enregistrée le 28 février 2024.

Une note en délibéré, présentée pour la société Immorente, a été enregistrée le 29 février 2024 et n'a pas été communiquée.

Considérant ce qui suit :

1. La société Immorente demande au juge des référés, saisi sur le fondement de l'article L. 521-1 du code de justice administrative, d'ordonner la suspension de l'exécution de la décision implicite par laquelle le préfet de la Loire-Atlantique n'a pas fait droit à sa demande de réquisition de la force publique pour procéder à l'évacuation forcée des occupants sans titre de la parcelle cadastrée EB 0578 <adresse>, dont elle est propriétaire.

Sur les conclusions présentées au titre de l'article L. 521-1 du code de justice administrative :

2. Aux termes de l'article L. 521-1 du code de justice administrative : " Quand une décision administrative, même de rejet, fait l'objet d'une requête en annulation ou en réformation, le juge des référés, saisi d'une demande en ce sens, peut ordonner la suspension de l'exécution de cette décision, ou de certains de ses effets, lorsque l'urgence le justifie et qu'il est fait état d'un moyen propre à créer, en l'état de l'instruction, un doute sérieux quant à la légalité de la décision (...) ".

Sur la fin de non-recevoir opposée en défense :

3. Il résulte des termes de l'article L. 431-2 du code des procédures civiles d' exécution, lesquels renvoient aux dispositions de l'article 7-2 de la loi du 31 mai 1990 susvisée, que le champ d'application de la saisine du représentant de l'Etat dans le département par la voie électronique via le module " EXPLOC ", crée par l'arrêté du 23 juin 2016, par le commissaire de Justice en charge de la réquisition du concours de la force publique, ne concerne que les expulsions de personnes ayant été titulaires à l'origine d'un contrat bail et non celles occupantes de locaux pour lesquels aucun contrat n'a jamais été souscrit. Dès lors, en l'absence d' expulsion locative dans le cadre de la présente affaire, la fin de non recevoir opposée par le préfet de la Loire-Atlantique, tiré de l'absence de saisine de ses services via le module " EXPLOC ", doit être écartée.

En ce qui concerne la condition d'urgence :

4. L'urgence justifie que soit prononcée la suspension d'un acte administratif lorsque l'exécution de celui-ci porte atteinte, de manière suffisamment grave et immédiate, à un intérêt public, à la situation du requérant ou aux intérêts qu'il entend défendre. Il appartient au juge des référés d'apprécier concrètement, compte tenu des justifications fournies par le demandeur, si les effets de l'acte litigieux sont de nature à caractériser une urgence justifiant que, sans attendre le jugement de la requête au fond, l'exécution de la décision soit suspendue. L'urgence s'apprécie objectivement compte tenu de l'ensemble des circonstances de chaque espèce.

5. Il ressort des procès-verbaux de constat, que l'occupation irrégulière, initialement du parking, s'est élargi à l'intérieur du bâtiment situé en zone d'activité, que cette intrusion a donnée lieu, une première fois, à un début d'incendie et présente des risques en raison des branchements électriques " sauvages " qui, d'une part, gisent au sol, parfois au contact de l'eau, et, d'autre part, alimentent de nombreux appareils. Au surplus, l'installation d'une cuisine dotée d'une plaque dans un espace clos, dépourvu d'ouverture et de ventilation pourrait entraîner un risque sanitaire et d'incendie pour les occupants du campement. Eu égard à l'ensemble de ces circonstances, la condition d'urgence posée par l'article L. 521-1 du code de justice administrative doit être regardée comme remplie.

En ce qui concerne la condition tenant à l'existence d'un doute sérieux sur la légalité de la décision attaquée :

6. Le moyen soulevé par la société Immorente à l'appui de sa demande de suspension, tiré de l'erreur manifeste d'appréciation paraît, en l'état de l'instruction, de nature à faire naître un doute sérieux quant à la légalité de la décision attaquée.

7. Les deux conditions prévues à l'article L. 521-1 du code de justice administrative étant satisfaites, il y a lieu de suspendre l'exécution de la décision attaquée.

Sur les conclusions à fin d'injonction :

8. l'exécution de la présente ordonnance implique nécessairement, dans les circonstances de l'espèce, d'enjoindre au préfet de la Loire-Atlantique de réexaminer la demande de réquisition du concours de la force publique. Toutefois, compte tenu de l'absence de solution de relogement immédiate que fait valoir le préfet de la Loire-Atlantique, l'expulsion des occupants actuels en situation particulièrement précaire, composés pour partie de personnes souffrants de problèmes de santé susceptible d'être exposés à un risque sanitaire grave eu égard aux conditions climatiques actuelles et d'enfants régulièrement scolarisés, alors que la certitude de nouvelles dégradations du bâtiment n'est pas suffisamment établie, pas plus que le risque imminent d'incendie, et qu'en outre, la prise à bail présentée par la société requérante n'est prévue que pour la fin de l'année 2024, il convient, nonobstant l'urgence ci-dessus rappelée, d'accorder exceptionnellement un délai de quatre mois à compter de la notification de la présente ordonnance au préfet de la Loire-Atlantique pour procéder au réexamen de la demande de concours de la force publique, sachant qu'il est possible pour la société requérante de saisir à nouveau le juge des référés sur le fondement des dispositions de l'article L. 521-4 du code de justice administrative si elle était amenée à constater de nouvelles dégradations et mises en danger des occupants sans titre. Il n'y a pas lieu, en l'état actuel de l'instruction, d'assortir cette injonction d'une astreinte.

Sur les frais liés à l'instance :

9. Dans les circonstances de l'espèce, il y a lieu de mettre à la charge de l'Etat une somme de 1 000 euros à verser à la société Immorente, au titre des frais exposés par celle-ci et non compris dans les dépens, en application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

O R D O N NE :

Article 1er : l'exécution de la décision implicite de rejet, née le 29 août 2023, par laquelle le préfet de la Loire-Atlantique n'a pas fait droit à la demande de réquisition de la force publique pour procéder à l'évacuation forcée des occupants sans titre de la parcelle cadastrée EB 0578 <adresse>, est suspendue.

Article 2 : Il est enjoint au préfet de la Loire-Atlantique de procéder à un nouvel examen de la demande de la société Immorente, dans un délai de quatre mois à compter de la notification de cette ordonnance.

Article 3 : L'Etat versera la somme de 1 000 euros à la société Immorente en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Article 4 : Le surplus des conclusions de la requête est rejeté.

Article 5 : La présente ordonnance sera notifiée à la société civile de placements immobiliers " Immorente ", au préfet de la Loire-Atlantique et à Me Rouxel.