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Décisions

CEDH, sect. 5, 26 septembre 2024, n° 25054/23

COUR EUROPÉENNE DES DROITS DE L'HOMME

Décision

PARTIES

Demandeur :

Alten (Sté)

Défendeur :

France

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Chanturia

Juges :

M. Guyomar, M. Pisani

Avocat :

Me Piwnica

CEDH n° 25054/23

25 septembre 2024

OBJET DE l’AFFAIRE

1.  La requête concerne la saisie, par l’Autorité de la concurrence (ADLC), de documents informatiques détenus par des salariés de la société Alten Sud‑Ouest, sise à Labège, et par un consultant extérieur de la société requérante, à l’occasion de la convocation de ces personnes dans les locaux de la société requérante, sise à Boulogne-Billancourt, au cours d’une opération de visite et de saisie qui avait été autorisée par une ordonnance du juge des libertés et de la détention (JLD) visant uniquement les locaux de la société requérante. Sous l’angle de l’article 8 de la Convention, la société requérante se plaint d’une violation de son droit au respect de la vie privée en raison de la saisie de ces documents qui n’étaient pas initialement présents dans ses locaux mais qui y ont été apportés au cours de l’opération, alors que seuls ses locaux étaient visés par l’ordonnance du JLD. Sous l’angle de l’article 13 combiné avec l’article 8, la société requérante se plaint de ne pas avoir bénéficié d’un recours effectif pour faire valoir son grief tiré de l’article 8.

2.  À la suite d’une requête déposée par l’ADLC sur le fondement de l’article L. 450-4 du code de commerce (voir paragraphe 7 ci-dessous), par une ordonnance du 31 octobre 2018, le JLD du tribunal de grande instance de Nanterre autorisa des opérations de visites et de saisies dans les locaux d’entreprises désignées, dont ceux de la société requérante et des sociétés du même groupe sises à la même adresse, au 40 avenue André Morizet 92100 Boulogne-Billancourt (adresse du siège social).

3.  Le 8 novembre 2018, les agents des services d’instruction de de l’ADLC, assistés d’officiers de police judiciaire, procédèrent à l’opération de visite et de saisie prévue au siège de la société requérante. Pendant l’opération, le rapporteur de l’ADLC présent sur place enjoignit à trois salariés d’une autre société du groupe, la société Alten Sud-Ouest, non visée par l’ordonnance du JLD, et à un consultant extérieur de la société requérante, de se rendre sur place, munis de leurs téléphones et ordinateurs portables. À leur arrivée, certains documents informatiques qu’ils avaient apportés furent saisis par l’ADLC.

4.  Le 16 novembre 2018, la société requérante forma un recours pour contester le déroulement de l’opération auprès du premier président de la cour d’appel de Versailles.

5.  Par une ordonnance du 15 décembre 2020, le premier président de la cour d’appel rejeta le recours pour les motifs suivants :

« (...) Considérant qu’il n’y a pas lieu d’annuler les opérations de visite et de saisies ; qu’il apparait en effet (...)

- que le juge des libertés et de la détention a autorisé des opérations dans les locaux de la société Alten et des sociétés du même groupe sises a la même adresse ; que le fait que la société Alten Sud Ouest ne soit pas sise à la même adresse que la société Alten ne fait pas obstacle à ce que les données informatiques de ses salariés puissent être examinées et saisies dès lors qu’ils se trouvent dans les locaux objets des investigations ou que leurs données sont accessibles depuis ces locaux (...) »

6.  La société requérante forma un pourvoi en cassation contre cette ordonnance. Par un arrêt du 21 février 2023, la Cour de cassation rejeta le pourvoi pour les motifs suivants :

« (...) 15. La Cour de cassation juge que les saisies opérées par les agents de l’Autorité des marchés financiers en exécution d’une ordonnance délivrée par le juge des libertés et de la détention sur le fondement de l’article L. 621-12 du code monétaire et financier peuvent porter sur tous les documents et supports d’information qui sont en lien avec l’objet de l’enquête et se trouvent dans les lieux que le juge a désignés ou sont accessibles depuis ceux-ci, sans qu’il soit nécessaire que ces documents et supports appartiennent ou soient à la disposition de l’occupant des lieux (Ass. Plen., 16 décembre 2022, pourvois no 21 -23.685 et 21 -23.71 O, publiés au Bulletin).

16. Il y a lieu de faire application de cette solution aux visites diligentées en application de l’article L. 450-4 du code de commerce. (...)

19. En l’état de [d]es énonciations [du premier président de la cour d’appel], d’où il résulte que les documents et supports saisis se trouvaient dans les lieux que le juge a désignés ou étaient accessibles depuis ceux-ci et dès lors qu’il n’est pas allégué qu’ils étaient sans lien avec l’objet de l’enquête, le premier président a justifié sa décision (...) »

Droit interne pertinent

7.  Les dispositions pertinentes du code de commerce applicables au moment des faits litigieux sont les suivantes :

Article L. 450-1 du code de commerce

Version en vigueur du 19 mars 2014 au 28 mai 2021

« I.-Les agents des services d’instruction de l’Autorité de la concurrence habilités à cet effet par le rapporteur général peuvent procéder à toute enquête nécessaire à l’application des dispositions des titres II et III du présent livre.

(...) »

Article L. 450-4 du code de commerce

Version en vigueur du 05 juin 2016 au 01 janvier 2020

« Les agents mentionnés à l’article L. 450-1 ne peuvent procéder aux visites en tous lieux ainsi qu’à la saisie de documents et de tout support d’information que dans le cadre d’enquêtes demandées par la Commission européenne, le ministre chargé de l’économie ou le rapporteur général de l’Autorité de la concurrence sur proposition du rapporteur, sur autorisation judiciaire donnée par ordonnance du juge des libertés et de la détention du tribunal de grande instance dans le ressort duquel sont situés les lieux à visiter. (...) »

APPRÉCIATION DE LA COUR

Sur la violation alléguée de l’article 8 de la Convention

8.  La Cour rappelle tout d’abord que selon une jurisprudence constante, par « victime » l’article 34 de la Convention désigne la personne directement concernée par l’acte ou l’omission litigieux (Brumărescu c. Roumanie [GC], no 28342/95, § 50, CEDH 1999‑VII). Pour relever de la catégorie des victimes directes, le requérant doit pouvoir démontrer qu’il a « subi directement les effets » de la mesure litigieuse (Lambert et autres c. France [GC], no 46043/14, § 89, CEDH 2015 (extraits)) même si ce critère ne doit pas s’appliquer de façon rigide, mécanique et inflexible (Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu c. Roumanie [GC], no 47848/08, § 96, CEDH 2014, et les références citées).

9.  À cet égard, la Cour a déjà dit, afin de déterminer si le propriétaire unique d’une société pouvait prétendre à la qualité de victime s’agissant de mesures litigieuses prises à l’égard de sa société, que faire abstraction de la personnalité juridique d’une société ne se justifie que dans des circonstances exceptionnelles, notamment lorsqu’il est clairement établi que cette dernière se trouve dans l’impossibilité de saisir les organes de la Convention par l’intermédiaire de ses organes statutaires ou – en cas de liquidation – par ses liquidateurs (Centro Europa 7 S.r.l. et Di Stefano c. Italie [GC], no 38433/09, § 92, CEDH 2012).

10.  La Cour rappelle également que, selon sa jurisprudence bien établie, des perquisitions ou visites et saisies opérées dans les locaux d’une société commerciale portent atteinte aux droits protégés par l’article 8 de la Convention (Société Colas Est et autres c. France, no 37971/97, §§ 40-42, CEDH 2002-III). Plus précisément, la fouille et la saisie de données électroniques s’analysent en une ingérence dans le droit au respect de la « vie privée » et de la « correspondance » au sens de ces dispositions (Vinci Construction et GTM Génie Civil et Services c. France, nos 63629/10 et 60567/10, § 63 2 avril 2015).

11.  En l’espèce, la Cour constate que la société requérante ne se plaint pas devant elle du fait que la visite domiciliaire dont elle a fait l’objet aurait porté une atteinte disproportionnée à son droit au respect de la vie privée et de la correspondance (voir, a contrario, Vinci Construction et GTM Génie Civil et Services, précité) mais qu’elle dénonce uniquement la saisie de certains des documents informatiques apportés dans ses locaux par trois salariés d’une autre société du groupe qui n’était pas visée par l’ordonnance du JLD et par un consultant extérieur. Or, la Cour relève que la société requérante ne démontre pas en quoi elle aurait, dans cette mesure, été personnellement et directement affectée par l’opération qui s’est déroulée dans ses locaux ou par le contrôle juridictionnel effectué ultérieurement (voir, mutatis mutandis, Naumenko et SIA Rix Shipping c. Lettonie, no 50805/14, §§ 34 et 36, 23 juin 2022).

12.  La Cour note par ailleurs que la société requérante n’invoque aucune circonstance exceptionnelle qui aurait empêché la société Alten Sud-Ouest, dont la personnalité juridique et le siège sont distincts de ceux de la requérante, de porter un grief devant la Cour en son nom propre (voir paragraphe 9 ci-dessus).

13.  La Cour déduit de ce qui précède que les mesures litigieuses ne constituent pas une ingérence dans les droits de la requérante protégés par l’article 8 de la Convention et qu’en conséquence, elle ne saurait prétendre à la qualité de victime aux fins de l’article 34 de la Convention.

14.  Il s’ensuit que ce grief est incompatible ratione personae avec les dispositions de la Convention au sens de l’article 35 § 3 a) et doit être rejeté en application de l’article 35 § 4.

Sur la violation alléguée de l’article 13 de la Convention

15.  La Cour rappelle que l’article 13 s’applique seulement lorsqu’un individu peut se prétendre de manière défendable victime d’une violation d’un droit protégé par la Convention (De Tommaso c. Italie [GC], no 43395/09, § 180, 23 février 2017).

16.  Compte tenu de la conclusion à laquelle elle est parvenue sur le terrain de l’article 8 de la Convention, la Cour en déduit l’absence de grief défendable tiré de la violation d’un droit substantiel garanti par la Convention. En conséquence, le grief tiré de l’article 13 est inapte à prospérer.

17.  Il s’ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et qu’il doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

Par ces motifs, la Cour, à l’unanimité,

Déclare la requête irrecevable.