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Décisions

CA Nouméa, ch. civ., 25 novembre 2024, n° 23/00304

NOUMÉA

Arrêt

Autre

CA Nouméa n° 23/00304

25 novembre 2024

N° de minute : 2024/242

COUR D'APPEL DE NOUMÉA

Arrêt du 25 Novembre 2024

Chambre Civile

N° RG 23/00304 - N° Portalis DBWF-V-B7H-UFZ

Décision déférée à la cour : Arrêt rendu le 13 Décembre 2021 par le Cour d'Appel de NOUMEA (RG n° :20/372)

Saisine de la cour : 27 Septembre 2023

APPELANT

Me [I] [E]

né le [Date naissance 1] 1965,

demeurant [Adresse 2]

Représenté par Me Yann BIGNON de la SARL LEXCAL, avocat au barreau de NOUMEA

INTIMÉ

S.A.S. [9],

Siège social : [Adresse 3]

Représentée par Me Martin CALMET de la SARL DESWARTE CALMET-CHAUCHAT AVOCATS, avocat au barreau de NOUMEA

COMPOSITION DE LA COUR :

L'affaire a été débattue le 12 Septembre 2024, en audience publique, devant la cour composée de :

M. François GENICON, Président de chambre, président,

M. François BILLON, Conseiller,

Mme Zouaouïa MAGHERBI, Conseiller,

qui en ont délibéré, sur le rapport de M. François GENICON.

25/11/2024 : Copie revêtue de la formule exécutoire - Me Martin CALMET

Expéditions - Me Yann BIGNON

- Dossiers CA et TPI

Greffier lors des débats : M. Petelo GOGO

Greffier lors de la mise à disposition : M. Petelo GOGO

ARRÊT :

- contradictoire,

- prononcé publiquement par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues à l'article 451 du code de procédure civile de la Nouvelle-Calédonie,

- signé par M. François GENICON, président, et par M. Petelo GOGO, greffier, auquel la minute de la décision a été transmise par le magistrat signataire.

***************************************

Le 27 septembre 2007, la société [4] ainsi que M. et Mme [S] ont cédé à la société [9] des parts sociales détenues dans les sociétés [8], [Localité 7] [5], et [10].

Les trois actes de cession ont été complétés par une convention de garantie d'actif et de passif.

Par requêtes du 16 janvier 2009, la société [9], assistée par Maître [E], avocat, a poursuivi les cédants devant le tribunal mixte de commerce de Nouméa en sollicitant le paiement de diverses sommes en exécution des garanties d'actif et de passif.

La société [4] ainsi que M. et Mme [S] ont argué de l'irrecevabilité de l'action de la société [9] dès lors qu'elle n'avait pas mis en oeuvre le préalable de conciliation prévu par les conventions de garantie d'actif et de passif.

Par jugement du 30 mai 2012, le tribunal mixte de commerce de Nouméa a notamment:

- constaté la recevabilité de l'action de la société [9] ;

- condamné la société [4] à payer à la société [9] les sommes de 11.193.697 FCFP et 4.004.446 FCFP en remboursement de 2 comptes courants d'associé ;

- condamné Mme [S] à payer à la société [9] la somme de 7.128.875 FCFP en remboursement du solde débiteur d'un compte courant d'associé ;

- ordonné une expertise afin de chiffrer le montant des sommes éventuellement dues par la société [4] et les époux [S] à la société [9] ;

- sursis à statuer sur les demandes en paiement formées par la société [9] en exécution des garanties d'actif et de passif qui lui avaient été consenties et sur les demandes accessoires des parties.

Il a été fait appel de cette décision.

Par arrêt du 18 novembre 2013, la cour d'appel, retenant que les termes de l'article 6 des conventions imposaient la nécessité d'une conciliation préalable qui n'avait pas eu lieu a :

- déclaré fondée la fin de non-recevoir soulevée par la société [4] et les époux [S];

- infirmé le jugement en toutes ses dispositions ;

- déclaré irrecevables les actions engagées par la société [9].

Un pourvoi en cassation a été formé.

Par décision du 2 juin 2015, la cour de cassation a cassé l'arrêt du 18 novembre 2013 mais seulement en ce qu'il avait déclaré irrecevables les actions engagées par la société [9] pour obtenir le remboursement, par la société [4] et M. [S], du solde débiteur de leurs comptes courants d'associés dans les sociétés [8] et [10].

Les autres dispositions de l'arrêt sont définitives.

Par requête du 30 janvier 2018, la société [9] a introduit une action en responsabilité à l'encontre de Me [E], son avocat, pour obtenir l'indemnisation de la perte de chance de mettre en oeuvre la garantie d'actif et de passif.

Par jugement du 28 septembre 2020, le tribunal a notamment:

- condamné Me [E] à payer à la société [9] une somme de 42.073.069 FCFP en réparation du préjudice causé par la perte de chance de mettre en oeuvre la garantie d'actif et de passif, avec intérêts au taux légal à compter du 16 janvier 2009;

- condamné Me [E] à payer à la société [9] une somme de 330.000 FCFP au titre de l'article 700 du code de procédure civile;

- condamné Me [E] aux dépens.

Les premiers juges ont principalement retenu que:

- L'action en responsabilité avait été introduite dans les cinq années qui avaient suivi la fin de la mission confiée à l'avocate, soit le 18 novembre 2013 ;

- Me [E] avait commis une faute dans l'exécution de son mandat en s'abstenant de mettre en oeuvre le préalable de conciliation convenu entre les parties ;

- La société [9] aurait dû percevoir des cédants un total de 42.073.069 FCFP représentant des créances litigieuses nées antérieurement à la cession.

Me [E] a fait appel de cette décision.

Par arrêt du 13 décembre 2021, la cour d'appel de Nouméa a :

Infirmé le jugement et statuant à nouveau:

Débouté la société [9] de ses demandes;

Débouté Mme [E] de sa demande au titre de l'article 700 du code de procédure civile;

Condamne la société [9] aux dépens de première instance et d'appel.

Un pourvoi en cassation a été formé.

Par arrêt du 26 mai 2023, la Cour de cassation a cassé et annulé en toutes ses dispositions l'arrêt rendu le 13 décembre 2021.

Maître [E] a déposé au greffe de la cour d'appel de Nouméa une déclaration de saisine après cassation le 27 septembre 2023.

Aux termes de ses conclusions récapitulatives du 29 février 2024, reçues au greffe le 6 mars 2024, elle demande à la cour de :

- Infirmer à nouveau en toutes ses dispositions le jugement rendu par le Tribunal de Première Instance de Nouméa le 28 septembre 2020 ;

- Débouter la société [9] de l'ensemble de ses prétentions ;

- Condamner la société [9] au paiement de la somme de 500.000 FCFP au titre des frais irrépétibles exposés en première instance outre celle de 500.000 FCFP au titre de ceux exposés en cause d'appel, et ce en application des dispositions de l'article 700 du Code de Procédure Civile de la Nouvelle-Calédonie ;

- Condamner la société [9] aux entiers dépens de première instance et d'appel, et allouer à la Société d'Avocats [6] le bénéfice des dispositions de l'article 699 du Code de Procédure Civile de la Nouvelle-Calédonie.

Elle fait notamment valoir les moyens et arguments suivants :

La partie qui se prévaut d'une faute doit établir le caractère causal de la faute alléguée et démontrer que sans celle-ci, elle se serait trouvée dans une situation plus favorable.

Les dispositions contractuelles relatives à l'obligation d'une conciliation préalable n'étaient que formelles et non susceptibles de causer un grief à la société [9].

La perte de chance de la société [9] d'actionner la garantie d'actif et de passif dont elle était bénéficiaire n'est pas directement et exclusivement imputable à Me [E].

Aucun préjudice n'est démontré.

La société [9] compte dans ses rangs M. [K] [B] qui disposait d'une parfaite connaissance de la réalité de la situation comptable et sociale des sociétés.

La société [9] demande la prise en charge de sommes qui n'entrent pas dans le champ de la garantie.

La réparation d'une perte de chance doit être mesurée à la véritable chance perdue sans pouvoir être égale à l'avantage qu'aurait procuré cette chance si celle-ci s'était réalisée.

Les prétentions indemnitaires de la société [9] consiste en une demande de réparation intégrale du prétendu préjudice subi sans tenir compte de la notion d'aléa.

La société [9] demande à la cour, au visa des dispositions de l'article 1147 du code civil de Nouvelle-Calédonie de :

- Confirmer en toutes ses dispositions le jugement du tribunal de première instance de Nouméa du 28 septembre 2020 en ce qu'il a condamné Madame [I] [E] à payer la somme de 42 073 069 FCFP en réparation du préjudice causé par la perte de chance de mettre en oeuvre la garantie d'actif et de passif qui lui était due, augmentée des intérêts au taux légal à compter de la date du 16 janvier 2009, outre la somme de 330 000 F.CFP en application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile de la Nouvelle-Calédonie.

- Rejeter l'ensemble des demandes de Madame [I] [E],

En tout état de cause,

- Condamner Madame [I] [E] à la somme de 600 000 F.CFP au titre de l'article 700 du Code de procédure civile de Nouvelle-Calédonie au titre des frais d'appel ;

- Condamner Madame [I] [E] aux entiers dépens de l'instance dont distraction au profit de la SARL DESWARTE CALMET CHAUCHAT en application des dispositions de l'article 699 du code de procédure civile de Nouvelle Calédonie.

Elle fait notamment valoir les moyens et arguments suivants :

La responsabilité civile contractuelle de Mme [E] est nécessairement engagée par le non-respect des dispositions contractuelles incluses dans la garantie d'actif et de passif.

Sa faute est avérée et n'est plus débattue.

Toute perte de chance ouvre droit à réparation sans distinction quant au degré de la chance perdue.

La cour d'appel, dans son arrêt du 13 décembre 2021, ne pouvait soumettre l'indemnisation au caractère sérieux de la chance.

La perte certaine d'une chance, même faible, voire minime, est réparable.

Pour mesurer l'importance du dommage subi, le juge doit reconstituer fictivement le procès manqué.

L'assiette du préjudice réparé est composée des sommes attendues au titre de la garantie de passif.

La société [9] pouvait obtenir la somme de 42'073'069 Francs CFP.

Vu la déclaration de saisine après cassation du 25 septembre 2023 ;

Vu les conclusions récapitulatives en réponse de Me [E] du 29 février 2024 ;

Vu le mémoire en réponse de la société [9] du 30 novembre 2023 ;

SUR CE

Chacune des conventions de garantie d'actif et de passif contenait la stipulation suivante (article 6 de la convention relative à la société [Localité 7] [5], article 7 des conventions relatives aux sociétés [8] et [10]) :

" En cas de désaccord sur l'exécution ou l'interprétation de la présente convention, les parties conviennent de se rencontrer à [Localité 7]. La partie la plus diligente prenant l'initiative d'adresser à l'autre partie une convocation motivée par lettre recommandée avec accusé de réception pour une réunion qui devra avoir lieu au plus tôt dans les dix (10) jours et au plus tard dans les quinze (15) jours de la présentation de la convocation. A défaut d'accord dans les vingt (20) jours de la réunion les tribunaux de Nouméa seront seuls compétents. "

Les actions en paiement introduites par la société [9] à l'encontre de la société [4] et des époux [S] sur le fondement des garanties d'actif et de passif dont étaient assortis les actes de cession ont été déclarées définitivement irrecevables en raison de l'inobservation du préalable de conciliation stipulé par ces clauses.

Mme [E] était en charge des intérêts de la société [9] et de l'éventuelle conduite d'un procès.

Elle devait utilement conseiller son client notamment en veillant à une juste analyse et à la stricte application des conventions liant les parties, et ne faire courir aucun risque procédural à la société [9].

Les dispositions contractuelles claires et impératives relatives à l'obligation d'une conciliation préalable n'étaient nullement formelles

Une stipulation contractuelle relative à une importante formalité préalable un procès n'a pas été respectée du fait de l'engagement précipité d'une action en justice.

Maître [E] a, à l'évidence, commis une faute professionnelle.

La circonstance qu'un des associés de la société [9] ait été un professionnel du chiffre, en mesure d'appréhender la portée des actes signés, n'exonére pas l'avocate de sa faute puisqu'elle devait conseiller sa cliente.

La perte définitive pour la société [9] d'une chance d'obtenir le paiement d'importantes sommes au titre des garanties de passif est certaine,directement, et exclusivement imputable à Me [E].

De plus, la réparation d'une perte de chance n'est pas subordonnée à la preuve du caractère sérieux de la chance perdue.

Le jugement du 28 septembre 2020 doit être confirmé en ce qu'il a consacré l'existence d'une faute professionnelle à charge de Maître [E].

Toutefois, la solution adoptée par les premiers juges ne peut pas être entérinée en ce qu'ils ont accordé à la société [9] une indemnité équivalente aux montants que les cédants auraient supportée, en cas de total succès de ses recours.

En effet, la société [9] ne peut prétendre qu'à la réparation d'une perte de chance, par essence aléatoire, et cette réparation de ce préjudice ne peut être égale à l'avantage qu'aurait procuré cette chance si elle s'était effectivement réalisée.

Il convient d'allouer à la société [9] une somme de 10.000.000 Francs CFP au titre de la réparation de la perte d'une chance d'obtenir paiement des sommes dues au titre des garanties de passif.

S'agissant d'une somme due au titre de dommages-intérêts, elle ne peut porter intérêt qu'à compter de la décision qui les fixe.

Maître [E] succombe et sera donc condamnée aux dépens.

Par suite, elle est nécessairement redevable d'une somme par application de l'article 700 du code de procédure civile de Nouvelle-Calédonie au titre de la procédure ayant conduit au jugement du 28 septembre 2020, somme qui a justement été évalué à la somme de 330.000 Francs CFP.

Elle est également redevable, par application du même texte, d'une somme au titre de la présente procédure, somme qui sera évaluée à 600.000 Francs CFP.

Par ces motifs

La cour, statuant publiquement, contradictoirement,

Confirme le jugement du 28 septembre 2020 en ce qu'il a consacré l'existence d'une faute professionnelle commise par Mme [E].

Infirme le jugement en ce qu'il a condamné Mme [E] à payer à la société [9] une somme de 42.073.069 FCFP en réparation du préjudice causé par la perte de chance de mettre en oeuvre la garantie d'actif et de passif, avec intérêts au taux légal à compter du 16 janvier 2009.

Statuant à nouveau :

Condamne Mme [E] à payer à la société [9] une somme de DIX MILLIONS DE FRANCS CFP (10.000.000 FCFP) en réparation du préjudice causé par la perte de chance de mettre en oeuvre la garantie d'actif et de passif

Dit que cette somme porte intérêts au taux légal à compter de la date du jugement, soit le 28 septembre 2020.

Déboute Mme [E] de toutes ses prétentions.

Confirme le jugement du 28 septembre 2020 en ce qu'il a condamné Mme [E] à payer à la société [9] la somme de 330 000 F.CFP en application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile de la Nouvelle-Calédonie.

Condamne Mme [E] à payer à la société [9] la somme de 600.000 Francs CFP en application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile de la Nouvelle-Calédonie.

Condamne Mme [E] aux dépens avec distraction au profit de la SARL DESWARTE CALMET CHAUCHAT en application des dispositions de l'article 699 du code de procédure civile de Nouvelle Calédonie.

Le greffier, Le président.