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Décisions

CA Amiens, 2e protection soc., 25 novembre 2024, n° 22/03800

AMIENS

Arrêt

Autre

CA Amiens n° 22/03800

25 novembre 2024

ARRET



Société [10]

C/

Association [9]

[S]

CPAM DE [Localité 11] [Localité 4]

Copie certifiée conforme délivrée à :

- La [10]

- Association [9]

- M. [S]

- CPAM [Localité 11] [Localité 4]

- Me Patrick DELBAR

- Me Patrick LEDIEU

- Me Ludivine DENYS

- Régie

- Expert

- Tribunal judiciaire de Lille

COUR D'APPEL D'AMIENS

2EME PROTECTION SOCIALE

ARRET DU 25 NOVEMBRE 2024

*************************************************************

N° RG 22/03800 - N° Portalis DBV4-V-B7G-IQ4M - N° registre 1ère instance : 18/01831

Jugement du tribunal judiciaire de Lille (Pôle social) en date du 16 juin 2022

PARTIES EN CAUSE :

APPELANTE

Société [10]

agissant poursuites et diligences de ses représentants légaux domiciliés en cette qualité audit siège

[Adresse 1]

[Localité 7]

Représentée par Me Irénée DE BOTTON, avocat au barreau de Lille substituant Me Patrick DELBAR de la SELARL DELBAR & ASSOCIES, avocat au barreau de LILLE

ET :

INTIMES

Association [9]

agissant poursuites et diligences de ses représentants légaux domiciliés en cette qualité audit siège

[Adresse 2]

[Localité 5]

Représentée par Me Patrick LEDIEU de la SCP LECOMPTE LEDIEU, avocat au barreau de CAMBRAI

Monsieur [X] [S]

[Adresse 8]

[Localité 6]

Non comparant

Représenté par Me Ludivine DENYS, avocat au barreau de LILLE

CPAM DE [Localité 11] [Localité 4]

agissant poursuites et diligences de ses représentants légaux domiciliés en cette qualité audit siège

[Adresse 3]

[Adresse 3]

[Localité 4]

Représentée par Mme [N] [P], munie d'un pouvoir régulier

DEBATS :

A l'audience publique du 27 juin 2024 devant Mme Anne BEAUVAIS, conseillère, siégeant seule, sans opposition des avocats, en vertu de l'article 945-1 du code de procédure civile qui a avisé les parties à l'issue des débats que l'arrêt sera prononcé par sa mise à disposition au greffe le 24 octobre 2024.

GREFFIER LORS DES DEBATS :

Mme Nathalie LEPEINGLE

COMPOSITION DE LA COUR LORS DU DELIBERE :

Mme Anne BEAUVAIS en a rendu compte à la cour composée en outre de :

M. Philippe MELIN, président,

Mme Anne BEAUVAIS, conseillère,

et M. Renaud DELOFFRE, conseiller,

qui en ont délibéré conformément à la loi.

PRONONCE :

Le 24 octobre 2024, le délai a été prorogé au 25 novembre 2024.

Le 25 novembre 2024, par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au 2e alinéa de l'article 450 du code de procédure civile, M. Philippe MELIN, président a signé la minute avec Mme Nathalie LEPEINGLE, greffier.

*

* *

DECISION

Le 2 juin 2014, M. [X] [S], salarié de l'association [9] (l'[9]) depuis le 1er octobre 2005 en qualité de juriste, a établi une déclaration d'accident du travail survenu le 28 mai 2014 dans les circonstances ainsi décrites : « lors d'une tentative d'explication concernant un courrier envoyé en recommandé par le président la veille, l'entretien a tourné en véritable altercation. Le salarié a subi l'ultime humiliation, le choquant profondément et rendant son état de santé incompatible avec son poste de travail ».

Le certificat médical initial en date du 28 mai 2014 fait état d'un « choc psychologique suite à une altercation sur fond de souffrance au travail ».

A l'issue de son enquête administrative, par courrier daté du 27 août 2014, la caisse primaire d'assurance maladie (ci-après la CPAM) de [Localité 11]-[Localité 4] a pris en charge l'accident au titre de la législation sur les risques professionnels.

M. [S] a été licencié pour faute grave le 30 juin 2014.

Plusieurs procédures ont été initiées devant le tribunal des affaires de sécurité sociale de Lille (le TASS), le parquet de Lille et le conseil de prud'hommes.

En particulier, l'[9] a contesté l'opposabilité à son égard de la décision de prise en charge de l'accident du travail, devant le TASS. Sur appel du jugement rendu le 21 décembre 2017, la cour d'appel d'Amiens a, suivant arrêt en date du 12 décembre 2019, déclaré recevables l'intervention volontaire de M. [S] et de la [10], infirmé la décision déférée et dit que la décision de prise en charge était opposable à l'association [9].

Pour sa part, suivant requête en date du 6 juin 2016, M. [S] a saisi le tribunal des affaires de sécurité sociale de Lille en reconnaissance de la faute inexcusable de son employeur.

La [10], assureur de l'[9], a été appelée en garantie par cette dernière dans le cadre de cette instance.

Par jugement rendu le 16 juin 2022, le pôle social du tribunal judiciaire de Lille a notamment :

- dit que l'association [9] avait commis une faute inexcusable à l'égard de M. [S] à l'origine de son accident du travail en date du 28 mai 2014,

- ordonné la majoration au maximum de la rente perçue par M. [S],

- alloué à M. [S] une provision de 10 000 euros,

- dit que cette provision serait avancée par la CPAM,

- ordonné, avant dire droit, sur les demandes d'indemnisation des préjudices de M. [S] une expertise médicale judiciaire et commis à cet effet le docteur [L] [H] pour l'évaluation des postes de préjudice suivants : le déficit fonctionnel temporaire, le préjudice de tierce personne, les souffrances endurées, le préjudice esthétique, le préjudice d'agrément, le préjudice de perte ou de diminution des possibilités de promotion professionnelle, et le préjudice sexuel,

- dit que les frais d'expertise seraient avancés par la CPAM qui pourrait en récupérer le montant auprès de l'association [9] au titre de son action récursoire,

- renvoyé l'affaire à l'audience de mise en état du 24 novembre 2022,

- dit que l'association [9] devrait rembourser à la CPAM de [Localité 11]-[Localité 4] dans le cadre de l'action récursoire l'ensemble des conséquences financières de la faute inexcusable,

- condamné l'association [9] à payer à M. [S] la somme de 2 500 euros au titre de l'article 700 du code procédure civile,

- condamné l'association [9] aux dépens de l'instance,

- débouté les parties de leurs demandes plus amples ou contraires,

- ordonné l'exécution provisoire de la décision.

Par lettre recommandée avec accusé de réception expédiée le 12 juillet 2022, la [10] a interjeté appel tendant à "l'annulation et/ou la réformation" de l'ensemble des chefs de ce jugement qui lui avait été notifié le 17 juin 2022.

Les parties ont été convoquées à l'audience du 13 novembre 2023 lors de laquelle l'examen de l'affaire a fait l'objet d'un renvoi au 27 juin 2024.

La [10], aux termes de ses conclusions notifiées le 17 octobre 2023 et déposées à l'audience, demande à la cour de :

- déclarer son appel recevable et fondé,

Y faisant droit,

À titre principal, annuler le jugement du pôle social près le tribunal judiciaire de Lille en date du 16 juin 2022 pour violation du principe du contradictoire,

À titre subsidiaire, infirmer la décision entreprise et, statuant à nouveau :

- juger que l'association [9] n'a commis aucune faute inexcusable,

- débouter M. [S] de l'ensemble de ses demandes.

L'association [9], aux termes de ses conclusions visées par le greffe le 25 juin 2024 et déposées à l'audience, demande à la cour de :

- lui donner acte qu'elle s'en rapporte en ce qui concerne l'appel de la [10],

A titre subsidiaire,

- infirmer le jugement entrepris en ce qu'il a reconnu sa faute inexcusable,

- dire et juger n'y avoir lieu à faute inexcusable,

- débouter par voie de conséquence M. [S] de toutes ses demandes, fins et conclusions,

- condamner M. [S] à lui verser en cause d'appel la somme de 3 000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile,

- condamner M. [S] aux entiers frais et dépens.

M. [S], aux termes de ses conclusions visées par le greffe le 6 juin 2024 et déposées à l'audience, demande à la cour de :

- confirmer l'intégralité du jugement rendu par le pôle social près le tribunal judiciaire de Lille en date du 16 juin 2022,

- débouter la [10] et l'association [9] de l'ensemble de leurs demandes, fins et conclusions,

- condamner la [10] à lui payer la somme de 3 000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile,

- condamner la [10] aux entiers dépens de l'instance,

- déclarer l'arrêt opposable à la CPAM de [Localité 11]-[Localité 4].

Enfin, la CPAM de [Localité 11]-[Localité 4], aux termes de ses conclusions visées par le greffe le 27 juin 2024 et déposées à l'audience, demande à la cour de :

- reconnaître son action récursoire,

- condamner l'employeur à lui rembourser les conséquences financières de la majoration de la rente, ainsi que les sommes avancées par elle au titre de l'indemnisation des préjudices personnels subis par la victime,

- faire injonction à l'association [9] de communiquer les coordonnées de son assurance responsabilité civile pour le risque « faute inexcusable ».

Conformément à l'article 455 du code de procédure civile, il est renvoyé aux écritures des parties pour un plus ample exposé de leurs prétentions et moyens.

MOTIFS

Sur la demande d'annulation du jugement

L'article 16 du code de procédure civile dispose que :

« Le juge doit, en toutes circonstances, faire observer et observer lui-même le principe de la contradiction.

Il ne peut retenir, dans sa décision, les moyens, les explications et les documents invoqués ou produits par les parties que si celles-ci ont été à même d'en débattre contradictoirement.

Il ne peut fonder sa décision sur les moyens de droit qu'il a relevés d'office sans avoir au préalable invité les parties à présenter leurs observations ».

En l'espèce, la [10] soutient que le pôle social du tribunal judiciaire de Lille a violé le principe du contradictoire en ordonnant en cours de délibéré la production de la décision rendue par la chambre correctionnelle de la cour d'appel de Douai, sans laisser les parties formuler leurs observations à l'aune de cette décision, et conclut en conséquence à l'annulation du jugement.

L'association [9] s'en rapporte à justice sur cette demande de nullité.

M. [S] souligne qu'en première instance, la procédure pénale, connue de la [10], était dans les débats, et que par courriel en date du 27 mai 2022 adressé à tous les avocats dont le conseil de la [10], la juridiction de première instance avait sollicité l'arrêt pénal en laissant un délai de 15 jours aux parties pour formuler toutes observations utiles par une note en délibéré.

Sur ce,

Il ressort du jugement déféré qu'"en cours de délibéré le tribunal a sollicité la production de l'arrêt rendu par la cour d'appel de Douai dans l'instance pénale dont les parties avaient reconnu lors de l'audience de plaidoirie le rendu à une date proche à l'audience ; en effet la jurisprudence exige que le tribunal en tienne nécessairement compte dès lors qu'il est existant à la date de l'audience. (')"

Puis, M. [S] verse aux débats un courriel en date du 27 mai 2022 à 10 heures 26 adressé à tous les conseils des parties, dont le conseil de la [10], par la vice-présidente du pôle social du tribunal judiciaire de Lille, sollicitant la production de l'arrêt de la cour d'appel de Douai dans les termes suivants :

"La cour de cassation ayant le 12 mai 2010 par un arrêt 0821991, annulé (et non cassé) pour défaut de fondement juridique un arrêt de la cour d'appel ayant statué sur la faute inexcusable sans prise en compte de l'arrêt rendu au pénal après l'ordonnance de clôture (ce qui correspond à notre cas) j'invite le demandeur à communiquer l'arrêt pénal avec copie à la présent adresse mail.

A réception, les parties disposeront d'un délai de 15 jours pour formuler toutes observations utiles par une note en délibéré.

Le délibéré sera prorogé d'autant de jours que nécessaires pour assurer le respect de ces délais."

Il résulte de ces éléments que la [10] a été placée par les premiers juges en situation d'être à même de débattre contradictoirement, dans un délai suffisant à la formulation de ses observations, de l'arrêt pénal rendu par la cour d'appel de Douai, et qu'elle a fait le choix de ne pas user de cette faculté, de sorte qu'elle est infondée à venir solliciter la nullité du jugement pour défaut de respect du principe de la contradiction.

Il convient donc de la débouter de ce chef de demande.

Sur la faute inexcusable de l'employeur

En application des articles L. 452-1 du code de la sécurité et L. 4121-1 et L. 4121-2 du code du travail, le manquement à l'obligation légale de sécurité et de protection de la santé à laquelle l'employeur est tenu envers le travailleur a le caractère d'une faute inexcusable lorsque l'employeur avait ou aurait dû avoir conscience du danger auquel était soumis le travailleur et qu'il n'a pas pris les mesures nécessaires pour l'en préserver.

La faute inexcusable ne peut être reconnue que pour autant que l'accident ou la maladie dont elle est à l'origine a un caractère professionnel.

La CPAM de [Localité 11]-[Localité 4] fait valoir qu'elle a reconnu le caractère professionnel de l'accident du travail de M. [X] [S] du 28 mai 2014 et produit l'arrêt rendu le 12 décembre 2019 par la cour d'appel d'Amiens déclarant opposable à l'association [9] sa décision de prise en charge au titre de la législation professionnelle.

Il convient toutefois de rappeler qu'en application du principe de l'indépendance des rapports entre, d'une part, la caisse et la victime, d'autre part, la caisse et l'employeur, et enfin, la victime et l'employeur, le caractère définitif de la décision de prise en charge par l'organisme social, de la maladie au titre de la législation professionnelle dont la portée est limitée au rapport caisse/victime n'interdit pas à l'employeur de contester le caractère professionnel de la maladie, dans le cadre d'un litige l'opposant au salarié ou à ses ayants droit et pour se défendre à l'action en reconnaissance de la faute inexcusable. L'opposabilité à l'employeur de la décision de prise en charge de la maladie au titre de la législation sur les risques professionnels est de même sans incidence sur l'action en reconnaissance de la faute inexcusable.

Sur le caractère professionnel de l'accident

Selon les dispositions de l'article L. 411-1 du code de la sécurité sociale, est considéré comme accident du travail, quelle qu'en soit la cause, l'accident survenu par le fait ou à l'occasion du travail à toute personne salariée ou travaillant, à quelque titre ou en quelque lieu que ce soit, pour un ou plusieurs employeurs ou chefs d'entreprise.

Constitue un accident du travail tout fait précis survenu soudainement au cours ou à l'occasion du travail et qui est l'origine d'une lésion corporelle.

En cas de lésion psychologique, le fait accidentel doit revêtir un caractère d'anormalité marquant une rupture avec le cours habituel des choses qui doit être apprécié in concreto, à l'occasion duquel doit se produire une manifestation immédiate des signes d'altération d'ordre psychologique, qui doit être constatée médicalement dans un temps voisin des faits en cause.

En l'espèce, M. [S] a établi le 2 juin 2014 une déclaration d'accident du travail en ces termes :

Date et heure de l'accident : 28 mai 2014 à 9 h 00

Horaires de travail de la victime le jour de l'accident : 8h30-12h00 et 13h00-18h00

Lieu de l'accident : bureau du président, siège de l'association

Nature des lésions : choc psychologique

Accident constaté le 28 mai 2014 par l'employeur et les préposés

Témoin : Mme [V] [B]

L'accident a-t-il été causé par un tiers : oui, M. [W] (président [9]).

S'agissant des circonstances détaillées de l'accident, M. [S] a indiqué : « lors d'une tentative d'explication concernant un courrier envoyé en recommandé par le président la veille, l'entretien a tourné en véritable altercation. Le salarié a subi l'ultime humiliation, le choquant profondément et rendant son état de santé incompatible avec son poste de travail ».

Le certificat médical initial en date du 28 mai 2014 mentionne un « choc psychologique suite à une altercation sur fond de souffrance au travail ».

L'association [9] indique en substance qu'elle conteste la réalité de l'accident du travail du 28 mai 2014 et le terme d'« altercation » mentionné sur la déclaration de l'accident ; que Mme [B], salariée de l'association, interrogée en qualité de témoin par les services de police n'éclaire pas la cour sur les circonstances exactes de la prétendue altercation, qu'elle n'a pas été témoin direct des faits et que son bureau est distant de plus de dix mètres de celui du président de l'association ; qu'il s'agissait d'une simple discussion comme il y en a continuellement entre salariés et employeurs ; que M. [S] présentait une grande fragilité psychologique et qu'il est impossible de déterminer les circonstances de l'accident qui s'apparente davantage à une maladie professionnelle.

La [10] souligne pour sa part que la manifestation par l'employeur de son pouvoir de contrôle et de surveillance à l'égard de ses salariés ne peut être directement perçue comme un harcèlement moral et que le caractère du président de l'association, qu'elle qualifie d'"impulsif," se manifestait à l'égard de tout un chacun bien avant 2013.

Enfin, M. [S] fait essentiellement état d'une dégradation progressive de ses conditions de travail à compter d'une réunion du conseil d'administration de septembre 2013 au cours de laquelle il avait exposé les difficultés financières de l'association et proposé la création d'un poste de directeur salarié au forfait jours pour lequel il postulerait, plutôt que de facturer des heures supplémentaires à l'association. Il indique que cette proposition, soutenue par une partie du conseil d'administration, a été rejetée, et ajoute que le point de non-retour dans ses rapports avec M. [W] a été l'altercation du 28 mai 2014.

Sur ce,

Il ressort des explications de l'employeur comme de celles du salarié qu'un changement a été perceptible dans leurs relations à partir du moment où M. [S] a, selon les termes employés par l'[9], "revendiqué" le poste de directeur de l'association avec un statut cadre au forfait jour. Si M. [S] impute ce changement à l'employeur, ce dernier reconnaît à tout le moins un tournant dans ses relations avec son juriste, quoiqu'il le lui impute, en venant indiquer qu'"à partir de là [souligné par la cour], l'attitude de Monsieur [S] va totalement se modifier".

C'est dans ce contexte tendu, selon l'appréciation tant de l'employeur que du salarié, que par courrier en date du 12 mai 2014, M. [S] a adressé un courrier à M. [W] lui faisant notamment part de la perception tardive de son salaire du mois d'avril, par chèque remis à sa demande le 7 mai 2014, et de ses interrogations en lien avec le fait que ledit chèque était daté du 30 avril 2014.

Par courrier en date du 20 mai 2014, M. [S] a adressé un courrier à l'attention de M. [W] et aux membres du bureau et du conseil d'administration de l'association [9], avec en copie l'inspecteur du travail, afin d'alerter sur la dégradation de ses conditions de travail affectant sa « personne, santé, vie familiale ».

En réponse, par courrier daté du 24 mai 2014, M. [W] a indiqué à M. [S] que les termes de son courrier semblaient « dictés par une intention (') de générer artificiellement un conflit » entre eux, « en usant (') d'affirmations ne reposant sur aucun fait matériel ».

A la réception de ce courrier le 27 mai suivant, M. [S] a sollicité un entretien le 28 mai avec M. [W].

Il ressort de l'attestation établie le 2 juin 2014 par Mme [B], assistante de M. [S], les éléments suivants :

« J'atteste' ce mercredi 28 mai, je suis arrivée à l'association à 9 h et quelques minutes plus tard, M. [S] s'est rendu dans le bureau de M. [W] afin d'avoir des explications sur le courrier que le président lui avait envoyé en recommandé la veille. Au bout de quelques instants, la discussion est devenue très bruyante - ce qui m'a permis d'être témoin de ce qui se passait - et a rapidement tourné à une véritable altercation. Au c'ur de cette altercation, M. [S] voulait avoir des explications sur le fait que M. [W] lui avait reproché d'être un salarié de 'mauvaise foi' et que s'il n'était pas bien durant ces derniers mois, c'est à cause de lui seul. M. [W] a notamment reproché à M. [S] de se « rendre malade lui-même » et de se 'créer des problèmes'. »

Mme [B] ajoute que M. [S] est ressorti "hagard et bouleversé" de cette altercation, et lui a fait part d'un "choc" et de "la goutte d'eau qui avait fait déborder le vase".

Il résulte de ces constats posés par le témoin, dans le climat de tensions remontant à plusieurs mois entre M. [W] et M. [S] et en considération de l'objet de l'entretien sollicité par M. [S], que Mme [B] a bien entendu une "altercation", terme qu'elle utilise à deux reprises et motive à la fois par le volume élevé des propos échangés, les rendant audibles à une personne extérieure au bureau de M. [W], et par le contenu desdits propos, dont elle a été l'auditeur direct.

Il est ainsi établi qu'un fait soudain et identifiable, constitué par l'altercation sus-décrite par le témoin a généré au temps et au lieu du travail une lésion constituée d'un choc psychologique constaté par un médecin le jour même.

L'employeur qui se contente d'émettre des doutes sur la réalité du fait accidentel en avançant que M. [S] présentait une grande fragilité psychologique, échoue à rapporter la preuve que le choc psychologique subi par M. [S] le 28 mai 2014 aurait une cause totalement étrangère au travail.

C'est donc à bon droit que les premiers juges ont dit que le caractère professionnel de l'accident du 28 mai 2014 M. [S] était établi.

Le jugement entrepris sera confirmé sur ce chef.

Sur la conscience du danger par l'employeur

La [10] soutient que l'association [9] n'avait pas conscience d'un danger, et que la dégradation des conditions de travail dont se prévaut M. [S] est infondée ; que la manifestation du pouvoir de direction de l'employeur ne peut être constitutive d'un harcèlement moral, et que le caractère « impulsif » du président qui pouvait élever facilement la voix se manifestait à l'égard de tous.

L'[9] estime que M. [S] est totalement défaillant sur le plan probatoire.

M. [S] souligne particulièrement que par courriers en date des 12 mai 2014 et 20 mai 2014, il avait alerté l'association [9] sur les agissements harcelants et dévalorisants subis, ainsi que leurs répercussions sur sa vie personnelle.

La CPAM de [Localité 11]-[Localité 4] s'en rapporte à justice sur l'existence de la faute inexcusable.

Sur ce,

Les premiers juges ont, très justement, relevé que le danger auquel avait été exposé le salarié et qui s'est réalisé, pouvait être circonscrit à la situation de tension, admise par l'[9] comme par M. [S] - quoique pour des motifs différents - existant entre M. [W], président de l'association, et lui-même, depuis le mois de septembre 2013.

Dans ce climat, il n'est pas anodin que pour s'adresser à son employeur, l'[9], M. [S] ait été contraint de s'adresser à M. [W] en personne, en sa qualité de président de l'association, représentant légal.

L'[9] souligne l'implication de son président dans le fonctionnement de l'association et sa gestion de la majeure partie du volet juridique de l'association jusqu'à ce que l'âge et la santé le contraignent à en déléguer une plus grande part à M. [S]. M. [W] n'assurait donc pas une présidence de façade mais par sa personne, une représentation effective de l'association.

Il résulte de ces différents constats que l'[9] était parfaitement informée de la situation de tension persistante entre son président et son juriste salarié à compter de septembre 2013, jusqu'à l'accident du 28 mai 2014.

Au-delà de la personne du président, les membres du conseil d'administration ne pouvaient ignorer une situation qui a conduit notamment l'un d'entre eux, M. [T] [C], à démissionner du conseil d'administration et de l'association par courrier en date du 23 avril 2014 adressé au président et aux membres du conseil d'administration, un mois avant l'accident, courrier produit aux débats par M. [S] faisant état notamment des motifs circonstanciés suivants :

« Depuis le deuxième semestre de l'année 2013, tout a commencé à partir du moment où de manière non officielle et cachée aux yeux des membres du conseil d'administration ont commencé à filtrer des informations sur le déficit non chiffré de l'association.

(')

Par deux fois, en réunion du bureau exécutif, on venait nous informer que le déficit venant du faire des heures supplémentaires de Monsieur [S], alors que celles-ci étaient acceptées par la direction depuis des années, du fait des responsabilités de M. [S], mais ce n'est pas tout'

Les attaques se sont faites de plus en plus lourdes à l'encontre de M. [S], sauf évidemment à l'assemblée générale (').

C'est juste inadmissible, alors que depuis des mois vous veniez répandre derrière son dos des rumeurs, des suspicions sur le fait qu'en réalité, il était une personne malhonnête, des fausses allégations qui sont juste impensables dans une association de défense des victimes.

A aucun moment vous vous êtes inquiétés de l'état de santé mentale de M. [S], à aucun moment vous avez été voir M. [S] pour lui demander des explications.

Au cours des longs mois, vous avez juste encore et encore trouvé de nouveaux griefs à son encontre, ce qui montre non pas une volonté de régler "les problèmes" mais une volonté de lui nuire, détériorant indéniablement ses conditions de travail. (') ».

Enfin, il est établi par l'objet indiqué dans ses courriers en date des 24 et 29 mai 2024, qu'à la date du 24 mai 2014, l'[9] avait réceptionné les deux courriers de M. [S] des 12 et 20 mai 2014 adressés :

- tous deux, à son représentant légal en la personne de son président, M. [W],

- le second courrier, également aux membres du bureau et du conseil d'administration.

Compte tenu des termes employés par leur auteur, ces courriers révèlent sans équivoque que celui-ci était profondément atteint psychologiquement par l'état de ses relations avec M. [W] :

- "ces faits (') marquent pour ma part un ultime agissement de votre part qui affecte ma santé" (courrier du 12 mai 2014) ;

- "après ce conseil d'administration beaucoup de choses se sont déroulées et mes conditions de travail se sont dégradées ""une humiliation publique, portant atteinte à ma dignité" (courrier du 20 mai 2014) ;

- "ce que je trouve déplorable c'est (') votre volonté de nuire et non pas d'avoir des explications, depuis des mois vous voyez que je ne suis pas bien, les adhérents le voient également" (courrier du 20 mai 2014) ;

- "Vous avez essayé de me discréditer aux yeux de tous, de me faire passer pour une personne malhonnête, vous vous êtes attaqué à ma dignité alors que j'ai tant donné pour l'association, tout cela entraînant depuis des mois une dégradation de mes conditions de travail et affectant ma personne, ma santé et ma vie familiale [en police de caractère gras et souligné dans le texte]" (courrier du 20 mai 2014).

L'[9] reconnaît d'ailleurs expressément dans ses écritures la "fragilité psychologique" de M. [S] à l'époque des faits, même si elle conteste en être à l'origine.

Il ressort de l'ensemble de ces éléments que l'association [9] avait une parfaite conscience du danger auquel était exposé son salarié.

Sur les mesures prises

M. [S] expose que malgré ses alertes, l'association [9] n'a pris aucune mesure pour protéger sa santé mentale et psychique, et préserver ses conditions de travail, qu'aucune enquête interne n'a été réalisée, ni aucune mesure de médiation organisée.

L'association [9] soutient que M. [S] ne démontre pas qu'elle avait conscience du danger auquel il était exposé et qu'elle n'aurait pas pris les mesures nécessaires.

Sur ce,

Il apparaît qu'en réponse aux courriers adressés par M. [S] à l'association les 12 et 24 mai 2014, reçus le 24 mai 2014 soit avant l'accident du travail du 28 mai 2014, alertant sur la dégradation de ses conditions de travail et de sa personne, sa santé et sa vie familiale, M. [W], représentant légal de l'association, lui a répondu dans son courrier du 24 mai 2014 en sa qualité de président de l'[9], que les termes de son courrier du 12 mai 2014 semblaient "dictés par une intention (') de générer artificiellement un conflit ", ajoutant plus loin qu'il était "amusant" de noter les détails dont son courrier faisait état sans préciser les agissements dénoncés, et lui reprochant sa mauvaise foi en lien avec les faits relatés mais également au constat de l'absence d'éléments relatifs aux atteintes provoquées à sa vie familiale.

Par la référence à un conflit qualifié d'artificiel dans la lettre du 24 mai 2014 tendant à en fournir la démonstration, M. [S] établit sans équivoque la négation de toute problématique de tension, pourtant constitutive du danger auquel il était exposé le salarié et qui s'est réalisé, ce qui démontra sans équivoque que l'[9] n'a pris strictement aucune mesure propre à protéger sa santé psychologique ou mentale.

En considération de ce qui précède, les premiers juges ont, à juste titre, reconnu la faute inexcusable de l'association [9] et statué sur les conséquences indemnitaires de celle-ci.

Sur la majoration de la rente

En application des articles L. 452-1 et L. 452-2 du code de la sécurité sociale, en conséquence de la reconnaissance de la faute inexcusable de l'employeur, il convient de confirmer le jugement entrepris en ce qu'il a ordonné la majoration au maximum de la rente perçue par M. [S].

Sur l'indemnisation des préjudices

En application des dispositions de l'article L. 452-3 du code de la sécurité sociale, la victime d'un accident du travail imputable à la faute inexcusable de l'employeur est fondée à demander réparation, indépendamment de la majoration de la rente ou du capital, du préjudice causé par les souffrances physiques et morales endurées, des préjudices esthétique et d'agrément, ainsi que du préjudice résultant de la perte ou de la diminution de ses possibilités de promotion professionnelle et plus généralement la victime est en droit de solliciter devant les juridictions de sécurité sociale la réparation de l'ensemble des dommages non couverts par le livre IV du code de la sécurité sociale ainsi qu'il résulte de la réserve d'interprétation apportée au texte susvisé par le Conseil constitutionnel dans sa décision n° 2010-8 QPC du 18 juin 2010.

La rente ou l'indemnité en capital versée à la victime d'un accident du travail ou d'une maladie professionnelle ne répare pas le déficit fonctionnel permanent (Cass. ass. plén., 20 janvier 2023 n° 21-23.947 et 20-23.673), qui se définit comme une altération permanente d'une ou plusieurs fonctions physiques, sensorielles ou mentales, ainsi que des douleurs permanentes ou tout autre trouble de santé entraînant une limitation d'activité ou une restriction de participation à la vie en société subie au quotidien par la victime dans son environnement.

Il y a lieu de confirmer le jugement déféré en ce qu'il a ordonné avant-dire droit une expertise médicale judiciaire selon les modalités prévues en son dispositif, y ajoutant qu'il entre dans la mission d'expertise que l'expert judiciaire désigné chiffre, par référence au barème indicatif d'évaluation du taux d'incapacité en droit commun, dit du Concours médical, le taux éventuel de déficit fonctionnel permanent imputable à l'accident du travail, résultant de l'atteinte permanente d'une ou plusieurs fonctions persistant au moment de la consolidation, le taux de déficit fonctionnel devant prendre en compte, non seulement les atteintes aux fonctions physiologiques de la victime mais aussi les douleurs physiques et morales permanentes qu'elle ressent, la perte de qualité de vie et les troubles dans les conditions d'existence qu'elle rencontre au quotidien après consolidation.

S'agissant enfin de l'indemnité provisionnelle sollicitée, c'est à juste titre que les premiers juges, en considération de la durée nécessaire à la consolidation de la victime (le 26 février 2016, s'agissant d'un accident du travail survenu le 28 mai 2014), a alloué à M. [S] une provision d'un montant de 10 000 euros dont la CPAM devra l'avance.

Le jugement déféré sera également confirmé sur ce point.

Sur l'action récursoire de la CPAM

Il y a encore lieu de confirmer le jugement entrepris en ce qu'il a :

- dit que les frais d'expertise seraient avancés par la CPAM qui pourrait en récupérer le montant auprès de l'association [9] au titre de son action récursoire,

- dit que l'association [9] devrait rembourser à la CPAM de [Localité 11]-[Localité 4] dans le cadre de l'action récursoire l'ensemble des conséquences financières de la faute inexcusable.

Sur la garantie de l'assureur de l'employeur

En l'absence de demande et de débat sur ce point, la cour ne peut que confirmer le jugement entrepris en ce qu'il a débouté l'[9] de sa demande, devant les premiers juges, aux fins que la [10] la garantisse des éventuelles condamnations prononcées à son encontre.

Sur la demande de la caisse en injonction de communiquer

Les premiers juges ont, à juste titre, relevé que l'assureur de l'employeur était intervenu à l'instance à la demande de la caisse, de sorte qu'une injonction à l'association [9] de communiquer les coordonnées de son assurance responsabilité civile, serait dénuée sans objet.

Il convient donc de confirmer le jugement entrepris en ce qu'il a débouté la caisse de ce chef de demande.

Sur les dépens et les frais irrépétibles

En application des dispositions de l'article 696 du code de procédure civile, le jugement sera confirmé en ce qu'il a condamné l'association [9], partie succombante, aux dépens de première instance.

L'équité commande, en outre, de confirmer le jugement en ce qu'il a condamné l'association [9] à payer à M. [S] la somme de 2 500 euros au titre de l'article 700 du code procédure civile.

Il convient enfin de réserver les dépens d'appel ainsi que l'examen des demandes fondées sur l'article 700 du code de procédure civile au titre des frais irrépétibles en appel.

PAR CES MOTIFS

La cour statuant publiquement par décision rendue contradictoirement en dernier ressort, par mise à disposition au greffe de la cour,

Déboute la [10] de sa demande d'annulation du jugement ;

Confirme le jugement entrepris en toutes ses dispositions ;

Y ajoutant,

Avant dire droit, sur la liquidation des préjudices subis par M. [X] [S] :

Dit qu'il entre dans sa mission d'expertise que l'expert judiciaire chiffre, par référence au barème indicatif d'évaluation du taux d'incapacité en droit commun, dit du Concours médical, le taux éventuel de déficit fonctionnel permanent imputable à l'accident du travail, résultant de l'atteinte permanente d'une ou plusieurs fonctions persistant au moment de la consolidation, le taux de déficit fonctionnel devant prendre en compte, non seulement les atteintes aux fonctions physiologiques de la victime mais aussi les douleurs physiques et morales permanentes qu'elle ressent, la perte de qualité de vie et les troubles dans les conditions d'existence qu'elle rencontre au quotidien après consolidation ;

Dit que l'expert accomplira sa mission conformément aux dispositions des articles 232 et suivants du code de procédure civile ;

Dit que les frais d'expertise seront avancés par la caisse primaire d'assurance maladie de [Localité 11]-[Localité 4] et pourront être recouvré par elle à l'encontre de l'association [9],

Ordonne le versement par la caisse primaire d'assurance maladie de [Localité 11]-[Localité 4] d'une consignation supplémentaire de 300 euros à valoir sur les frais d'expertise, entre les mains du régisseur d'avances et de recettes de la cour d'appel d'Amiens, dans le mois de la notification du présent arrêt,

Dit que l'expert devra établir son rapport au plus tard pour le 1er mai 2025 et en adresser un exemplaire au greffe de la cour et à chacune des parties,

Désigne le magistrat de la cour d'appel d'Amiens chargé du contrôle des expertises afin de surveiller les opérations d'expertise,

Dit qu'en cas d'empêchement, de carence ou de refus de l'expert, celui-ci sera remplacé par ordonnance rendue d'office ou sur requête présentée au magistrat chargé du contrôle des expertises par la partie la plus diligente ;

Dit que l'affaire sera à nouveau évoquée à l'audience du 03 juillet 2025 pour plaidoiries au fond sur la base des conclusions de l'expert,

Dit que la notification du présent arrêt vaudra convocation des parties à l'audience de réouverture des débats du 03 juillet 2025 à 13 heures 30 ;

Réserve les dépens d'appel,

Réserve l'examen des demandes fondées sur l'article 700 du code de procédure civile au titre des frais irrépétibles en appel.

Le greffier, Le président,