Livv
Décisions

CA Reims, ch., 23 mars 2022, n° 22/00007

REIMS

Ordonnance

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

MHCS (Sté)

Défendeur :

Elcimaï Ingénierie (SAS), MMA Iard Assurances Mutuelles (Sté), MMA Iard (Sté), Qualiconsult (SAS), Bureau Veritas (Sté)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Parlos

Avocats :

Me Caulier-Richard, Me Leblanc, Me Guillaume, Me Degrand, SCP Liégeois, Selas Devarenne Associés, Me Mauduy-Dolfi, Me Jochum, Me Draghi-Alonso

CA Reims n° 22/00007

22 mars 2022

Et ce jour, 23 mars 2022, a été rendue l'ordonnance suivante par mise à disposition au greffe du service des référés, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile :

1. La société Mhcs a décidé d'étendre ses capacités de production de vins de champagne en construisant un nouveau site d'élaboration de ses vins dont elle a confié la maîtrise d'oeuvre, pour une phase de conception puis une phase d'exécution, à un groupement d'entreprises, comprenant, notamment, la société Elcimaï ingéniérie.

2. Après des difficultés dans le déroulement des opérations destinées à la création de ce nouveau site, les sociétés Mhcs et Elcimaï ingéniérie ont organisé une expertise amiable entre elles et choisi un cabinet d'expert, dont le rapport a été déposé le 20 février 2019.

3. Les 1er et 7 juillet 2019, la société Mhcs a fait assigner la société Elcimaï ingéniérie et les sociétés d'assurance Mma Iard assurances mutuelles et Mma Iard (les sociétés d'assurance) aux fins d'obtenir l'indemnisation de préjudices qui résulteraient de fautes commises par la maîtrise d'oeuvre.

4. Pour sa part, la société Elcimaï ingéniérie a fait assigner le 6 juillet 2019 la société Mhcs en paiement de dommages et intérêts pour des fautes qui engageraient la responsabilité du maître d'ouvrage.

5. Les deux procédures ont été jointes.

6. Les 14 et 15 décembre 2020, les sociétés d'assurance ont assigné en intervention forcée les sociétés Qualiconsult et Bureau veritas, devenu le Bureau veritas construction, ayant participé à l'opération en qualité, respectivement, de contrôleur technique de construction et de coordonnateur en matière de sécurité et de protection des travailleurs, afin d'obtenir leur condamnation à les garantir.

7. Par ordonnance en date du 14 janvier 2022, à la demande des sociétés d'assurance, le juge de la mise en état a ordonné une expertise aux motifs que ces sociétés pouvaient avoir un intérêt légitime à participer aux opérations d'expertise pour pouvoir mettre en oeuvre le contrat d'assurance et invoquer, le cas échéant, des exclusions de garantie et que, compte tenu de l'ampleur des opérations de construction, du montant du litige et de la présence de sociétés tierces pouvant se voir imputer une part des responsabilités, il apparaît légitime d'ordonner cette mesure d'instruction permettant à l'ensemble des parties de se rendre sur les lieux et de communiquer tous documents ou dires utiles à la résolution du litige.

8. Par acte d'huissier en date du 4 février 2022, la société Mhcs a fait assigner les sociétés en cause afin d'obtenir, en application de l'article 272 du code de procédure civile, l'autorisation de relever appel de cette ordonnance et la fixation par priorité de l'examen de ce recours.

9. La société Mhcs soutient que, en premier lieu, les désordres ne peuvent plus faire l'objet de constats, le chantier ayant été repris puis achevé avec une autre maîtrise d'oeuvre pour les vendanges 2018, ensuite l'expertise amiable, qui a valeur d'expertise judiciaire en application de l'article 1554 du code de procédure civile, suffit pour évaluer le préjudice résultant du retard pris à la réalisation du nouveau site d'élaboration des vins, en troisième lieu le rapport amiable, auquel a participé la société Elcimaï ingéniérie est, en application d'une jurisprudence constante, opposable à ses assureurs, qui ont la possibilité d'en débattre contradictoirement, enfin la mise en cause des autres sociétés est vouée à l'échec, la demande du maître d'ouvrage se limitant à la mise en jeu de la responsabilité de la société Elcimaï ingéniérie.

10. La société Mhcs expose, en outre, que le juge de la mise en état n'a pas répondu à ses arguments ni expliqué pourquoi l'on ne disposerait pas déjà des éléments pour statuer sur sa demande, compte tenu, notamment, de l'existence du rapport d'expertise amiable.

11. Elle en déduit que le motif grave et légitime autorisant l'appel immédiat est caractérisé.

12. A l'inverse, selon les sociétés d'assurance, l'expertise pourra être diligentée sur pièces et l'expertise amiable, à laquelle ils n'ont pas été invités à participer, qui n'a pas la valeur d'expertise judiciaire ni ne leur est opposable, est insuffisante pour servir de base à une décision judiciaire et concerne d'autres intervenants dont il est important de connaître la part de responsabilité dans la réalisation des désordres.

13. Les sociétés d'assurance constatent, par ailleurs, que la décision ayant ordonné l'expertise judiciaire, qui vise les conclusions d'incident, est particulièrement motivée.

14. La société Elcimaï ingéniérie observe que le rapport d'expertise amiable retient, non seulement les responsabilités de la société Mhcs et de la maîtrise d'oeuvre initiale, mais aussi celles d'autres intervenants, dont certains sont dans la cause ou qui pourraient l'être à l'avenir, comme l'a relevé le juge de la mise en état.

15. Le Bureau veritas instruction, estimant que sa simple intervention sur le chantier en tant que coordonnateur en matière de sécurité et de protection des travailleurs ne justifie pas, par là-même, sa mise en cause, demande l'infirmation de l'ordonnance prescrivant la mesure d'expertise pour ce qui le concerne.

16. La société Qualiconsult s'en rapporte.

Sur ce,

17. Aux termes de l'article 272 du code de procédure civile, la décision ordonnant l'expertise peut être frappée d'appel indépendamment du jugement sur le fond sur autorisation du premier président de la cour d'appel s'il est justifié d'un motif grave et légitime.

Sur l'impossibilité prétendue de procéder à des constats :

18. Force est de constater que la mission confiée à l'expert n'est pas seulement de se rendre sur les lieux et de décrire les désordres, mais consiste aussi, à supposer qu'aucune constatation matérielle sur place n'ait d'utilité, à prendre connaissance de tous documents contractuels et techniques utiles, entendre les parties et leurs conseils sur les désordres allégués, ainsi que tous sachants, donner toute information utile sur l'origine des désordres et l'évaluation des préjudices ainsi exposés et, le cas échéant, à faire le compte entre les parties.

Sur la qualification d'expertise judiciaire attribuée à l'expertise amiable :

19. Si l'article 1554 du code de procédure civile, dans sa version issue du décret n° 2012-66 du 20 janvier 2012 relatif à la résolution amiable des différends, applicable aux procédures en cours, prévoit que, lorsque les parties ont, d'un commun accord, eu recours à un technicien, son rapport a valeur de rapport d'expertise judiciaire, c'est à la condition que la désignation de ce technicien ait été réalisée en exécution d'une convention de procédure participative prévue par les articles 1544 à 1546 du même code, qui n'est pas produite et dont l'existence n'est pas, d'ailleurs, alléguée.

Sur l'opposabilité invoquée de l'expertise amiable :

20. La société Mhcs invoque l'opposabilité de l'expertise amiable aux assureurs de la société Elcimaï ingéniérie en application de la règle jurisprudentielle selon laquelle l'assureur, qui, en connaissance des résultats de l'expertise dont le but est d'établir la réalité et l'étendue de la responsabilité de son assuré qu'il garantit, a eu la possibilité d'en discuter les conclusions, ne peut, sauf s'il y a eu fraude à son encontre, soutenir qu'elle lui est inopposable.

21. Cette règle jurisprudentielle, constante, est le fruit d'une évolution qui permet d'en mesurer la portée exacte.

22. Dans un arrêt cité au rapport de la Cour de cassation pour l'année 1988, la première chambre civile a eu l'occasion d'affirmer que la décision judiciaire condamnant l'assuré à raison de sa responsabilité constitue pour l'assureur qui a garanti cette responsabilité dans ses rapports avec la victime la réalisation tant dans son principe que dans son étendue du risque couvert et lui est, dès lors, opposable lorsque ladite victime exerce son action directe, sauf s'il y a fraude de la part de l'assuré (1ère Civ. 15 mars 1988, Bull. Civ. I no 74, également 1ère Civ. 4 juin 1991, no 8615783, Bull. Civ. I no 182).

23 Le rapport annuel de la Cour de cassation, pour l'année 1988, expliquait ainsi cette jurisprudence : 'L'assuré ne représente pas l'assureur et, en procédure stricte, ce qui est jugé vis-à-vis de l'un ne l'est pas nécessairement vis-à-vis de l'autre. En outre, les intérêts ne sont qu'en partie concordants. Certes, l'assuré responsable et son assureur ont un intérêt identique à minimiser l'importance du préjudice, mais à partir de là, leurs intérêts se séparent, celui de l'assuré étant d'être garanti, seule raison en vue de laquelle il ait payé des primes, celui de l'assureur de contester le bien fondé de sa couverture ou d'en réduire la portée. A moins que l'assureur prouve avoir été victime d'une fraude, ce qui est jugé contre l'assuré, en ce qui concerne la responsabilité de celui-ci, lui est opposable. Il lui reste, le sinistre étant ainsi établi, à contester, s'il l'entend, ainsi, sa garantie pour des motifs tirés de sa police'.

24. Cette jurisprudence, qui tend à considérer que la décision qui condamne l'assuré est un fait qui s'impose à l'assurance poursuivie par la victime sur le fondement de l'article 124-3 du code des assurances, a été transposée ensuite au rapport d'expertise.

25.Après avoir rappelé que "la décision judiciaire qui condamne un assuré à raison de sa responsabilité constitue pour l'assureur, qui a garanti celle-ci, la réalisation, tant dans son principe que dans son étendue, du risque couvert", il a été énoncé dès 1991 par les première et troisième chambres civiles que : "dès lors, l'assureur qui, en connaissance des résultats de l'expertise, dont le but était d'établir la réalité et l'étendue du sinistre, a eu la possibilité d'en discuter les conclusions, ne peut, sauf s'il y a eu fraude à son encontre,

soutenir qu'elle lui est inopposable. (3ème Civ. 19 juin 1991, no 8916599, 8 avril 1992, no 9012351, Bull. Civ. III no 126, 24 mai 2006, no 0418806, 1ère Civ. 15 octobre 1991 no 90-11 779).

26. Dans un arrêt du 12 mai 2005 (2ème Civ. 12 mai 2005, pourvoi no 0412638, Bull. Civ. II no 118 ), la deuxième chambre civile a étendu la même règle à une hypothèse où l'assuré avait été attrait devant une juridiction pénale devant laquelle l'assureur ne pouvait intervenir.

27. Ce principe normatif, repris, depuis lors, à de nombreuses reprises, ne s'applique, compte tenu des fondements juridiques qui ont conduit à l'énoncer, qu'aux expertises judiciaires et non aux expertises amiables.

Sur l'intérêt pour d'autres parties que les sociétés Mhcs et Elcimaï ingéniérie à participer à des opérations d'expertise :

28. Il s'ensuit que les assureurs de la société Mhcs qui n'ont pas participé à l'expertise amiable peuvent avoir un intérêt à participer à des opérations d'expertise destinées à déterminer l'étendue des responsabilités de leur assuré.

29. Tout comme, ainsi que le relève à juste titre la société Elcimaï ingéniérie, les sociétés qui pourraient voir leur responsabilité engagée, même si les demandes de la société Mhcs ne sont dirigées que contre la société Elcimaï ingéniérie, d'autant que les conditions de reprise de la maîtrise d'oeuvre peuvent influer sur l'appréciation de la responsabilité de ceux qui ont concouru à la maîtrise d'oeuvre initiale.

Sur la motivation de la décision du juge de la mise en état ordonnant l'expertise :

30. Or, c'est précisément l'objet de la motivation de la décision du juge de la mise en état ordonnant l'expertise que de permettre à ceux que l'expertise amiable n'a pas concernés de participer à une expertise judiciaire destinée à établir la répartition des responsabilités.

31. Aussi aucun des motifs présentés n'est-il grave ou légitime au sens de l'article 272 du code de procédure civile.

Sur la demande d'infirmation de l'ordonnance prescrivant l'expertise en ce qu'elle concerne le Bureau veritas construction :

32. Si le premier président dispose du pouvoir d'autoriser, en présence d'un motif grave et légitime, l'appel immédiat d'une décision ordonnant une expertise, il n'a pas celui de l'infirmer, comme le lui demande le Bureau veritas construction pour ce qui le concerne.

Sur les dépens :

33. La procédure introduite par la société Mhcs devant le premier président étant distincte de celle engagée au fond en première instance, il convient de statuer sur les dépens.

PAR CES MOTIFS :

Statuant publiquement et contradictoirement,

Rejetons les demandes des sociétés Mhcs et Bureau veritas construction,

Condamnons les sociétés Mhcs et Bureau veritas construction aux dépens.