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Décisions

CJUE, 4e ch., 12 décembre 2024, n° C-419/23

COUR DE JUSTICE DE L’UNION EUROPEENNE

Arrêt

Question préjudicielle

PARTIES

Demandeur :

CN

Défendeur :

Nemzeti Földügyi Központ, GW

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Présidents de chambre :

M. Lenaerts, M. Lycourgos (rapporteur)

Juges :

M. Rodin, M. Jääskinen, Mme Spineanu Matei

Avocat général :

Mme Kokott

CJUE n° C-419/23

11 décembre 2024

LA COUR (quatrième chambre),

1 La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation de l’article 63 TFUE et de l’article 17 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après la « Charte »).

2 Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant CN au Nemzeti Földügyi Központ (Centre national des affaires foncières, Hongrie) au sujet de la légalité de la décision par laquelle cette autorité publique a réinscrit, au registre foncier, l’usufruit détenu par GW sur une parcelle agricole appartenant à CN.

 Le cadre juridique

 Le droit de l’Union

3 L’article 63, paragraphe 1, TFUE dispose :

« Dans le cadre des dispositions du présent chapitre, toutes les restrictions aux mouvements de capitaux entre les États membres et entre les États membres et les pays tiers sont interdites. »

4 L’article 17, paragraphe 1, de la Charte énonce :

« Toute personne a le droit de jouir de la propriété des biens qu’elle a acquis légalement, de les utiliser, d’en disposer et de les léguer. Nul ne peut être privé de sa propriété, si ce n’est pour cause d’utilité publique, dans des cas et conditions prévus par une loi et moyennant en temps utile une juste indemnité pour sa perte. L’usage des biens peut être réglementé par la loi dans la mesure nécessaire à l’intérêt général. »

 Le droit hongrois

 Le code civil

5 En vertu de l’article 5:147, paragraphe 1, de la Polgári Törvénykönyvről szóló 2013. évi V. törvény (loi no V de 2013 relative au code civil), l’usufruit permet à son titulaire de jouir du bien d’autrui, de l’utiliser, de l’exploiter et d’en percevoir les fruits.

 Le décret gouvernemental 171/1991

6 L’article 1er, paragraphe 5, du 171/1991 Korm. rendelet (décret gouvernemental 171/1991), du 27 décembre 1991, entré en vigueur le 1er janvier 1992, a exclu la possibilité pour les personnes ne possédant pas la nationalité hongroise, à l’exception des personnes disposant d’un permis de séjour permanent et de celles dont le statut de réfugié a été reconnu, d’acquérir des terres productives.

 La loi de 1994 sur les terres productives

7 La termőföldről szóló 1994. évi LV. törvény (loi no LV de 1994 sur les terres productives, ci-après la « loi de 1994 sur les terres productives ») a maintenu l’interdiction d’acquisition visée au point précédent du présent arrêt, tout en l’étendant aux personnes morales, qu’elles soient ou non établies en Hongrie.

8 Cette loi a été modifiée, avec effet au 1er janvier 2002, par la termőföldről szóló 1994. évi LV. törvény módosításáról szóló 2001. évi CXVII. törvény (loi no CXVII de 2001 portant modification de la loi no LV de 1994 sur les terres productives) afin d’exclure également la possibilité de constituer contractuellement un droit d’usufruit sur les terres productives au profit de personnes physiques ne possédant pas la nationalité hongroise ou de personnes morales.

9 À la suite de ces modifications, l’article 11, paragraphe 1, de la loi de 1994 sur les terres productives disposait que, « [p]our la constitution contractuelle du droit d’usufruit et du droit d’usage, les dispositions du chapitre II relatives à la restriction de l’acquisition de la propriété doivent être appliquées. [...] ».

10 L’article 11, paragraphe 1, de la loi de 1994 sur les terres productives a, par la suite, été modifié par l’egyes agrár tárgyú törvények módosításáról szóló 2012. évi CCXIII. törvény (loi no CCXIII de 2012 portant modification de certaines lois portant sur l’agriculture). Dans sa version issue de cette modification et entrée en vigueur le 1er janvier 2013, cet article 11, paragraphe 1, disposait que « [l]e droit d’usufruit constitué par un contrat est nul, sauf s’il est constitué au bénéfice d’un parent proche ».

11 La loi no CCXIII de 2012 portant modification de certaines lois portant sur l’agriculture a également introduit un nouvel article 91, paragraphe 1, dans la loi de 1994 sur les terres productives, aux termes duquel « [t]out droit d’usufruit existant à la date du 1er janvier 2013 et constitué, pour une durée indéterminée ou pour une durée déterminée expirant après le 30 décembre 2032, par un contrat conclu entre des personnes qui ne sont pas des membres proches de la même famille s’éteindra de plein droit le 1er janvier 2033 ».

 La loi no CXXII de 2013 relative à la vente de terres agricoles et sylvicoles

12 La mező- és erdőgazdasági földek forgalmáról szóló 2013. évi CXXII. törvény (loi no CXXII de 2013 relative à la vente de terres agricoles et sylvicoles) a été adoptée le 21 juin 2013 et est entrée en vigueur le 15 décembre 2013.

13 L’article 37, paragraphe 1, de cette loi a maintenu la règle selon laquelle un droit d’usufruit ou d’usage sur des terres agricoles constitué par contrat est nul sauf s’il est constitué au bénéfice d’un membre proche de la même famille.

 La loi de 2013 relative aux mesures transitoires

14 La mező- és erdőgazdasági földek forgalmáról szóló 2013. évi CXXII. törvénnyel összefüggő egyes rendelkezésekről és átmeneti szabályokról szóló 2013. évi CCXII. törvény (loi no CCXII de 2013 portant dispositions diverses et mesures transitoires concernant la loi no CXXII de 2013 relative à la vente de terres agricoles et sylvicoles, ci-après la « loi de 2013 relative aux mesures transitoires ») a été adoptée le 12 décembre 2013 et est entrée en vigueur le 15 décembre 2013.

15 Dans sa version pertinente dans le cadre du litige au principal, l’article 108, paragraphe 1, de cette loi énonçait :

« Tout droit d’usufruit ou d’usage existant à la date du 30 avril 2014 et constitué, pour une durée indéterminée ou pour une durée déterminée expirant après le 30 avril 2014, par un contrat conclu entre des personnes qui ne sont pas membres proches de la même famille s’éteindra de plein droit le 1er mai 2014. »

16 En vertu de la loi no CL de 2021 modifiant certaines lois agricoles, un chapitre 20/F a été inséré dans la loi de 2013 relative aux mesures transitoires. Ce chapitre, qui comprend les nouveaux articles 108/B et 108/F, est intitulé « Dispositions particulières prises en exécution de [l’arrêt du 21 mai 2019, Commission/Hongrie (Usufruits sur terres agricoles) (C 235/17, EU:C:2019:432)] rendu dans l’affaire dont la Cour a été saisie à la suite de l’extinction ex lege des droits d’usufruit détenus sur des terres agricoles ». Il est entré en vigueur le 1er janvier 2022.

17 L’article 108/B, paragraphe 1, de la loi de 2013 relative aux mesures transitoires, tel que résultant de la loi no CL de 2021 modifiant certaines lois agricoles, dispose :

« Toute personne physique ou morale dont les droits d’usufruit ont été radiés du registre foncier conformément à l’article 108, paragraphe 1, dans sa version en vigueur au 30 avril 2014 […], ou son ayant droit, peut demander, conformément au présent chapitre, la réinscription au registre foncier de l’usufruit ainsi radié ainsi que l’indemnisation prévue au présent chapitre. »

18 L’article 108/F, paragraphes 6 à 8, de cette loi, tel que résultant de la loi no CL de 2021 modifiant certaines lois agricoles, prévoit :

« 6. Il convient de rendre une décision constatant que l’usufruit précédemment radié est susceptible de réinscription lorsque :

a) l’une des personnes visées au paragraphe 7 n’est pas réputée de bonne foi et

b) il n’existe aucun obstacle juridique à la réinscription au sens du paragraphe 8.

7. Ne sont pas réputées de bonne foi les parties suivantes :

a) le propriétaire détenant toujours un droit de propriété sur l’immeuble lors de la radiation de l’usufruit ;

b) le propriétaire ayant acquis un droit de propriété sur l’immeuble en vertu d’un contrat conclu après le 6 mars 2018 ou conclu avant cette date, mais déposé auprès de l’autorité compétente après le 6 mars 2018 dans le cadre d’une procédure prévue par la loi [no CXXII de 2013 relative à la vente de terres agricoles et sylvicoles] (notamment la procédure d’inscription au registre foncier), ou en vertu d’une disposition à cause de mort prise après le 6 mars 2018 ;

c) le propriétaire ayant acquis un droit de propriété sur l’immeuble après le 6 mars 2018 (autrement que par contrat ou par voie de succession) ;

d) le propriétaire réputé de bonne foi en vertu des points b) ou c), mais ayant constitué un usufruit sur l’immeuble après le 6 mars 2018 ;

e) l’usufruitier ayant acquis un droit d’usufruit sur l’immeuble en vertu d’un contrat conclu ou d’une disposition à cause de mort prise après le 6 mars 2018, ou ayant conservé le bénéfice de ce droit lors de la cession, après cette date, du droit de propriété détenu sur l’immeuble ;

f) le propriétaire ayant acquis un droit de propriété sur l’immeuble, par voie de succession, d’un propriétaire relevant de l’un des points a) à d).

8. Constitue un obstacle juridique à la réinscription le fait que l’immeuble fasse l’objet d’une expropriation ou, en lieu et place de celle-ci, d’une cession du droit de propriété en vertu d’un contrat de vente. »

 La loi relative au registre foncier

19 L’article 94 de l’ingatlan-nyilvántartásról szóló 1997. évi CXLI. törvény (loi no CXLI de 1997 relative au registre foncier), dans sa version applicable au litige au principal (ci-après la « loi relative au registre foncier »), disposait :

« 1. En vue de la radiation du registre foncier des droits d’usufruit et des droits d’usage frappés d’extinction en vertu de l’article 108, paragraphe 1, de la [loi de 2013 relative aux mesures transitoires] (ci après conjointement, dans le présent article, les “droits d’usufruit”), la personne physique titulaire de droits d’usufruit doit, sur mise en demeure envoyée le 31 octobre 2014 au plus tard par l’autorité chargée de la gestion du registre, dans les 15 jours suivant la remise de la mise en demeure, déclarer, sur le formulaire établi à cet effet par le ministre, la relation de membre proche de la même famille qui l’unit le cas échéant à la personne mentionnée comme propriétaire de l’immeuble sur le document ayant servi de base à l’enregistrement. En cas d’absence de déclaration dans les délais, il ne sera pas donné suite à la demande d’attestation après le 31 décembre 2014.

[...]

3. Si la déclaration ne fait pas apparaître de relation de membre proche de la même famille ou si aucune déclaration n’a été faite dans les délais, l’autorité chargée de la gestion du registre foncier radie d’office les droits d’usufruit dudit registre, dans les six mois suivant l’expiration du délai dans lequel la déclaration doit être faite et le 31 juillet 2015 au plus tard.

[...] »

 Le litige au principal et la question préjudicielle

20 Le 30 décembre 2001, la société Readiness Kft. et GW ont conclu un contrat d’usufruit sur une parcelle agricole appartenant à cette société et située sur le territoire de la commune de Kőszeg (Hongrie). L’usufruit de GW a été inscrit au registre foncier par une décision du 29 janvier 2002 qui n’a fait l’objet d’aucun recours.

21 Le 18 mai 2012, CN a été inscrite au registre foncier en tant que propriétaire de cette parcelle.

22 Le 27 juillet 2015, le Vas Megyei Kormányhivatal Szombathelyi Járási Hivatal (services administratifs du département de Vas – Bureau du district de Szombathely, Hongrie) a procédé à la radiation de l’usufruit de GW du registre foncier, en vertu de l’article 108, paragraphe 1, de la loi de 2013 relative aux mesures transitoires et de l’article 94, paragraphes 1 et 3, de la loi relative au registre foncier, au motif que GW n’était pas un parent proche du propriétaire de la parcelle agricole concernée.

23 Par un arrêt du 6 mars 2018, SEGRO et Horváth (C 52/16 et C 113/16, EU:C:2018:157), la Cour a dit pour droit que l’article 63 TFUE devait être interprété en ce sens qu’il s’oppose à une réglementation nationale en vertu de laquelle les droits d’usufruit antérieurement constitués sur des terres agricoles et dont les titulaires n’ont pas la qualité de proche parent du propriétaire de ces terres s’éteignent de plein droit et sont, en conséquence, radiés des registres fonciers.

24 Par un arrêt du 21 mai 2019, Commission/Hongrie (Usufruits sur terres agricoles) (C 235/17, EU:C:2019:432), la Cour a jugé que, en adoptant l’article 108, paragraphe 1, de la loi de 2013 relative aux mesures transitoires et en supprimant de la sorte, ex lege, les droits d’usufruit sur des terres agricoles et sylvicoles situées en Hongrie que détenaient directement ou indirectement des ressortissants d’autres États membres, la Hongrie avait manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l’article 63 TFUE et de l’article 17 de la Charte.

25 Le 30 novembre 2022, le Centre national des affaires foncières a ordonné, en vertu des articles 108/B et 108/F de la loi de 2013 relative aux mesures transitoires, tels qu’ils ont été insérés dans cette dernière par la loi no CL de 2021 modifiant certaines lois agricoles, la réinscription de l’usufruit de GW au registre foncier, en précisant que CN ne pouvait être réputée de bonne foi, au sens de l’article 108/F, paragraphe 7, de cette loi, étant donné qu’elle était propriétaire de la parcelle agricole en cause à la date à laquelle cet usufruit avait été radié du registre foncier.

26 CN a introduit un recours devant la juridiction de renvoi tendant à l’annulation de cette décision de réinscription, au motif que l’usufruit de GW avait été illégalement inscrit au registre foncier le 29 janvier 2002. En effet, l’article 11, paragraphe 1, de la loi de 1994 sur les terres productives, tel qu’il était applicable à cette date, ne permettait pas d’inscrire au registre foncier un usufruit sur une parcelle agricole après le 1er janvier 2002, lorsque cet usufruit était constitué au profit d’une personne physique qui n’était pas une ressortissante hongroise.

27 Le Centre national des affaires foncières et GW ont conclu au rejet de ce recours au motif qu’il n’existe aucun obstacle légal à la réinscription de l’usufruit en cause au registre foncier et que la loi de 2013 relative aux mesures transitoires, dans sa version résultant de la loi no CL de 2021 modifiant certaines lois agricoles, ne subordonne cette réinscription à aucun examen de la légalité de l’inscription initiale de cet usufruit dans un tel registre.

28 À titre liminaire, la juridiction de renvoi indique, tout d’abord, que CN réside en Allemagne et que les investissements immobiliers effectués sur le territoire d’un État membre par des personnes ne résidant pas dans cet État membre relèvent du champ d’application de l’article 63 TFUE. Elle souligne, ensuite, que l’usufruit de GW sur la parcelle agricole en cause au principal a été concédé non pas par CN, mais par le propriétaire précédent de cette parcelle et que, par conséquent, il ne peut être considéré que CN a agi de mauvaise foi. Enfin, cette juridiction relève que, en raison de la radiation de l’usufruit de GW du registre foncier, CN a joui de la pleine propriété de ladite parcelle jusqu’à la réinscription de cet usufruit. Aussi, à la suite de la radiation de l’usufruit de GW du registre foncier, CN pouvait légitimement estimer être en droit d’exploiter librement la parcelle en cause et escompter une augmentation de la valeur de celle-ci.

29 Sous le bénéfice de ces précisions, la juridiction de renvoi souligne, en premier lieu, que l’article 11, paragraphe 1, de la loi de 1994 sur les terres productives interdisait, à compter du 1er janvier 2002, la constitution d’un usufruit sur les terres productives en faveur de personnes qui ne sont pas des ressortissantes hongroises. En outre, selon la jurisprudence nationale, cette disposition s’opposait aussi à ce qu’un tel droit puisse être inscrit au registre foncier après cette date, même si le contrat d’usufruit avait été conclu précédemment.

30 En l’occurrence, l’usufruit de GW sur la parcelle agricole en cause au principal a été constitué en vertu d’un contrat conclu le 30 décembre 2001, mais l’enregistrement de ce droit n’a eu lieu que le 29 janvier 2002. Partant, l’inscription de cet usufruit au registre foncier était, selon la juridiction de renvoi, illégale. La décision d’enregistrement n’ayant fait l’objet d’aucun recours, elle est toutefois devenue définitive.

31 En deuxième lieu, la juridiction de renvoi relève que la décision de réinscrire l’usufruit au profit de GW au registre foncier a été prise sur le fondement des articles 108/B et 108/F de la loi de 2013 relative aux mesures transitoires, tels que résultant de la loi no CL de 2021 modifiant certaines lois agricoles, ces articles ayant été adoptés en vue d’exécuter l’arrêt du 21 mai 2019, Commission/Hongrie (Usufruits sur terres agricoles) (C 235/17, EU:C:2019:432).

32 Selon l’article 108/F, paragraphe 6, de la loi de 2013 relative aux mesures transitoires, un usufruit précédemment radié est susceptible de réinscription au registre foncier lorsque le propriétaire ou l’usufruitier ne sont pas réputés de bonne foi en vertu du paragraphe 7 dudit article 108/F.

33 Conformément à cette dernière disposition, l’usufruitier n’est réputé de mauvaise foi que s’il a acquis un droit d’usufruit sur l’immeuble en vertu d’un contrat conclu ou d’une disposition à cause de mort prise après le 6 mars 2018, ou conservé le bénéfice de ce droit lors de la cession, après cette date, du droit de propriété détenu sur l’immeuble. En revanche, l’usufruitier n’est pas considéré de mauvaise foi lorsque son usufruit a été inscrit au registre foncier en méconnaissance de la législation nationale qui était applicable à la date de cette inscription.

34 Or, la juridiction de renvoi estime que, aux points 112, 117 et 122 de l’arrêt du 6 mars 2018, SEGRO et Horváth (C 52/16 et C 113/16, EU:C:2018:157), la Cour a exigé l’instauration d’une procédure nationale comprenant un examen au cas par cas de la légalité de l’inscription des droits d’usufruit.

35 En troisième lieu, cette juridiction considère qu’il découle de l’arrêt du 10 mars 2022, Grossmania (C 177/20, EU:C:2022:175), qu’une décision administrative devenue définitive, comme l’inscription de l’usufruit de GW au registre foncier, ne saurait empêcher la juridiction nationale compétente de prendre toutes les mesures nécessaires pour assurer l’effet utile du droit de l’Union lorsque le respect dû au principe de sécurité juridique mettrait en péril les principes d’effectivité du droit de l’Union et de coopération loyale.

36 En l’occurrence, la juridiction de renvoi estime que, compte tenu du principe selon lequel la radiation de l’usufruit ne peut intervenir que si les juridictions nationales compétentes sont en mesure de procéder à un examen au cas par cas de la légalité de l’inscription initiale, elle devrait conclure à l’illégalité de l’inscription initiale de l’usufruit de GW au registre foncier et, partant, à l’irrégularité de la réinscription de cet usufruit. Cependant, l’article 108/F, paragraphe 7, de la loi de 2013 relative aux mesures transitoires, tel que résultant de la loi no CL de 2021 modifiant certaines lois agricoles, lui interdit de procéder à un tel examen.

37 C’est dans ces conditions que la Győri Törvényszék (cour de Győr, Hongrie) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour la question préjudicielle suivante :

« Faut-il interpréter l’article 63 TFUE et l’article 17 de la [Charte] en ce sens qu’est compatible avec ces dispositions une législation nationale qui, postérieurement à la radiation d’un usufruit illégalement mais définitivement enregistré au registre foncier, impose la réinscription de l’usufruit en exécution du résultat d’une procédure en manquement sans toutefois prescrire d’examen de la légalité de l’inscription initiale ? »

 Sur la question préjudicielle

 Sur la recevabilité

38 Le gouvernement hongrois conteste la recevabilité de la question préjudicielle au motif que les dispositions du droit de l’Union dont l’interprétation est sollicitée par la juridiction de renvoi sont étrangères au litige pendant devant elle. Ainsi, d’une part, la réglementation nationale en cause au principal serait indistinctement applicable et ne dissuaderait pas les non-résidents d’investir en Hongrie ou d’y maintenir leurs investissements. D’autre part, la requérante au principal aurait agi de mauvaise foi alors que le droit de l’Union ne pourrait être invoqué pour justifier une pratique abusive.

39 À cet égard, il convient de rappeler que, lorsqu’il n’apparaît pas de manière manifeste que l’interprétation d’une disposition de droit de l’Union n’a aucun rapport avec la réalité ou l’objet du litige au principal, l’objection tirée de l’inapplicabilité de cette disposition à l’affaire au principal n’a pas trait à la recevabilité de la demande de décision préjudicielle, mais relève du fond des questions (arrêt du 24 juillet 2023, Lin, C 107/23 PPU, EU:C:2023:606, point 66 et jurisprudence citée).

40 Or, il n’apparaît pas de manière manifeste que l’article 63 TFUE et l’article 17 de la Charte sont inapplicables au litige au principal. Ainsi, il ressort de la demande de décision préjudicielle que la parcelle agricole en cause au principal est la propriété de CN, laquelle réside dans un État membre autre que la Hongrie. Les éléments du litige au principal ne sont donc pas cantonnés à l’intérieur d’un seul État membre.

41 En outre, la circonstance, à la supposer établie, que la requérante au principal entend, en réalité, se prévaloir du droit de l’Union pour justifier une pratique juridique abusive a trait à un aspect du fond de l’affaire et n’est aucunement de nature à affecter la recevabilité de la question préjudicielle posée.

42 Partant, la question préjudicielle est recevable.

 Sur le fond

43 Par sa question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 63 TFUE et l’article 17 de la Charte doivent être interprétés en ce sens qu’ils s’opposent à une réglementation d’un État membre en vertu de laquelle le droit d’usufruit sur une parcelle agricole située sur le territoire de cet État membre qui, après avoir été inscrit définitivement au registre foncier, a été supprimé et radié de ce registre par l’effet d’une réglementation dudit État membre contraire à ces articles doit, à la demande de la personne ayant été privée de ce droit, être réinscrit audit registre, même lorsque l’inscription initiale dudit droit était contraire à la législation nationale applicable à la date de cette inscription.

 Observations liminaires

44 En premier lieu, ainsi qu’il a été indiqué au point 20 du présent arrêt, GW a conclu, le 30 décembre 2001, un contrat d’usufruit avec une société de droit hongrois, qui était propriétaire de la parcelle agricole avant que cette propriété ne soit transférée à CN. Ce droit d’usufruit a été inscrit au registre foncier le 29 janvier 2002.

45 La juridiction de renvoi estime que, si à la date de sa conclusion, le contrat d’usufruit conclu par GW était légal, son inscription au registre foncier était, quant à elle, illégale au motif qu’elle était intervenue après le 1er janvier 2002.

46 Elle expose que la constitution d’un usufruit sur les terres agricoles en faveur de ressortissants étrangers était interdite à compter du 1er janvier 2002 en raison d’une modification apportée à l’article 11, paragraphe 1, de la loi de 1994 sur les terres productives par la loi no CXVII de 2001 mentionnée au point 8 du présent arrêt. Les juridictions hongroises auraient interprété cette disposition en ce sens qu’un droit d’usufruit sur ces terres au profit d’un ressortissant étranger, même s’il a été constitué avant le 1er janvier 2002, ne pouvait plus être enregistré au registre foncier à compter de cette date.

47 En deuxième lieu, il convient de relever, d’une part, que le 27 juillet 2015, l’usufruit de GW a été radié du registre foncier, en vertu de l’article 108, paragraphe 1, de la loi de 2013 relative aux mesures transitoires, au motif que l’intéressé n’était pas un proche parent du propriétaire de la parcelle agricole.

48 Par son arrêt du 21 mai 2019, Commission/Hongrie (Usufruits sur terres agricoles) (C 235/17, EU:C:2019:432), la Cour a toutefois jugé que, en adoptant l’article 108, paragraphe 1, de la loi de 2013 relative aux mesures transitoires, la Hongrie avait manqué aux obligations qui lui incombent en vertu des dispositions combinées de l’article 63 TFUE et de l’article 17 de la Charte.

49 À la suite de cet arrêt, le législateur hongrois a modifié la loi de 2013 relative aux mesures transitoires afin de permettre, sous certaines conditions, la réinscription au registre foncier des droits d’usufruit ayant été radiés conformément à l’article 108, paragraphe 1, de cette loi.

50 En vertu de cette nouvelle législation, GW a obtenu, le 30 novembre 2022, la réinscription au registre foncier de son usufruit.

51 D’autre part, il semble pouvoir être déduit de la décision de renvoi que le droit d’usufruit de GW relève du champ d’application de l’article 63 TFUE en ce que l’intéressé est un ressortissant d’un État membre autre que la Hongrie. Il convient, dès lors, de répondre à la question préjudicielle en se fondant sur cette prémisse, qu’il appartient cependant à la juridiction de renvoi de vérifier.

52 En troisième lieu, la Cour a jugé que la réinscription au registre foncier des droits d’usufruit supprimés en violation de l’article 63 TFUE est le moyen le plus à même de rétablir, à tout le moins avec effet pour l’avenir, la situation en droit et en fait dans laquelle l’intéressé se serait trouvé en l’absence de la suppression illégale de ses droits. Toutefois, dans des cas spécifiques, des obstacles objectifs et légitimes, notamment d’ordre juridique, peuvent s’opposer à une telle mesure, notamment lorsque, depuis la suppression des droits d’usufruit, un nouveau propriétaire a acquis de bonne foi les terres sur lesquelles pesaient les droits concernés ou que ces terres ont fait l’objet d’une restructuration. Ce n’est que dans l’hypothèse où une telle réinscription s’avérerait effectivement impossible qu’il serait nécessaire, pour effacer les conséquences illicites de la violation du droit de l’Union, d’accorder aux anciens titulaires des droits d’usufruit supprimés le droit à une compensation, financière ou autre, dont la valeur serait apte à réparer sur le plan financier la perte économique résultant de la suppression de ces droits (voir, en ce sens, arrêt du 10 mars 2022, Grossmania, C 177/20, EU:C:2022:175, points 66 et 68).

53 Sous le bénéfice de ces précisions, il convient de déterminer si l’article 63 TFUE et l’article 17 de la Charte s’opposent à ce qu’un droit d’usufruit sur une parcelle agricole située en Hongrie puisse être réinscrit au registre foncier, à la demande de la personne qui a été privée de ce droit, alors que le propriétaire de cette parcelle ne réside pas en Hongrie et que cet usufruit a été inscrit initialement à ce registre en méconnaissance de la législation nationale applicable à la date de cette inscription.

 Sur l’existence d’une restriction à la libre circulation des capitaux

54 L’article 63, paragraphe 1, TFUE interdit de manière générale les entraves aux mouvements de capitaux entre les États membres (arrêt du 6 mars 2018, SEGRO et Horváth, C 52/16 et C 113/16, EU:C:2018:157, point 61 ainsi que jurisprudence citée).

55 Les opérations par lesquelles des non-résidents effectuent des investissements immobiliers sur le territoire d’un État membre relèvent des mouvements de capitaux, au sens de l’article 63 TFUE. Tel est, notamment, le cas des investissements immobiliers portant, comme en l’occurrence, sur l’acquisition de droits de propriété sur des terres agricoles [voir, en ce sens, arrêts du 6 mars 2018, SEGRO et Horváth, C 52/16 et C 113/16, EU:C:2018:157, points 56 et 57, ainsi que du 18 janvier 2024, JD (Condition de résidence), C 562/22, EU:C:2024:55, points 30 et 31].

56 Par ailleurs, une mesure nationale indistinctement applicable peut constituer une restriction à la liberté de circulation des capitaux si elle est de nature à affecter la situation d’un investisseur, en particulier lorsqu’elle peut avoir pour conséquence de dissuader les investisseurs d’autres États membres d’effectuer ou de maintenir un investissement dans l’État membre concerné (voir à cet égard, notamment, arrêts du 4 juin 2002, Commission/France, C 483/99, EU:C:2002:327, points 38 à 42 ; du 13 mai 2003, Commission/Espagne, C 463/00, EU:C:2003:272, points 54 à 62 ; du 10 novembre 2011, Commission/Portugal, C 212/09, EU:C:2011:717, point 65, ainsi que du 8 mai 2013, Libert e.a., C 197/11 et C 203/11, EU:C:2013:288, points 64 à 66).

57 En l’occurrence, il découle de la décision de renvoi que CN réside en Allemagne et que la réglementation en cause au principal impose, au profit de tiers, le rétablissement d’un droit d’usufruit sur des parcelles agricoles situées en Hongrie, dont celle appartenant à CN, ce qui diminue la valeur de ces terres et restreint la capacité de leurs propriétaires, y compris de ceux résidant dans un autre État membre, de jouir des biens pour l’acquisition desquels ils ont investi des capitaux.

58 Une telle réglementation constitue, dès lors, une restriction à la liberté fondamentale garantie à l’article 63 TFUE (voir, par analogie, arrêt du 6 mars 2018, SEGRO et Horváth, C 52/16 et C 113/16, EU:C:2018:157, point 64).

 Sur l’existence d’une justification

59 Une mesure qui restreint la liberté de circulation des capitaux ne saurait être admise qu’à condition, d’une part, d’être justifiée par les raisons mentionnées à l’article 65 TFUE ou par des raisons impérieuses d’intérêt général et, d’autre part, de respecter le principe de proportionnalité, ce qui exige qu’elle soit propre à garantir la réalisation de l’objectif légitimement poursuivi et qu’elle n’aille pas au-delà de ce qui est nécessaire pour qu’il soit atteint [arrêt du 21 mai 2019, Commission/Hongrie (Usufruits sur terres agricoles), C 235/17, EU:C:2019:432, points 59 et 60].

60 Par ailleurs, il importe également de rappeler que les droits fondamentaux garantis par la Charte ont vocation à être appliqués dans toutes les situations régies par le droit de l’Union et doivent, ainsi, notamment être respectés lorsque, comme en l’occurrence, une réglementation nationale est de nature à entraver l’une ou plusieurs des libertés fondamentales garanties par le traité FUE et que l’État membre concerné invoque des motifs visés à l’article 65 TFUE ou des raisons impérieuses d’intérêt général reconnues par le droit de l’Union pour justifier une telle entrave. En pareille hypothèse, la réglementation nationale concernée ne peut, aux termes d’une jurisprudence constante, bénéficier des exceptions ainsi prévues que si elle est conforme aux droits fondamentaux dont la Cour assure le respect [voir, en ce sens, arrêt du 21 mai 2019, Commission/Hongrie (Usufruits sur terres agricoles), C 235/17, EU:C:2019:432, points 63 et 64 ainsi que jurisprudence citée].

61 En l’occurrence, il ressort, en premier lieu, de la décision de renvoi que la réglementation en cause au principal a pour objectif d’exécuter l’arrêt du 21 mai 2019, Commission/Hongrie (Usufruits sur terres agricoles) (C 235/17, EU:C:2019:432), par lequel la législation hongroise antérieure a été jugée contraire à l’article 63 TFUE et à l’article 17 de la Charte, en rétablissant dans leurs droits les usufruitiers qui, à l’instar de GW, avaient été privés de ceux-ci d’une manière incompatible avec ces articles.

62 Il y a lieu de relever qu’un tel objectif constitue une raison impérieuse d’intérêt général.

63 À cet égard, il importe de souligner que, en vertu de l’article 260, paragraphe 1, TFUE, si la Cour constate qu’un État membre a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu des traités, cet État membre est tenu de prendre les mesures que comporte l’exécution de l’arrêt de la Cour, lequel est revêtu de l’autorité de la chose jugée pour les points de fait et de droit qui ont été effectivement ou nécessairement tranchés par la décision juridictionnelle en cause. Ainsi, le législateur hongrois était tenu de modifier les dispositions du droit national ayant été jugées contraires au droit de l’Union par un tel arrêt (voir, en ce sens, arrêt du 10 mars 2022, Grossmania, C 177/20, EU:C:2022:175, points 35 et 36).

64 S’agissant, en deuxième lieu, du respect du principe de proportionnalité, il convient, d’une part, de rappeler qu’une réglementation nationale n’est propre à garantir la réalisation de l’objectif invoqué que si elle répond véritablement au souci de l’atteindre d’une manière cohérente et systématique [arrêt du 21 mai 2019, Commission/Hongrie (Usufruits sur terres agricoles), C 235/17, EU:C:2019:432, point 61]. En l’occurrence, rien n’indique que la réglementation en cause au principal n’est pas propre à rétablir les droits que les usufruitiers concernés tirent du droit de l’Union.

65 D’autre part, une telle réglementation ne semble pas aller au-delà de ce qui est nécessaire pour réaliser un tel objectif, ce qu’il appartient néanmoins à la juridiction de renvoi de vérifier.

66 Ainsi, comme il a été rappelé au point 52 du présent arrêt, ce n’est qu’en présence d’obstacles objectifs et légitimes à la réinscription du droit d’usufruit au registre foncier que l’octroi d’une compensation à l’ancien titulaire du droit, en lieu et place de cette réinscription, peut être considéré comme rétablissant l’intéressé dans les droits qu’il tire du droit de l’Union. Or, le fait que l’inscription initiale de l’usufruit de GW au registre foncier a méconnu, selon la juridiction de renvoi, l’article 11, paragraphe 1, de la loi de 1994 sur les terres productives, dans sa version applicable à la date de cette inscription, ne constitue pas un tel obstacle objectif et légitime.

67 À cet égard, il découle, tout d’abord, de la décision de renvoi elle-même que le contrat d’usufruit en cause au principal a été conclu dans le respect des dispositions légales applicables à la date de sa formation, ce qui est un élément à prendre en considération [voir, par analogie, arrêt du 21 mai 2019, Commission/Hongrie (Usufruits sur terres agricoles), C 235/17, EU:C:2019:432, points 73 à 75]. Seule l’inscription de cet usufruit au registre foncier pourrait être considérée comme étant illégale sur le fondement d’une interprétation jurisprudentielle de l’article 11, paragraphe 1, de la loi de 1994 sur les terres productives tel qu’il était applicable à la date d’inscription de l’usufruit de GW au registre foncier. Or, un État membre est libre d’adopter des dispositions législatives en vertu desquelles il décide qu’une telle irrégularité, découlant de son droit national, n’a plus lieu d’être sanctionnée.

68 Ensuite, il y a lieu de rappeler que le droit d’usufruit en cause au principal a bien été inscrit au registre foncier le 29 janvier 2002 et que cette inscription était devenue définitive. Or, selon le droit hongrois, une telle inscription avait pour conséquence que le droit d’usufruit concerné existait jusqu’à preuve du contraire [voir, en ce sens, arrêt du 21 mai 2019, Commission/Hongrie (Usufruits sur terres agricoles), C 235/17, EU:C:2019:432, point 79]. De même, il est constant que GW a pu jouir de ce droit, sans trouble, jusqu’au 27 juillet 2015. Partant, le principe de sécurité juridique milite également en faveur du rétablissement du droit d’usufruit de GW, même si son inscription initiale au registre foncier pourrait être considérée comme illégale [voir, en ce sens, arrêt du 21 mai 2019, Commission/Hongrie (Usufruits sur terres agricoles), C 235/17, EU:C:2019:432, point 80].

69 Du reste, une telle illégalité, commise lors de l’inscription initiale du droit d’usufruit au registre foncier, aurait pu faire l’objet de sanctions moins attentatoires aux droits de l’usufruitier, si les autorités hongroises avaient fait preuve de davantage de diligence en réprimant ab initio cette illégalité [voir, en ce sens, arrêt du 21 mai 2019, Commission/Hongrie (Usufruits sur terres agricoles), C 235/17, EU:C:2019:432, point 108].

70 Par ailleurs, ainsi que Mme l’avocate générale l’a relevé aux points 66 à 68 de ses conclusions, le droit de propriété de CN n’a pas été affecté de manière disproportionnée par la réglementation en cause au principal. En effet, cette réglementation a uniquement pour conséquence de replacer CN dans les droits qu’elle avait acquis auprès de l’ancien nu propriétaire de la parcelle agricole en cause au principal, l’usufruit constitué en faveur de GW sur cette parcelle ayant été définitivement inscrit au registre foncier avant la date à laquelle CN en est devenue nu-propriétaire.

71 Enfin, la Cour a certes jugé, comme la juridiction de renvoi l’a relevé, qu’un examen au cas par cas des conditions dans lesquelles les droits d’usufruit avaient été constitués aurait été une mesure davantage proportionnée à l’objectif de lutte contre les pratiques abusives dans le domaine de l’acquisition et de l’exploitation des fonds agricoles que la décision du législateur hongrois de supprimer ex lege les droits d’usufruit détenus par des personnes autres que les proches parents du propriétaire de la parcelle agricole concernée  [arrêt du 21 mai 2019, Commission/Hongrie (Usufruits sur terres agricoles), C 235/17, EU:C:2019:432, points 115 à 119]. Cela étant, il ne découle nullement d’une telle appréciation que celle-ci est transposable au cas où ce législateur décide de réinscrire de tels droits au registre foncier en vue non pas de lutter contre ces pratiques abusives, mais de faire respecter les droits que des particuliers tirent du droit de l’Union.

72 En troisième lieu, il importe encore d’examiner, ainsi qu’il a été rappelé au point 60 du présent arrêt, si le droit de propriété, tel qu’il est garanti par l’article 17 de la Charte, est de nature à s’opposer à une réglementation telle que celle en cause au principal.

73 À cet égard, aux termes de l’article 17, paragraphe 1, de la Charte, toute personne a le droit de jouir de la propriété des biens qu’elle a acquis légalement, de les utiliser, d’en disposer et de les léguer, et nul ne peut être privé de sa propriété, si ce n’est pour cause d’utilité publique, dans des cas et des conditions prévus par une loi et moyennant en temps utile une juste indemnité pour sa perte.

74 Quant à l’usage des biens, il peut être réglementé par la loi dans la mesure nécessaire à l’intérêt général. Par ailleurs, conformément à l’article 52, paragraphe 1, de la Charte, des limitations peuvent être apportées à l’exercice des droits et des libertés consacrés par celle-ci, tel le droit de propriété, pour autant que ces limitations sont prévues par la loi, respectent le contenu essentiel de ces droits et de ces libertés et que, dans le respect du principe de proportionnalité, elles sont nécessaires et répondent effectivement à des objectifs d’intérêt général reconnus par l’Union ou au besoin de protection des droits et des libertés d’autrui.

75 Or, si rien ne laisse apparaître que le droit de nue-propriété de CN sur la parcelle agricole en cause au principal n’a pas été acquis légalement, au sens de l’article 17, paragraphe 1, de la Charte, il n’en va pas de même de l’opération par laquelle, en raison de la radiation de l’inscription au registre foncier de l’usufruit de GW sur cette parcelle, CN en a acquis la pleine propriété. En effet, ainsi qu’il ressort du point 61 du présent arrêt, une telle opération a eu lieu en méconnaissance de l’article 63 TFUE et de l’article 17 de la Charte.

76 Il s’ensuit que la pleine propriété de la parcelle agricole en cause au principal, acquise par CN à la suite de la radiation de l’usufruit de GW, en vertu de l’article 108, paragraphe 1, de la loi de 2013 relative aux mesures transitoires et de l’article 94, paragraphes 1 et 3, de la loi relative au registre foncier en vigueur à la date de cette radiation, ne peut être considérée comme ayant été « acquise légalement » au sens de l’article 17, paragraphe 1, de la Charte. Partant, la réglementation en cause au principal, par laquelle cet usufruit a été réinscrit au registre foncier, ne saurait être regardée comme une limitation aux droits que CN peut tirer de l’article 17 de la Charte.

77 Il résulte de l’ensemble des considérations qui précèdent que l’article 63 TFUE et l’article 17 de la Charte doivent être interprétés en ce sens qu’ils ne s’opposent pas à une réglementation d’un État membre en vertu de laquelle le droit d’usufruit qui a été constitué sur une parcelle agricole, située sur le territoire de cet État membre, et qui, après avoir été inscrit définitivement au registre foncier, a été supprimé et radié de ce registre par l’effet d’une réglementation dudit État membre contraire à ces articles doit, à la demande de la personne ayant été privée de ce droit, être réinscrit audit registre, même lorsque l’inscription initiale de ce droit était contraire à la législation nationale applicable à la date de cette inscription.

 Sur les dépens

78 La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.

Par ces motifs, la Cour (quatrième chambre) dit pour droit :

L’article 63 TFUE et l’article 17 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne doivent être interprétés en ce sens qu’ils ne s’opposent pas à une réglementation d’un État membre en vertu de laquelle le droit d’usufruit qui a été constitué sur une parcelle agricole, située sur le territoire de cet État membre, et qui, après avoir été inscrit définitivement au registre foncier, a été supprimé et radié de ce registre par l’effet d’une réglementation dudit État membre contraire à ces articles doit, à la demande de la personne ayant été privée de ce droit, être réinscrit audit registre, même lorsque l’inscription initiale de ce droit était contraire à la législation nationale applicable à la date de cette inscription.