CA Paris, Pôle 5 ch. 7, 12 décembre 2024, n° 22/19114
PARIS
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
Essilor International (SAS), EssilorLuxottica (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Fenayrou
Conseillers :
Mme Maitrepierre, M. Barbier
Avocats :
Me Teytaud, Me Gunther, Me Maes
FAITS ET PROCÉDURE
I. LE GROUPE ESSILOR
1.La société Essel, inventeur du premier verre progressif (1951), et la société Silor ont fusionné en 1972 pour devenir, au fil de son développement international, le groupe Essilor International SA, holding détenant diverses filiales, dont les sociétés BBGR SAS (ci-après, « BBGR »), Novacel ophtalmique SAS (ci-après, « Novacel »), et Essilor France.
2.C'est la filiale Essilor France qui commercialise sur le territoire national les marques Essilor et Varilux, cette dernière étant une marque de verres progressifs situées sur le segment du haut de gamme.
3.Le 1er octobre 2018, l'activité opérationnelle de la société Essilor International SA et toutes les filiales que celle-ci détenait ont été transférées à la société Essilor International SAS, la société Essilor International SA disparaissant quant à elle par suite de sa fusion le même jour avec le groupe italien Luxottica, premier fournisseur mondial et européen de montures de lunettes. La fusion a donné naissance au groupe EssilorLuxottica SA.
4.Le groupe EssilorLuxottica SA détient ainsi depuis le 1er octobre 2018 la société Essilor International SAS, dans laquelle sont logées les filiales historiques, dont Essilor France, et qui poursuit l'activité économique de l'ancienne société Essilor International SA.
5.En 2021, le groupe EssilorLuxottica SA a pris le contrôle du groupe GrandVision, qui exploite plus de 7 000 magasins de vente de lunettes dans environ 40 pays.
6.Les sociétés Essilor International SA, jusqu'au 1er octobre 2018, et EssilorLuxottica SA, depuis lors, ayant été ou étant les holdings de tête du groupe, elles seront désignées sous la dénomination « le groupe Essilor », lorsqu'il ne sera pas utile de les distinguer. La société Essilor International SAS et sa filiale Essilor France seront désignée sous l'appellation « Essilor » ou « le verrier » lorsqu'il ne sera pas utile de les distinguer et lorsqu'elles seront considérées dans leur fonction d'industriel et non de requérantes. Lorsqu'elles seront considérées en leur qualité de requérantes, à l'occasion de l'exposé de leurs moyens, les différentes sociétés requérantes seront dénommées, collectivement, « le groupe Essilor » ou « Essilor ».
7.Essilor a progressivement développé la vente en ligne en dehors du territoire français. Entre 2009 et 2014, il a acquis plusieurs sites qui lui ont permis de s'implanter aux Etats-Unis, au Canada en Australie, au Brésil, en Chine, au Japon et en Nouvelle-Zélande. Entre 2016 et 2019, il a poursuivi ses rapprochements avec des opérateurs anglais et allemands actifs sur le marché de la vente en ligne. Depuis l'acquisition de la société Brille24 GmbH, en 2019 (cote 9129), Essilor commercialise en ligne, sur le marché national, des produits d'optique par l'intermédiaire du site Opticien24.com.
8.Sur ses sites de vente en ligne, le verrier propose, sous la marque Essilor, des verres unifocaux et progressifs.
9.Le groupe Essilor et ses filiales ne sont pas directement présents sur le marché français de la vente au détail de verres correcteurs en dehors du canal de la vente en ligne.
II. LES VERRES ET LES MÉTIERS
A. Les verres correcteurs
10.Les produits en cause dans la présente affaire sont les verres correcteurs.
11.Les verres correcteurs permettent de corriger des déficiences visuelles (par exemple, l'astigmatisme, l'hypermétropie, la myopie, la presbytie) qui sont généralement diagnostiquées par les professionnels de la santé que sont les optométristes et les ophtalmologistes.
12.Au sein des verres correcteurs, on distingue d'abord les verres « unifocaux ». Ces verres ont la même correction optique sur toute leur surface et ne corrigent donc la vision que sur une plage de vision donnée. Ils ne nécessitent, pour leur conception, que la seule mesure de l'écart pupillaire, à savoir la distance entre les centres respectifs des deux pupilles.
13.Les verres correcteurs qui ne sont pas unifocaux sont multifocaux car ils comportent au moins deux corrections de vision différentes, l'une pour la vision de loin (« en haut » du verre), l'autre pour la vision de près (« en bas » du verre). Les verres multifocaux nécessitent, pour leur conception, une mesure supplémentaire : outre celle de l'écart pupillaire, celle de la hauteur pupillaire, qui mesure la distance entre le centre de la pupille et le bas du verre.
14.Les verres progressifs sont des verres multifocaux dont la correction est ajustée de manière continue entre le haut et le bas du verre. Cette progressivité est assurée par une courbure du verre qui est spécifique à chaque utilisateur. On utilise ces verres pour corriger la presbytie.
15.Essilor indique que les prises de mesure nécessaires pour les verres progressifs sont a minima les demi-écarts pupillaires et la hauteur pupillaire. Des mesures additionnelles sont nécessaires pour les verres progressifs personnalisés. Toutes les mesures doivent être faites sur monture ajustée et considérant la bonne posture. En revanche, Essilor précise que le verre « easy-to-fit » est tolérant aux erreurs de centrage et de mesure (Essilor, pièce 109, page 10).
16.Selon le degré de personnalisation requis, et afin de tenir compte du système verre-'il, l'ensemble des mesures qui peuvent être nécessaires sont, outre les deux mesures précitées, l'angle pantoscopique (angle formé par le plan des verres avec la verticale), la distance verre-'il, l'angle de galbe (angle formé par le plan passant par les bords du calibre, à ses deux extrémités, et le plan tangent au milieu du point de la monture), la distance de lecture. Il existe donc six mesures possibles, outre la phase d'ajustement de la monture, afin de reproduire les conditions du port (cf. les conditions particulières de vente des verres de la gamme Varilux, § 3.1, cote 8538, et le « Guide d'adaptation des verres progressifs », Essilor Academy, cote 9893, ci-après, « le Guide »).
B. Les prescripteurs : ophtalmologistes, orthoptistes et opticiens-lunetiers
17.Afin de porter des lunettes, un patient doit obtenir d'un médecin spécialisé en ophtalmologie ou d'un orthoptiste, une prescription indiquant le niveau de correction des verres (art. L. 4362-10 du code de la santé publique).
18.Les produits d'optique oculaire, c'est-à-dire les verres, montures, lentilles de contact et solutions d'entretien sont des dispositifs médicaux régis par le code de la santé publique (notamment par les articles L. 5211-1 à L. 5211-6 dudit code).
19.Leur délivrance est encadrée et réservée à des professions de santé ou paramédicales réglementées, au premier chef les opticiens (art. L. 4362-1 et suivants du code de la santé publique).
20.La loi dite « Hamon » (loi n° 2014-344 du 17 mars 2014, ci-après, la « loi Hamon ») a prévu, à l'article L. 4134-1 du code de la santé publique, l'obligation pour les ophtalmologistes et orthoptistes d'indiquer la mesure de l'écart pupillaire sur les prescriptions médicales de verres correcteurs, afin notamment de faciliter les ventes sur Internet.
21.Les opticiens-lunetiers peuvent adapter, dans le cadre d'un renouvellement, les prescriptions initiales de verres correcteurs en cours de validité, sauf opposition du médecin ou de l'orthoptiste (art. L. 4362-10 du code de la santé publique).
22.Dans son Avis n° 10-A-11 du 7 juin 2010 relatif au Conseil interprofessionnel de l'optique, l'Autorité de la concurrence avait relevé que le rôle de l'opticien était décisif dans le choix par le patient de ses montures et de ses verres correcteurs.
C. Les distributeurs : « en dur », « pure-players », « cross-canal »
23.La vente de lunettes de vue s'opère essentiellement via les magasins tenus par des opticiens (ci-après, « physiques » ou « en dur »).
24.Les ventes en lignes se sont toutefois développées depuis le début des années 2000 selon deux modèles.
25.Le modèle « tout numérique » (ci-après, « pure-player »), repose sur une offre entièrement en ligne. L'intégralité de la vente se faisant sur le site Internet, la prise de mesure est réalisée grâce à des modalités d'essayage virtuel.
26.Pour prendre les mesures nécessaires, les sociétés de vente en ligne utilisent les informations figurant sur l'ordonnance des internautes et/ou recourent à des systèmes d'essayage et de prise de mesures à distance tels que l'envoi de photos, l'utilisation d'une webcam ou l'usage d'une règle et d'un miroir selon un processus indiqué à l'internaute.
27.Dans le cas du modèle hybride (ci-après, « cross-canal »), l'opération d'achat est initiée sur Internet mais est finalisée chez des opticiens partenaires ou des boutiques détenues en propre, où sont réalisés l'ajustage et la prise de mesures.
28.Issu de la loi Hamon, l'article L. 4362-10-1 du code de la santé publique dispose que « [l]ors de la vente en ligne de lentilles de contact oculaire correctrices ou de verres correcteurs, les prestataires concernés permettent au patient d'obtenir des informations et conseils auprès d'un opticien-lunetier. ['] ».
29.Les articles R. 4362-14 et suivants du code de la santé publique, issus du décret n° 2015-1223, entré en vigueur le 2 octobre 2015, précisent les modalités de la commercialisation en ligne de produits d'optiques.
30.L'article R. 4362-15 dispose ainsi que « [l]'opticien-lunetier délivre, à la demande du patient et à titre gratuit, un conseil pertinent, ciblé, approprié et individualisé aux heures et jours figurant sur le site. / L'opticien-lunetier, s'il l'estime justifié, recommande une consultation médicale, notamment en cas d'inconfort exprimé par le patient, faisant suite à l'utilisation du produit livré. »
D. Le métier de verrier et la chaîne de valeur dans laquelle Essilor s'inscrit
31.Dans une réponse à un questionnaire de l'Autorité, Essilor expose que « deux types de verres peuvent être fabriqués par les verriers : les verres semi-finis (encore appelés substrats) et les verres finis. »
« La distinction entre les deux correspond au processus de fabrication propre aux différents types de correction dont a besoin le consommateur final. Les verres finis sont les verres vendus aux opticiens, qu'ils proviennent directement des usines (pour les défauts visuels et les traitements les plus courants) ou qu'ils aient été transformés, de verres semi-finis en verres finis, par un laboratoire de prescription. ».
« En effet, au sein des laboratoires de prescription, les verres semi-finis (provenant également des usines) sont surfacés, polis, vernis, traités ou encore teintés avant d'être livrés aux opticiens » (cote 7836).
32.Les verres finis qui sont moulés en usine avec une puissance optique finale à l'issue de la fabrication, et qui peuvent être montés, ajustés au porteur et vendus par les opticiens sans l'intervention d'un laboratoire de prescription sont dénommés verres « de stock ». Les autres verres sont dits « de prescription ».
33.Le président de la société Luxview (dont « Happyview » est le nom commercial) décrit le modèle industriel d'Essilor de cette façon : « Essilor [a] deux métiers. Ils achètent de la matière, de la résine. Ils fabriquent un galet, qui fait deux centimètres d'épaisseur. Puis, ils taillent les galets et cela devient des verres ronds. Si ce sont des unifocaux, c'est fini, on peut stocker. Pour des verres multifocaux, il faut une étape supplémentaire, le surfaçage. C'est le deuxième métier. Ils ont acheté beaucoup d'ateliers de surfaçage et des distributeurs » (audition du 19 avril 2013, cote 64, page 3).
34.Essilor décrit le fonctionnement de la chaîne de valeur des verres correcteurs par le schéma repris ci-dessous (cote 7837).
35.Essilor expose encore (Mémoire, § 120 et 121), sans être démentie par l'Autorité, qu'« au plan logistique, comme cela ressort du schéma ci-dessous, Essilor s'appuie sur ses centres de distribution pour réceptionner les verres finis et semi-finis en provenance des usines, et pour assurer les envois auprès des laboratoires de prescription, qu'ils soient intégrés ou extérieurs au groupe. Une partie des verres semi-finis est directement livrée par les usines aux laboratoires de prescription. Les centres de distribution et les laboratoires de prescription se chargent de distribuer respectivement les verres de stock et les verres de prescription aux opticiens ».
36.Dans sa réponse précitée, Essilor précise cependant qu'« en France, Essilor International et Essilor France ne commercialisent pas de verres semi-finis auprès de laboratoires tiers » (cote 7837, soulignement ajouté).
III. LE DÉVELOPPEMENT DE LA PROCÉDURE, LA DÉCISION DE L'AUTORITÉ, LES RECOURS
37.Le 9 juillet 2014, l'Autorité de la concurrence (ci-après, « l'Autorité ») a procédé à une opération de visite et saisie (ci-après, « OVS ») dans les locaux, notamment, de la société Essilor International SA. Le 16 juin 2015, l'Autorité s'est saisie d'office de pratiques mises en 'uvre dans le secteur des verres optiques. Le 23 décembre 2020, les services de l'instruction ont notifié deux griefs aux sociétés BBGR, EssilorLuxottica SA et Essilor International SAS.
38.Le premier grief était ainsi libellé :
« Il est fait grief aux sociétés :
' BBGR SAS (302 607 957 RCS Paris) en raison de sa participation directe ;
' Essilor International SAS (439 769 654 RCS Créteil) en raison de sa participation directe et en sa qualité de société-mère de la société BBGR SAS ;
' EssilorLuxottica SA (712 049 618 RCS Créteil), à compter du 1er octobre 2018, en sa qualité de société-mère de la société Essilor International S.A.S ;
d'avoir abusé de la position dominante détenue par le groupe Essilor sur le marché français de la fourniture en gros de verres ophtalmiques finis, en élaborant et en mettant en 'uvre une politique commerciale restrictive visant spécifiquement les sites de vente en ligne de lunettes de vue français, et consistant à leur refuser l'accès aux produits de marques du groupe Essilor et/ou à leur imposer des restrictions en termes de communication.
Cet ensemble de comportements, qui a débuté au plus tard le 29 avril 2009, a pris fin le 31 décembre 2015 s'agissant de BBGR, et a toujours cours s'agissant d'Essilor International, constitue une pratique prohibée par les dispositions des articles 102 du TFUE et L. 420-2 du code de commerce. »
39.Le second grief portait sur un abus de position dominante commis « en élaborant et en diffusant un discours trompeur et fluctuant visant à entraver le développement de la vente en ligne de lunettes de vue en France ».
40.Le collège de l'Autorité a examiné l'affaire le 9 décembre 2021.
41.Le 6 octobre 2022, l'Autorité a rendu sa décision n° 22-D-16 (ci-après, « la décision attaquée »).
42.Par cette décision, l'Autorité a retenu le seul premier grief à l'encontre d'Essilor International SAS, en tant qu'auteure, et d'EssilorLuxottica SA, en tant que société mère, mais pas à l'encontre de la société BBGR, qui a été mise hors de cause.
43.Elle a en revanche écarté le second grief.
44.L'Autorité a en conséquence infligé à Essilor International SAS, prise en tant qu'auteur, une sanction pécuniaire de 81 067 400 €. EssilorLuxottica SA, en qualité de société mère, a été sanctionnée solidairement avec la société précédente, à hauteur de 15 400 000 €.
45.Les articles 3 et 4 de la décision attaquée sont ainsi rédigés :
« Article 3 : Il est établi que la société Essilor International SAS, en tant qu'auteure, et EssilorLuxottica SA en tant que société mère, ont enfreint les dispositions de l'article L. 420-2 du code de commerce ainsi que celles de l'article 102 du TFUE, pour avoir mis en 'uvre, du 29 avril 2009 au 23 décembre 2020 s'agissant d'Essilor International SAS et du 1er octobre 2018 au 23 décembre 2020 s'agissant d'EssilorLuxottica SA, une politique commerciale discriminatoire à l'encontre des sites Internet proposant une offre de lunettes de vue entièrement en ligne.
Article 4 : Est infligée à la société Essilor International SAS, au titre de la pratique visée à l'article 3, une sanction pécuniaire de 81 067 400 euros, dont 15 400 000 euros solidairement avec la société EssilorLuxottica SA »
46.Les deux sociétés sanctionnées ont formé un recours en annulation et réformation de cette décision le 23 novembre 2022.
47.Au terme de leurs écritures, ces sociétés demandent demande à la Cour :
' à titre principal, de juger que les pratiques sanctionnées par l'article 3 de la décision attaquée ne sont pas établies et de dire n'y avoir lieu à sanction à l'encontre des sociétés Essilor International SAS et EssilorLuxottica SA ;
' à titre subsidiaire, d'annuler et à défaut réformer l'article 4 de la décision attaquée, et juger n'y avoir pas lieu au prononcé d'une amende à l'encontre des sociétés Essilor International SAS et EssilorLuxottica SA.
' à titre très subsidiaire, de réformer l'article 4 de la décision attaquée, juger que l'amende de 81 067 400 euros n'est pas proportionnée, et en conséquence, réduire l'amende de 81 067 400 euros infligée aux sociétés Essilor International SAS et EssilorLuxottica SA.
48.Ces sociétés demandent à la Cour en tout état de cause, d'enjoindre à l'Autorité de la concurrence de ne plus faire figurer la décision attaquée sur le site Internet de l'Autorité telle qu'elle a été publiée le 8 novembre 2022, de publier une nouvelle version non confidentielle de ladite décision occultant l'ensemble des informations sur lesquelles portaient les demandes d'Essilor du 2 novembre 2022 ayant bénéficié des décisions de classement n° 16-DSA-277 et n° 16-DSA-286.
49.L'Autorité, le ministre chargé de l'économie et le ministère public invitent la Cour à rejeter le recours.
MOTIVATION
I. SUR LA PROCÉDURE
A. Sur le moyen pris de la durée excessive de la procédure
50.Dans la décision attaquée (§ 256 et suivants), l'Autorité indique, après avoir évoqué certains précédents, que si la durée totale de la procédure peut, dans certaines affaires, sembler de prime abord excéder le délai habituel de traitement des affaires, cette seule constatation ne suffit pas à démontrer son caractère excessif, lequel doit être apprécié concrètement en tenant compte des particularités propres de l'affaire.
51.S'agissant de la phase non contradictoire de la procédure, l'instruction a porté sur deux séries de pratiques potentielles, une entente et un abus de position dominante, même si seule la dernière qualification a finalement été retenue. En outre, l'examen des pratiques a porté sur la principale entreprise active dans le secteur de la lunetterie-optique et sur une période de près de onze années et sur l'ensemble du territoire national. Enfin, à la suite des OVS, en juillet 2014, un volume important de pièces a été collecté, à la suite de quoi de nombreux actes d'enquête ont été effectués. S'agissant de la phase contradictoire de la procédure, chaque étape implique des délais incompressibles faisant suite tant à l'envoi de la notification de griefs et du rapport qu'à la nécessité de prendre connaissance d'observations volumineuses.
52.La décision ajoute, s'agissant de l'atteinte aux droits de la défense, que la durée de la procédure, à la supposer excessive, n'a pas porté d'atteinte irrémédiable aux droits de la défense. En effet, outre qu'Essilor ne démontre pas en quoi certains événements auraient fait concrètement obstacle à l'exercice des droits de la défense, la prudence lui commandait de conserver toute preuve de nature à établir la licéité de ses pratiques dès lors qu'une procédure était en cours et tant que la prescription n'était pas acquise. Au demeurant, Essilor a été en mesure de présenter des observations détaillées.
53.Le groupe Essilor dénonce d'abord le caractère non-raisonnable du délai d'instruction de l'affaire, de sept années et quatre mois (décision de saisine, 16 juin 2015 ' décision attaquée, 6 octobre 2022), dont cinq ans et six mois au titre de la seule phase non contradictoire de la procédure, et soutient que les motifs invoqués par l'Autorité dans le cas d'autres affaires dont la durée de l'instruction était semblable ne sont pas transposables en l'espèce. Le groupe ajoute que les actes d'instruction qui ont été diligentés ne sont pas si nombreux et qu'au surplus, les services de l'instruction n'ont pas cru nécessaire de l'interroger sur les spécificités du secteur et les caractéristiques des produits, alors qu'il s'agissait là de la véritable difficulté du dossier. Elle relève encore que la seule pratique retenue contre elle ayant porté sur la vente en ligne, elle a nécessairement été mise en 'uvre de manière uniforme sur l'ensemble du territoire national.
54.Il expose ensuite que la demande d'information que les services de l'instruction lui ont adressée en date du 2 juillet 2020, portant sur des données relatives à une période de dix années, a été tardive (plus de 6 ans après les OVS) et qu'il n'a ainsi pas été mis en mesure de répondre de façon complète aux questions qui lui ont été soumises en raison de la difficulté d'accéder aux bases de données des clients. Il en a résulté une déperdition d'éléments de preuve à décharge (données non exhaustives concernant les ventes d'Essilor à des détaillants en ligne) et par voie de conséquence, une atteinte aux droits de la défense justifiant l'annulation de la procédure et de la décision. Il ajoute que la demande dans le cadre de ce même questionnaire, en 2020, de communication des conditions de vente (générales et particulières à la gamme Varilux) constitue le seul et unique fondement de l'allongement démesuré de la durée des pratiques, de décembre 2013 au 23 décembre 2020, date de la notification de griefs, alors que la majorité des actes d'enquête substantiels ont été conduits avant les OVS (2014). Dès lors, l'Autorité ne saurait utiliser le devoir de prudence à son encontre pour tenter d'écarter l'atteinte irrémédiable aux droits de la défense causée par la longueur de la procédure.
55.Dans ses observations, l'Autorité rappelle, s'agissant des principes, que la sanction qui s'attache à la violation par l'Autorité de l'obligation de se prononcer dans un délai raisonnable n'est pas l'annulation de la procédure mais la réparation du préjudice résultant éventuellement du délai subi, sous réserve toutefois que le délai écoulé durant la phase d'instruction n'ait pas causé à l'entreprise une atteinte personnelle, effective et irrémédiable à son droit de se défendre.
56.En l'espèce, elle estime notamment que le caractère volumineux des éléments versés au dossier à la suite des OVS, et l'ampleur de l'analyse qui en a résulté, justifient la durée de la procédure. Elle précise qu'Essilor a reçu des questionnaires au cours de la phase non contradictoire de la procédure,
57.S'agissant de l'atteinte aux droits de la défense, l'Autorité indique, après avoir rappelé le devoir de prudence qui incombe aux entreprises, que les demandes de données adressées à Essilor se rapportaient aux exercices des années qui précédaient lesdites demandes, et non à des données anciennes, et qu'il en est de même de la mise en 'uvre des conditions de vente générales (ci-après, « les CVG ») et particulières à la gamme Varilux (ci-après, « les CVP »), et recommandations.
58.Dans ses observations, le ministre chargé de l'économie conclut que la procédure n'a pas excédé le délai raisonnable, compte tenu des particularités de l'espèce rappelées par l'Autorité dans sa décision et qu'il n'a pas été porté atteinte de façon irrémédiable aux droits de la défense, compte tenu du devoir de prudence qui incombe aux entreprises.
59.Le ministère public partage l'analyse et le conclusions de l'Autorité et du ministre chargé de l'économie, et précise, s'agissant de la discussion de la durée de la procédure, que les OVS ont fait l'objet de recours par Essilor qui n'ont trouvé leur épilogue définitif que le 8 novembre 2017 par le rejet par la Cour de cassation du pourvoi contre l'ordonnance du Premier président du 27 mai 2016 qui avait rejeté la demande de nullité de l'ordonnance du juge des libertés et de la détention autorisant les OVS.
Sur ce, la Cour :
60.L'article 6, paragraphe 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (ci-après, « la CSDH ») énonce que toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue dans un délai raisonnable.
61.Les exigences du procès équitable, découlant de l'article 6 de la CSDH imposent à l'Autorité, en tant que juridiction au sens dudit article, l'obligation de se prononcer dans un délai raisonnable sur le bien-fondé des griefs qui lui sont soumis, de même que la notification de ces griefs aux personnes en cause doit intervenir dans un délai raisonnable.
62.En outre, il résulte d'une jurisprudence constante que la durée de la procédure à prendre en compte pour examiner si l'Autorité a satisfait à cette obligation comprend, non seulement, la phase d'instruction contradictoire, courant à compter de la notification des griefs, mais aussi, la phase préalable, courant à compter de la saisine de l'Autorité, la durée de cette phase préalable étant susceptible de porter atteinte aux droits de la défense en rendant plus difficile le recueil d'éléments de preuve à décharge.
63.Il résulte d'une jurisprudence également constante que le caractère raisonnable dudit délai s'apprécie au regard, notamment, de l'ampleur et de la complexité de l'affaire, ainsi que du comportement des parties au cours de la procédure, et que la sanction qui s'attache à la violation par l'Autorité de son obligation de se prononcer dans un délai raisonnable n'est pas l'annulation de la procédure mais la réparation du préjudice résultant éventuellement du délai subi, sous réserve, toutefois, que ce délai n'ait pas causé à chacune des parties formulant un grief à cet égard une atteinte personnelle, effective et irrémédiable à son droit de se défendre.
64.En l'espèce, la phase initiale de la procédure (16 juin 2015, saisine de l'Autorité ' 23 décembre 2020, notification des griefs) a été assez longue. Le contentieux procédural afférent aux OVS du 9 juillet 2014, en partie imputable au comportement des parties en cause, à l'origine des recours, n'a par ailleurs pris fin que le 8 novembre 2017.
65.Il ressort de l'examen des pièces de la procédure que des actes et investigations ont été menés en 2012 (désignation d'un rapporteur), 2013 (auditions), 2014 (OVS), 2015 (saisine de l'Autorité), 2017 (questionnaires), 2018 (questionnaires), 2020 (questionnaires).
66.Pendant ce délai, les services de l'instruction de l'Autorité ont procédé à l'analyse d'une vaste documentation de plusieurs milliers de pages portant sur des pratiques susceptibles de relever tant d'une entente que d'un abus de position dominante et d'être imputées à un acteur majeur dans le secteur des verres correcteurs.
67.La phase contradictoire de la procédure (23 décembre 2020 ' 6 octobre 2022, date de la décision attaquée) a été relativement courte si l'on considère les délais de procédure incompressibles et le temps nécessaire à la prise de connaissance des rapports et observations de l'Autorité et des parties.
68.Il convient encore de relever la durée des pratiques reprochées, de près de onze années.
69.Il résulte de ces considérations de fait que le délai dans lequel l'instruction a été menée n'a pas lieu d'être regardé comme déraisonnable.
70.Enfin, Essilor ne saurait reprocher aux services de l'instruction de lui avoir adressé un questionnaire en juillet 2020 seulement et d'avoir ainsi porté une atteinte irrémédiable aux droits de la défense.
71.D'une part, les demandes en cause étaient susceptibles d'établir la poursuite toujours actuelle de pratiques anticoncurrentielles, s'agissant des conditions de vente de certains verres correcteurs (cf. cote 8076 et suivantes ; annexe 38 du dossier d'Essilor) ; à ce titre, le questionnaire ne peut être regardé comme tardif.
72.D'autre part, en tout état de cause, si les éléments demandés portaient sur la période de 2010 à 2020, la requérante était informée de la teneur des investigations des services de l'instruction de l'Autorité depuis le 13 avril 2013 au plus tard. Essilor en a en effet eu connaissance par un courriel de cette date émanant du fondateur du site Direct Optic qui indiquait notamment : « Je viens de recevoir un mail d'un enquêteur de l'autorité de la concurrence qui souhaiterait s'entretenir avec moi 'dans le cadre d'une enquête sur les conditions de concurrence dans le secteur de la commercialisation des verres optiques'. Je ne sais pas si vous avez été au courant des attaques de [W] [K] ces dernières semaines mais Essilor est directement visé et est, je pense, le sujet principal de cette enquête. ['] » (cote 1919). La prudence commandait à Essilor de conserver les données afférentes à ses ventes de verres optiques aux distributeurs actifs sur internet pendant la durée de la procédure.
73.Il résulte de ces considérations que la procédure ne peut être regardée comme ayant enfreint le principe du respect du délai raisonnable.
74.Le moyen sera rejeté.
B. Sur le moyen pris de la violation du principe d'impartialité
75.Dans la décision attaquée (§ 286 à § 295), l'Autorité rejette l'argumentation développée par le groupe Essilor selon laquelle les services de l'instruction auraient instruit l'affaire à charge, en dénaturant certaines pièces et en passant sous silence d'autres pièces, et ainsi manqué à leur devoir d'impartialité. Elle rappelle que les rapporteurs peuvent présenter les éléments du dossier qui leur paraissent les plus pertinents, sans être tenus d'exposer les motifs pour lesquels ils ne se sont pas appuyés sur d'autres éléments, et soumettre au débat contradictoire leur propre interprétation des éléments du dossier. Elle relève qu'Essilor a pu, dans le cadre du débat contradictoire ouvert par la notification des griefs, commenter et contester les éléments visés. Elle ajoute encore que le fait que les services d'instruction n'aient pas cité des pièces supposément à décharge ne saurait constituer une violation du principe d'impartialité, a fortiori lorsque ces pièces ' comme c'est le cas en l'espèce ' figurent toutes au dossier et sont susceptibles d'être utilisées, à décharge le cas échéant, par l'entreprise mise en cause dans le cadre du débat contradictoire ouvert par la notification des griefs.
76.Le groupe Essilor considère que les services de l'instruction, supposés instruire à charge et à décharge, et à leur suite le Collège de l'Autorité, ont dénaturé les pièces et études du dossier, soit en passant sous silence des études émanant du groupe (résultats de l'étude Sylap de 2013 concernant Sensee, par exemple, annexe 42 de son dossier), soit en en dénaturant le contenu (par exemple, présentation interne d'Essilor de 2013, annexe 39 de son dossier ; présentation du résultat d'un sondage, annexe 40), et que de façon générale, le dossier a été construit à partir de pièces lacunaires dont l'importance a été survalorisée (ainsi, du sondage d'Opinion Way de 2011, annexe 44). Il en résulte que la procédure, partiale, doit être annulée pour déloyauté.
77.Dans ses observations, l'Autorité observe qu'Essilor se borne, pour affirmer que l'Autorité aurait violé, dans la décision attaquée, le principe d'impartialité, à lui reprocher de n'avoir pas fait droit à ses arguments concernant la prétendue violation dudit principe par les services d'instruction. Elle ajoute que sous couvert d'un grief de partialité, le requérant se borne à se livrer à une appréciation divergente de la portée de certaines pièces du dossier. Elle précise encore que les services de l'instruction ne sont tenus de citer dans leurs analyses que les documents et études qui leur paraissent pertinents. Enfin, l'Autorité relève que le groupe Essilor a eu accès à l'ensemble des pièces du dossier et a pu verser tous les éléments qu'il a estimés pertinents.
78.Dans ses observations, le ministre chargé de l'économie indique que les rapporteurs peuvent, sans manquer à leur devoir d'impartialité, retenir au soutien de leur analyse les éléments du dossier qui paraissent les plus pertinents, sans être tenus d'exposer les motifs pour lesquels ils ne se sont pas appuyés sur d'autres éléments, et soumettre au débat contradictoire leur propre interprétation des éléments du dossier.
79.Le ministère public partage l'analyse de l'Autorité et du ministre chargé de l'économie. Il ajoute que l'appréciation de l'impartialité des rapporteurs doit se limiter, à hauteur d'appel, à un contrôle restreint, cantonné à l'erreur manifeste d'appréciation, et considère, en l'espèce, qu'aucun des exemples avancés par le groupe Essilor n'établit le grief qu'il allègue.
Sur ce, la Cour :
80.Il résulte de l'article 6 § 1 de la CSDH que toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue par un tribunal impartial.
81.Cette exigence d'impartialité s'applique au rapporteur désigné pour instruire une plainte ou une saisine portant sur des faits susceptibles de constituer des pratiques anti-concurrentielles dès lors que ces faits peuvent donner lieu au prononcé d'une sanction ayant le caractère d'une punition.
82.Le grief pris d'une instruction menée à charge renvoie à l'exigence d'impartialité subjective du ou des rapporteurs qui se sont succédé, à qui il appartient de mener l'instruction de manière loyale.
83.Aux termes de l'article R. 463-11 du code de commerce, « le rapport soumet à la décision de l'Autorité de la concurrence une analyse des faits et de l'ensemble des griefs notifiés ».
84.La Cour rappelle qu'il ne saurait pour autant être exigé des rapporteurs qu'ils dressent à l'occasion de la notification des griefs ou du rapport une liste exhaustive de toutes les pièces figurant au dossier. Il leur incombe en effet de présenter leur analyse de la façon la plus claire possible, afin de permettre aux parties de répondre aux arguments qui vont leur être opposés devant le collège, les rapporteurs visant ainsi les seules pièces, ou passages de pièces, qui leur paraissent utiles soit pour appuyer leur démonstration sur ces pièces, soit pour exposer en quoi celles-ci ne contredisent pas l'analyse retenue, étant rappelé que les parties, quant à elles, ont tout loisir d'exploiter l'ensemble des pièces du dossier, y compris celles non visées, ou non visées de façon exhaustive, dans le rapport ou la décision attaquée.
85.En l'espèce, les reproches faits par le groupe Essilor aux services de l'instruction dans leur présentation et analyse des pièces du dossier relèvent davantage de divergences d'interprétation sur le sens et la portée de ces pièces que d'un comportement partial ou déloyal de nature à porter atteinte à ses droits de la défense.
86.Les mêmes reproches adressés à l'Autorité, sous couvert d'avoir laissé perdurer les effets de la partialité imputée aux services de l'instruction, relèvent également d'une critique portant sur l'appréciation au fond de l'affaire.
87.La Cour observe que le groupe Essilor a été mis en mesure de présenter ses observations sur l'ensemble des éléments sur lesquels les services de l'instruction puis l'Autorité se sont fondés dans la notification des griefs et le rapport, puis dans la décision attaquée.
88.Ces divergences d'interprétation relèvent de l'appréciation des questions de fond qui seront abordées lors de l'examen des moyens d'annulation et réformation tenant aux erreurs d'appréciation reprochées à l'Autorité.
C. Sur le moyen pris de la méconnaissance du principe de protection du secret des affaires
89.La décision attaquée a été publiée dans une version non confidentielle sur le site internet de l'Autorité le 8 novembre 2022. Cette version de la décision comporte notamment certaines informations ayant fait l'objet de deux décisions de classement n° 16-DSA-277 du 5 septembre 2016 (cotes 7413 à 7415) et n° 16-DSA-286 du 16 septembre 2016 (cotes 7419 à 7421), faisant suite à une demande d'Essilor en date du 4 août 2016 (cotes 5121 à 5124, notamment).
90.Le groupe Essilor expose que l'Autorité a révélé par la décision qu'elle a publiée de nombreuses informations dont elle avait demandé et obtenu, au stade de l'instruction, le classement au titre du secret des affaires (décisions précitées) et qui n'ont pas fait l'objet de décisions de déclassement émanant du rapporteur général. Il indique également que ladite décision a également révélé d'autres informations non couvertes par de telles décisions de classement, mais relevant encore du secret des affaires (cf. annexe 45 de son dossier, répertoriant l'ensemble des informations en cause). Il considère que l'ensemble de ces révélations a été commis en violation des dispositions de l'article D. 464-8-1 du code de commerce.
91.Considérant, à la lumière de la jurisprudence (CA Paris, 16 juin 2022, Google, RG n° 20/14545) que l'Autorité a vidé de sa substance le mécanisme de protection du secret des affaires, le groupe Essilor demande à la Cour d'enjoindre à l'Autorité de publier une nouvelle version de la décision occultant les informations sur lesquelles portent ses demandes.
92.Dans ses observations en réponse, l'Autorité expose, en premier lieu, que la protection du secret des affaires accordée au stade de l'instruction n'est pas absolue dans la mesure où il est permis à l'Autorité, au stade de la publication de la décision, de revenir sur ce traitement confidentiel pourvu qu'elle procède préalablement à la publication de la décision à un débat contradictoire et qu'elle motive sa décision (CA Paris, 16 juin 2022, Google, RG n° 20/14545). Ainsi, il incombe à l'Autorité de tenir compte à la fois de la protection du secret des affaires et de l'intérêt public qui s'attache à la publication de la motivation de sa décision, y compris la publication d'informations susceptibles d'être protégées au titre du secret des affaires.
93.En deuxième lieu, l'Autorité indique qu'en l'espèce, elle a procédé à ce débat au travers de plusieurs échanges de courriels entre Essilor et un membre du Collège, et que sa décision de ne pas satisfaire à une partie des demandes d'Essilor a été motivée (courriels des 28 octobre et 3 novembre 2022, pièce 45, dossier Essilor). Incidemment, l'Autorité relève qu'Essilor n'a pas exercé certaines voies de recours qui lui étaient ouvertes (devant le premier président de la cour d'appel ou devant le juge administratif).
94.En troisième lieu, l'Autorité considère que le groupe Essilor n'apporte aucun élément de nature à démontrer que les informations dont elle s'est vu refuser l'occultation constituent des secrets d'affaires au sens de l'article L. 151-1 du code de commerce. Elle conclut, exemples à l'appui, que les informations que la décision contient ont vocation à permettre au public d'être informé de manière concrète des pratiques sanctionnées.
95.Le ministère public partage l'analyse de l'Autorité et relève, pour attester de l'effectivité du débat contradictoire, que l'Autorité a fait droit à certaines demandes d'occultations concernant les points 229, 360, 373, 437, 710 et 829 de la décision. Il conclut que la motivation des décisions de l'Autorité contenue dans ses courriels des 28 octobre et 3 novembre 2022 est suffisante et qu'il convient de rejeter le moyen.
Sur ce, la Cour :
96.Aux termes de l'article L.151-1 du code de commerce :
« Est protégée au titre du secret des affaires toute information répondant aux critères suivants :
1° Elle n'est pas, en elle-même ou dans la configuration et l'assemblage exacts de ses éléments, généralement connue ou aisément accessible pour les personnes familières de ce type d'informations en raison de leur secteur d'activité ;
2° Elle revêt une valeur commerciale, effective ou potentielle, du fait de son caractère secret ;
3° Elle fait l'objet de la part de son détenteur légitime de mesures de protection raisonnables, compte tenu des circonstances, pour en conserver le caractère secret. ».
97.L'article L. 463-4 du code de commerce dispose que :
« (s)auf dans les cas où la communication ou la consultation de ces documents est nécessaire à l'exercice des droits de la défense d'une partie mise en cause, le rapporteur général de l'Autorité de la concurrence peut refuser à une partie la communication ou la consultation de pièces ou de certains éléments contenus dans ces pièces mettant en jeu le secret des affaires d'autres personnes. Dans ce cas, une version non confidentielle et un résumé des pièces ou éléments en cause lui sont accessibles. ».
98.Les modalités pratiques de classement et de déclassement par le rapporteur général de l'Autorité des informations susceptibles d'être couvertes par le secret des affaires sont régies par les dispositions des articles R. 463-13 à R. 463-15 du code de commerce.
99.Ces dispositions organisent ainsi une procédure afin de ménager le droit à la protection du secret des affaires, consacré par la Directive (UE) 2016/943 du Parlement européen et du Conseil du 8 juin 2016, avec d'une part, l'exercice des droits de la défense des entreprises mises en cause et, d'autre part, le respect du principe du contradictoire lors des débats qui auront lieu devant le collège de l'Autorité.
100.Il en résulte que les décisions de protection du secret accordées au cours de l'instruction, qui n'ont pas été remises en cause par une décision de déclassement prise en application de l'article R. 463-15 du code de commerce, poursuivent en principe leurs effets devant le collège, au stade de l'adoption et de la rédaction de la décision.
101.Enfin, l'article D. 464-8-1 du code de commerce précise que « [l]es décisions de l'Autorité de la concurrence ['] sont publiées sur le site internet de l'Autorité. Leur publicité peut être limitée pour tenir compte de l'intérêt légitime des parties et des personnes citées à ce que leurs secrets d'affaires ne soient pas divulgués. »
102.Cet article D.464-8-1 du code de commerce permet à l'Autorité de déroger au principe de la publication intégrale de ses décisions, en ne les publiant pas in extenso, afin de tenir compte de la protection accordée à certaines données, au cours de l'instruction, au titre du secret des affaires.
103.Néanmoins, si le collège estime que l'intérêt public s'attachant à la publication de la motivation de sa décision justifie la levée partielle de la protection précédemment accordée par le rapporteur général, en tout état de cause, il ne peut y procéder sans avoir préalablement informé les parties afin de recueillir leurs observations et sans avoir motivé sa décision.
104.En l'espèce, il est constant que l'Autorité a communiqué la version confidentielle de la décision à Essilor, l'invitant à identifier les passages de la décision qui, selon elle, pouvaient relever du caractère de secret des affaires. Par courrier du 24 octobre 2022, Essilor a transmis un tableau recensant les informations contenues dans la décision dont elle souhaite l'occultation, ainsi qu'une proposition de version non confidentielle de la décision.
105.Par un courriel du 28 octobre 2022, l'Autorité, prise en la personne de l'un des membres de son collège a indiqué à Essilor, d'une part, que « les demandes qui concernent les paragraphes 229, 335, 360, 373, 437, 710, 829 et la note de bas de page 459 » étaient fondées et donneraient lieu à une occultation, d'autre part, que les autres demandes visaient « des informations nécessaires à la démonstration et manifestement trop anciennes pour revêtir, au jour de la publication de la décision, un caractère de secret des affaires », lesdites informations datant de plus de cinq ans, voire dans de nombreux cas, de plus de dix ans. L'Autorité ajoutait que « si certaines des informations dont il est demandé l'occultation précisent le nom des personnes morales clientes auprès desquelles Essilor est intervenue ou la fonction exercée par leur auteur ou leur destinataire, ces circonstances, étant entendu que les noms de personnes physiques ne sont pas divulgués, ne sont pas de nature à justifier leur occultation dans la décision publiée. » (annexe 46 du dossier d'Essilor).
106.Essilor a répondu à ce courriel le 2 novembre 2022 en appelant l'attention de l'Autorité sur les deux décisions de classement n° 16-DSA-277 du 5 septembre 2016 et 16-DSA-286 du 16 septembre 2016 (cotes 7413 et suivantes) et en lui demandant d'en tenir compte dans la mesure où l'Autorité envisageait de publier certaines des informations couvertes par lesdites décisions.
107.Par un courriel du 3 novembre 2022, l'Autorité a rejeté la demande d'Essilor et a maintenu sa décision du 28 octobre. Elle a motivé sa décision dans les termes suivants :
« ['] Vous souhaitez, notamment, que la version non-confidentielle de la décision, qui sera publiée sur le site de l'Autorité, tienne compte de l'ensemble des informations dont vous avez demandé la confidentialisation le 24 octobre et qui avaient fait l'objet d'une protection au titre du secret des affaires par les services d'instruction au cours de la procédure (décisions n° 16-DSA du 5 septembre 2016 et n° 16-DSA du 16 septembre 2016).
Après avoir pris connaissance de manière attentive de l'ensemble des éléments communiqués dans les mails précités du 2 novembre, je vous indique qu'eu égard, d'une part, à l'ancienneté non seulement des informations dont vous demandez la protection mais également des décisions de classement ' qui remontent à plus de six ans et sont , par définition même, intervenues dans un contexte différent de celui prévalant lors de la prise de décision ', d'autre part à l'absence de caractère stratégique des éléments concernés, enfin au caractère indispensable à la démonstration desdits éléments, il m'apparaît que cette nouvelle demande n'est pas fondée.
Les informations en cause ne constituent en effet pas des secrets d'affaires au sens des critères posés par l'article L. 151-1 du code de commerce. Elles ne revêtent en particulier aucune 'valeur commerciale, effective ou potentielle, du fait de [leur] caractère secret'. Il s'agit d'informations qui se rapportent à la pratique sanctionnée par l'Autorité, à savoir les mesures mises en 'uvre par Essilor pour restreindre ou empêcher la vente en ligne de ses produits. Elles sont nécessaires à la bonne compréhension par le public de la pratique décisionnelle de l'Autorité.
La version non-confidentielle qui sera publiée sur le site de l'Autorité et qui vous sera communiquée sera donc conforme aux précisions apportées dans mon mail du 28 octobre. »
108.Il résulte de ces échanges de courriels et de la motivation des deux courriels de l'Autorité des 28 octobre et 3 novembre 2022, que l'Autorité a ainsi satisfait aux exigences du contradictoire et de motivation de sa décision.
109.En outre, c'est en vain qu'Essilor fait grief à l'Autorité d'avoir vidé de sa substance le mécanisme de protection de secret des affaires, dès lors qu'après avoir recueilli ses observations, celle-ci a accepté d'occulter une série de données.
110.En conséquence, la demande d'injonction présentée par Essilor sera rejetée.
II. SUR LES PRATIQUES REPROCHÉES
111.Au soutien de ses prétentions, le groupe Essilor développe des moyens sur l'existence d'une position dominante pendant la période visée, ainsi que sur celle d'une politique commerciale restrictive.
A. Sur la définition du marché pertinent
112.À titre liminaire, il convient de relever que devant la Cour, le groupe Essilor ne remet pas en cause la délimitation géographique du marché pertinent retenue par l'Autorité, à savoir le territoire national (décision attaquée, point 355).
113.Il ne conteste pas non plus que le marché de biens pertinent soit le marché de la fourniture en gros de verres correcteurs finis (en France).
114.En réponse à une question posée par l'Autorité dans le cadre d'un questionnaire, Essilor a précisé (cotes 7835-7836) qu'il n'existe pas de segmentation des verres en fonction du type de correction, ces types de verres étant substituables entre eux tant du point de vue de l'offre que de la demande et « considère qu'il n'est pas pertinent d'établir une distinction entre les catégories de verres unifocaux, bi-trifocaux ou progressifs ».
B. Sur la caractérisation d'une position dominante
115.Le groupe Essilor soutient à titre principal que la décision attaquée :
' procède d'une présentation manifestement erronée des données de parts de marché (première branche),
' retient des avantages concurrentiels qui ne peuvent être considérés comme des indices de dominance (deuxième branche),
' contredit la décision Essilor/Luxottica de la Commission européenne (troisième branche).
116.À titre subsidiaire, il soutient que la décision attaquée n'établit pas qu'il serait en position dominante antérieurement au 1er janvier 2010 et postérieurement au 31 décembre 2016 (quatrième branche).
' Sur la détermination des parts de marché d'Essilor (première branche du moyen)
117.Dans la décision attaquée, l'Autorité indique que selon la jurisprudence de la Cour de justice, une part de marché de 50 % peut constituer par elle-même la preuve de l'existence d'une position dominante (§ 358). Elle considère que tel est le cas en l'espèce pour Essilor, dont elle estime qu'il domine largement le marché français avec des parts de marché à la fois très élevées en valeur absolue et très supérieures à celles de ses deux principaux concurrents, les verriers Carl Zeiss et Hoya (§ 370 à 375).
118.Le groupe Essilor soutient que l'Autorité devait ne prendre en considération que les seules parts de marché d'Essilor France, à l'exclusion de celles de BBGR et Novacel. Ces dernières sociétés ayant été mises hors de cause par l'Autorité, et les pratiques sanctionnées ne concernant que les produits de marque Essilor et Varilux, l'Autorité ne pouvait agglomérer les parts de marché de l'ensemble de ces sociétés, ainsi qu'il découle de la jurisprudence communautaire (CJUE, 22 octobre 1986, Metro SB-Grossmärkte GmbH & Co c. Commission, aff. 75/84, point 82), dès lors que les sociétés précitées ne forment pas une unité économique.
119.Le groupe Essilor reproche également à l'Autorité de n'avoir pris en considération que les parts de marché d'Essilor exprimées en valeur (de l'ordre de 40 %), alors qu'exprimées en volume, ses parts de marché sont beaucoup plus faibles (de l'ordre d'un peu plus de 20 %).
120.En réponse, l'Autorité soutient, d'abord, qu'il résulte de la jurisprudence communautaire que « différentes sociétés appartenant à un même groupe constituent une entité économique, et donc une entreprise au sens de l'article 81 CE et 82 CE [devenus les articles 101 et 102 TFUE], si ces sociétés ne déterminent pas de façon autonome leur comportement sur le marché », en sorte qu'« un comportement mis en 'uvre par l'une des sociétés faisant partie de l'entité économique que constitue le groupe est également susceptible d'enfreindre l'article 82 CE » (TUE, 1 juillet 2010, AstraZeneca c. Commission, T-321/05, points 818 - 819). Elle précise que la référence à l'unité économique, plutôt qu'à l'entité juridique, est pertinente s'agissant de refléter une réalité économique.
121.L'Autorité, procédant par renvoi au § 695 de la décision attaquée (concernant l'imputabilité des pratiques), rappelle qu'en l'espèce la société Essilor International SA était l'ancienne holding du groupe Essilor, qu'à la suite de la fusion avec le groupe Luxottica, elle est devenue la société EssilorLuxottica SA, nouvelle holding, que toutes les filiales qu'elle détenait ont été transférées à la société Essilor International SAS, enfin, que la présomption d'influence déterminante « de la société Essilor International SA sur la société Essilor International SAS », présumée, est réputée établie puisqu'elle n'est pas contestée. Elle conclut qu'Essilor France, BBGR et Novacel, qui appartiennent au même groupe Essilor, forment une unité économique, en sorte que les parts de marché retenues par l'Autorité sont pertinentes.
122.S'agissant ensuite de son choix d'exprimer les parts de marché en valeur, l'Autorité se prévaut de la Communication de la Commission sur la définition des marchés (1997), qui souligne la pertinence de cette approche (point 55). Elle ajoute que la Commission, à l'occasion de sa décision autorisant la fusion des groupes Essilor et Luxottica (Décision n° COMP/M. 8394 - Essilor/Luxottica du 1er mars 2018, § 209), a constaté que les parts de marché en volume d'Essilor sur le marché de la fourniture en gros de verres correcteurs finis en France atteignaient [60-70] % en 2016, dépassant ainsi le seuil de 50 %. L'Autorité précise encore que le groupe Essilor ne produit aucun élément quantitatif susceptible de remettre en cause ces données chiffrées.
123.Le ministre chargé de l'économie partage l'analyse de l'Autorité et souligne qu'il ne peut être contesté qu'Essilor domine largement le marché français de la fourniture en gros de verres correcteurs, plusieurs sources attestant de ce fait, dont, notamment, les données issues de la décision de la Commission européenne, les études de Xerfi (2015) et de l'UFC Que Choisir (2013).
124.Le ministère public partage l'avis de l'Autorité et considère qu'il y a lieu d'appliquer, par analogie, à la question de la détermination des parts de marché d'une entreprise, la jurisprudence relative à la solidarité de plein droit entre les entités qui composent ladite unité au moment de la commission d'une infraction (cf. par exemple, CJUE, 26 janvier 2017, Villeroy & Boch c. Commission, C-625/13, P, point 150). Il considère en l'espèce qu'Essilor commercialisant les produits des marques Essilor et, via des filiales, les produits des marques BBGR et Novacel, à savoir des verres correcteurs, les activités menées par les filiales BBGR et Novacel ont eu pour impact de permettre à Essilor de se comporter, sur le marché en cause, indépendamment de ses concurrents, de ses clients et des consommateurs. Il n'importe, pour lui, que les activités précitées de ces deux filiales n'aient pas été de nature à caractériser une infraction au droit de la concurrence.
' Sur les avantages concurrentiels d'Essilor (deuxième branche du moyen)
125.Dans la décision attaquée (§ 377 à 387), l'Autorité expose que la position dominante d'Essilor résulte également d'autres facteurs que ses seules parts de marché, à savoir la notoriété de ses marques, la qualité de son outil industriel, technologique et logistique, enfin sa présence à tous les niveaux de la chaîne de valeur du fait de son intégration verticale.
126.Le groupe Essilor soutient, en premier lieu, qu'aucun des prétendus « avantages concurrentiels » mentionnés par la décision ne peuvent être considérés comme des indices de dominance.
127.S'agissant, en premier lieu, de la notoriété des marques (Essilor et Varilux), le requérant indique qu'en pratique, ce sont les opticiens qui effectuent le choix des verres pour leurs clients, et non les consommateurs finals, qui connaissent assez peu les différentes marques de verres.
128.Il conteste la représentativité des quelques exemples exhibés par l'Autorité pour tenter de démontrer que la communication sur la marque Essilor constituerait un avantage concurrentiel. Il ajoute que les opticiens peuvent s'approvisionner auprès d'autres verriers, de nombreuses enseignes ne vendant pas de verres de marque Essilor, et que 62 % de ses clients n'ont pas conclu de partenariat avec lui.
129.Le groupe Essilor soutient, en deuxième lieu, que le maillage territorial étendu dont il dispose est de nature à expliquer ses parts de marché, mais ne constitue pas un indice autonome. Au demeurant, ce réseau ne constitue en aucun cas une entrave pour ses concurrents, qui, à l'instar de Carl Zeiss Vision, disposent de semblables réseaux, et ne peut jouer un rôle dans la qualification d'une position dominante.
130.En troisième lieu, le groupe Essilor soutient que l'Autorité procède par amalgame en affirmant que l'intégration verticale avec Luxottica et GrandVision lui conférerait une maîtrise totale de la chaîne de distribution et la possibilité de mettre en place des stratégies globales ; elle aurait dû se borner à analyser la position d'Essilor sur le seul marché amont de la vente de verres correcteurs en France.
131.En réponse, l'Autorité indique, en premier lieu, qu'Essilor jouit d'une notoriété et d'une image de marque sans équivalents en France, ce qui constitue un avantage que ses concurrents ne peuvent répliquer. Elle ajoute que cette conclusion n'est nullement contredite par la décision de la Commission, qui a relevé la notoriété de la marque Varilux en France (décision Essilor/Luxottica, précitée, point 82). Concernant les distributeurs, l'Autorité renvoie aux pièces du dossier illustrant les campagnes publicitaires d'opticiens mettant en avant la présence de verres de marque d'Essilor dans leur catalogue.
132.L'Autorité souligne, en deuxième lieu, que le maillage territorial étendu d'Essilor lui permet d'atteindre, à moindre coût et dans des délais plus brefs, un grand nombre d'opticiens sur l'ensemble du territoire national. L'Autorité renvoie aux propos du PDG d'Essilor qui qualifie cette chaine d'approvisionnement de barrière à l'entrée inégalée. La Commission avait également considéré, dans sa décision précitée, que ce réseau de distribution expliquait les importantes parts de marché d'Essilor (point 686).
133.L'Autorité soutient, en troisième lieu, qu'elle a constaté qu'avant même le rapprochement d'Essilor avec Luxottica (2018) et GrandVision (2021), le groupe était déjà présent à chaque étape de la chaine de valeur, de la fabrication du produit à son acheminement.
134.Le ministre chargé de l'économie partage les analyses de l'Autorité.
135.Le ministère public partage également la position de l'Autorité. Il précise qu'il résulte de certaines études qu'Essilor fournit un produit indispensable aux distributeurs en aval, et que cet avantage est renforcé par sa politique d'intégration en amont via l'acquisition de laboratoires de prescription et de centres de distribution (Etude Altermind, « L'optique en France, étude économique », pp ; 74-75). Cette intégration verticale, combinée à une image de marque très positive, notamment auprès des opticiens, véritables prescripteurs de verres correcteurs, renforce encore la dominance d'Essilor.
' Sur l'analyse de la décision de la Commission européenne autorisant la fusion des groupes Essilor et Luxottica (troisième branche du moyen)
136.Dans la décision attaquée (§ 361 et 365 à 369, not), l'Autorité indique que lorsqu'elle est saisie en matière de pratiques anticoncurrentielles, elle n'est pas tenue par l'analyse de marché réalisée dans le cadre juridique différent d'une concentration d'entreprises. Elle ajoute que si cette analyse de marché réalisée à l'occasion d'une opération de concentration ne lie pas l'Autorité, elle s'avère toutefois intéressante pour éclairer celle du marché concerné par les pratiques anticoncurrentielles alléguées, dès lors que, comme en l'espèce, elle est contemporaine de ces faits et relative aux mêmes entreprises.
137.En l'espèce, elle considère que l'identification d'une position dominante dans le cadre de la présente affaire n'est pas en contradiction avec la décision de la Commission (décision n° COMP/M. 8394 - Essilor/Luxottica du 1er mars 2018, précitée) dans la mesure où les éléments mis en avant par Essilor (niveau de ses marges en France, faible notoriété des marques auprès des consommateurs, concurrence au niveau international, possibilités de sources d'approvisionnement alternatives, faiblesse des barrières à l'entrée, faibles économies d'échelle) ont été pris en considération par la Commission dans le cadre spécifique et circonscrit de l'analyse des effets congloméraux pouvant résulter de l'opération. C'est dans cette seule optique que la Commission a vérifié si le pouvoir qu'Essilor détenait sur le marché de la distribution en gros de verres ophtalmiques était susceptible de permettre à l'entité fusionnée de verrouiller les marchés de la distribution des montures de lunettes et de lunettes de soleil, en procédant, par exemple, à des ventes liées de verres et de montures et si Essilor disposait ou non d'une incitation à procéder de la sorte. La Commission a considéré que le pouvoir de marché d'Essilor était à cet égard insuffisant.
138.Le groupe Essilor reproche à l'Autorité de ne retenir de la décision de la Commission que les éléments qui viennent au soutien de sa thèse et rappelle que celle-ci a conclu que le pouvoir d'Essilor sur le marché de la distribution en gros de verres ophtalmiques finis n'était pas suffisant pour verrouiller le marché français. Il rappelle les éléments (niveau de ses marges en France, faible notoriété des marques auprès des consommateurs, concurrence au niveau international, possibilités de sources d'approvisionnement alternatives, faiblesse des barrières à l'entrée, faibles économies d'échelle) sur lesquels la Commission s'est fondée pour aboutir à cette conclusion, qui vaudraient également pour la présente affaire.
139.L'Autorité réplique que son analyse ne contredit pas celle de la Commission, celle-ci ayant relevé qu'Essilor détenait « un certain pouvoir de marché » sur le marché des verres optiques au regard de ses parts de marché qui se situaient en France entre [70-80] % du fait que les marchés de verres optiques étaient concentrés, que les concurrents d'Essilor avaient des parts de marché et une présence sur les marchés concernés beaucoup moins importantes, enfin qu'Essilor disposait d'avantages concurrentiels significatifs permettant d'expliquer l'importance de ses parts de marché, en particulier « la qualité de ses produits, la densité et la fiabilité du réseau de distribution qu'elle a établi et l'importance de ses marques (Varilux, spécialement en France) » (décision de la Commission, § 684 à 686).
140.L'Autorité expose ensuite que le pouvoir de marché des parties à la concentration n'est pris en considération qu'au titre des conséquences que la concentration peut entraîner sur le marché, et qu'en l'espèce, le rapprochement entre Essilor et Luxottica ne soulevait que des risques d'effets congloméraux. Il appartenait seulement à la Commission de vérifier que le pouvoir d'Essilor sur le marché de la distribution ne permettrait pas à l'entité fusionnée de verrouiller les marchés de la distribution des montures de lunettes et de lunettes de soleil en procédant à des ventes liées. Elle ne s'est en revanche pas prononcée sur la faculté pour Essilor de se comporter de manière autonome sur le marché distinct de la vente en gros de verres optiques.
141.Le ministre chargé de l'économie partage cette analyse.
142.Le ministère public, dans son avis, rappelle que dans le cadre de l'examen d'une concentration, l'analyse est essentiellement prospective, et que des conclusions différentes peuvent résulter de méthodes elles-mêmes différentes. Il note ainsi que les marchés pertinents n'étaient pas définis de la même façon, la Commission s'intéressant au marché de la distribution des montures de lunettes et de lunettes de soleil (décision de la Commission, § 682), alors que dans la présente affaire, l'Autorité a examiné le marché des verres correcteurs en France. Au demeurant, il ressort encore de la décision de la Commission qu'Essilor dispose de parts proches de 70 % sur ce dernier marché et, compte tenu des autres facteurs rappelés par l'Autorité dans ses observations en réplique, « d'un certain pouvoir de marché ».
' Sur les bornes temporelles de la période de dominance (quatrième branche du moyen, à titre subsidiaire)
143.Dans la décision attaquée (§ 372, 375 et 376), l'autorité, se référant à un tableau répertoriant les parts de marché d'Essilor sur la période 2010-2016, indique qu'Essilor domine largement le marché et qu'elle détient des parts de marché très largement supérieures à celles de ses deux principaux concurrents.
144.Elle ajoute qu'elle a constaté qu'Essilor, déjà antérieurement, détenait des parts de marché sur le marché français de l'ordre de [70-80] % en valeur, et se réfère sur ce point à son avis du 26 juin 2009 (Avis n° 09-A-32 relatif à un accord dérogatoire aux délais de paiement dans le secteur de l'optique lunetterie, paragraphe 53) et à sa décision du 26 février 2013 (Décision n° 13-D-05 du 26 février 2013 relative à des pratiques mises en 'uvre par la société Kalivia dans le secteur de l'optique-lunetterie). L'Autorité rappelle qu'elle avait retenu dans cette dernière qu'Essilor détenait une part de marché de 70 %, contre seulement 11 % pour Carl Zeiss et 9 % pour Hoya. Elle précise encore que l'UFC-Que Choisir, dans une étude d'avril 2013, considérait qu'Essilor se trouvait « en position de domination écrasante en France » et que l'étude Xerfi de septembre 2015 estimait qu'Essilor « détient un quasi-monopole sur le marché du verre ».
145.Elle précise enfin que les parts de marché d'Essilor sont stables depuis plusieurs années et que l'évolution du marché depuis 2017 ne remet pas en cause ce constat. Elle se réfère sur ce point à un article de septembre 2019 qui cite le dirigeant de la filiale française de Carl Zeiss, lequel indique qu'Essilor détient toujours 65 % de parts de marché.
146.Le groupe Essilor soutient, à titre subsidiaire, que la décision ne permet pas d'établir la position dominante d'Essilor antérieurement au 1er janvier 2010 et postérieurement au 31 décembre 2016. S'agissant de la période précédant le 1er janvier 2010, il expose que l'avis de l'Autorité du 26 juin 2009 ne fait que mentionner le chiffre d'affaires d'Essilor en 2007. S'agissant de la période postérieure au 31 décembre 2016, il indique que l'Autorité se borne à exploiter un article de presse de 2019 selon lequel Essilor « détient 65 % du marché », et ce pour qualifier la position dominante d'Essilor sur près de quatre ans (Le Parisien, « Ventes de lunettes : Luxottica-Essilor, une fusion qui va bouleverser le marché », 12 septembre 2019). De tels éléments ne sauraient pallier l'absence de mesures précises de ses parts de marché, d'autant plus qu'il était loisible à l'Autorité de combler les lacunes de son instruction à l'occasion des questionnaires qu'elle lui a envoyés jusqu'en 2020.
147.L'Autorité, en réponse, indique, s'agissant de la période antérieure au 1er janvier 2010, qu'elle se réfère au § 53 de l'avis du 26 juin 2009 (mentionné par la décision au § 372), et que pour la période postérieure au 31 décembre 2006, il ressortait de l'article de presse précité que l'évolution du marché ne justifiait pas de remettre en question l'ampleur des parts de marché d'Essilor. L'Autorité conclut en soutenant que si les parts de marché sont un indicateur utile, celui-ci peut être corroboré par d'autres éléments, conformément à la doctrine de la Commission européenne (Orientations de la Commission sur l'application de l'article 102 TFUE, 24 février 2009, § 13).
148.Le ministre chargé de l'économie ne formule pas d'observations particulières sur ce point.
149.Le ministère public partage l'analyse de l'Autorité, et souligne que, selon lui, le requérant ne conteste pas la crédibilité des éléments de preuve sur lesquels l'Autorité se fonde. Il conclut au rejet du moyen.
Sur ce, la Cour :
' Sur la position dominante d'Essilor (trois premières branches du moyen)
150.Il résulte de l'article L. 420-2 du code de commerce qu'est prohibée « l'exploitation abusive par une entreprise ou un groupe d'entreprises d'une position dominante sur le marché intérieur » (soulignement ajouté).
151.L'article 102 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (ci-après, le « TFUE ») énonce qu'est « incompatible avec le marché intérieur et interdit, dans la mesure où le commerce entre États membres est susceptible d'en être affecté, le fait pour une ou plusieurs entreprises d'exploiter de façon abusive une position dominante sur le marché intérieur ou dans une partie substantielle de celui-ci » (soulignement ajouté).
152.Il résulte d'une jurisprudence constante en droit de l'Union que la « position dominante » est définie comme une « position de puissance économique détenue par une entreprise qui lui donne le pouvoir de faire obstacle au maintien d'une concurrence effective sur le marché en cause en lui fournissant la possibilité de comportements indépendants dans une mesure appréciable vis-à-vis de ses concurrents, de ses clients et, finalement, des consommateurs » (à titre d'exemple, CJUE, 14 février 1978, United Brands et United Brands Continentaal BV / Commission, 27/76, point 65)
153.La preuve de l'existence d'une position dominante peut être établie, sauf circonstances exceptionnelles, par la possession, dans la durée, d'une part de marché « extrêmement importante » (à titre d'exemples, CJCE, 13 février 1979, Hoffmann-La Roche / Commission, 85/76, point 41 ; CJUE, 6 décembre 2012, AstraZeneca/Commission, C-457/10 P, point 176).
154.Des parts de marché de plus de 50 % sont « extrêmement importantes » (à titre d'exemple, CJCE, 3 juillet 1991, AKZO/Commission, C-62/86, point 60).
155.En l'espèce, Essilor, répondant exactement aux questions qui lui étaient posées par l'Autorité, a communiqué ses estimations de parts de marché, pour la période 2010-2016, des trois sociétés BBGR, Novacel, et Essilor France (cotes 7843 et 7844), par catégories de verres (unifocaux, bi-trifocaux, progressifs).
156.L'Autorité a aggloméré ces données, et en particulier celle des trois filiales d'Essilor, à savoir Essilor France, BBGR et Novacel, ainsi que d'autres, communiquées par d'autres sociétés, et a établi le tableau de synthèse ci-dessous. Essilor ne conteste pas ces données en tant que telles.
2010
2011
2012
2013
2014
2015
2016
Essilor France, BBGR et Novacel
[60-70] %
[60-70] %
[60-70] %
[50-60] %
[60-70] %
[60-70] %
[60-70] %
Carl Zeiss
[20-30] %
[10-20] %
[10-20] %
[10-20] %
[10-20] %
[0-10] %
[0-10] %
Hoya
[10-20] %
[10-20] %
[0-10] %
[0-10] %
[10-20] %
[10-20] %
[10-20] %
157.Cependant, Essilor a isolé le cas d'Essilor France et a reconstruit ses parts de marché sur le marché de la fourniture en gros de verres ophtalmiques finis « en rapportant les valeurs et volumes de vente d'Essilor France pour les verres progressifs et les verres unifocaux, à ses parts de marché pour chacune de ces catégories de verre » (mémoire, § 193). Il en résulte le tableau suivant.
2010
2011
2012
2013
2014
2015
2016
Val.
Vol.
Val.
Vol.
Val.
Vol.
Val.
Vol.
Val.
Vol.
Val.
Vol.
Val.
Vol.
Essilor France
35%
23%
35%
22%
40%
22%
40%
22%
41%
23%
43%
25%
41%
23%
Carl Zeiss
13%
9%
14%
10%
13%
15%
13%
15%
9%
7%
6%
8%
8%
7%
Hoya
9%
11%
8%
6%
5%
5%
5%
7%
10%
12%
12%
15%
11%
12%
Source : Estimations internes Essilor France, Essilor International
158.Essilor justifie cette présentation par le fait que seule Essilor France commercialise en France les verres des marques Essilor et Varilux dont les modalités de vente sont à l'origine de l'affaire et qu'il y a lieu de distinguer son comportement sur le marché de celui des autres filiales du groupe.
159.En droit, il résulte d'une jurisprudence bien établie qu'il convient d'apprécier un phénomène économique sous l'angle de « l'entreprise », laquelle peut s'analyser en une « unité économique » constituée de plusieurs filiales et de la société de tête.
160.Différentes sociétés appartenant à un même groupe constituent ainsi une « entité économique » au sens du droit de l'Union, « si ces sociétés ne déterminent pas de façon autonome leur comportement sur le marché » (CJUE, 22 octobre 1986, Metro SB-Großmärkte GmbH & Co. KG c. Commission, aff. 75/84, § 82).
161.L'arrêt Metro SB-Großmärkte GmbH & Co. KG précité présente ainsi un exemple de différentes entreprises d'un groupe dont il n'a pas été établi, alors qu'elles présentaient des liens capitalistiques, qu'elles poursuivaient une stratégie de marché coordonnée. Dans cette espèce, la Cour de Justice avait conclu que « sans une telle preuve, la Cour doit partir de l'hypothèse que [une certaine société] jouit, dans le domaine de la distribution de ses produits, d'une autonomie vis-à-vis de la société mère et des autres entreprises du groupe ».
162.La présente Cour en conclut qu'il n'y a pas lieu de reconnaître une unité économique dans un groupe comprenant plusieurs filiales s'il est établi que certaines de ces filiales déterminent leur comportement sur le marché de façon autonome.
163.Cette lecture n'est nullement contredite par la considération, que l'on rencontre par exemple dans l'un des arrêts AstraZeneca, selon laquelle « il n'est pas requis, pour qu'un comportement donné puisse être qualifié d'abusif (') qu'il soit mis en 'uvre à la suite d'une stratégie élaborée par les instances dirigeantes du groupe ('). Un comportement mis en 'uvre par l'une des sociétés faisant partie de l'entité économique que constitue le groupe est également susceptible d'enfreindre l'article 82 CE » (TUE, 1er juillet 2010, AstraZeneca c. Commission, T-321/05, § 819).
164.En l'espèce, la décision attaquée expose au § 652 que, s'agissant de BBGR, « également mise en cause au titre du premier grief, l'Autorité constate que les documents mis en avant par les services d'instruction attestent que BBGR a participé à certains échanges ou réunions relatifs à la politique d'Essilor vis-à-vis des sites de vente en ligne en France. Toutefois, le seul élément attestant de la participation active de BBGR dans la politique commerciale élaborée et mise en 'uvre par Essilor International SAS est son intervention auprès du site Visiofactory en 2013 décrite au paragraphe 228 ci-avant. Cet élément est en lui-même insuffisant, au regard des circonstances de l'espèce, pour retenir la responsabilité de BBGR dans la mise en 'uvre de la pratique. ».
165.Par ailleurs, Novacel, quoiqu'ayant fait l'objet d'OVS dans cette affaire et ayant été invitée par les rapporteurs à répondre à leurs questions, ne s'est pas vu notifier de grief.
166.La Cour en tire la conséquence que BBGR a joui pendant la période retenue par l'Autorité, « dans le domaine de la distribution de ses produits, d'une autonomie vis-à-vis de la société mère et des autres entreprises du groupe » et qu'il n'y a pas lieu de regarder Essilor International SA puis International SAS et les trois filiales Essilor France, BBGR et Novacel comme une unité économique.
167.Par ailleurs, c'est à juste titre que l'Autorité, se référant au point 55 de la « Communication de la Commission sur la définition du marché en cause aux fins du droit communautaire de la concurrence (97/C 372/03) », considère qu'il lui est permis de prendre en considération les parts de marché en valeur plutôt qu'en volume.
168.La Cour considère que l'appréciation des parts de marché d'Essilor en valeur est en outre pertinente dès lors que si les verres unifocaux représentent, en ordre de grandeur, deux tiers des ventes en volume de verres optiques (Etude UFC Que Choisir, 2012, page 6, cotes 9080 à 9110 ; Étude Altermind, cote 164), les verres multifocaux, essentiellement progressifs, qui sont au c'ur du métier d'Essilor, représentent quant à eux, toujours en ordre de grandeur, près des deux tiers en valeur des livraisons de verres (Etude Xerfi 2012, page 10, cote 8712 à 8795 ; Étude Altermind, cote 164). L'appréciation en valeur reflète donc mieux le véritable métier et la position effective d'Essilor sur le marché.
169.La Cour retiendra donc les parts de marché en valeur proposées par Essilor dans le tableau figurant au § 157 du présent arrêt.
170.Il reste, selon une jurisprudence constante, que l'existence d'une position dominante résulte en général de la réunion de plusieurs facteurs, qui, pris isolément, ne seraient pas nécessairement déterminants (à titre d'exemple, CJUE, arrêt « United Brands » précité, point 66 ; et arrêt du Tribunal du 25 juin 2010, Imperial Chemical Industries / Commission, T-66/01, point 255).
171.Les facteurs qui peuvent être pris en considération sont de trois ordres : la notoriété des marques du groupe Essilor, la qualité de son outil industriel, technologique et logistique, enfin sa présence à tous les niveaux de la chaîne de valeur du fait de son intégration verticale.
172.En premier lieu, la Cour relève que la notoriété d'Essilor constitue pour lui un atout significatif.
173.D'une part, Essilor est une marque connue du grand public, ainsi qu'il ressort de plusieurs auditions et pièces du dossier. À titre d'exemples, le directeur de la Centrale des Opticiens (audition du 12 septembre 2013, pages 5 et 6, cotes 344-352) indique, au sujet d'Essilor, que « [c]'est la seule marque qui communique directement avec le client. On communique sur la marque du verre. Zeiss le fait un peu. Mais les autres fournisseurs ne le font pas. Les outils fournis par les autres verriers se reposent sur l'expertise de l'opticien, pas sur la qualité ou la renommée de la marque. ['] C'est la seule marque connue du consommateur ». La marque Essilor, à laquelle est attachée une image de qualité, est de nature à rassurer le consommateur, ainsi que l'observe le président de la société Luxview (audition du 19 avril 2013, page 3, cotes 61-68), qui explique que « [s]ur les verres, c'est ['] important d'avoir des marques, pour éviter d'avoir des questions sur la qualité », et que le fait pour l'industriel de ne pas autoriser à communiquer sur la marque « empêche de rassurer les consommateurs ».
174.D'autre part, la connaissance de la marque Essilor par le grand public génère du passage dans les magasins d'optique, et constitue par là-même une forte incitation pour les opticiens à afficher leur relation commerciale avec Essilor. À titre d'exemple, le directeur de la Centrale des Opticiens, dans l'audition précitée, explique que « [l]es opticiens font de la publicité sur les verres Essilor pour rassurer les consommateurs. ['] Essilor crée du trafic pour l'opticien qui a accès à Essilor ». Certains opticiens, quoiqu'ils aient un autre fournisseur principal qu'Essilor, achètent néanmoins des verres produits par Essilor « pour des raisons d'image de marque, ou parce que certains ophtalmologistes marquent 'Varilux' sur la prescription. ['E]ssilor est la marque la plus connue du marché. ['E]ssilor a un avantage, c'est qu'il est connu du grand public. Beaucoup d'opticiens surfent sur cette notoriété » (audition du président de la société Club Optic Libre, 16 septembre 2013, pages 2 et 4, cotes 353 à 453).
175.Le PDG d'Essilor, dans une communication du 19 février 2015 destinée à présenter les résultats 2014, a ainsi résumé l'enjeu qui s'attache à la notoriété de la marque : « ['] Nous avons en effet montré que nous étions très capables et satisfaits d'avoir des résultats presque immédiats en accélérant notre publicité auprès des consommateurs sur nos grandes marques. » (cote 10040).
176.Il résulte de ces considérations que même si c'est l'opticien qui, en général, est le véritable prescripteur, plutôt que le consommateur voire l'ophtalmologiste, la forte notoriété de la marque Essilor constitue pour son propriétaire un atout avéré et que les autres verriers ne peuvent répliquer.
177.En deuxième lieu, Essilor dispose d'un excellent outil industriel tenant notamment à la qualité de sa logistique et à celle de sa recherche.
178.Ainsi, Essilor dispose d'un maillage territorial dense qui lui permet de livrer ses produits dans des délais très brefs, de l'ordre de quelques jours (à titre d'exemple, cote 9862, article de presse consacré au service « Proximité »). Le PDG d'Essilor, dans la communication précitée (cote 10 040) ajoutait que « [c]e qui fait surtout la grande différence entre nous et tous les autres, c'est notre ensemble des opérations, notre supply chain, notre logistique. Nous avons atteint un sommet en termes d'efficacité, mais surtout une barrière à l'entrée aujourd'hui inégalée par aucun de nos concurrents ce qui nous permet de gagner des contrats et de les garder sur le très long terme. ['] Personne ne peut nous atteindre sur la complexité et le succès de notre supply chain ».
179.La qualité de la recherche d'Essilor est également un atout majeur du groupe, comme l'indique encore le PDG d'Essilor dans sa communication précitée (cote 10 046) : « ['], l'innovation reste le premier moteur d'Essilor. Nous représentons à peu près 75 % des dépenses actuelles de recherche dans le monde sur l'amélioration de la vue. Ceci garantit notre pricing power actuel et ceci nous permet d'introduire, étape après étape, des marges supérieures et un bénéfice bien perçu par l'ensemble des consommateurs. L'innovation nous permet de créer de la valeur par une forte amélioration des marges ». Sur ce point, le directeur général de la société Luz (audition du 18 septembre 2013, cotes 454-459, page 4), explique que « [e]n général, les nouveautés se vendent plutôt bien. Parce que le fabricant les pousse, amène de la PLV [publicité sur le lieu de vente], de la formation, etc. ['] Cela permet à l'opticien de tenir un discours technologique auprès du client. Les produits plus anciens finissent par baisser en prix, mais ils sont remplacés par des produits nouveaux. Ces nouveaux produits amènent souvent des avantages significatifs. ['] Je pense que nous sommes sur un cas classique d'un marché avec des innovations régulières. Cela fonctionne comme tous les marchés technologiques ».
180.Il résulte de ces considérations que la qualité de l'outil industriel d'Essilor constitue un atout avéré face à la concurrence.
181.En troisième lieu, Essilor est intégré sur une partie importante de la chaîne de valeur, même si pendant l'essentiel de la période infractionnelle, avant l'intégration du groupe GrandVision (2021), la Cour relève qu'Essilor ne commercialisait pas directement ses verres auprès des consommateurs (sous la réserve d'un site de vente en ligne). Le directeur général d'Essilor mentionnait ainsi, au nombre des facteurs de réussite du groupe, « (') l'intégration verticale : à partir de la fabrication de verres, nous prenons des participations dans des laboratoires de prescription puis des distributeurs de verres » (Essilor, Annexe 80, page 3).
182.L'importance des laboratoires de prescription ne saurait être sous-estimée. Comme l'indique le schéma communiqué par Essilor et repris au paragraphe 34 du présent arrêt, Essilor détient de nombreux laboratoires de prescription, ce qui lui permet de disposer de l'outil industriel nécessaire à la finition des verres progressifs qui sont au c'ur de son savoir-faire industriel. Il résulte de l'audition le 18 avril 2013 de la société Opticien 24, devenue filiale du groupe Essilor, que celui-ci « possède notamment de nombreux laboratoires en Europe et c'est ce qui lui permet de résister face à la concurrence des fabricants de verres asiatiques. ['c]'est une bonne stratégie de posséder ses propres laboratoires ». Elle ajoutait également que « ['L]es laboratoires de prescription ont une grande influence sur les choix de verres effectués par les opticiens. En effet, les laboratoires auraient la possibilité de proposer aux opticiens les types et marques de verres dont ils disposent en stock au moment de la commande » (cotes 46-49, page 2).
183.La Cour relève encore que le groupe Essilor développe et commercialise des équipements pour les laboratoires de prescription (via sa filiale Satisloh) ainsi que des instruments et des services destinés aux professionnels de l'optique (Etude Xerfi 2012, cote 8758 ; Etude Altermind, cote 171).
184.La Cour relève ainsi que si Essilor (à savoir Essilor International SAS et Essilor France, mais non BBGR et Novacel) a détenu entre 2010 et 2016 moins de 50 % des parts du marché des verres correcteurs en France, elle n'en a pas moins détenu une part de marché très nettement prééminente par rapport à ses deux principaux concurrents (Zeiss, Hoya), tout en disposant d'atouts qualitatifs majeurs afférents à la qualité de l'outil industriel du groupe Essilor (logistique, recherche), à la qualité de sa communication commerciale, à la force de son intégration industrielle sur une large portion de la chaîne de valeur.
185.Essilor (dans l'acception précitée) apparaît ainsi comme l'acteur dominant du marché. À titre d'exemple illustrant ce point, le président de la société Club Optic Libre indique que « [p]our les fournisseurs de verres, ils ont tous comme ennemi Essilor. Ils essayent tous de se positionner par rapport à Essilor. Ils essayent de donner de meilleures conditions qu'Essilor » (audition du 16 septembre 2013, précitée, cotes 353-453, page 3).
186.Cette assertion ne saurait être utilement remise en cause par la décision de la Commission européenne autorisant en 2018 la fusion des groupes Essilor et Luxottica (décision COMP/M. 8394 ' Essilor/Luxottica du 1er mars 2018, précitée).
187.En effet, l'objet de cette décision était essentiellement d'apprécier, à l'échelle de l'Union, si le pouvoir du groupe Essilor sur le marché de la distribution pouvait permettre à l'entité résultant de la fusion de verrouiller les marchés de la distribution des montures de lunettes et de lunettes de soleil en procédant à des ventes liées. La Commission a ainsi considéré qu'il n'était pas réaliste de supposer que les parties pourraient utiliser leur position dans le secteur des verres pour imposer des ventes de lunettes aux clients par l'intermédiaire d'une stratégie d'effet de levier (décision de la Commission, § 686 et § 715 et suivants).
188.La Commission ne s'est pas prononcée sur la faculté pour le groupe Essilor de se comporter de manière autonome sur le marché de la vente en gros de verres correcteurs finis en France alors par ailleurs qu'elle relevait que ledit groupe (avant fusion) détenait sur le marché français des verres correcteurs une part de marché de [70-80 %] (§ 684) et notait plusieurs facteurs propres à expliquer l'importance de ses parts, en particulier, la qualité de ses produits, la fiabilité et la densité de son réseau de distribution, la force de ses marques (§ 686).
189.Il résulte des développements qui précèdent que les facteurs mentionnés par la décision de la Commission, dans la perspective élargie à l'ensemble de l'Union qui était la sienne, et qu'Essilor invoque, tels que le niveau de ses marges en France, la faible notoriété des marques auprès des consommateurs, la concurrence au niveau international, les possibilités de sources d'approvisionnement alternatives, la faiblesse des barrières à l'entrée, les faibles économies d'échelle, ne sont pas probants s'agissant de l'appréciation de la position dominante d'Essilor sur le seul marché français de la vente en gros de verres correcteurs finis.
190.En conclusion, la Cour considère qu'Essilor a détenu entre 2010 et 2016 une position dominante sur ce marché.
' Sur les bornes temporelles de la période de dominance (quatrième branche du moyen, à titre subsidiaire)
191.S'agissant de la période antérieure au 1er janvier 2010, la décision a considéré que les pratiques reprochées étaient établies à compter du 29 avril 2009, ce qui implique que dès cette date, Essilor détenait une position dominante.
192.Dans son avis du 26 juin 2009 (n° 09-A-32 relatif à un accord dérogatoire aux délais de paiement dans le secteur de l'optique lunetterie, paragraphe 53), l'Autorité avait déjà relevé que « l'industrie du verre ophtalmique est très concentrée avec une entreprise française leader mondial le groupe Essilor (720 millions d'euros de chiffre d'affaires en 2007), suivie de loin par Carl Zeiss Vision numéro deux mondial ». En contrepoint, l'étude Xerfi de 2012 (précitée) notait déjà qu'Essilor était « le leader mondial de l'optique ophtalmique » (page 46, cote 8758).
193.Il n'existe aucune raison sérieuse de considérer que la position dominante d'Essilor, avérée en janvier 2010, ne l'aurait pas également été dès le 29 avril 2009, les facteurs déjà mentionnés (logistique, recherche, notoriété de la marque, etc.) et l'importance de la part de marché d'Essilor n'ayant pas pu émerger en moins d'un an.
194.S'agissant de la période postérieure au 31 décembre 2016, la décision a considéré que les pratiques reprochées étaient établies jusqu'au 23 décembre 2020, ce qui implique que pour l'Autorité, Essilor détenait une position dominante jusqu'à cette date.
195.En mai 2019, une étude Xerfi notait que « [l]'année 2018 a été marquée par la concrétisation de la fusion d'Essilor International (numéro un mondial des verres optiques) et Luxottica (leader de la fabrication de montures) [...]. Ce rapprochement a donné naissance à un géant de l'optique intégré de l'optique baptisé EssilorLuxottica » (page 3, cote 8955). L'étude décrivait ensuite ainsi le groupe : « EssilorLuxottica, à travers sa société Essilor International, est spécialisé dans la fabrication de verres correcteurs. L'opérateur a depuis diversifié son activité dans la production de verres solaires et de matériel optique pour les professionnels (opticiens, ophtalmologistes, optométristes, etc.) comme des appareils de taillage de verres finis ou des équipements de dépistage des défauts de la vue. Le groupe compte 8 sites de production en France. Son site historique de [Localité 12] (55) est notamment spécialisé dans la fabrication des verres de correction extrême (d'une dioptrie de -14 à +8) pour le marché européen. L'usine de [Localité 11] (21) intervient quant à elle dans la fabrication de verres haut de gamme (antireflets, anti-UV, antisalissures, antilumière bleue, etc.) et accueille un centre R&D d'une cinquantaine de techniciens et ingénieurs. De son côté, la principale filiale du groupe, Essilor International, fabrique la majorité des verres qu'il distribue, notamment sous la marque Varilux. En moyenne, le groupe consacre plus de 200 M€ chaque année à la recherche et à l'innovation et a déposé 285 nouveaux brevets en 2018. » (page 46, cote 9005).
196.Il résulte de ce document que les facteurs déjà décrits qui ont permis à Essilor d'asseoir sa position dominante jusqu'en 2016 ont perduré jusqu'en mai 2019, date de l'étude précitée. Il n'existe aucune raison de considérer que la situation aurait radicalement évolué entre mai 2019 et le 23 décembre 2020.
197.En conclusion, la Cour retient qu'Essilor a détenu une position dominante sur le marché français de la vente en gros de verres correcteurs finis pendant la période retenue par le collège, soit du 29 avril 2009 au 23 décembre 2020.
198.Le moyen sera écarté.
C. Sur la preuve des pratiques reprochées
199.Le groupe Essilor soutient qu'aucune pratique discriminatoire n'est établie. Le moyen comporte sept branches, dont la teneur est la suivante :
' les pratiques ont été qualifiées de façon équivoque (première branche) ;
' aucune pratique discriminatoire n'est établie, résultant des modalités d'accès aux produits de marque (deuxième branche) ; de la communication sur les marques et logos d'Essilor (troisième branche) ; des conditions de garantie des verres (quatrième branche) ; ou encore à l'égard de Sensee (cinquième branche) ;
' à supposer établie une pratique discriminatoire, elle resterait justifiée par des motifs objectifs et légitimes (sixième branche) ;
' en tout état de cause, l'Autorité n'établit pas le lien de causalité entre les pratiques reprochées et les effets sur le marché (septième branche).
1. Sur la qualification des pratiques (première branche du moyen)
200.Dans la décision attaquée (§ 302 et suivants), l'Autorité précise qu'outre les restrictions en matière de communication sur la marque, le grief porte sur le caractère discriminatoire du refus de livraison de verres de marques, et non sur un « refus de vente ». Elle expose qu'Essilor n'a pas pu se méprendre sur le fait qu'il lui était reproché, au titre du premier grief, l'imposition de conditions de vente discriminatoires visant spécifiquement les opticiens en ligne et qu'au contraire, cette entreprise a perçu que l'infraction incriminée portait sur des discriminations entre les opticiens en ligne et les opticiens disposant de magasins. Elle ajoute que les services d'instruction ont bien rattaché les différents comportements reprochés, qui poursuivaient le même objectif, à savoir entraver le développement de la vente en ligne, à une seule infraction et qualification juridique déterminées. Elle explique encore qu'elle a procédé comme dans l'affaire Cégédim (Décision n° 14-D-06 du 8 juillet 2014, point 192, confirmée en appel).
201.Le groupe Essilor reproche à l'Autorité de lui avoir reproché « une pratique de politique commerciale discriminatoire » tout en faisant mention de pratiques de « refus de vente » et de « refus d'accès » aux produits de marque, et ce faisant d'entretenir la confusion déjà visible au stade de la notification des griefs et du rapport, où étaient également évoquées des « restrictions de communication ». Il ajoute qu'aucun refus de vente total et catégorique, au sens de la jurisprudence en la matière, n'a été mis en évidence par l'Autorité et précise que la faiblesse de ses ventes de verres correcteurs en ligne résulte non pas de sa volonté mais des contraintes objectives résultant de la nature des produits en cause (haut de gamme). Il conclut qu'il a été contraint de se défendre sur plusieurs qualifications juridiques sans jamais véritablement pouvoir identifier de manière précise ce qui lui était reproché.
202.L'Autorité, dans ses observations (§ 203) conteste que la qualification retenue ait été fluctuante ou équivoque.
203.Le ministre chargé de l'économie considère que le grief notifié à Essilor était suffisamment clair puisqu'il qualifiait les pratiques reprochées de « politique commerciale restrictive visant spécifiquement les sites de vente en ligne de lunettes de vue français », ladite politique se matérialisant par le refus d'accès aux produits de marque du groupe Essilor et / ou en l'imposition de restrictions en termes de communication.
204.Le ministère public est d'avis que l'exercice des droits de la défense suppose que la communication des griefs contienne, sans équivoque, les éléments essentiels retenus à l'encontre de l'entreprise, tels que les faits reprochés et la qualification qui leur est donnée. En l'espèce, il observe que si les affaires de différence de traitement et les cas de refus d'accès revêtent des caractéristiques similaires, cependant, il est possible de caractériser une pratique discriminatoire sans pour autant établir un refus de vente, les tests étant différents. Il conclut que la qualification juridique proposée par la notification de grief, qui notait le caractère potentiellement alternatif des comportements reprochés, n'était pas dénuée de cohérence et était non équivoque dans la mesure où elle fait référence à des infractions bien connues du droit de la concurrence.
Sur ce, la Cour :
205.Le premier grief notifié (§ 38 du présent arrêt)] reprochait à Essilor « d'avoir abusé de la position dominante ['], en élaborant et en mettant en 'uvre une politique commerciale restrictive visant spécifiquement les sites de vente en ligne de lunettes de vue français, et consistant à leur refuser l'accès aux produits de marques du groupe Essilor et/ou à leur imposer des restrictions en termes de communication ».
206.La lecture de la notification de griefs permet à la Cour de vérifier que le libellé du grief est en rapport avec les explications que comporte ce document et que ces explications sont précises. Ainsi, la notification de griefs indique parfaitement clairement que sont visées des pratiques de discrimination ; elle explicite le standard juridique auquel elle se réfère (NG, page 65, § 364 et suivants, cotes 10 667 et suivantes). Enfin, elle expose au § 376 qu'à « compter de 2009, cette politique a consisté à (cf . 125 et s.) : - refuser aux sites de vente en ligne l'accès aux produits de marques Essilor, Varilux et BBGR, et ne leur proposer que des verres sous marque blanche ; /- interdire aux sites de vente en ligne ayant acheté des verres fabriqués par le groupe Essilor de mentionner le nom du fabricant ou l'appartenance du fabricant au groupe Essilor ; / - interdire aux sites de vente en ligne vendant des verres de fabrication Essilor d'afficher le logo Essilor ».
207.La notification de grief n'est dès lors nullement équivoque. Le groupe Essilor ne saurait ainsi valablement arguer qu'il n'a pas pu identifier précisément ce qui lui était reproché, soit au stade de l'instruction de l'affaire, soit au stade de la séance devant le collège de l'Autorité.
2. Sur la preuve des pratiques discriminatoires (deuxième, troisième, quatrième et cinquième branches du moyen)
' Sur l'accès aux produits de marque (deuxième branche du moyen)
208.Dans la décision attaquée (§ 426), l'Autorité indique qu'Essilor a adopté une politique consistant en la mise en 'uvre d'un ensemble de restrictions commerciales ciblant spécifiquement les sites Internet d'opticiens actifs en France et limitant fortement leur capacité à distribuer des verres de marque Essilor et Varilux, qu'il s'agisse de verres « simples » ou « complexes ».
209.La décision précise (§ 154) ainsi que la réflexion lancée par Essilor en février 2009 sur la stratégie à adopter vis-à-vis de la vente en ligne a d'abord conduit à la mise en place d'une veille rapprochée sur la présence de ses marques sur Internet et s'est ensuite traduite par des restrictions s'agissant de la commercialisation de ses produits sur leurs sites Internet.
210.Elle soutient (§ 519 ; 521) qu'Essilor ne saurait justifier le refus de vente de produits Varilux aux sites pure-players par la nécessité de respecter des exigences qui ne s'imposaient pas aux opticiens physiques, sujets aux mêmes aléas s'agissant des écarts et erreurs de mesures. La décision relève qu'Essilor a vendu des verres « complexes » (y compris de marque « Varilux ») au site ConfortVisuel par exemple.
211.Le groupe Essilor soutient, en premier lieu, que ses hésitations au moment du lancement de la vente en ligne ne suffisent pas à caractériser une politique discriminatoire relative à l'accès aux produits de marque, et relève qu'une intention anticoncurrentielle, à la supposer établie, ne caractérise pas un abus (CJUE, 12 mai 2022, Servizio Elettrico Nazionale e.a., C-377/20, point 64). Il ajoute que c'est progressivement qu'Essilor a déterminé lesquels de ses produits étaient adaptés à un mode de commercialisation sans la présence physique d'un opticien et que sous la réserve du respect de garanties essentielles de sécurité, il a considéré ce canal de distribution avec un fort intérêt. Il considère que sa prudence à l'égard de la vente en ligne était justifiée dans ce contexte nouveau et incertain, ainsi qu'il résultait des réserves de l'ensemble des acteurs du secteur, mais également de l'ambiguïté de la réglementation en vigueur avant l'adoption de la loi Hamon en 2014. S'il admet que quelques verres complexes ont pu être commercialisés sur des sites Internet proposant exclusivement une vente en ligne, Essilor expose que sa réflexion l'a cependant conduit à ne pas préconiser la vente sur Internet de verres correcteurs (y compris Varilux) sans passage par un point de vente physique. Essilor a en particulier considéré que des erreurs de centrage sur la gamme de verres Varilux pouvaient présenter un danger pour le porteur, et récuse avoir voulu par ce biais préserver ses marges, l'impact de la vente en ligne étant principalement susceptible de concerner la distribution.
212.En deuxième lieu, Essilor expose qu'il incombait à l'Autorité d'examiner les caractéristiques intrinsèques des produits en cause, et que sont indispensables, dans le cas des verres progressifs, la mesure de la hauteur pupillaire et celle des demi-écarts pupillaires, outre le calibrage de la monture ; or, les sites Internet de vente en ligne ne pouvaient prendre ces mesures de façon fiable en 2012. Il ajoute que s'il ne préconise pas la vente de ses verres complexes sur Internet (sans point de contact avec un magasin physique), c'est, d'une part, afin d'éviter un impact néfaste sur la santé et la sécurité du porteur, d'autre part, afin de conserver les promesses de qualité de ses verres dits « complexes ». Il récuse toute pertinence au sondage de l'institut Opinion Way de 2011, largement cité par la décision attaquée et que l'Autorité lui oppose, en particulier en ce qu'il ne précise pas la proportion de verres unifocaux (versus progressifs) vendus en ligne.
213.S'agissant de la volonté que l'Autorité lui prête d'avoir voulu protéger la gamme Varilux, le groupe Essilor conteste l'interprétation que fait l'Autorité d'une note de sa direction juridique du 18 octobre 2012 (concernant les verres Varilux ne comportant pas de paramètres de « fit »), et soutient que ce document ne saurait être considéré comme participant d'une « politique » visant à réserver les verres de cette gamme aux opticiens physiques. Il expose donc qu'il ne commercialise aucun verre Varilux sur ses propres sites Internet et précise que la vente en 2014 de verres progressifs de marque par le site FramesDirect, qui lui appartient, relève d'un cas isolé et non probant. Il ajoute encore que la vente, épisodique, de ses verres complexes par des pure-players s'explique par leur approvisionnement auprès de ses centres de distribution (Essilor ne contrôlant pas la destination de leurs verres).
214.En troisième lieu, le groupe Essilor expose que les opticiens pure-players ne sont pas dans une situation équivalente aux opticiens cross-canal ou physiques dans la mesure où le protocole de mesure des premiers est imprécis, alors que les opticiens cross-canal peuvent compenser les potentielles erreurs dans la prise de mesure en ligne par des ajustements en magasin. Partant, aucune discrimination ne saurait être caractérisée, faute d'équivalence des situations au vu des différences liées à l'offre en ligne. Il invoque, à l'appui de cette argumentation, des déclarations de professionnels de santé, des déclarations d'acteurs de la vente en ligne, ainsi que des études scientifiques internes et externes à Essilor, et conclut que les preuves de la satisfaction des prises de mesure en ligne sont contestables.
215.Dans ses observations en réponse, l'Autorité indique qu'Essilor a entendu, en poursuivant une stratégie délibérée visant à réduire l'impact médiatique et commercial de la vente sur Internet, préserver le marché traditionnel de la vente de produits d'optique du développement de la vente en ligne. Essilor a ainsi réservé ses produits de marque aux opticiens physiques en raison de leur « très forte attente protectionniste » et de la volonté présumée des distributeurs en ligne de vouloir « casser les prix ». Elle ajoute qu'Essilor avait conscience de la licéité de la vente en ligne des verres correcteurs, et partant de la difficulté de justifier des restrictions à l'égard des distributeurs en ligne. Enfin, l'Autorité expose qu'Essilor a élaboré un argumentaire artificiel centré sur la protection des consommateurs visant à légitimer a posteriori les restrictions mises en 'uvre alors qu'en fait, seule une partie des verres progressifs, ceux comportant des paramètres de personnalisation avancée, était susceptible de soulever de véritables interrogations vis-à-vis de ce canal de distribution.
216.S'agissant de la question de l'équivalence des situations entre les pure-players, d'une part, les distributeurs cross-canal et les opticiens en dur, d'autre part, l'Autorité, après avoir récusé l'argumentation d'Essilor, considère que de nombreux facteurs attestent du caractère adapté de la vente en ligne pour la grande majorité des verres, en ce compris les verres complexes. Elle se réfère en particulier à certains échanges internes à Essilor, à l'absence de réglementation par les pouvoirs publics encadrant la prise de mesures, à l'existence de biais concernant les instruments de mesure traditionnels, à l'intégration dans tous les verres correcteurs d'une tolérance aux écarts de mesure, à l'absence jusqu'en 2014 de règles émanant d'Essilor encadrant la prise de mesure et l'ajustement des montures dans le cas des verres de la gamme Varilux, à la possibilité pour les consommateurs de recourir gratuitement aux services de opticiens traditionnels en cas de problèmes d'ajustement. L'Autorité relève encore que nombre de pure-players continuaient de vendre, au jour de la décision, des verres progressifs, en ce compris des sites qui appartiennent au groupe Essilor, en France ou dans le monde, et ajoute que la satisfaction des clients est avérée, ainsi qu'il ressort de plusieurs sondages (dont celui de l'institut Opinion Way en 2011) et du faible taux de retour. En conclusion, l'Autorité conteste la pertinence des sources, ou de l'interprétation desdites sources, citées par Essilor à l'appui de sa thèse.
217.Le ministre chargé de l'économie, reprenant l'argumentation développée par l'Autorité, considère notamment que celle-ci établit qu'Essilor a élaboré une politique visant à limiter les ventes des verres de marque aux sites internet actif en France, et à réserver ces produits aux opticiens physiques, même si le refus de vente n'a jamais été total.
218.S'agissant de la question de l'équivalence des situations, le ministre considère que l'argument d'une sensibilité particulière des verres Varilux aux écarts de mesure, différente des autres verres progressifs, est infondé et, partant, que le fait de réserver les verres Varilux aux opticiens opérant totalement ou en partie en magasins physiques constitue une discrimination à l'encontre des pure-players.
219.Il conclut que les pratiques reprochées étaient disproportionnées au regard des risques invoqués par Essilor.
220.Le ministère public considère qu'en l'espèce, qu'Essilor a délivré des prestations équivalentes, à savoir la vente de verres correcteurs, à des conditions commerciales discriminatoires selon qu'il s'agissait d'opticiens en ligne ou en physique.
' Sur la communication sur les marques et logos d'Essilor (troisième branche)
221.Dans la décision attaquée (§ 154 et 426, en particulier), l'Autorité retient que la politique commerciale discriminatoire d'Essilor, d'abord matérialisée par des veilles sur la présence de ses marques sur Internet, s'est traduite par des restrictions imposées à onze distributeurs, ces restrictions ayant notamment porté sur la possibilité des distributeurs en ligne de communiquer sur l'origine des verres et d'utiliser le logo d'Essilor.
222.Le groupe Essilor soutient, en premier lieu, que les veilles Internet auxquelles il s'est livré étaient justifiées dès lors qu'elles devaient lui permettre de s'assurer de la conformité de l'utilisation de ses marques à ses « Conditions générales d'utilisation des marques Essilor et des matériels publicitaires » (cotes 8362 et 8381, ci-après, les « CGUM »), lesquelles étaient applicables indifféremment aux opticiens en ligne ou en dur. Ces veilles, licites, légitimes, non discriminatoires, ne sauraient dès lors constituer le point de départ des pratiques reprochées.
223.En deuxième lieu, Essilor conteste avoir opéré de discrimination en matière de communication sur ses marques et logos. D'abord, il justifie avoir mis en demeure plusieurs opticiens physiques de retirer ses marques, logos ou des documents promotionnels afférents à l'origine des verres. Ensuite, il soutient qu'aucun des onze exemples concernant des sites en ligne mentionnés par la décision attaquée n'est pertinent, soit que le courant d'affaires ait été inexistant, soit que les faits ne soient pas établis, et conclut qu'il n'a en aucun cas empêché les sites de vente en ligne qui vendaient des produits Essilor de mentionner la provenance des verres. Il n'existait ainsi aucune « interdiction de principe » de mentionner l'origine des verres. Enfin, Essilor conteste avoir traité différemment les différents opticiens s'agissant de l'utilisation des logos et visuels (le mot « Essilor » en « lettres bâton »), les CGUM prévoyant que l'accord d'Essilor était conditionné à l'existence d'un courant d'affaires suffisant. Au demeurant, il considère qu'il incombait à l'Autorité de démontrer en quoi l'affichage du logo aurait présenté un quelconque avantage concurrentiel pour un opticien, une déclaration isolée en ce sens du dirigeant du site ConfortVisuel n'étant pas probante.
224.L'Autorité, dans ses observations, souligne que plusieurs sites de vente en ligne n'ont pas eu l'autorisation de communiquer sur l'origine des verres (Sensee, Happyview, Opticien24, DirectOptic, Visiofactory). Elle considère sur ce point qu'aucune des mises en demeure adressées par Essilor à des opticiens physiques ne corrobore l'égalité de traitement dans la mesure où elles ne portaient pas sur l'origine des verres mais sur l'utilisation impropre de la marque Essilor.
225.S'agissant de l'utilisation des logos, l'Autorité relève qu'avant même l'adoption de l'article 1d des CGUM en 2013, plusieurs opticiens en ligne se sont vu interdire l'usage du nom de marque Essilor. Après la modification des CGUM, Essilor a concédé que seuls les sites de vente en ligne, par opposition aux opticiens physiques, se sont vu interdire l'utilisation du logo Essilor, ce qui dénote un comportement discriminatoire, indépendamment du contenu des CGUM. Enfin, l'utilisation des logos et visuels a, selon l'Autorité, un impact significatif sur le choix des consommateurs, compte tenu de la notoriété particulière d'Essilor.
226.Le ministre chargé de l'économie considère, comme l'Autorité, qu'Essilor a restreint de façon discriminatoire les possibilités des opticiens en ligne de communiquer sur les marques Essilor.
227.Le ministère public est d'avis qu'Essilor a développé une pratique discriminatoire à l'égard des opticiens en ligne en leur interdisant l'utilisation de son logo et en les cantonnant à la citation du mot « Essilor » en lettres bâton. Il ajoute que la référence aux CGUM est inopérante pour la période antérieure à 2013, ce qui fait ressortir que la veille Internet mise en place dès 2009 avait un autre objet que le seul respect desdites conditions générales. Enfin, il considère que l'affichage du logo, ou l'interdiction de cet affichage, a un impact significatif sur le comportement des consommateurs.
' Sur les conditions de garantie des verres (quatrième branche)
228.Dans la décision attaquée (§ 458 à 464 ; 600), l'Autorité expose que les restrictions précitées ont été complétées par une limitation des conditions de garantie des verres Essilor et Varilux affectant spécifiquement les achats effectués en ligne.
229.En effet, à compter du 1er janvier 2013, les CVG applicables à toute commande et à toute utilisation des marques Essilor ont conditionné la prise en charge par Essilor de la garantie adaptation au respect, par le détaillant, d'un protocole de prise de mesures exclusivement conçu pour la vente en magasin. Ces conditions prévoient encore qu'en cas de non-respect de ce protocole, le remplacement des verres est à l'entière charge du détaillant. L'Autorité considère que cela n'a pu que pénaliser les sites de vente en ligne et en particulier les opticiens pure-players.
230.En outre, elle estime que l'introduction des CVP, à compter de 2014, a nécessairement accru l'efficacité de la politique de refus de vente de verres de marques aux opérateurs en ligne, ces CVP ayant réservé à Essilor le droit de « refuser toute commande de verres Varilux émanant d'un Acheteur » qui ne respecte pas les exigences d'un protocole jugé, par le fabricant, comme incompatible avec la vente en ligne et applicable à tout verre de marque Varilux.
231.Elle conclut que les limitations à la « garantie adaptation » Varilux ont restreint la qualité du service offert aux consommateurs dans le cadre de la vente en ligne, ceux-ci se voyant privés de la possibilité de commander à nouveau des verres en cas d'inadaptation lors du premier rendu, aux frais d'Essilor.
232.Le groupe Essilor, après avoir présenté la teneur des CVG et des CVP Varilux, soutient que lesdites conditions ne présentent aucun caractère discriminatoire.
233.En premier lieu, le groupe Essilor relève que l'Autorité ne démontre nullement qu'il n'aurait fait application de ces règles qu'aux seuls opticiens en ligne et note qu'il ressort de l'audition du dirigeant de ConfortVisuel (cross-canal) qu'il n'a jamais fait l'objet de contrôle quant au respect des conditions en cause.
234.En second lieu, Essilor soutient que ces conditions n'ont pas pu affecter la position concurrentielle des opticiens physiques.
235.Dans le cas des CVG, il est établi par la décision que la plupart des sites de vente en ligne offrent une garantie « satisfait ou remboursé » et ont un taux de retour très faible, ce qui prouve que leur modèle économique ne souffre pas de la teneur des CVG. Essilor relève en outre une erreur d'interprétation de la portée de ce document, son article 7.1 prévoyant en substance que le porteur bénéficie en tout état de cause de la garantie, même si l'opticien n'a pas suivi le protocole du Guide. Dès lors, les CVG n'ont pas pu influencer l'acte d'achat des consommateurs.
236.Dans le cas des CVP, Essilor relève que l'Autorité se borne à affirmer que ces conditions ont « nécessairement accru la politique de refus de vente », sans exhiber aucun exemple de refus de commande sur ce fondement.
237.Dans ses observations en réponse, l'Autorité souligne que les règles prévues par les CVG à partir de 2013 et les CVP à partir de 2014, dès lors qu'elles renvoyaient au protocole mentionné par le Guide, ne pouvaient être satisfaites que par les sites de vente physique. Elle ajoute que des modifications aux conditions ont été introduites non pour des motifs liés à la santé et à la sécurité des consommateurs, mais dans le but de protéger les intérêts commerciaux d'Essilor et des opticiens physiques traditionnels face à l'essor de la vente en ligne. Dès lors, il est sans emport que l'Autorité n'ait pas cherché à vérifier si ces conditions avaient fait l'objet d'une application uniforme à l'ensemble des opticiens : elle était fondée à conclure que ces conditions, conformément à leur objectif, ont nécessairement entraîné des effets potentiels ou actuels sensibles sur les sites de vente en ligne, sans être tenue de quantifier lesdits effets. L'Autorité précise encore que si, en application de l'article 7.1 des CVG, le porteur bénéficie de la garantie adaptation, pour autant la limitation de la garantie a pour effet, à taux de retour égal, d'augmenter les coûts supportés par les sites de vente en ligne par rapport aux opticiens physiques.
238.Le ministre chargé de l'économie développe une argumentation analogue à celle de l'Autorité.
239.Le ministère public est d'avis que par leur teneur, les CVG et CVP placent les opticiens physiques dans une position concurrentielle bien plus favorable que les opticiens en ligne et qu'il convient de conclure que ces conditions, non seulement revêtent un caractère discriminatoire, mais qu'en plus leur mise en place au moment du développement de la vente en ligne reflète l'existence, de la part d'Essilor, d'un comportement tendant à fausser le rapport de concurrence entre opticiens en ligne et opticiens physiques.
' Sur les relations avec Sensee (cinquième branche)
240.Dans la décision attaquée (§ 427, 429, 434), l'Autorité indique qu'en réponse à un appel d'offres pour la fourniture de verres unifocaux et progressifs lancé en 2011, Sensee s'est vu proposer des verres sans marque par Essilor et imposer la confidentialité quant à l'origine des verres, et que ce n'est qu'après plus de deux ans de tractations et devant l'insistance de Sensee, qu'Essilor lui a finalement donné son accord pour référencer des verres unifocaux et progressifs de marque Essilor, mais pas de marque Varilux.
241.La décision considère que le seul refus opposé à Sensee était en soi suffisant pour constituer un abus compte tenu, notamment, de l'importance de cet acteur pour le développement de la vente en ligne en France, et relève encore qu'en décembre 2013, Essilor a enjoint à Sensee de retirer la mention qu'« Essilor est partenaire de Sensee » et a exigé le retrait du logo Essilor. Sensee s'est exécuté en supprimant le logo de son site et en substituant la mention de « fournisseur » à celle de « partenaire ».
242.Le groupe Essilor soutient que Sensee n'a subi aucune discrimination quant à l'accès aux produits de marques ou s'agissant de la communication commerciale.
243.S'agissant de l'accès aux produits de marque, il indique que l'appel d'offre de 2011, lancé par Sensee, qui était orienté sur des verres peu onéreux, n'a pas été fructueux. Ce n'est qu'ensuite, dans le cadre d'une réorientation de la stratégie de Sensee, que cette société avait demandé à Essilor de lui vendre des verres de marque et complexes, alors que son logiciel de prise de mesure n'était pas encore au point. Pour autant, Essilor indique que dès 2013, il lui a vendu des verres de marque unifocaux et progressifs, ce qui fait ressortir que l'échec commercial de Sensee ne saurait lui être imputé.
244.S'agissant de la communication sur les marques, Essilor soutient avoir été en droit de demander à Sensee de la présenter comme un « fournisseur » et non pas comme un « partenaire » et de faire connaître l'origine des verres qu'il lui vendait en utilisant non pas son logo, mais le terme « Essilor » en lettres « bâtons ».
245.Dans ses observations, l'Autorité indique, d'abord, que jusqu'en 2013, Sensee ne s'était vu proposer que des verres sans marque et que la raison de cette exclusion devait être trouvée dans la volonté d'Essilor de ne pas développer de courant d'affaires avec cette société, et non dans les conditions de l'appel d'offres de 2011 ou dans ses doutes sur la capacité de Sensee à commercialiser des lunettes de qualité.
246.Ensuite, l'Autorité expose que Sensee avait présenté le 31 mai 2012 une demande tendant à faire figurer les marques Essilor sur son site, et que cette demande a été rejetée, seule l'utilisation de lettres « bâtons » étant permise.
247.Le ministère public est d'avis que les pratiques discriminatoires d'Essilor à l'égard de Sensee sont avérées, tant en ce qui concerne l'accès aux produits de marque qu'en ce qui concerne la communication.
248.En effet, en premier lieu, rien dans l'appel d'offres de 2011 ne justifiait d'exclure les verres de marque, tandis que la stratégie de Sensee était d'élargir progressivement son offre, en commençant par les verres les plus simples.
249.En second lieu, il considère que la volonté d'Essilor de ne pas permettre à Sensee de communiquer sur sa marque, que l'on n'observe pas à l'égard des opticiens physiques, ressortit également à une pratique discriminatoire.
Sur ce, la Cour :
250.Ainsi qu'il a été indiqué au paragraphe 45 du présent arrêt, l'Autorité a sanctionné « la société Essilor International SAS, en tant qu'auteure, et EssilorLuxottica SA en tant que société mère », pour avoir « enfreint les dispositions de l'article L. 420-2 du code de commerce ainsi que celles de l'article 102 du TFUE, pour avoir mis en 'uvre ['], du 29 avril 2009 au 23 décembre 2020 s'agissant d'Essilor International SAS et du 1er octobre 2018 au 23 décembre 2020 s'agissant d'EssilorLuxottica SA, une politique commerciale discriminatoire à l'encontre des sites Internet proposant une offre de lunettes de vue entièrement en ligne ».
251.L'article 102 du TFUE énonce qu'est :
« incompatible avec le marché intérieur et interdit, dans la mesure où le commerce entre États membres est susceptible d'en être affecté, le fait pour une ou plusieurs entreprises d'exploiter de façon abusive une position dominante sur le marché intérieur ou dans une partie substantielle de celui-ci. / Ces pratiques abusives peuvent notamment consister à : ['] c) appliquer à l'égard de partenaires commerciaux des conditions inégales à des prestations équivalentes, en leur infligeant de ce fait un désavantage dans la concurrence ».
252.L'article L. 420-2 du code de commerce dispose qu'est :
« prohibée, dans les conditions prévues à l'article L. 420-1, l'exploitation abusive par une entreprise ou un groupe d'entreprises d'une position dominante sur le marché intérieur ou une partie substantielle de celui-ci. Ces abus peuvent notamment consister en ['] conditions de vente discriminatoires ['] »
253.Il résulte de la jurisprudence qu'une pratique discriminatoire consiste notamment à traiter de manière différente des partenaires commerciaux qui sont dans des situations identiques (Cass. Com., 5 mai 2009, n° 08-15.290, confirmant l'arrêt de la Cour du 26 mars 2008, SA Edipost, RG n° 05/24993). Corrélativement, il demeure loisible à un opérateur en position dominante de traiter différemment des partenaires se trouvant dans des situations différentes (CJUE, 29 avril 2018, MEO - Serviços de Comunicações e Multimédia SA, C-525/16 - ci-après, « l'arrêt MEO », § 24).
254.Les pratiques discriminatoires peuvent être restrictives de concurrence notamment lorsque des clients de l'entreprise en position dominante sont désavantagés dans la concurrence sur leur propre marché, sans que l'entreprise dominante soit quant à elle directement partie prenante sur le marché affecté (restrictions dites de second niveau).
255.La discrimination de second niveau constitue un abus de position dominante si elle crée un désavantage : « elle tend à fausser ce rapport de concurrence » entre les entreprises qui font l'objet de pratiques discriminatoires (arrêt MEO, § 25).
256.Ce n'est que lorsque le comportement de l'entreprise en position dominante tend à conduire à une distorsion de concurrence entre ses partenaires que la discrimination est regardée comme abusive (arrêt MEO, § 27).
257.En l'espèce, Il convient, en premier lieu, d'apprécier si les « sites Internet proposant une offre de lunettes de vue entièrement en ligne », se trouvent dans une situation identique à celle des opticiens qui disposent d'un magasin, où ils peuvent procéder à l'ajustage des lunettes sur le porteur, au regard de la prestation qui consiste en la vente de verres correcteurs.
258.La Cour, préalablement, rappelle que le marché pertinent a été défini comme celui de la fourniture en gros de verres correcteurs finis (§ 113 du présent arrêt). Essilor a indiqué considérer qu'il n'est pas pertinent d'établir une distinction entre les catégories de verres unifocaux, bi-trifocaux ou progressifs, segmentation que l'Autorité n'a pas non plus retenue. Ainsi, elle précise notamment que « les verres unifocaux (qui possèdent la même puissance de correction sur toute la surface et qui sont utilisés pour corriger les troubles de la vue les plus courants, à sa savoir la myopie, l'hypermétropie et l'astigmatisme) sont substituables avec les verres multifocaux ». « Les verres multifocaux peuvent corriger tous les défauts visuels d'une personne presbyte. Pour des considérations esthétiques, économiques, médicales et de confort propres à chaque patient atteinte de presbytie, un opticien peut proposer des verres unifocaux comme des verres multifocaux. Ensuite, la substituabilité de la demande est encore plus importante entre les verres bi-trifocaux et progressifs : tous deux permettent à l'opticien de répondre aux besoins d'une personne presbyte grâce à une seule paire de verres. ».
259.La Cour relève, d'abord, que dans le cas de certains troubles de la vision, non complexes, Essilor ne prétend pas que leur vente en ligne ne serait pas possible. Les verres concernés sont les verres unifocaux qui ne font pas l'objet d'une personnalisation particulière, et qui ne supposent la prise que d'une seule mesure, en l'occurrence, celle de l'écart pupillaire (cf. mémoire Essilor, § 26, par exemple). Typiquement, il s'agit de verres appropriés pour la correction de la myopie.
260.Le directeur général d'Essilor indiquait ainsi en 2011, au cours d'un entretien avec un média de la presse écrite, que « l'offre internet est mieux adaptée à des verres simples qu'à des produits complexes comme les verres progressifs pour lesquels des prises de mesures supplémentaires par l'opticien sont nécessaires (') » (cote 9835). Le rapport annuel 2015-2016 d'Essilor indique encore que « la vente en ligne est un canal bien adapté à la vente (') des lunettes de lecture et des verres de prescription simples » dans la mesure où « dans les pays matures », comme la France, « elle enrichit l'expérience consommateur sans diminuer les standards de qualité et de services existants » (cote 9865). Un argumentaire établi par Essilor indique encore « Internet, c'est bien pour les verres simples » (cote 965) ; « les besoins visuels simples peuvent être satisfaits par la vente en ligne et répondre à de nouveaux modes de consommation » (cote 969).
261.La Cour admet, ensuite, que dans le cas de personnes souffrant de troubles de la vision qu'Essilor qualifie de complexes dans ses messages clés, tels que « de forts défauts visuels, des problèmes de convergence, d'écart de vision entre 'il droit/'il gauche, et tous les cas où astigmatisme, myopie et / hypermétropie se combinent » (cote 2177), et qui peuvent supposer la prise en compte de nombreux paramètres (angle pantoscopique, de galbe, etc., § 16 du présent arrêt), il n'est pas établi que la vente en ligne ait pu être un canal pertinent pendant la période de prévention.
262.En effet, du côté de la demande, un accompagnement très personnalisé, qui suppose une relation intuitu personae entre le client et un opticien, apparaît s'imposer. Dans le cas de ces clients particuliers, les pure-players n'apparaissent pas dans une situation équivalente à celle des opticiens en dur, faute d'avoir pu offrir un accompagnement aussi personnalisé.
263.Du côté de l'offre, les distributeurs en ligne ont limité leur proposition commerciale à certaines gammes de prescriptions, à l'exclusion des fortes corrections. A titre d'exemple, les conditions commerciales du site Happyview, en témoignent (cote 68 : « limites de corrections ['] : myopes et hypermétropes : - 7 à + 4.5 dioptries ; astigmates : 0.00 à 2.5 dioptries ; progressifs : + 0.75 à + 3.50 dioptries »).
264.Ainsi, ce segment de la population n'apparaît pas concerné par la vente en ligne de lunettes de vue et n'est donc pas déterminant pour l'analyse de la situation concurrentielle. Au demeurant, rien n'indique que ce segment représente une proportion importante des porteurs de verres correcteurs. Sur ce point, M. [F] [I], ingénieur en optique et président de la société Thomas Sinclair Laboratoires, propriétaire du site comforvisuel.com (audition, cotes 8681 à 8684 en particulier) indique que la seule limite qu'il verrait à la vente en ligne, serait « le segment des verres très haut de gamme de chez Essilor, qui ne représentent qu'environ 1 % du marché, et qui nécessitent la prise en compte du comportement visuel ('headmover', 'eyemover') ».
265.Il reste à apprécier la situation des pure-players qui offrent des verres supposant la prise de deux mesures, à savoir l'écart pupillaire et la hauteur pupillaire (§ 13 du présent arrêt). Typiquement, il s'agit d'une partie des verres progressifs, appropriés pour la correction de la presbytie.
266.À l'opposé d'Essilor, la Cour considère que l'expérience, établie par les pièces du dossier, ne justifie pas de considérer de façon générale que les pure-players ne soient pas en capacité de mesurer suffisamment précisément les écarts et hauteurs pupillaires en vue de la fabrication de lunettes munies de tels verres progressifs, et que l'ajustage des lunettes par un opticien dans un magasin (opticiens en dur) ou dans une « show-room » (opticiens cross-canal) soit indispensable.
267.En effet, il résulte des pièces du dossier que plusieurs sites de vente de lunettes en ligne proposent des verres progressifs. À titre d'exemple, il en est ainsi des sites DirectOptic (cote 1644), Optical Direct (cote 1645), Confort Visuel (cote 1647).
268.L'étude publiée par Opinion Way en 2011 (cotes 8688 et suivantes), intitulée « Satisfaction comparée des acheteurs de lunettes sur internet vs en magasin », indique que les acheteurs en ligne et les acheteurs en magasin ont un niveau de satisfaction élevé et comparable en ce qui concerne la satisfaction globale, la qualité des verres et « la qualité de correction apportée par les verres ophtalmiques (97 % de satisfaits dont plus de la moitié de très satisfaits) ». L'étude note que « seule une minorité d'acheteurs ont rencontré un problème avec la paire de lunettes (environ 10 % quel que soit le lieu d'achat) » (cotes 8696, 8700, 8702).
269.Cette étude précise encore (cote 8711) que les acheteurs sur internet et en magasin étaient affectés dans les mêmes proportions de myopie (51 %) et de presbytie (41 % sur internet, 40 % en magasin), ce qui justifie de conclure que dans ce dernier cas, ils ont fait l'acquisition de verres progressifs. En effet, les verres multifocaux ne constituent qu'un segment résiduel des ventes en France (selon Essilor, cote 7835 : « la proportion de verres bi-trifocaux est en déclin rapide par rapport aux verres progressifs, qui représentent désormais 90 % des verres multifocaux vendus en Europe »), et rien ne permet de supposer que les acheteurs souffrant de presbytie auraient fait l'acquisition en ligne de verres unifocaux (ce qui impliquerait l'achat de plusieurs montures) plutôt que d'une unique paire de lunettes munie de verres progressifs. Il n'y a dès lors pas lieu de retenir la critique d'Essilor selon laquelle, faute de précision quant aux types de verres vendus, aucune pertinence ne saurait être reconnue à cette étude.
270.Ces constatations conduisent à considérer, de façon empirique, que la vente en ligne ne constitue pas un canal inapproprié pour la vente de verres progressifs. Les pièces du dossier permettent d'en comprendre les raisons.
271.Il convient de relever, suivant ici M. [F] [I] (audition précitée), que la mesure de l'écart pupillaire est une mesure « dure, peu sujette aux variations, car indépendante de la monture et de la position de la tête », tandis que la hauteur pupillaire est une mesure « molle, qui varie considérablement selon l'inclinaison de la tête et la position de la monture, ce qui induit souvent des écarts de valeur entre deux mesures prises successivement sur un même individu [']. Il y a donc une variabilité inévitable due aux variations du port de tête pouvant induire des écarts de mesure de plusieurs millimètres, et ce quel que soit l'instrument de mesure utilisé. ['L]a mesure peut présenter une variabilité potentiellement importante, de l'ordre de plusieurs millimètres. ['C]ette variabilité est intégrée au cahier des charges qui encadre la conception de tout verre progressif moderne ['] ».
272.Il résulte de ces considérations que les mesures des écart et hauteur pupillaires apparaissent suffisamment précises même dans le cas de ventes en ligne.
273.S'agissant de l'écart pupillaire, il n'existe pas réellement de difficulté à le mesurer : outre que depuis l'entrée en vigueur de la loi Hamon, cette mesure doit être mentionnée dans l'ordonnance du médecin prescripteur (§ 20 du présent arrêt), le simple fait qu'Essilor considère qu'Internet constitue un canal de vente approprié pour les verres unifocaux implique que la mesure de l'écart pupillaire est satisfaisante.
274.S'agissant de la hauteur pupillaire, la Cour considère que « les conséquences d'une mesure significativement erronée de la hauteur peuvent se traduire par une insatisfaction du porteur et, généralement, par le retour des lunettes au vendeur » (M. [I], audition précitée), et admet qu'une mauvaise adaptation puisse entraîner des maux de différentes natures, dont des maux de tête (cf. Essilor, « Guide d'adaptation des verres progressifs », page « Résoudre les difficultés d'adaptation », cotes 9903-9904 ; « Eléments de réflexion - Internet », cote 2166).
275.La Cour considère corrélativement que le niveau élevé de satisfaction des consommateurs (étude Opinion Way, précitée) justifie de conclure que la mesure de la hauteur pupillaire est, en général, suffisamment précise et que le consommateur, de façon générale, s'estime satisfait même s'il n'a pas bénéficié d'un ajustement de la paire de lunettes dans un magasin (hypothèse qu'il n'y a pas lieu de présumer dans le cas de pure-players).
276.La réglementation imposant depuis la loi Hamon (§ 28 du présent arrêt), que « les prestataires concernés permettent au patient d'obtenir des informations et conseils auprès d'un opticien-lunetier » et les consommateurs étant informés de la possibilité de retourner une paire de lunettes qui ne rend pas le service attendu (cf. l'audition de M. [I], supra, ou encore la teneur des CVG, infra, par exemple), la Cour considère enfin que le marché dispose de la capacité à se réguler en cas de mesures significativement erronées (ou en cas de troubles complexes, supposant une expertise poussée des verres et de la monture appropriés).
277.Au demeurant, la Cour observe que le législateur n'a pas entendu prohiber la vente en ligne de verres progressifs en dépit du débat qui s'est développé dans le monde de l'optique (cotes 11 849 et 11 850, [T] [X], « Lunettes sur Internet : quelles solutions pour nos patients ' », Réalités Ophtalmologiques, janvier 2013 : « ces sites [de vente en ligne de lunettes de vue] sont donc à proscrire formellement pour les verres progressifs »).
278.La Cour observe encore que des sites qui sont, ou sont devenus au cours de la période de prévention, des filiales du groupe Essilor, comme FramesDirect, aux États-Unis (cotes 12734) ou Opticien24 en France (cote 46, audition de M. [E], 2013 : « Les verres progressifs représentent environ 10 % du chiffre d'affaires »), proposent des verres progressifs, et ce en contradiction avec la position qu'Essilor développe dans ses écritures (mémoire, § 281 à 284), selon laquelle, suivant l'article précité (cotes 11 849 et 11 850), la vente de verres progressifs aurait dû être prohibée.
279.Il a été fait mention précédemment (§ 76 du présent arrêt) d'une étude dénommée « Sylap », diligentée à la demande d'Essilor. Cette étude tendait à démontrer, à partir d'un test portant sur huit paires de lunettes de vue, que les équipements vendus par Sensee n'étaient pas conformes (dossier Essilor, annexe 42). La Cour considère cependant, dès lors que des filiales d'Essilor vendent en ligne des verres progressifs, qu'aucun enseignement de portée générale ne peut être tiré des conclusions de cette étude.
280.Il y a lieu d'en conclure à nouveau que la relative imprécision de la mesure de la hauteur pupillaire n'apparaît pas constituer une difficulté telle qu'elle justifie de disqualifier le canal de la vente en ligne, ni qu'elle constitue un danger réel pour la santé des consommateurs (la Cour considérant qu'ils sont à même de renvoyer une paire de lunettes à son expéditeur en cas d'inadaptation avérée).
281.À ce stade de la discussion, la Cour conclut que, pour ce qui concerne la vente de verres unifocaux et progressifs sans personnalisation plus poussée, les pure-players et les opticiens en dur doivent être regardés comme n'étant pas dans des situations différentes.
282.En deuxième lieu, il convient d'apprécier si Essilor a adopté un comportement discriminatoire à l'égard des pure-players s'agissant de la vente de verres de marque, et en particulier s'agissant des verres de la gamme Varilux.
283.Essilor indique dans ses CGUM (cote 8381) que « [l]a marque Varilux incarne l'innovation au service de l'excellence en matière de verres progressifs. Elle jouit depuis toujours d'une notoriété grand public et d'une image de qualité sans égal sur le marché des verres progressifs, grâce notamment aux investissements significatifs réalisés par Essilor en communication et en recherche et développement ».
284.Il est admis tant par l'Autorité que par Essilor que ce dernier a vendu des verres progressifs de la gamme Varilux à certains distributeurs en ligne, soit qu'il s'agisse de certaines de ses filiales à l'étranger (site FramesDirect, aux États-Unis, cotes 12734 ; site 39DollarGlasses.com, cote 2169), soit qu'il s'agisse d'autres sites ayant pu s'approvisionner auprès de laboratoires de prescription et hors du contrôle d'Essilor (explication avancée par Essilor au point 122 de son mémoire, que la Cour admet).
285.Reste qu'Essilor admet que de façon générale, elle ne « préconise pas » la vente des verres de la gamme Varilux par des pure-players (mémoire, § 258, par exemple).
286.La vente à l'étranger de verres de la gamme Varilux par des pure-players qui sont des filiales d'Essilor est sans emport dans cette affaire, qui ne porte que sur le marché national. Elle est toutefois significative dans la mesure où elle contredit la thèse d'Essilor selon laquelle aucun verre de la gamme Varilux ne pourrait être vendu en ligne sans risque important pour la performance de la correction. En effet, il ressort des pièces du dossier que les verres de la gamme Varilux S Séries sont, ou étaient à l'époque de la prévention, vendus tant aux États-Unis qu'en France (cote 2156). La commercialisation de ces verres en ligne aux États-Unis procède donc d'un choix de « politique commerciale » (cote 2169) tout à fait opposé à celui fait dans le cas de la France (cf. projet Clair, 2009, « Vente de verres sur Internet », « Communication. Message. Limité aux US / interdit en France », cote 990) et il en ressort qu'Essilor perçoit l'utilisation de ce canal comme une opportunité aux Etats-Unis. Cette considération est à mettre en relation avec le caractère marginal de la présence d'Essilor sur ce marché autour de 2011 (2 % pour la gamme Varilux S Séries aux EU, contre 31 % en France, cote 2156, précitée), corrélative d'une faible pénétration des verres progressifs sur ce marché.
287.Il ressort d'autres pièces du dossier, émanant d'Essilor, qu'au sein de l'ensemble des verres de la gamme Varilux (le « nom de famille »), il existe des sous-catégories (« le prénom », cf. projet Clair, cote 1067), et que des distinctions peuvent ainsi être effectuées, par exemple s'agissant du système « Easy to fit » ou encore des verres « non fit et non personnalisés » (document intitulé « Eléments de réflexion - Internet », précité, cote 2166 à 2168 ; également, le mémoire Essilor, § 31 et suivants).
288.La Cour n'est en conséquence pas convaincue par l'argumentation développée par Essilor dont il résulte qu'aucun verre de la gamme Varilux n'est susceptible d'être vendu en ligne sans risque pour la performance de la correction, même si elle ne considère pas que le canal de la vente en ligne se prête à la vente, sans distinction, de tous les verres de la gamme Varilux : dans le cas de verres ayant fait l'objet d'une haute personnalisation, l'ajustage par un opticien est certainement approprié pour les raisons déjà indiquées supra. Reste que la ligne de partage entre les verres très techniques et les autres ne se situe pas précisément à l'endroit où commence la gamme des verres Varilux.
289.L'Autorité considère que le choix de politique commerciale d'Essilor, s'agissant en particulier des verres de la gamme Varilux, s'explique par la pression des opticiens en dur et par le souhait d'Essilor de maintenir un niveau de prix élevé.
290.La Cour considère que rien n'indique que les opticiens en dur aient un intérêt à voir se développer une offre concurrente et moins onéreuse par le biais de pure-players.
291.En outre, il existe une relation de proximité entre Essilor et ceux des opticiens en dur qui sont ses clients. Ainsi, Essilor indique-t-il, dans sa communication institutionnelle, que ses clients « sont principalement les professionnels de l'optique, qui ont une forte loyauté à nos marques. Les raisons en sont notre forte réputation de qualité, mais également l'aide que nous leur apportons sur la formation, le service client et les outils d'aide à la vente » (cote 2157).
292.S'agissant de leur formation, Essilor indique encore (cote 2506) : « Nous veillons en premier lieu à sensibiliser les opticiens sur les normes applicables et plus généralement les bonnes pratiques à respecter pour réaliser un équipement conforme et performant. Notamment, nous diffusons chaque année dans notre Guide des verres et services ['], les recommandations d'Essilor concernant la prise en charge des porteurs, la prise de mesures du porteur et le montage des verres. Pour les verres progressifs, un guide d'adaptation a été spécialement créé pour Varilux et est disponible librement sur le site d'Essilor Academy Europe ['] / Au-delà de cette information, nous veillons également à assurer la formation régulière de nos clients, au travers de notre filiale Essilor Academy, et plus directement par l'action de nos délégués à l'information médicale. Ces derniers sont des professionnels de l'optique (opticiens, orthoptistes, ou optométristes), disposant généralement d'une expérience en magasin d'optique, et qui assurent la formation des opticiens en vue de la bonne commercialisation de nos produits. A titre d'exemple, ils ont effectué plus de 900 formations à ce jour auprès de nos clients (2 à 3 heures par personne), notamment sur le système de prise de mesure Activisu d'IVS et la démarche globale de prise en charge des porteurs. ».
293.Il est donc plausible qu'Essilor soit attentif aux intérêts des opticiens en dur.
294.La Cour relève également que l'offre en ligne, à défaut de proposer le même accompagnement qu'un opticien en dur, permet aux consommateurs d'acquérir des verres à des prix moindres que ceux pratiqués par les opticiens en dur (point non contesté, admis par Essilor au § 515 de son mémoire, par exemple), tandis que les verres de la gamme Varilux, situés dans le haut de gamme, sont réputés onéreux (point non contesté, qui ressort de nombreuses pièces du dossier ainsi que du mémoire d'Essilor, au § 146 par exemple).
295.Or, la Cour considère qu'Essilor a intérêt au maintien d'un prix élevé des verres de la marque Varilux.
296.En effet, dans l'entretien précité du dirigeant d'Essilor (cotes 9833 et 9834), celui-ci explique la stratégie commerciale de l'entreprise de la façon suivante. Essilor, indique-t-il vers 2011, était entrée sur les marchés des pays émergents depuis quinze à vingt ans « par le haut de gamme, avec ses marques phares, Varilux, Cryzal' ». « Ce n'est que depuis douze à dix-huit mois que nous nous déployons sur le milieu de gamme, pour accompagner les besoins plus différenciés de nos partenaires locaux avec la montée en puissance de nouvelles classes moyennes ». « Pour le haut de gamme, nos prix sont sensiblement les mêmes à [Localité 13] et [Localité 14] pour un verre Varilux par exemple. En revanche, dans le milieu de gamme, nos prix sont segmentés. Mais la rentabilité est identique car nos coûts de structure sont différents grâce à nos partenaires locaux. Et nous apportons au milieu de gamme des innovations qui étaient celles du haut de gamme auparavant. (') Le marché de l'optique possède une originalité : non seulement le nombre de verres vendus est corrélé à la croissance du PIB par habitant, mais à partir du moment où un consommateur commence à acheter des lunettes, il monte en gamme tous les trois ans ».
297.Il est dès lors cohérent pour cette entreprise, qui doit sa position dominante en partie à la qualité de sa recherche, et est donc en mesure de se maintenir sur le segment haut de gamme tout en disposant d'un « pricing power » (§ 179 du présent arrêt), de maintenir un prix élevé de ses verres relevant de cette gamme, le consommateur ayant vocation, au cours du temps et de son vieillissement, à « monter en gamme » au fur et à mesure qu'il devient presbyte et meilleur connaisseur des différentes possibilités de personnalisation des verres.
298.Corrélativement, il apparaît que la perspective du développement de la vente en ligne des verres « premium » d'Essilor, tels que des verres progressifs de la gamme Varilux, à un prix moindre, est de nature à affecter le parcours et les profits attendus du consommateur. En outre, les verres hauts de gamme vendus en ligne sont susceptibles de venir concurrencer les verres de milieu de gamme vendus par les opticiens en dur. Il est dès lors logique qu'Essilor se soit inquiété tôt de l'émergence du canal de vente que constitue la vente en ligne, ainsi qu'il ressort du projet Clair (2009, cote 1066 : « veille prix sur Internet : plan d'action si un distributeur casse les prix »).
299.Il résulte de ces considérations en rapport avec le modèle économique d'Essilor, tel qu'il ressort des pièces du dossier, et qui viennent compléter les précédentes portant sur la précision des mesures, que l'argumentation d'Essilor centrée sur la précision des mesures, tendant à s'opposer à la vente de la totalité de ses verres Varilux (a minima) par le canal de la vente en ligne, à tout le moins en France, ne peut être retenue pour une partie des verres progressifs en question (ceux qui nécessitent seulement les deux mesures pupillaires, écart et hauteur).
300.Compte tenu de la notoriété d'Essilor auprès des consommateurs, et en particulier de la marque Varilux, l'impossibilité pour les pure-players de commercialiser des verres de la marque Varilux ne peut être regardée comme n'ayant pu avoir que des effets hypothétiques. Sur ce point, la Cour renvoie aux développements supra (§ 283 du présent arrêt) et infra (§ 317 du présent arrêt).
301.Il s'ensuit qu'Essilor a adopté à cet égard un comportement discriminatoire à l'égard des pure-players, en ce compris, Sensee.
302.De façon plus générale, mais plus limitée dans le temps (jusqu'en 2013, en l'état des pièces du dossier), Essilor n'a accepté de commercialiser que des verres « blancs » ou « sans marque », ainsi qu'il ressort de certaines pièces du dossier, telles que :
' cote 47, audition de M. [E] en 2013, société Opticien 24 : « Les lunettes qu'elle [la société Opticien 24] vend sont donc équipées de verres du groupe Essilor. Toutefois, Opticien 24 n'a pas le droit de mentionner la marque Essilor et de ses filiales dans sa communication auprès des clients » ;
' cote 53, audition de M. [P], société SAS Optical, en 2013 : « Du mois de septembre 2008 au mois de février 2012, le site Direct-Optic mentionnait Essilor comme marque de ses verres progressifs. Le fait que ces verres étaient achetés en Corée du Sud permettait à la société de les vendre moins cher. Puis en février 2012, Essilor a interdit au site d'utiliser sa marque » ;
' cote 70, audition de M. [S], société Luxview (nom commercial, Happyview) : « Mon fournisseur aujourd'hui, c'est Essilor. Mais Essilor refuse que je communique sur sa marque. J'ai reçu une mise en demeure à ce sujet en juin 2012. ['] J'ai eu des conversations orales avec des gens ['] du board d'Essilor, qui continuent de me refuser la communication sur la marque Essilor. ».
303.La Cour relève qu'Essilor est effectivement en mesure de fournir des verres sans marque, ainsi qu'il ressort des ventes qu'il reconnaît dans ses écritures (§ 449, par exemple).
304.La pratique que l'Autorité analyse comme un refus de permettre aux pure-players de communiquer sur l'origine des verres, n'est, pour l'essentiel, que l'autre face du refus d'Essilor de commercialiser en ligne des verres de marque (au-delà des verres de la gamme Varilux). Elle ne constitue pas, aux yeux de la Cour, une pratique qui s'en distinguerait.
305.Pour les raisons précitées (§ 300 du présent arrêt), cette pratique n'a pu avoir des effets seulement hypothétiques.
306.En troisième lieu, il convient d'apprécier si Essilor a adopté un comportement discriminatoire à l'égard des pure-players s'agissant de leur communication commerciale.
307.Dans le cas où les pure-players commercialisent des verres de marque Essilor, et non des verres blancs, il est établi par les pièces du dossier qu'ils ne sont autorisés qu'à mentionner le nom de la marque en lettres dites « bâton », point qu'Essilor ne conteste pas (mémoire, § 334).
308.Au demeurant, il arrive que des opticiens en dur ne soient autorisés qu'à utiliser cette forme de mention d'Essilor. À titre d'exemple, une devanture d'un magasin Optic 2000 (annexe 93, dossier Essilor) :
309.Il a en revanche été interdit aux pure-players d'utiliser le logo Essilor :
310.Essilor justifie sa pratique par l'observation de ses CGUM, qui stipulent que :
« Il est rappelé que si l'usage des marques ESSILOR, pour désigner à titre de simple citation ou de référence les produits authentiques mis sur le marché par Essilor sous la marque ESSILOR, ne peut être interdit, l'usage insolite ou trop personnalisé peut, s'il cause à Essilor préjudice, être réprimé. ['] » / « Dans ses documents commerciaux, le client ou groupement de clients s'interdit expressément tout usage des marques ESSILOR, sauf à titre de simple citation ou référence au nom du produit dans le cadre d'une activité commerciale réelle sur le produit concerné. » / « En outre, l'usage des logos, graphismes ou autres signes distinctifs des marques, ainsi que d'éléments tirés de la communication d'Essilor, est strictement interdit sans avoir obtenu l'accord préalable de l'entreprise ['] ». (soulignement ajouté).
311.Par ailleurs, Essilor était précisément informé des limites à la prohibition de l'usage de son logo, ainsi qu'il ressort d'un document interne intitulé « Eléments de réflexion - Internet » (cote 2165) :
« ' il n'est pas possible de s'opposer à l'usage des marques Essilor en caractère bâton, dès lors que les ventes portent sur des produits authentiques,
' En revanche, nous pouvons nous opposer, en tant que titulaire de la marque, à une utilisation de notre logo à des fins parasitaires et imposer le respect des conditions d'utilisation de nos marques. Nous pouvons donc imposer à des opticiens de n'utiliser que le terme Essilor en caractères bâtons (en prenant garde à l'absence de discrimination)
' À ce jour, le critère retenu est la réalisation d'un CA majoritaire avec Essilor. ['] » (soulignements ajoutés)
312.Il ressort encore d'une note interne du 19 janvier 2012 (cote 10443) qu'Essilor n'a pas permis à des pure-players d'utiliser son logo. Cette note contient en effet le passage suivant :
« ' interdire l'utilisation des logos sans autorisation (on ne peut pas interdire la référence de vente mais prévoir l'utilisation de la marque en caractères bâton). ['] ;
' Sur les sites vitrines : à chaque référencement d'un opticien : un mail prévient de l'utilisation ; En fonction de la fréquentation ('verrier principal' : ¿ verres vendus Essilor) autorisation est donnée pour utilisation du logo.
' Sur les sites de e-commerce : les bannières du logo Essilor ont été enlevées après recours. Utilisation polices bâton » (soulignement ajouté).
313.Il résulte de l'ensemble de ces pièces qu'Essilor a refusé aux pure-players la possibilité d'utiliser son logo, et cela indépendamment du courant d'affaires qui liait, ou non, les parties. Il s'agit donc d'une décision de principe, alors que des décisions de refus d'usage du logo n'étaient prises qu'au cas par cas, s'agissant des opticiens en dur, après analyse du chiffre d'affaires.
314.Cette pratique revient en substance à interdire aux pure-players « tout usage des marques ESSILOR, sauf à titre de simple citation ou référence au nom du produit dans le cadre d'une activité commerciale réelle sur le produit concerné » (locution reprise des CGUM), alors que de telles restrictions n'ont nullement été appliquées de façon générale aux opticiens en dur.
315.Cette interdiction, indiscriminée s'agissant des différents types de verres, a donc concerné tous les verres de marque Essilor, qu'ils soient unifocaux, bi- ou tri-focaux, ou progressifs.
316.Cette pratique ne peut être regardée comme n'ayant pu avoir que des effets hypothétiques.
317.En effet, l'impact de la communication commerciale envers le grand public est avéré, tant du côté d'Essilor (§ 175 du présent arrêt) que du côté des opticiens en ligne. À titre d'exemples, il y a lieu de se référer à l'audition de M. [P] (SAS Optiqual, 2013, cotes 51 à 53), à celle de M. [S], (société Luxview, cote 65 : « Les consommateurs français ne connaissent que la marque Essilor. Il n'y a pas un client qui ne demande pas la marque des verres. ['] Si demain, je peux mettre la marque Essilor, je multiplierai le chiffre d'affaires par 6 ou 7 »), ou encore à celle de M. [I] (société Sinclair, 2013, cote 8681 : « (') la communication sur les marques de verres peut à mon sens favoriser la 'transformation client'. Le fait de voir le logo Essilor permet de rassurer le client, c'est de notoriété publique. Le logo Essilor a véritablement un impact sur la confiance tissée entre l'internaute et le vendeur »). Au demeurant, on ne comprendrait pas qu'Essilor surveille attentivement l'usage qui est fait de son logo s'il n'avait aucun impact auprès des consommateurs.
318.Cette pratique, qui a notamment été mise en 'uvre à l'égard de Sensee, s'analyse en une discrimination.
319.En revanche, il ne ressort pas des pièces du dossier que la demande d'Essilor à Sensee de substituer la locution « fournisseur » à celle de « partenaire » aurait revêtu un caractère discriminatoire.
320.En quatrième lieu, il convient d'apprécier la portée des CVG et CVP.
321.À partir de 2010, les CGV prévoyaient, dans le cas des seuls verres de la gamme Varilux, une « garantie adaptation » dont il résultait que pendant un mois après la vente, le porteur pouvait obtenir le remplacement de ses verres en cas de difficultés d'adaptation persistantes « en dépit d'un port régulier de l'équipement » (cote 8339, par exemple, article 7).
322.Il appartenait au distributeur, après avoir analysé la difficulté et si celle-ci ne pouvait se régler que par le remplacement des verres, de procéder audit remplacement et de constituer un dossier d'inadaptation afin qu'Essilor prenne les frais à sa charge.
323.À partir de 2013, cette garantie a été étendue aux verres progressifs de marque Essilor et ses conditions d'application ont été précisées. Dans cette version des CVG, il était prévu que dans les rapports entre Essilor et le distributeur (« acheteur », selon les CVG), la garantie n'était acquise que si ce dernier respectait les conditions de mise en 'uvre de la garantie et/ou le Guide, et qu'à défaut, « les verres de remplacement commandés par l'Acheteur seront facturés par Essilor, l'équipement précédent ne sera pas remboursé ». En revanche, le client (« porteur », selon les CVG) demeurait en tout état de cause bénéficiaire de la garantie (cote 7361, par exemple, articles 7.1 et 7.2).
324.À partir de 2014, Essilor a adopté des « conditions particulières de vente des verres Varilux » (cote 8537, par exemple, point 3.1), dont est résulté qu' Essilor « se réserve la possibilité de refuser toute commande des verres Varilux émanant d'un Acheteur » en cas de non-respect par le distributeur du « protocole pour la commercialisation en France des verres progressifs Varilux » que constitue le « Guide d'adaptation des verres progressifs Varilux » (que l'on trouve aux cotes 9868 à 9906 et à l'annexe 104 du dossier Essilor) et, de façon plus précise, en cas de non-respect d'une série de recommandations, qu'« Essilor entend rendre obligatoires », portant sur l'ajustage de la monture (vérification de la compatibilité de la monture à la morphologie du porteur et au design du verre), les prises de mesures (à partir de montures préalablement ajustées) et la livraison de l'équipement (vérification du bon ajustage de la monture).
325.Il résulte de ces diverses conditions qu'à partir de 2013, le respect du protocole de mesures et d'ajustage des lunettes sur le porteur prévu par le Guide a été érigé en condition du remboursement des verres objet de la garantie par Essilor dans ses rapports avec le pure-player.
326.Ledit protocole impliquant la présence d'une personne physique pour procéder aux différents ajustages sur la personne du porteur, et pas seulement la vérification par un opticien de la qualité du montage de la lunette au regard de la prescription et des mesures transmises par le porteur, il est inapplicable par les pure-players, ainsi inéligibles au bénéfice de la garantie.
327.S'agissant des opticiens en dur, la Cour observe en revanche qu'Essilor procède à leur formation et leur propose le matériel qu'elle estime approprié (§ 183 et 292 du présent arrêt), ce qui rend l'édiction des conditions en cause superfétatoire dans leur cas.
328.La conséquence pour les pure-players de leur inéligibilité au bénéfice de ces garanties, alors même qu'ils commercialiseraient des verres de marque Essilor, voire Varilux, est qu'ils ont dû assumer, au contraire des opticiens en dur, un risque financier à chaque vente d'un verre Essilor. Il en résulte que cette pratique ne peut être regardée comme n'ayant pu avoir que des effets hypothétiques, en particulier à l'époque du lancement de la vente en ligne de lunettes.
329.Il résulte de ces considérations que l'instauration de ces conditions doit être regardée comme discriminatoire.
330.En cinquième lieu, s'agissant de la veille mise en place par Essilor, la Cour considère que l'Autorité pouvait à juste titre retenir le 29 avril 2009 comme date marquant son lancement puisqu'un courriel interne à Essilor de ce jour-là, mentionnait « la recommandation d'Essilor France ['] de ne pas proposer Varilux dans un modèle de e-commerce dont Essilor est acteur » (cote 1061). Cette veille est notamment documentée par les pièces concernant le « projet Clair », en 2009 (cotes, déjà citées, par exemple, 990, 1066-67), et le document intitulé « Veille internet MIT COMPANY du 14/10/2010 pour Essilor » (cotes 1651 à 1716).
331.Si la Cour considère qu'en tant que telle, la mise en place de cette veille ne revêt pas nécessairement le caractère d'une pratique discriminatoire en elle-même, mais que rapportée au contexte précité, elle a permis à Essilor de concrétiser la pratique qui lui est reprochée.
332.La Cour la regarde dès lors comme indissociable de ladite pratique, dont elle a constitué un préalable nécessaire.
333.En sixième lieu, s'agissant de la licéité du commerce en ligne de verres correcteurs, il convient de rappeler qu'avant comme depuis l'entrée en vigueur de la loi Hamon, la vente de ces produits était et demeure placée sous le contrôle des opticiens-lunetiers.
334.En effet, l'article L. 4362-9 du code de la santé publique, dans sa version en vigueur du 12 février 2005 au 19 mars 2014, disposait en ses deux premiers alinéas, que « [l]es établissements commerciaux dont l'objet principal est l'optique-lunetterie, leurs succursales et les rayons d'optique-lunetterie des magasins ne peuvent être dirigés ou gérés que par une personne remplissant les conditions requises pour l'exercice de la profession d'opticien-lunetier. ».
335.Dans sa rédaction en vigueur depuis la loi Hamon, ce texte dispose que « [l]a délivrance de verres correcteurs d'amétropie ['] est réservée aux personnes autorisées à exercer la profession d'opticien-lunetier, dans les conditions prévues au présent chapitre » (amétropie : anomalie de la vision, due à un défaut des milieux réfringents de l''il : myopie, hypermétropie, astigmatisme).
336.Avant, comme depuis la loi Hamon, le colportage de verres correcteurs était et demeure interdit et puni d'une amende.
337.En effet, l'article L. 4362-9, dans sa version en vigueur du 12 février 2005 au 19 mars 2014, précisait que « [l]e colportage des verres correcteurs d'amétropie est interdit ». L'article L. 4363-4 du même code, dans sa rédaction en vigueur au cours de la même période, disposait en conséquence qu'était puni d'une amende le fait « 2° de colporter des verres correcteurs d'amétropie ».
338.Si l'article L. 4362-9 dans sa version issue de la loi Hamon ne précise plus que « [l]e colportage des verres correcteurs d'amétropie est interdit », pour autant, l'article L. 4363-4 précisait encore, dans sa version en vigueur du 19 mars 2014 au 28 janvier 2016 qu'était puni d'une amende le fait « 2° de colporter des verres correcteurs en méconnaissance de l'article L. 4362-10 » (relatif aux conditions de délivrance des verres correcteurs). Ce texte, encore modifié depuis lors, maintient toujours cette prohibition.
339.Par ailleurs, aux termes de l'article L. 4362-10-1 du code de la santé publique, dans sa version issue de la loi Hamon, « [l]ors de la vente en ligne ['] de verres correcteurs, les prestataires concernés permettent au patient d'obtenir des informations et conseils auprès d'un opticien-lunetier ['] ».
340.Il résulte de l'ensemble de ces textes et de leur évolution, non pas que le droit de vendre des verres correcteurs en ligne aurait été instauré par la loi Hamon, mais seulement que ce droit a fait l'objet de précisions quant aux conditions de son exercice. Corrélativement, la prohibition du colportage de verres correcteurs a été maintenue.
341.Il reste à apprécier si la prohibition du « colportage » de verres correcteurs a pu recevoir, s'agissant de la vente en ligne, une acception différente avant et après la loi Hamon.
342.La Cour considère que le « colportage » s'entend comme « l'action visant à solliciter physiquement le client à son domicile dans l'objectif de lui vendre un produit sans qu'il en ait fait la demande. Il s'agit donc d'une vente en porte-à-porte » (selon l'expression de M. [M] [D], lors de la séance du Sénat du 28 janvier 2014 consacrée au projet de loi Hamon, deuxième lecture). Par ailleurs, selon la chambre criminelle de la Cour de cassation, le colportage implique « des déplacements fréquents et multiples » (Crim., 2 avril 2019, pourvoi n° 18-81.268), ce qu'illustre, par exemple, un arrêt publié de la chambre criminelle de 1963 (Crim., 24 octobre 1963, pourvoi n° 61-91.780, Bull. crim. 1963, n° 290).
343.Or, le droit pénal est d'interprétation stricte : la vente en ligne ne constituant nullement une sollicitation physique d'un client à son domicile, et n'impliquant pas non plus des déplacements fréquents et multiples, elle ne saurait être assimilée à du colportage.
344.Il résulte de ces considérations que la vente de verres correcteurs en ligne, sous réserve qu'elle ait eu lieu sous le contrôle d'un opticien-lunettier, n'était nullement illicite au regard du droit interne antérieur à la loi Hamon.
345.Incidemment, la Cour des comptes indiquait dans un rapport de septembre 2013 que « l'assurance maladie obligatoire rembourse les achats d'optique en ligne depuis 2010 » (cote 910).
346.Les pratiques précitées sont ainsi établies, comme l'Autorité l'a décidé à juste titre à l'article 3 de la décision attaquée, entre le 29 avril 2009 (constatation de la veille) et le 23 décembre 2020 (date de la notification de griefs, relevant l'applicabilité des limitations de garantie contenues dans les CVG et CVP).
347.La Cour considère que les pratiques précitées, portant sur la vente de verres de marque, et en particulier de verres progressifs de marque Varilux, et sur la communication commerciale, intervenue au cours de la période de démarrage de la vente en ligne de verres correcteurs, ont été discriminatoires et de nature à fausser le jeu de la concurrence dès lors que leurs effets ne peuvent nullement être regardés comme seulement hypothétiques compte tenu de l'intérêt avéré que représentait pour les pure-players la possibilité de proposer notamment des verres progressifs et haut de gamme d'Essilor, marque véhiculant une image de qualité et de fiabilité et seule connue du grand public.
348.Compte tenu de la position détenue par Essilor sur le marché national de la fourniture en gros de verres correcteurs finis, les pratiques en cause s'analysent en un abus de position dominante.
3. Sur les motifs propres à justifier les pratiques (sixième branche du moyen)
349.Dans la décision attaquée (§ 606 à 642), l'Autorité expose que les conditions mentionnées à l'article 102 TFUE permettant de justifier d'agissements susceptibles de l'enfreindre ne sont pas réunies en l'espèce.
350.Elle considère que les restrictions imposées par Essilor reposaient sur des critères arbitraires et opaques dont les justifications ont, en outre, été développées ex post compte tenu des risques, dont elle avait pleinement conscience, que sa politique commerciale soulevait au regard des règles de concurrence. Par ailleurs, celle-ci a également été mise en 'uvre de façon discriminatoire au regard des principes censés la justifier.
351.S'agissant de la préservation de la qualité et de l'image de marque des produits Essilor, l'Autorité relève que la volonté d'Essilor de protéger le canal physique s'expliquait tant par la pression en ce sens des opticiens physiques que par la volonté propre d'Essilor de préserver ses niveaux de marge, et que le choix de favoriser les opticiens physiques s'est opéré dès 2009 pour des motifs commerciaux, et non pour des motifs liés à la prise des mesures, invoqués par le groupe Essilor a posteriori. Elle relève par ailleurs que depuis 2009, le groupe Essilor vend, partout dans le monde, des verres simples et complexes sur ses sites Internet.
352.S'agissant de l'extension de la garantie adaptation à des sites de vente en ligne, elle considère qu'aucun élément ne permet de considérer qu'elle constituerait une contrainte particulière par rapport à celle qu'Essilor assume vis-à-vis des opticiens physiques dès lors que les sites de vente en ligne connaissent des taux de retour très faibles.
353.Elle ajoute, s'agissant de la question de la protection de la santé des consommateurs, que c'est a posteriori qu'Essilor a invoqué des motifs liés à la prise de mesures et à la santé des consommateurs pour justifier la stratégie élaborée initialement.
354.Elle conclut que les éléments du dossier attestent de la pleine capacité des sites de vente en ligne à vendre des verres progressifs, qualifiés de « complexes » par Essilor.
355.Le groupe Essilor soutient que dans l'éventualité où la Cour retiendrait l'existence d'une politique commerciale discriminatoire, celle-ci n'en demeurerait pas moins objectivement justifiée.
356.En premier lieu, les pratiques d'Essilor sont justifiées par l'objectif de protection de la santé des consommateurs. Les lunettes de vue étant des dispositifs médicaux, un devoir de prudence s'imposait à Essilor quant à la commercialisation de ses produits, ce qui l'a conduit à s'assurer que des garde-fous s'appliquent aux verres complexes vendus par les pure-players. Il conteste ainsi que ses visées aient été purement commerciales, comme le soutient l'Autorité.
357.En second lieu, Essilor considère qu'en voulant préserver la qualité et l'image de marque de ses produits les plus sophistiqués, il n'a fait que protéger ses intérêts commerciaux légitimes, comme le droit de l'Union le permet (TUE, 30 janvier 2007, France Telecom SA c/ Commission, T-340/06). En effet, il considère que s'il avait distribué tous types de verres sans garde-fous, le risque était élevé que les problèmes engendrés par des erreurs de prises de mesures liées à ce nouveau modèle économique qu'était la vente en ligne soient attribués aux verres. Un tel risque aurait emporté un effet immédiat de perte de confiance dans la qualité des produits Essilor par les consommateurs. Dès lors, les mesures qu'il a prises étaient proportionnées. Par ailleurs, contrairement à ce que soutient l'Autorité, l'intérêt commercial d'Essilor n'était pas de protéger les opticiens physiques de la concurrence exercée par les sites de vente en ligne.
358.Dans ses observations en réponse, l'Autorité exclut que les mesures prises par Essilor puissent être considérées comme « objectivement nécessaires » au sens du droit de l'Union et rappelle qu'il n'appartient pas à une entreprise dominante qui invoque des raisons touchant à la santé ou à la sécurité liées à la nature du produit considéré, de prendre des initiatives afin d'évincer des produits qu'elle considère comme dangereux ou inférieurs à son propre produit (Orientations de la Commission pour l'application de l'article 82 du traité CE, point 28).
359.Elle considère également que les pratiques en cause ne peuvent être justifiées par des « gains d'efficacité » qui profitent aux consommateurs, faute de preuve de leur caractère indispensable, et de ce qu'ils n'éliminent pas une concurrence effective (CJUE, 27 mars 2011, Post Danmark A/S c . Konkurrencerabet, C-209/10).
360.Enfin, elle considère que le caractère nécessaire et proportionné des restrictions mises en 'uvre par Essilor est triplement pris en défaut dans la mesure où les restrictions encadrant la communication des sites de vente en ligne n'ont aucun lien avec d'éventuelles exigences de fiabilité des mesures, où les restrictions imposées par Essilor ont concerné l'ensemble des verres, en ce compris des verres dont elle considérait qu'ils étaient adaptés à la vente en ligne, comme les verres unifocaux simples et les verres progressifs « easy to fit », où, enfin, les sites de vente cross-canal ont fait l'objet des mêmes restrictions que les pure-players.
361.Enfin, l'Autorité relève qu'Essilor a vendu des verres « complexes » à des sites de vente en ligne, ce qui n'est pas compatible avec la thèse de la nécessité de ses pratiques.
362.Le ministre chargé de l'économie partage l'analyse de l'Autorité.
363.Le ministère public partage également l'analyse de l'Autorité et relève incidemment qu'avec l'entrée en vigueur de la loi Hamon, qui a imposé, à l'article L. 4134-1 du code de la santé publique, l'indication de la valeur de l'écart pupillaire des patients pour toutes les prescriptions médicales de verres correcteurs, les CVG des verres Essilor auraient pu être adaptées. Il note encore que la marque n'a que très peu d'impact sur le consommateur, le véritable prescripteur étant le professionnel de santé, ce qui prive de portée l'argumentation d'Essilor afférente au risque encouru par ses marques. Il conclut qu'il appartenait à Essilor de prévoir des critères objectifs sur les prises de mesure et de les appliquer de façon non discriminatoire.
Sur ce, la Cour :
364.Il résulte d'une jurisprudence constante en droit de l'Union qu'une entreprise occupant une position dominante peut justifier des agissements susceptibles de tomber sous le coup de l'interdiction énoncée à l'article 102 TFUE soit en démontrant que son comportement est objectivement nécessaire, soit en démontrant que l'effet d'éviction qu'il entraîne peut être contrebalancé, voire surpassé, par des avantages en termes d'efficacité qui profitent également aux consommateurs (à titre d'exemples : CJUE, gde ch., 27 mars 2012, Post Danmark, C 209/10, point 40 ; CJUE, 6 octobre 2015, Post Danmark II, C-23/14, point 47).
365.En outre, l'article L. 420-4, I, du code de commerce dispose que ne « sont pas soumises aux dispositions [de l'article] L. 420-2 les pratiques dont les auteurs peuvent justifier qu'elles ont pour effet d'assurer un progrès économique, y compris par la création ou le maintien d'emplois, et qu'elles réservent aux utilisateurs une partie équitable du profit qui en résulte, sans donner aux entreprises intéressées la possibilité d'éliminer la concurrence pour une partie substantielle des produits en cause ».
366.En premier lieu, s'agissant de la pratique consistant à refuser la vente de verres de la gamme Varilux, il a été indiqué qu'une partie de ces verres se prêtait à la vente en ligne, dès lors que tous n'impliquaient pas la prise d'autres mesures que celles de l'écart et de la hauteur pupillaires.
367.Dès lors, le refus indiscriminé d'Essilor de permettre aux pure-players présents sur le marché français de commercialiser la totalité des verres de la gamme Varilux (en particulier) n'apparaît pas justifié au regard des dispositions de l'article 102 TFUE.
368.Il n'est pas objectivement nécessaire et n'apparaît nullement contrebalancé par des avantages en termes d'efficacité de nature à profiter également aux consommateurs : les opticiens en dur ont simplement continué à disposer de l'exclusivité de la commercialisation des verres de la gamme Varilux, situés dans le segment haut de gamme, sans avoir à craindre la concurrence d'un nouveau canal de vente.
369.Les consommateurs, quant à eux, n'ont pu bénéficier de la possibilité d'acquérir des verres d'une marque renommée à un coût qui aurait pu être moindre que celui pratiqué par les opticiens en dur.
370.Corrélativement, ce refus de principe étendu à la totalité des verres de la gamme Varilux n'apparaît pas proportionné.
371.Il ne l'est a fortiori pas si l'on considère qu'Essilor a également dans certains cas limité ses ventes à des verres « blancs » jusqu'en 2013.
372.En deuxième lieu, s'agissant de la pratique portant sur la communication commerciale, il en est de même : dès lors qu'Essilor commercialisait des verres de marque, progressifs ou unifocaux, auprès des pure-players, sa pratique consistant à limiter, de façon systématique, leur communication commerciale à de courtes citations de son nom, ce à quoi correspond l'usage de lettres « bâton », à l'exclusion de toute possibilité d'utiliser son logo, ne se justifie pas au regard des dispositions de l'article 102 TFUE.
373.Elle n'est pas objectivement nécessaire. En effet, il n'y a aucune raison de croire que la commercialisation en ligne mais sous le contrôle d'un opticien-lunettier, de verres progressifs haut de gamme mais ne nécessitant pas de paramètres de personnalisation particuliers, se serait traduite par un taux d'insatisfaction notoirement supérieur à celui que rencontrent les opticiens en dur et que la réputation d'Essilor ait pu en souffrir.
374.Rien ne justifie non plus de considérer que le mécontentement des consommateurs se serait adressé à Essilor plutôt qu'aux pure-players, dès lors que les consommateurs ont déjà l'expérience de la performance du service proposé par les opticiens formés par Essilor.
375.La pratique en cause n'apparaît en outre nullement contrebalancée par des avantages en termes d'efficacité de nature à profiter également aux consommateurs : les opticiens en dur ont simplement continué à disposer de l'exclusivité de l'usage du logo d'Essilor, ce qui a contribué à orienter les consommateurs vers leurs enseignes, et ainsi à les préserver de la concurrence d'un nouveau canal de vente.
376.En troisième lieu, s'agissant de la pratique en rapport avec la garantie prévue par les CVG et CVP, la même conclusion s'impose dans la mesure où toute une partie des verres progressifs se prête à la vente en ligne par des pure-players. Dès lors, le fait d'exposer ceux-ci, à l'exclusion des autres distributeurs, à un risque financier lors de chaque vente, ne se justifie pas.
377.Cette pratique n'est pas objectivement nécessaire.
378.Elle n'apparaît nullement contrebalancée par des avantages en termes d'efficacité de nature à profiter également aux consommateurs : ceux-ci disposent en effet en tout état de cause de la possibilité de recevoir de nouveaux verres en cas d'inadaptation avérée des verres Essilor à leurs besoins.
4. Sur le lien de causalité entre les pratiques reprochées et les effets sur le marché (septième branche du moyen)
379.Dans la décision attaquée (§ 570 à 593 ; 796), l'Autorité expose qu'il ressort d'une jurisprudence constante de la Cour de justice que, pour être considérée comme abusive au regard de l'article 102 TFUE, il suffit que la discrimination, par un opérateur dominant, de partenaires commerciaux se trouvant dans un rapport de concurrence « tende, au vu de l'ensemble des circonstances de l'espèce, à conduire à une distorsion de concurrence entre ces partenaires commerciaux » (Arrêt de la Cour de justice du 19 avril 2018, MEO - Serviços de Comunicações e Multimédia SA, C-525/16, ECLI:EU:C:2018:270, point 27).
380.En premier lieu, s'agissant des effets sur la concurrence entre opticiens physiques et sites de vente en ligne, elle considère que la possibilité pour un opticien de proposer des produits de marque du groupe Essilor, et le droit de communiquer sur le nom Essilor et les marques qui lui sont attachées, confèrent un avantage concurrentiel significatif, dû notamment à la notoriété et à la réputation de qualité sans équivalent des marques d'Essilor. Ainsi, le droit d'accéder aux produits Essilor et de communiquer sur cette marque représente un enjeu important pour les opticiens et, plus encore, pour les opticiens en ligne.
381.Elle conclut que le pouvoir rassurant de la marque et du logo Essilor aurait été de nature à faciliter le passage à l'acte d'achat de nouveaux clients (« transformation client ») et que le comportement reproché a nécessairement entravé le développement des opticiens en ligne.
382.En second lieu, s'agissant des effets des pratiques sur les consommateurs, elle estime que les pratiques en cause, outre qu'elles ont entravé le développement d'une concurrence intra-marque, ont favorisé le maintien de prix particulièrement élevés sur le marché français, en particulier pour les produits « premium » les plus chers.
383.Les pratiques d'Essilor ont également limité l'accès des consommateurs à un canal de vente alternatif pourtant tout à fait à même de satisfaire leurs attentes en termes d'expérience client.
384.Enfin, selon l'Autorité, l'absence de garantie a immanquablement rendu la vente en ligne moins attractive qu'elle ne l'aurait été en l'absence des restrictions imposées par Essilor, ce sans justification légitime et objective.
385.Elle considère ainsi que les pratiques mises en 'uvre par Essilor sur le marché français ont affecté négativement la capacité concurrentielle des sites de vente en ligne, en particulier des sites maintenant une offre entièrement en ligne.
386.Enfin, en conclusion, elle indique qu'Essilor n'a pas démontré à suffisance l'existence de facteurs extérieurs de nature à écarter la possibilité que ses pratiques aient pu avoir des effets anticoncurrentiels ou à indiquer que ces effets ne pourraient être qu'hypothétiques.
387.Le groupe Essilor soutient que l'Autorité ne démontre ni l'existence d'effets anticoncurrentiels, ni lien de causalité entre les pratiques de discrimination en cause et le développement limité du canal de la vente en ligne en France.
388.Essilor considère que les effets des pratiques ne sont qu'hypothétiques alors au surplus que différents facteurs externes ont concouru au développement limité de la vente en ligne, dont notamment, l'interdiction de vente en ligne avant l'entrée en vigueur de la loi Hamon, le fait que les consommateurs français privilégient la qualité de leurs verres correcteurs à leur prix (en raison du faible reste à charge), le fort lien de confiance entre les consommateurs français et leur opticien, la réticence généralisée quant à la fiabilité des prises de mesure en ligne, à tout le moins pour les verres « complexes », la réticence des consommateurs français à acheter des produits de santé en ligne. Or, selon Essilor, l'Autorité aurait dû démontrer a minima un effet anticoncurrentiel potentiel et non seulement hypothétique des pratiques en cause (CJUE, 6 octobre 2016, Post Danmark II, C-23/14, point 47), et procéder à une analyse contrefactuelle (Orientations de la Commission pour l'application de l'article 82).
389.Essilor considère encore que s'agissant de l'application des CVG et CVP après 2013, l'Autorité, faute de démontrer aucun effet même potentiel, caractérise un abus « par objet », à rebours de la jurisprudence en matière d'abus de position dominante.
390.Dans ses observations en réponse, l'Autorité expose qu'il ne lui incombe que de démontrer que le comportement reproché a eu la capacité de produire un effet d'éviction à l'égard de concurrents au moins aussi efficaces que l'entreprise en cause (CJUE, 6 octobre 2015, Post Danmark, C-23/14, point 66), ce que les facteurs exogènes mentionnés par Essilor n'excluent pas. En outre, l'élaboration d'un scénario contrefactuel n'est qu'une faculté (Orientations de la Commission sur l'application de l'article 82 du Traité CE, point 21).
391.Le ministre chargé de l'économie indique qu'il suffit, selon une jurisprudence constante, que la discrimination, par un opérateur dominant, de partenaires commerciaux se trouvant dans un rapport de concurrence, tende, au vu de l'ensemble des circonstances de l'espèce, à conduire à une distorsion de concurrence entre ces partenaires commerciaux. En l'espèce, il considère que la décision attaquée a constaté que les effets en cause sont loin d'être seulement hypothétiques.
392.Il ajoute que la portée des facteurs exogènes mentionnés par Essilor doit être relativisée, l'ambiguïté de la question de la licéité de la vente en ligne de produits d'optique avant l'adoption de la loi Hamon n'ayant été que relative, l'importance du lien entre consommateur et opticien étant exagérée, et le parcours d'achat en ligne n'ayant pas empêché le développement de la vente en ligne dans d'autres pays. Enfin, le ministre considère que la possibilité pour un opticien de proposer des produits de marque du groupe Essilor, et le droit de communiquer sur la marque Essilor, confèrent un avantage concurrentiel significatif.
393.Le ministère public considère qu'il résulte de l'article 102, alinéa 2, sous c), tel qu'interprété par l'arrêt MEO, que la caractérisation de la discrimination implique l'existence d'un désavantage dans la concurrence et, in fine, d'un effet sur la concurrence. En l'espèce, il est d'avis que les pratiques en cause ont eu pour conséquence de freiner considérablement le développement de la vente en ligne de verres correcteurs. Il conclut que le lien de causalité entre les pratiques reprochées et l'effet sur la concurrence a été démontré.
Sur ce, la Cour :
394.Il résulte d'une jurisprudence constante en droit de l'Union que si la démonstration d'un effet anticoncurrentiel est requise, il suffit que cet effet soit potentiel (à titre d'exemples, voir, notamment, CJUE, 14 octobre 2010, Deutsche Telekom/Commission, C-280/08 P, points 250 à 254 ; 6 octobre 2015, Post Danmark II, C-23/14, point 66 ; 21 décembre 2023, European Superleague Company, C-333/21, points 129 et 130).
395.Il n'est pas nécessaire de prouver une détérioration effective et quantifiable de la position concurrentielle du partenaire discriminé pour établir que la pratique discriminatoire aboutit à une distorsion de concurrence. Il convient d'examiner « si le comportement discriminatoire a eu une influence sur les coûts, sur les bénéfices, ou sur un autre intérêt pertinent d'un ou de plusieurs des partenaires, de sorte que ce comportement est de nature à affecter ladite position concurrentielle du partenaire discriminé » (arrêt MEO, § 37).
396.Il a été indiqué supra (§ 300, § 316, § 328 du présent arrêt) que les effets des pratiques incriminées ne peuvent être regardés comme purement hypothétiques.
397.La Cour considère en conséquence que les pratiques d'Essilor ont entraîné un désavantage dans la concurrence aux dépens des pure-players et ont été de nature, in fine, à avoir un effet sur la concurrence, et ce nonobstant l'existence des facteurs exogènes qu'Essilor avance et que l'Autorité ne conteste pas, tels que le fait que les consommateurs français privilégient la qualité de leurs verres correcteurs à leur prix (en raison du faible reste à charge), le fort lien de confiance entre les consommateurs français et leur opticien, la réticence généralisée quant à la fiabilité des prises de mesure en ligne, à tout le moins pour les verres « complexes », la réticence des consommateurs français à acheter des produits de santé en ligne, et qui ont pu également contribuer au développement limité du canal de la vente en ligne en France.
398.Il résulte de l'ensemble de ces développements que le moyen sera rejeté.
III. SUR LA SANCTION
399.Aux termes de l'article L.464-2, I, du code de commerce dans sa rédaction applicable aux faits :
« Les sanctions pécuniaires sont proportionnées à la gravité des faits reprochés, à l'importance du dommage causé à l'économie, à la situation de l'organisme ou de l'entreprise sanctionné ou du groupe auquel l'entreprise appartient et à l'éventuelle réitération de pratiques prohibées ['] ». « Elles sont déterminées individuellement pour chaque entreprise ou organisme sanctionné et de façon motivée pour chaque sanction ».
« Le montant maximum est, pour une entreprise, de 10 % du montant du chiffre d'affaires mondial hors taxes le plus élevé réalisé au cours d'un des exercices clos depuis l'exercice précédant celui au cours duquel les pratiques ont été mises en 'uvre. Si les comptes de l'entreprise concernée ont été consolidés ou combinés en vertu des textes applicables à sa forme sociale, le chiffre d'affaires pris en compte est celui figurant dans les comptes consolidés ou combinés de l'entreprise consolidante ou combinante. »
400.Pour déterminer la sanction qu'elle a infligée aux sociétés Essilor International SAS et EssilorLuxottica SA, l'Autorité a fait application de son communiqué du 16 mai 2011 relatif à la méthode de détermination des sanctions pécuniaires (ci-après, « le communiqué sanctions »).
401.S'il est constant que la Cour n'est pas liée par le communiqué sanctions, il lui appartient néanmoins de vérifier que l'Autorité a respecté les règles qu'elle s'est elle-même fixées dans ce dernier sauf à ce qu'elle explique les raisons particulières pour lesquelles elle s'en est écartée conformément au point 7 de ce communiqué.
402.Il résulte du point 22 du communiqué sanctions que le montant de base est déterminé pour chaque entreprise en fonction de l'appréciation portée par l'Autorité sur la gravité des faits et sur l'importance du dommage causé à l'économie.
403.Les éléments que l'Autorité a retenus, ou dont il est possible de déduire qu'elle les a retenus à partir de données connues, sont synthétisés dans le tableau suivant :
Essilor International SAS
Siège de l'activité économique
EssilorLuxottica SA
Maison-mère
Montant de base
Valeur des ventes
(en 2019, Déc. § 710)
Entre 297 300 000 (calcul d'après les § 841 et 843) et
292 916 001 (calcul inversé à partir du montant de base, § 820)
Coefficient de gravité
4 %
(Dec. § 814)
Coefficient de durée
6.29 (Déc. § 818)
19 % de la durée de la fille (Déc.§ 819)
Montant de base sanction (Déc. Tableau sous le § 820)
73 697 666
14 000 000
Individualisation
Maisons mère
Oui
Imputabilité de la pratique au groupe
Oui
CA mondial consolidé groupe
19 820 000 000 en 2021
(Déc. § 841)
Majoration appart. Groupe
10 %
(Déc. § 844)
Montant intermédiaire sanction
(Dec. § 845)
81 067 432
15 400 000
Ajustements finaux
Entreprise mono-produit
Non
(Déc. § 833)
Sanction infligée
Montant arrondi retenu
(Dec. § 850 et article 4)
81 067 400
(amende totale due par Essilor International SAS)
15 400 000
(somme due solidairement par les deux sociétés)
404.Le groupe Essilor développe un moyen tiré du caractère disproportionné de la sanction infligée par l'Autorité de la concurrence. Ce moyen se décline en cinq branches, portant sur :
' le périmètre de la valeur des ventes,
' le pourcentage affecté à la valeur des ventes,
' la durée des pratiques,
' l'élément d'individuation de la sanction tiré de l'absence de clarté de la réglementation,
' les autres éléments d'individualisation de la sanction.
A. Sur le périmètre de la valeur des ventes
405.Dans la décision attaquée (§ 706 et suivants), l'Autorité indique qu'elle retient, pour déterminer le périmètre de la valeur des ventes, « l'ensemble des ventes réalisées sur le marché concerné par l'infraction, que lesdites ventes aient ou non été réellement affectées par cette infraction, la partie du chiffre d'affaires provenant de la vente des produits faisant l'objet de l'infraction étant la mieux à même de refléter l'importance économique de l'infraction ».
406.Elle précise que les pratiques en cause ont porté tant sur les verres progressifs que sur les verres unifocaux, en sorte qu'il n'y a pas lieu de restreindre la valeur des ventes en relation avec l'infraction aux seuls verres progressifs.
407.Le groupe Essilor expose que le montant de base de la sanction doit être déterminé, en application du communiqué sanctions relatif à la méthode de détermination des sanctions pécuniaires de l'Autorité, en fonction de la « valeur des ventes » des produits concernés par les pratiques.
408.S'agissant de la détermination du périmètre de la valeur des ventes, le groupe Essilor considère que l'Autorité a pris en compte les ventes de produits qui ne sont manifestement pas « en relation avec l'infraction », contrairement à ce que prévoit le § 23 du communiqué sanctions, et qui plus en méconnaissance de la jurisprudence en droit de l'Union, dont il ressort que la notion de valeur des ventes ne saurait « s'étendre jusqu'à englober les ventes qui ne relèvent pas du champ d'application de l'entente reprochée ». Ainsi, la totalité des ventes réalisées sur le marché pertinent au sein duquel les pratiques anticoncurrentielles sont mises en 'uvre ne doit pas nécessairement être prise en compte pour déterminer la valeur des ventes.
409.En l'espèce, l'Autorité devait donc écarter les ventes concernant les verres unifocaux, qui ne sont pas concernés par les pratiques reprochées en 2019 à Essilor (année retenue comme le dernier exercice complet de participation à l'infraction), les verres « sans marque », qui sont ceux qui ne sont pas « de marque Essilor et Varilux », enfin, les verres bi- et tri-focaux, qui ne font pas l'objet des pratiques en cause, comme le reconnaît la décision (§ 709).
410.Dans ses observations, l'Autorité indique que la jurisprudence n'exige pas que les ventes des produits ou services aient été affectées par l'infraction, pourvu que lesdits produits soient « en relation » avec l'infraction. Elle ajoute que cette approche est celle du juge de l'Union, qui a déjà jugé qu'il serait porté atteinte à l'objectif poursuivi par les lignes directrices, pendant du communiqué sanctions, si la notion de valeur des ventes « devait être entendue comme ne visant que le chiffre d'affaires réalisé avec les seules ventes pour lesquelles il est établi qu'elles ont réellement été affectées par cette entente ».
411.Elle considère qu'en l'espèce, le périmètre de la valeur des ventes correspond à celui du marché pertinent, défini comme celui « de la fourniture en gros de verres ophtalmiques en France », les pratiques ayant porté sur l'ensemble des verres optiques fournis par Essilor.
412.Le ministre chargé de l'économie indique qu'il est de jurisprudence constante que l'Autorité prend en compte, au titre de la détermination de la valeur des ventes, l'ensemble des ventes réalisées sur le marché concerné par l'infraction, que lesdites ventes aient ou non été réellement affectées par cette infraction.
413.Le ministère public partage l'analyse de l'Autorité.
Sur ce, la Cour :
414.Les points 23 et 33 à 35 du communiqué sanctions sont ainsi rédigés (soulignements ajoutés par la Cour) :
« Pour donner une traduction chiffrée à son appréciation de la gravité des faits et de l'importance du dommage causé à l'économie, l'Autorité retient comme montant de base de la sanction pécuniaire, une proportion de la valeur des ventes, réalisées par chaque entreprise ou organisme en cause, de produits ou de services en relation avec l'infraction ou, s'il y a lieu, les infractions en cause » (point 23) ;
« La référence prise par l'Autorité pour donner une traduction chiffrée à son appréciation de la gravité des faits et de l'importance du dommage causé à l'économie est la valeur de l'ensemble des catégories de produits ou de services en relation avec l'infraction, ou s'il y a lieu avec les infractions, vendues par l'entreprise ou l'organisme concerné durant son dernier exercice comptable complet de participation à celle(s)-ci, sous réserve du point 37 ci-dessous. La qualification de l'infraction ou des infractions effectuée par l'Autorité, au regard de leur objet ou de leurs effets anticoncurrentiels, détermine ces catégories de produits ou de services » (point 33).
« Les ventes en cause sont toutes celles réalisées en France » (point 34).
« Leur valeur correspond au chiffre d'affaires de l'entreprise ou de l'organisme concerné relatif aux produits ou services en cause » (point 35).
415.En premier lieu, si le principe d'autonomie laisse à chaque État membre le soin de définir sa méthodologie en matière de sanction, rien n'interdit à l'Autorité, comme à la Cour, de s'inspirer des principes dégagés par la Cour de Justice. Celle-ci a rappelé (CJUE, 23 avril 2015, C-227/14 P, LG Display et LG Display Taiwan / Commission, points 53 et suivants) que si la notion de valeur des ventes ne saurait, s'étendre jusqu'à englober les ventes réalisées par l'entreprise en cause qui ne relèvent pas du champ d'application de l'entente reprochée, il serait toutefois porté atteinte à l'objectif poursuivi si cette notion devait être entendue comme ne visant que le chiffre d'affaires réalisé avec les seules ventes pour lesquelles il est établi qu'elles ont réellement été affectées par cette entente. Une telle limitation aurait, en outre, pour effet de minimiser artificiellement l'importance économique de l'infraction commise par une entreprise donnée, dès lors que le seul fait qu'un nombre limité de preuves directes des ventes réellement affectées par l'entente a été trouvé conduirait à infliger au final une amende sans relation réelle avec le champ d'application de l'entente en cause.
416.En définitive, la possibilité d'inclure dans la valeur des ventes pertinentes aux fins du calcul du montant d'une amende certaines ventes dépend non pas de la question de savoir si ces ventes ont été influencées par l'entente, mais du simple fait que celles-ci ont été réalisées sur un marché affecté par l'existence d'une entente à laquelle les entreprises sanctionnées participaient (même arrêt, point 56).
417.En l'espèce, la Cour a retenu que la pratique en cause a porté, par l'un ou l'autre de ses aspects, sur les verres progressifs (cf. par exemple, les § 323 et suivants du présent arrêt), sur les verres sans marque (cf. § 302 et suivants du présent arrêt), sur les verres uni-, bi- ou et tri-focaux (cf. § 315 et suivants du présent arrêt). Il a également été admis, notamment par Essilor, que les verres bi- et tri-focaux, et même unifocaux, sont substituables aux verres progressifs, en sorte qu'ils relèvent du même marché pertinent (cf. § 258 du présent arrêt).
418.Il résulte de ces développements que l'ensemble des ventes réalisées sur le marché concerné par l'infraction sont en relation avec l'infraction. Il n'y a donc pas lieu de modifier le périmètre de la valeur des ventes retenu par l'Autorité.
B. Sur le pourcentage de la valeur des ventes à retenir pour le calcul du montant de base
419.Dans la décision attaquée, l'Autorité indique que les pratiques en cause ont été mises en 'uvre dès le début de la vente en ligne, à la fin des années 2000, et avaient toujours cours en décembre 2020, ont spécifiquement visé un canal de vente émergent et ont limité la concurrence sur les prix et la qualité dans le secteur de la santé. Elle considère qu'elles présentent un caractère de gravité certain (§ 731 et 732).
420.Elle ajoute que les pratiques ont eu une ampleur significative (§ 745) et conclut que le dommage causé à l'économie est certain et présente un caractère modéré compte tenu, notamment, de la part limitée des ventes en ligne de verres correcteurs en France (§ 812 et 813).
421.Elle retient en conséquence une proportion de 4 % de la valeur retenue comme assiette des sanctions pécuniaires (§ 814).
422.Le groupe Essilor soutient le taux de 4 % retenu par l'Autorité est disproportionné au regard de la gravité relative des pratiques et de la très faible atteinte à l'économie qu'elles ont causé.
423.En premier lieu, s'agissant de la gravité des pratiques, Essilor considère qu'elles ne revêtent pas un « caractère de gravité certain ».
424.D'abord, Essilor estime que la législation en vigueur lors de la période infractionnelle, avant l'adoption de la loi Hamon, manquait de clarté quant à la licéité de la vente en ligne des verres correcteurs, ce qui aurait dû par conséquent, conduire l'Autorité à atténuer son appréciation de la gravité des pratiques (CA Paris, 13 mars 2014, Bang & Olufsen, n° RG 2013/00714, page 13 ; Décision n° 17-D-06 du 21 mars 2017, para. 177). Essilor relève d'ailleurs que l'Autorité a elle-même constaté l'ambiguïté du droit applicable (décision attaquée, § 543).
425.Ensuite, Essilor soutient que la protection de ses intérêts légitimes et la protection de la santé des consommateurs constituent des justifications objectives aux pratiques reprochées. Ces circonstances objectives justifient a minima de relativiser la gravité des pratiques.
426.En outre, l'échec de la vente en ligne sur le marché des verres correcteurs a pour origine des causes exogènes aux pratiques. En effet, le faible développement de la vente de verres correcteurs exclusivement en ligne s'explique par la réticence généralisée de l'ensemble des acteurs du secteur qui demeurent attachés à la vente en point physique. Essilor relève encore que les consommateurs français entretiennent une relation étroite avec leur opticien. Enfin, l'achat en ligne se révèle complexe tandis que la qualité des produits et des services proposés est insuffisante.
427.De surcroît, Essilor considère comme très insuffisante la motivation de la décision afférente au caractère de « particulière gravité » des pratiques dès lors que l'Autorité ne l'a justifiée qu'en une seule phrase et sans se fonder sur le moindre élément. Essilor reproche encore à l'Autorité de s'affranchir des constatations de sa décision Luxottica, dont il ressort qu'il n'existait pas de contrainte dirimante de nature technique ou économique à la vente en ligne. Reproche encore à la décision de considérer que la gravité des pratiques ressort du fait qu'elles sont intervenues dans le secteur de la santé, alors qu'il n'en a pas tiré les conséquences qui en découlaient dans le sens de l'atténuation de la gravité du dommage à l'économie.
428.Enfin, Essilor relève qu'il est reconnu qu'une politique non systématique, non organisée et non structurée peut difficilement revêtir un caractère de gravité.
429.En second lieu, s'agissant du dommage à l'économie, Essilor estime que la décision échoue à démontrer que les pratiques litigieuses ont causé un quelconque dommage à l'économie, même modéré.
430.D'abord, Essilor soutient que les pratiques alléguées n'ont eu qu'une ampleur relative, considération de nature à atténuer l'appréciation du dommage à l'économie. Le groupe se réfère sur ce point à la décision de l'Autorité dans l'affaire « Luxottica », dans laquelle le dommage à l'économie a été apprécié comme « très limité » au regard du « faible développement des ventes en ligne des montures de lunettes d'optique et des lunettes de vue » (décision Luxottica, § 1072 et 1073). De surcroît, la politique commerciale reprochée à Essilor affecte un nombre très limité d'acteurs (onze opticiens au plus dans toute la France). De même, la part du marché susceptible d'être affectée par les pratiques alléguées est résiduelle. Essilor observe que la commercialisation exclusivement en ligne des lunettes est inadaptée aux produits en cause en raison de la technicité des produits, ce qui constitue un frein au développement des ventes en ligne. En tout état de cause, malgré les restrictions alléguées, Essilor remarque qu'en l'espèce, des ventes en ligne des verres Essilor ont été réalisées par l'ensemble des acteurs de la vente en ligne. Dès lors, il n'est pas possible de conclure à une quelconque perturbation du marché du fait des pratiques en cause. Enfin, Essilor estime qu'il n'est pas possible de déduire de la durée des pratiques mises en 'uvre sur près de dix ans qu'elles ont eu une ampleur significative, dès lors que cette durée a pour unique fondement des documents contractuels collectés tardivement et non constitutifs d'une discrimination.
431.Ensuite, Essilor expose que la décision n'a pas suffisamment tenu compte des caractéristiques économiques du secteur. Ainsi, selon Essilor, le secteur en cause est par nature incompatible avec le modèle économique du commerce en ligne. Les pratiques reprochées ne peuvent pas avoir entraîné de perturbation du marché.
432.Essilor indique à ce propos que la grande majorité des consommateurs français ne souhaitent pas acheter leurs lunettes de vue en ligne en raison de l'insuffisance du niveau de service fourni par les plateformes en ligne, et en raison de leur fort attachement à l'opticien traditionnel, et de par la rapidité de l'achat en boutique par rapport à l'achat en ligne grâce à l'accompagnement des opticiens.
433.Essilor ajoute toujours à ce propos que le prix n'est pas une variable différenciante pour les consommateurs français pour l'achat de verres correcteurs en raison du système français de sécurité sociale permettant le remboursement des lunettes de vue, lequel conduit les consommateurs à se tourner vers des produits plus sophistiqués et plus chers, aux dépens des ventes en ligne, et ce d'autant plus que les consommateurs y sont exposés à diverses difficultés pour obtenir un remboursement (identification des sites et produits éligibles au remboursement, calcul des coûts de transaction en ligne, réalisation de démarches administratives pour obtenir le remboursement). Enfin, les complémentaires santé encouragent les consommateurs à acheter leurs lunettes en magasin chez leurs opticiens partenaires, ce qui permet d'obtenir des prix encore inférieurs.
434.Essilor soutient que la décision ne tient pas compte des spécificités du modèle économique des sites de vente en ligne dans la mesure où la vente en ligne porte sur des produits moins « premium » que ceux commercialisés par l'intermédiaire de boutiques physiques. Essilor se fonde sur ce point sur une comparaison des prix des lunettes de vue vendues en ligne et de celles de l'ensemble du marché, dont elle tire que les prix de gros moyens sur l'ensemble du marché restent très largement supérieurs aux prix de gros moyens des lunettes vendues en ligne, ce qui révèle une différence de gammes de produits vendus, et non un écart entre les prix pratiqués en ligne et en magasin. Essilor en conclut que les sites de vente en ligne ne sont pas en mesure de proposer profitablement des prix bas pour des produits aux prix et qualité plus élevés que la moyenne des verres, et qu'il y a une inadéquation entre le prix des verres d'Essilor et le modèle économique des sites de vente en ligne.
435.Enfin, Essilor considère qu'en l'absence d'analyse adéquate des caractéristiques économiques du secteur, l'appréciation des conséquences conjoncturelles et structurelles est erronée.
436.Ainsi, Essilor explique que les effets allégués sur le développement de la vente en ligne ne sont pas le fait des pratiques reprochées à Essilor et ne sont en tout état de cause pas démontrés. Essilor rappelle que le faible développement de la vente en ligne de lunettes de vue en France est dû à un ensemble de facteurs qui sont entièrement exogènes aux pratiques alléguées. Le groupe ajoute qu'il est admis que, dans un contexte de forte concurrence inter-marques, des restrictions à la concurrence intra-marque ne sont généralement pas susceptibles d'entraîner des effets négatifs sur la concurrence. Il réfute encore l'idée selon laquelle ses pratiques ont affecté l'attractivité et la crédibilité des opticiens en ligne. En tout état de cause, la vente en ligne n'a connu qu'une baisse des ventes marginale. De surcroît, elle a subi les hésitations des pouvoirs publics quant à sa réglementation ainsi que les critiques des professionnels de santé alertant sur les risques de la vente de verres correcteurs en ligne.
437.Essilor fait encore valoir que les pratiques alléguées n'ont pu avoir aucun effet sur les prix. Le groupe se fonde sur ce point sur une étude d'un cabinet spécialisé portant sur une comparaison entre plusieurs pays, dont elle tire qu'une hausse des ventes en ligne ne semble pas entraîner systématiquement une baisse des prix. S'agissant de cette étude, Essilor rejette les critiques de l'Autorité et expose que les données utilisées sont représentatives dès lors que GrandVision détient des parts de marché représentatives ; le groupe ajoute que l'indice économique de Fisher a permis de contrôler la variation des ventes des différents types de produits dans le temps, ce qui limite considérablement les effets de composition dans le calcul des prix moyen.
438.Enfin, Essilor reproche à la décision de ne pas avoir mis en balance les effets positifs et négatifs induits par la vente en ligne des lunettes de vue sur le bien-être des consommateurs. Si le développement des ventes en ligne a pour effet de baisser les prix au profit des consommateurs, il a également pour effet de diminuer la qualité du service offert aux consommateurs. Le risque en cas de fort développement de la vente en ligne serait en conséquence que les opticiens réduisent leurs niveaux de service pour s'aligner sur les offres des distributeurs en ligne. Les pratiques en cause semblent ainsi concourir à garantir un niveau de qualité du service relatif aux verres correcteurs.
439.Dans ses observations, l'Autorité indique, à titre liminaire, que le coefficient de 4 % au titre de la gravité et du dommage à l'économie est extrêmement modéré et qu'elle aurait pu le fixer jusqu'à 30 % conformément au paragraphe 40 du communiqué sanction.
440.S'agissant de la gravité des pratiques, l'Autorité rappelle qu'elle considère que le cadre juridique antérieur à la loi Hamon n'a jamais interdit la vente sur Internet, et que cette opinion était partagée par le service juridique d'Essilor, que sa direction a choisi d'ignorer.
441.S'agissant des justifications propres à expliquer l'échec du développement de la vente en ligne invoquées par Essilor, l'Autorité considère, d'abord, que les pratiques en cause n'ont pas présenté un caractère nécessaire et proportionné (cf. ses développements en rapport avec l'absence de justifications objectives), ensuite, qu'elles ont pu avoir la capacité à produire des effets anticoncurrentiels qui ne peuvent être considérés comme seulement hypothétiques au regard de l'importance de la marque Essilor.
442.Elle rappelle que la décision développe sur trois pages son analyse de la gravité, en sorte qu'il ne peut être soutenu qu'elle ne serait pas motivée, et que l'analyse de l'émergence d'Internet comme canal de distribution est au c'ur de l'analyse de la décision attaquée.
443.S'agissant du dommage à l'économie, l'Autorité indique, en premier lieu, sur l'ampleur des pratiques, qu'il n'est pas pertinent de comparer la décision attaquée avec celle concernant le groupe Luxottica (21-D-20), les paramètres étant différents (importance des acteurs, nature des pratiques et des marchés). Elle ajoute qu'il n'importe qu'il y ait eu peu d'acteurs actifs sur le marché de la vente en ligne, le principal étant que les pratiques ont été de nature à affecter le développement de ce marché aval. Enfin, l'existence de ventes sporadiques par lesdits acteurs n'est pas de nature à remettre en cause l'existence même de la pratique. Par ailleurs, l'Autorité rappelle que les pratiques se sont poursuivies jusqu'au 23 décembre 2020 et ont perduré 11 ans et 7 mois. Il en résulte que les pratiques ont été d'une ampleur significative.
444.En deuxième lieu, sur l'analyse des caractéristiques du secteur, l'Autorité rappelle d'abord qu'il lui incombe seulement d'analyser de façon concrète les effets potentiels et avérés de la pratique.
445.Elle précise que le niveau de service auquel est attaché le consommateur français n'explique pas les différences observées par rapport à d'autres pays, dont les consommateurs sont tout autant attachés à leur opticien, et qu'en outre les interfaces des sites sont adaptées, ainsi qu'en témoignent la réussite d'Essilor, et d'autres, dans ce domaine, ainsi qu'il ressort de l'étude Opinion Way de 2011.
446.S'agissant de la sensibilité des consommateurs français au prix des produits d'optique, l'Autorité considère que le système de remboursement ne permet pas de l'exclure. D'une part, le remboursement des frais d'optique demeure une option lors de la souscription d'une complémentaire santé, en sorte qu'une part substantielle des personnes affiliées à une assurance complémentaire de santé reste peu remboursée. D'autre part, le reste à charge reste en moyenne de 37 % (étude Galiléo, 2012), ce qui ne justifie pas d'exclure une sensibilité au prix du consommateur. Enfin, l'Autorité ajoute que les prix sont plus élevés en France que dans les autres pays voisins pour des produits de même gamme, et conteste que les consommateurs français manifestent une préférence pour des produits plus haut de gamme qu'ailleurs. En tout état de cause, l'intérêt d'acheter moins cher sur Internet demeure.
447.Sur le modèle économique des sites de vente en ligne, l'Autorité expose les insuffisances de l'étude économique produite par Essilor en ce qu'elle ne permet pas d'apprécier le poids des achats de verres sophistiqués en ligne en France et dans les pays voisins, et en ce qu'elle présente des biais (disparité des taux de marge d'acteurs différents de GrandVision non prise en compte ; incertitude sur la prise en compte de la TVA) et de l'utilisation de formules de calcul erronées. Elle ajoute que cette étude ne prouve nullement qu'il n'existait pas de demande en France pour la vente en ligne des produits d'optique, même haut de gamme, comme ceux produits par Essilor. L'Autorité conclut qu'il n'y a pas lieu de considérer que les produits d'Essilor n'auraient pas été adaptés au modèle économique des sites de vente en ligne.
448.Sur les effets des pratiques sur le développement de la vente en ligne, l'Autorité rappelle l'importance qu'avait pour les opticiens en ligne la possibilité d'accéder et de communiquer sur les produits Essilor afin de palier leur déficit de crédibilité et de pouvoir convertir les consommateurs novices en matière d'achat de lunettes en ligne. Elle ajoute qu'en tant qu'acteur dominant sur le marché de la vente de verres d'optiques, doté d'une responsabilité particulière, il appartenait à Essilor de ne pas entraver le développement du canal émergent qu'était la vente sur Internet.
449.Sur les effets des pratiques sur les prix, l'Autorité critique l'étude économique produite par Essilor en ce qu'elle ne présente aucune garantie quant à la représentativité des produits d'optique, en ce que les données de prix ne sont pas suffisamment fines pour neutraliser le risque que le prix observé dans un pays varie non pas en raison d'une modification tarifaire mais en raison du fait que GrandVision puisse vendre une proportion plus ou moins grande de verres plus chers d'une année sur l'autre (effet de composition), en ce que les prix dans les pays retenus dans l'échantillon pour l'analyse de sensibilité ont pu être eux aussi affectés par d'autres facteurs que le seul développement des ventes en ligne (variation de la demande, de la réglementation, par exemple). Il est donc impossible, selon l'Autorité, d'isoler le rôle propre du développement des ventes en ligne sur les évolutions de prix. Il en ressort qu' Essilor ne démontre pas que l'évolution des prix des produits d'optique en France n'a pas pu être affectée par le faible développement de la vente en ligne.
450.Sur la non prise en compte des effets négatifs de la vente en ligne de verres optiques, tels que la dégradation du niveau de service offert aux consommateurs, l'Autorité considère qu'il s'agit de la part d'Essilor d'une allégation purement générale et hypothétique, et qu'il n'incombe pas à un opérateur économique de s'octroyer, sous couvert de telles considérations, le rôle d'un régulateur économique.
451.Le ministre chargé de l'économie souligne le caractère nuancé et équilibré de la solution retenue par l'Autorité, et invite la Cour à confirmer la décision attaquée.
452.Le ministère public partage l'analyse de l'Autorité quant au caractère certain de la gravité des pratiques et quant au caractère très limité du dommage à l'économie. Il conclut au rejet du moyen.
Sur ce, la Cour :
453.Il résulte du point 22 du communiqué sanctions que le montant de base est déterminé en fonction de l'appréciation portée par l'Autorité sur la gravité des faits et sur l'importance du dommage causé à l'économie.
' Sur la gravité des pratiques
454.Il résulte du point 25 du communiqué sanctions que l'Autorité apprécie la gravité des faits de façon objective et concrète, au vu de l'ensemble des éléments pertinents du cas d'espèce, et ce sans préjudice des éléments propres au comportement et à la situation individuelle de l'entreprise.
455.S'agissant de l'état du droit antérieurement à la loi Hamon de 2014, la Cour rappelle, comme elle l'a indiqué notamment aux paragraphes 340 et 344 du présent arrêt, que cette loi n'a pas instauré le droit de vendre des verres correcteurs en ligne ; elle a seulement organisé cette activité en précisant certaines conditions de son exercice, et ce tout en maintenant la prohibition du colportage. Ainsi, sous réserve qu'elle ait eu lieu sous le contrôle d'un opticien-lunettier, la vente de verres correcteurs en ligne n'était nullement illicite au regard du droit interne antérieur à la loi Hamon.
456.Il résulte de ces développements que le groupe Essilor ne saurait valablement prétendre au bénéfice d'une atténuation de la sanction au titre de la gravité de la pratique, tirée de l'absence de clarté de la réglementation.
457.S'agissant de la protection des intérêts légitimes d'Essilor et de la protection de la santé des consommateurs, la Cour a déjà indiqué aux § 367 et suivants et § 372 et suivants du présent arrêt, notamment, les raisons pour lesquelles elle considère que les pratiques en cause ne peuvent être considérées comme proportionnées au regard des dispositions de l'article 102 TFUE. Il n'y a dès lors pas lieu de relativiser la gravité des pratiques de ces chefs.
458.S'agissant des facteurs exogènes ayant constitué un frein au développement des ventes en lignes de verres correcteurs, déjà évoqués (cf. § 388, § 397 du présent arrêt), leur existence n'a pu que prolonger l'impact des pratiques en cause, ce qui justifie de plus fort de reconnaître à ces dernières, comme l'Autorité l'a fait, un caractère de gravité certain.
459.Enfin, la Cour ne considère pas que les pratiques auraient revêtu le caractère d'une politique non systématique, non organisée et non structurée. Elle a au contraire été cohérente, même si elle n'a pas fait l'objet d'une application totalement rigoureuse.
' Sur le dommage causé à l'économie
460.Comme le précise le point 27 du communiqué sanctions, le dommage causé à l'économie intègre non seulement le transfert et la perte de bien-être que l'infraction est de nature à engendrer au détriment des consommateurs intermédiaires ou finals et de la collectivité dans son ensemble, mais aussi, notamment, son incidence négative sur les incitations des autres acteurs économiques, par exemple en matière d'innovation.
461.Il résulte du point 28 du même communiqué que le dommage causé à l'économie ne se présume pas. L'Autorité en apprécie l'importance de façon objective, au vu de l'ensemble des éléments pertinents du cas d'espèce, sans toutefois devoir le chiffrer comme s'il s'agissait d'un préjudice individuel.
462.En premier lieu, s'agissant de l'ampleur des pratiques, la Cour considère que l'appréciation du dommage causé à l'économie faite par l'Autorité dans sa décision n° 21-D-20 du 22 juillet 2021 concernant une entente verticale imputée au groupe Luxottica, fournisseur de montures de lunettes de vue et de lunettes de soleil, ne saurait fonder une critique portant sur l'appréciation du dommage à l'économie dans la présente affaire dès lors que les entreprises en cause, leurs positions sur le marché, les pratiques et leur qualification, les produits en cause, sont tous différents. En outre, le nombre limité de vendeurs en ligne, dans la présente affaire, n'implique pas que le dommage causé à l'économie ne puisse être « certain » et « modéré », selon l'appréciation de l'Autorité, dès lors que les pratiques ont affecté un canal de distribution émergent, qui donc n'avait qu'un poids économique modéré, mais était susceptible de croissance et d'attirer de nouveaux entrants.
463.En deuxième lieu, s'agissant des caractéristiques économiques du secteur en cause, si les habitudes acquises par les consommateurs sont avérées (attachement à l'opticien traditionnel, achat en boutique), il convient toutefois de relever qu'elles ont été acquises dans un contexte où l'alternative de la vente en ligne n'existait pas, en sorte qu'il ne peut en être tiré que les habitudes des consommateurs n'auraient pas pu évoluer. Au demeurant la vente en ligne a pris une ampleur plus importante dans nombre d'autres pays voisins (point admis par les parties), alors que rien n'indique que l'attachement des consommateurs envers leurs opticiens serait moindre à l'étranger.
464.L'argumentation selon laquelle les consommateurs français seraient moins sensibles au prix, qui ne serait pas une variable discriminante, en raison du système de remboursement par la sécurité sociale et les mutuelles, n'est pas convaincante. En effet, il existe toujours un « reste à charge » qui peut être situé autour du tiers du prix d'une paire de lunettes de vue, ce qui est loin d'être négligeable. Dès lors, l'incitation que constitue un prix plus bas ne peut être regardée comme nulle, et ce quelle que soit la gamme du verre. Elle avait vocation à profiter à la vente en ligne.
465.L'argumentation selon laquelle le consommateur français n'orienterait son choix que sur des verres de plus haut de gamme, incompatibles avec le modèle économique des sites de vente en ligne, selon Essilor, du fait de l'orientation dudit modèle sur les prix, n'est dès lors pas non plus convaincante. D'ailleurs, rien ne prouve que si des verres de marque Varilux (par exemple), avaient pu être vendus en ligne, ils n'auraient pas trouvé leur public.
466.L'argumentation selon laquelle les divers coûts de transaction qui pèsent sur le consommateur lors de l'achat en ligne (identification des sites, des produits concernés par un remboursement, démarches administratives, etc.) seraient de nature à limiter le développement de ce canal de vente n'est pas non plus convaincante dans la mesure où ces coûts sont également implicitement présents dans la vente en boutique. Dans ce dernier cas, ces coûts sont intégrés au prix des lunettes à travers le service rendu par l'opticien, qui constitue pour lui une charge structurelle (charges salariales, investissement informatique, etc.). Dans tous les cas, le consommateur supporte ces charges, soit directement, dans le cas de la vente en ligne, soit indirectement à travers le coût du service fourni par l'opticien en dur et dont la valeur se retrouve dans le prix de vente des lunettes. Il en résulte qu'un consommateur sensible au prix peut tout autant accepter de supporter les coûts de transaction précités, à travers le temps qu'il consacrera à l'achat en ligne.
467.S'agissant de l'argumentation d'Essilor selon laquelle, les verres de marque Essilor et a fortiori Varilux ne sont pas des candidats naturels à la vente en ligne, compte tenu de leur positionnement prix et qualité plus élevés que la moyenne des verres, puisque les sites de vente en ligne ne vendraient, pour l'essentiel, que des produits d'entrée ou de milieu de gamme, la Cour n'est pas non plus convaincue.
468.Elle observe, d'abord, que les produits d'entrée et de milieu de gamme représentent a minima les deux tiers des ventes des opticiens, tous canaux de vente confondus (cf. mémoire d'Essilor, tableau figurant au § 532) ; il n'est donc nullement surprenant que ces gammes de verre représentent l'essentiel des ventes en ligne. Corrélativement, la Cour ne saurait admettre que les opticiens en dur ne vendraient que des produits haut de gamme.
469.Ensuite, si le différentiel de prix de gros moyen constaté entre les vendeurs en ligne et en dur d'une paire de lunettes de vue (en France en 2018, 20 € en ligne, 40 € en magasin, cf. le mémoire d'Essilor, § 539 et le graphique) s'explique certainement pour une partie par une préférence des vendeurs en ligne pour les produits d'entrée ou de milieu de gamme, cette considération n'exclut nullement que ces vendeurs ne puissent pratiquer des prix plus bas sur des produits premium, pour autant que la possibilité de les vendre leur soit donnée, même si leur marge est moindre sur ces produits. En effet, un vendeur peut avoir intérêt à proposer des produits du segment haut de gamme, même en consentant à une faible marge, afin de crédibiliser son image auprès des consommateurs, et par ce biais, d'accroître indirectement ses ventes sur l'ensemble des gammes de verres. Corrélativement, il ne peut être exclu qu'un consommateur puisse trouver de son intérêt d'acquérir en ligne des verres Varilux ne nécessitant la prise que de deux mesures (cf. § 287 et suivants du présent arrêt) à un prix moindre que dans une boutique.
470.Il ne saurait ainsi être admis que le modèle économique de la vente en ligne de verres correcteurs serait par nature incompatible avec la vente de verres premium, en sorte que les pratiques en cause n'auraient pu avoir aucun effet, même potentiel, sur le développement de ce canal de vente.
471.S'agissant de l'appréciation des conséquences des pratiques sur le développement de la vente en ligne, la Cour a exposé en quoi la possibilité pour les vendeurs en ligne d'accéder aux produits du groupe Essilor et de communiquer sur ses marques présentait un intérêt certain (cf. § 175, § 317 du présent arrêt). Les facteurs exogènes aux pratiques qui ont été déjà été décrits (§ 388, § 397 du présent arrêt) et qui sont de nature à freiner le développement des ventes en ligne de verres correcteurs ne sauraient dès lors être regardés suffisants pour écarter tout effet potentiel ou effectif des pratiques en cause.
472.S'agissant de l'appréciation des conséquences des pratiques sur les prix, la Cour observe que l'étude économique produite par Essilor porte sur les produits vendus par GrandVision, qui sont essentiellement des produits vendus sous marque de distributeur, lesquels ne relèvent pas du segment du haut de gamme. Cette étude n'enseigne donc rien quant à l'effet sur les prix de la vente en ligne de verres de haut de gamme. Or précisément, c'est sur ce type de ventes que les pratiques ont cause sont susceptibles d'avoir produit un effet.
473.En outre, la Cour relève que l'analyse économique précitée, corrigée des effets de composition et des variations des conditions de demande et de concentration, exclut quatre des six pays dans lesquels la vente en ligne est la plus développée (Suède, Danemark, Hongrie et Pologne). Une telle restriction ne peut qu'affaiblir la portée de ses conclusions.
474.Enfin, la Cour, comme elle l'a indiqué précédemment (cf. § 298 du présent arrêt), considère qu'une pression sur les prix des verres premiums aurait pu avoir des effets sur le parcours du consommateur et en conséquence, potentiellement, sur la structure des prix de l'ensemble des gammes de verres.
475.L'argumentation d'Essilor selon laquelle les pratiques alléguées n'ont pu avoir aucun effet sur les prix n'a donc pas convaincu la Cour.
476.S'agissant de la mise en balance des effets positifs et négatifs induits par la vente en ligne de lunettes de vue, la Cour, comme elle l'a indiqué (§ 466 du présent arrêt), considère que la qualité du service apporté par l'opticien en dur a nécessairement un coût, in fine supporté par le consommateur. Or, il n'appartient pas à Essilor de décider si ce coût est un bien pour le consommateur, étant rappelé qu'aux termes de l'article L. 4362-10-1 du code de la santé publique, dans sa version issue de la loi Hamon, « [l]ors de la vente en ligne en ['] de verres correcteurs, les prestataires concernés permettent au patient d'obtenir des informations et conseils auprès d'un opticien-lunetier ['] ».
477.L'Autorité n'avait donc pas à entrer dans de telles considérations.
C. Sur la durée des pratiques
478.Dans la décision attaquée (§ 815 à 819), l'Autorité expose qu'en application des modalités de calcul précisées par le communiqué sanctions (point 42), il résulte de la durée des pratiques, qui se sont déroulées du 29 avril 2009 au 23 décembre 2020, soit pendant 11 ans et 7 mois, que le coefficient multiplicateur doit être fixé à 6,29 dans le cas d'Essilor International SAS.
479.Dans le cas d'EssilorLuxottica SA, dont la responsabilité a été retenue à compter du 1er octobre 2018 en sa qualité de société mère, la durée de sa participation a été fixée à 19 % de la durée totale des pratiques.
480.Le groupe Essilor soutient que la durée des pratiques retenue par l'Autorité, à savoir 11 ans et 7 mois, ne saurait être admise, tant en ce qui concerne le point de départ allégué, le 29 avril 2009, date d'un courriel interne, qu'en ce qui concerne le terme de la pratique, le 23 décembre 2020, date de la notification de griefs.
481.S'agissant du courriel du 29 avril 2009, Essilor considère qu'il ne fait que révéler ses interrogations légitimes sur la vente en ligne de ses produits, qu'il croyait interdite à l'époque. Il ajoute qu'en tout état de cause, une intention anticoncurrentielle (quod non) ne saurait suffire à caractériser un abus de position dominante. Il considère que le point de départ qu'il conviendrait de retenir devrait être fixé au 25 mai 2010 au plus tôt, date de sa première mise en demeure du site Acheter-lunettes.com (cote 1202).
482.S'agissant de la date du 23 décembre 2020, Essilor soutient que l'Autorité n'a pas apporté le moindre élément tangible de preuve des prétendues pratiques après le 19 décembre 2013. Il considère en effet qu'aucune conséquence ne pouvait être tirée de l'adoption par Essilor de ses CVG et CVP, retenue opportunément par l'Autorité pour rallonger de 7 ans la durée des pratiques, et ce sans la moindre démonstration d'un effet anticoncurrentiel, au moins potentiel.
483.Il conclut que la durée qui aurait dû être retenue devait être de 3 ans et 7 mois, et qu'en conséquence le coefficient multiplicateur devait être fixé à 2,29.
484.Dans ses observations, l'Autorité réplique, en premier lieu, qu'il lui était permis de retenir, comme point de départ des pratiques, toute pièce illustrant de manière concrète la politique discriminatoire à l'égard de la vente en ligne qu'Essilor avait décidé de mener, et qu'en l'espèce, l'échange du 29 avril 2009 constitue une manifestation concrète de cette politique. Elle considère qu'elle pouvait légitimement considérer que les documents préparant la politique d'Essilor vis-à-vis de la vente en ligne constituaient le point de départ du grief retenu.
485.En second lieu, l'Autorité considère que les CVG et CVP étant toujours en vigueur lors de la notification de griefs, et constituant, à elles seules, une preuve de la restriction des ventes en ligne des verres Varilux et de la continuité de la politique discriminatoire d'Essilor à l'égard des sites de vente en ligne de verres optiques, elle était fondée à fixer la date de fin des pratiques à l'envoi de ladite notification.
486.Le ministre chargé de l'économie partage l'analyse de l'Autorité.
487.Le ministère public partage l'analyse de l'Autorité et relève que les comportements reprochés visaient un canal de vente dès son émergence et qu'ils avaient toujours cours vingt ans plus tard.
Sur ce, la Cour :
488.Il résulte du point 22 du communiqué sanctions que la durée de la pratique fait l'objet d'une prise en compte pour l'appréciation tant de la gravité des faits que de l'importance du dommage causé à l'économie.
489.Les modalités du calcul du coefficient qui rend compte de la durée de la pratique sont précisées au point 42 dudit communiqué sanctions.
490.En l'espèce, le principe et les modalités du calcul du coefficient de durée ne sont pas critiqués ; seules le sont les dates de début et de fin de la pratique retenues par l'Autorité.
491.S'agissant de la date retenue pour fixer le début de la pratique, la Cour considère que c'est à juste titre que l'Autorité a retenu le 29 avril 2009 pour les raisons exposées aux § 330 et suivants du présent arrêt.
492.S'agissant de la date retenue pour fixer la fin des pratiques poursuivies, à savoir la date de la notification de griefs, la Cour considère que cette date s'imposait, les pratiques s'étant poursuivies de façon continue du seul fait de la teneur des CVG et CVP, ainsi qu'il a été exposé aux § 323 et suivants du présent arrêt.
493.Il n'y a donc pas lieu de modifier le coefficient de durée retenu par l'Autorité.
D. Sur l'élément d'individualisation de la sanction tiré de l'absence de clarté de la réglementation
494.Dans la décision attaquée (§ 721 et suivants), l'Autorité indique qu'Essilor avait manifestement connaissance de la licéité de la vente en ligne des verres correcteurs et de l'absence de circonstances légitimes de nature à justifier la mise en 'uvre des restrictions à l'égard des sites de vente en ligne (cotes 2080-83, 10366-67, par exemple).
495.Elle expose ainsi que dès avant la loi Hamon, la licéité de la vente en ligne de lunettes de vue était connue des acteurs du secteur, telle l'Union des opticiens. Elle note encore que dès 2010 Essilor avait vendu des verres de marque blanche à des acteurs du commerce en ligne en France, et que les sites de vente en ligne proposaient des lunettes de vue de manière transparente vis-à-vis des autorités françaises compétentes en matière de santé publique.
496.Elle conclut que l'argument relatif au défaut de clarté du régime juridique applicable à la vente en ligne avant l'adoption de la loi Hamon, dont l'un des objectifs était d'encourager le développement de ce mode de commercialisation, ne saurait être retenu pour atténuer, en l'espèce, la gravité des pratiques.
497.Le groupe Essilor soutient qu'antérieurement à l'entrée en vigueur de la loi Hamon de 2014, la complexité et l'incertitude de l'environnement réglementaire prévalaient s'agissant de la licéité de la vente en ligne de produits d'optique.
498.Elle en conclut que l'Autorité devait prononcer une réduction du montant de la sanction de ce chef, comme la jurisprudence l'admet (CA Paris, 24 septembre 2015, Société nouvelles des yaourts Littée, RG n° 2014/16108), Essilor n'ayant eu d'autre choix, dans ce contexte d'incertitude, que de prendre les précautions nécessaires à la vente de ses verres sur Internet.
499.Dans ses observations, l'Autorité réplique qu'Essilor, non seulement avait parfaitement conscience de la possibilité de vendre des verres optiques sur Internet en France, mais avait, de plus, été avertie par sa direction juridique de l'impossibilité d'interdire la revente sur Internet à ses distributeurs.
500.Le ministre chargé de l'économie considère que l'ambiguïté de la licéité de la vente en ligne de produits d'optique, antérieurement à la loi Hamon, n'était que relative.
501.Le ministère public indique que la circonstance tenant à l'absence de clarté de la réglementation alléguée ne peut être retenue comme circonstance atténuante.
Sur ce, la Cour :
502.Comme indiqué aux § 340 et § 344 du présent arrêt, et encore au § 455, la loi Hamon de 2014 n'a pas instauré le droit de vendre des verres correcteurs en ligne ; elle a seulement organisé cette activité en précisant certaines conditions de son exercice, et ce tout en maintenant la prohibition du colportage. Ainsi, sous réserve qu'elle ait eu lieu sous le contrôle d'un opticien-lunettier, la vente de verres correcteurs en ligne n'était nullement illicite au regard du droit interne antérieur à la loi Hamon.
503.Par ailleurs, le service juridique d'Essilor, après avoir mené sa propre analyse du droit, a conclu dans le même sens que « nos études confirment la possibilité de pratiquer les ventes en ligne dans le respect d'un certain cadre réglementaire (qui est le même cadre que pour des ventes « en dur ») (courriel du 12 juin 2009, cote 2006), tout en précisant que « cette note est susceptible d'être à nouveau complétée à l'issue de la conférence organisée par l'Autorité de la concurrence 'la vente en ligne : quelles règles du jeu pour la concurrence', qui se tient lundi 15/06 » (courriel du 8 juin 2009, cote 2006).
504.Il résulte de ces développements que le groupe Essilor ne saurait valablement prétendre au bénéfice d'une atténuation de la sanction à titre d'individualisation, tirée de l'absence de clarté de la réglementation.
E . Sur les autres éléments d'individualisation de la sanction
505.Dans la décision attaquée (§ 827 à 844), l'Autorité indique, en premier lieu, que l'appréciation de la situation individuelle peut conduire à prendre en considération l'envergure de l'entreprise en cause ou du groupe auquel elle appartient. Elle rappelle qu'il ressort du droit de l'Union qu'il est légitime de tenir compte du chiffre d'affaires global de l'entreprise sanctionnée, en ce que celui-ci est de nature à donner une indication de sa taille, de sa puissance économique et de ses ressources au moment de l'adoption de la décision litigieuse. Elle précise encore que les sociétés Essilor International SAS et EssilorLuxottica SA constituent, prises ensemble, une entreprise au sens du droit de la concurrence, et note que la première consolide ses comptes au sein de la seconde.
506.En conséquence, afin d'assurer le caractère à la fois dissuasif et proportionné de la sanction au regard de la situation financière propre à l'entreprise au moment où elle est sanctionnée, l'Autorité a augmenté de 10 % le montant de la sanction.
507.En second lieu, l'Autorité expose que la prise en compte du caractère d'entreprise « mono-produit » a pour finalité d'éviter que l'application de la méthode normale de détermination des sanctions aboutisse à des montants disproportionnés (CA Paris, 21 décembre 2017, RG n° 16/15499). Elle précise qu'elle tient en conséquence compte de la valeur des ventes utilisée comme assiette de la sanction, et compare ce chiffre au montant du chiffre d'affaires annuel total déclaré par l'entreprise ou, le cas échéant, au montant du chiffre d'affaires annuel total consolidé du groupe auquel celle-ci appartient.
508.Elle ajoute que lorsque la société mère est tenue pour solidairement responsable en raison de son influence déterminante, il lui appartient, comme à sa filiale, de démontrer qu'elle a elle-même le caractère d'entreprise « mono-produit » (CA Paris, 20 décembre 2018, RG 17/21459).
509.Elle précise enfin qu'en l'espèce, la valeur des ventes retenue ne représente qu'un faible pourcentage du chiffre d'affaires annuel total d'Essilor International SA jusqu'à 2017 (7 490 000 000 euros en 2017) et, a fortiori, d'EssilorLuxottica SA à compter de 2018 (17 390 000 000 euros en 2019). Elle conclut qu'il n'y a pas lieu de retenir ce critère aux fins de minoration de la sanction.
510.Le groupe Essilor, en premier lieu, déduit de ce que la preuve de la réalité des pratiques n'est pas rapportée postérieurement au mois de décembre 2013, qu'il y a lieu d'annuler la majoration de 10 % pour appartenance à un groupe, la fusion d'Essilor et Luxottica n'étant intervenue qu'en 2018.
511.À titre subsidiaire, Essilor demande à la Cour de diminuer le taux de la majoration au titre de l'appartenance à un groupe. Il considère en effet que la majoration de 10 % retenue ne peut être regardée comme proportionnée dans la mesure où le montant de base de 73 697 666 revêt déjà un caractère extrêmement dissuasif. Il rappelle encore que l'appartenance d'Essilor International au groupe EssilorLuxottica date d'octobre 2018 seulement et n'a ainsi été effective que sur une durée limitée (2 ans et 2 mois).
512.En second lieu, le groupe Essilor soutient qu'Essilor International devait se voir reconnaître le statut d'entreprise mono-produit en application du point 48 du communiqué sanctions, puisque la valeur des ventes en lien avec l'infraction est en l'espèce proche du chiffre d'affaires de l'entreprise sanctionnée (décision n° 16-D-11 du 6 juin 2016 relative à des pratiques mises en 'uvre dans le secteur de la diffusion de la télévision par voie hertzienne terrestre, para. 348). En l'espèce, la valeur des ventes de verres a concerné environ 70 % du chiffres d'affaires total en France d'Essilor International SAS en 2019.
513.Il conteste la pertinence de l'argumentation de l'Autorité qui, pour lui refuser le bénéfice de cette circonstance, a comparé la valeur des ventes retenue au chiffre d'affaires annuel total d'Essilor International SA, puis d'EssilorLuxottica à compter de 2018 : en procédant ainsi, l'Autorité a opéré une comparaison sur des bases qui ne sont pas homogènes, ce que la jurisprudence proscrit (CA Paris, 14 avril 2016, Graham&Brown et al, RG n° 2015/01855).
514.Dans ses observations, l'Autorité expose que les éléments d'individualisation prévus par le point 48 du communiqué sanctions s'apprécient au moment du prononcé de la sanction afin d'assurer son caractère à la fois dissuasif et proportionné.
515.Elle indique, en premier lieu, que la majoration de la sanction de 10 % appliquée reste modérée au regard de l'envergure du groupe et rappelle que la valeur des ventes retenue ne représente qu'1,5 % du chiffre d'affaires total du groupe au moment du prononcé de la sanction. Elle précise enfin que la durée d'appartenance de l'auteur de la pratique au groupe est sans pertinence pour l'appréciation de cette majoration.
516.En second lieu, l'Autorité indique que c'est au niveau de l'entreprise consolidante du groupe qui s'est vu infliger la sanction qu'il convient d'apprécier le caractère mono-produit (CA Paris, 20 décembre 2018, RG n° 17/21459, sur renvoi après cassation partielle de l'arrêt du 14 avril 2016 mentionné par le groupe Essilor).
517.Le ministre chargé de l'économie et le ministère public partagent l'analyse de l'Autorité.
Sur ce, la Cour :
518.Il résulte des points 43 et suivants du communiqué sanctions que l'Autorité peut prendre en compte différentes circonstances atténuantes ou aggravantes caractérisant le comportement de l'entreprise mise en cause dans la commission des infractions.
' Sur la majoration de 10 % au titre de l'appartenance à un groupe
519.Conformément à l'article L.464-2 du code de commerce, les sanctions pécuniaires doivent être proportionnées notamment à la situation de l'entreprise ou du groupe auquel elle appartient.
520.Le communiqué sanctions développe des critères d'individualisation et prévoit (point 49) que le montant de base de la sanction à infliger à une entreprise peut être adapté à la hausse pour tenir compte de la taille, de la puissance économique ou de l'importance des ressources globales de l'entreprise concernée ou du groupe auquel elle appartient, en particulier, dans cette dernière hypothèse, lorsque l'infraction est également imputable à la société qui la contrôle au sein du groupe.
521.En l'espèce, en premier lieu, la Cour a déjà exposé les raisons pour lesquelles elle considère que l'Autorité a pu valablement retenir que la pratique s'était poursuivie jusqu'à la date de la notification de griefs, le 23 décembre 2020 (cf. les § 315 et suivants du présent arrêt).
522.En second lieu, il n'est pas contesté qu'EssilorLuxottica SA soit la maison-mère et détienne le capital social de la société Essilor International SAS. Ainsi, les parties ne contestent pas l'imputabilité des pratiques à la maison-mère à compter du 1er octobre 2018, comme l'Autorité l'a retenu.
523.Si la sanction doit être proportionnée à la situation de l'entreprise ou le cas échéant du groupe auquel elle appartient, ainsi que le prescrit l'article L.462-4 du code de commerce, ce principe, qui n'est que la traduction du principe de l'individualisation des sanctions, s'applique à l'égard de l'entreprise prise au sens du droit de la concurrence, et non à l'égard des personnes juridiques la constituant. Ainsi, la capacité contributive doit être appréciée non seulement au regard de la situation de la filiale mais également de celle de la société mère, en l'absence d'autonomie de la première à l'égard de la seconde.
524.Lorsque l'assiette servant à la détermination du montant de base est constituée de la valeur des ventes réalisées uniquement par la filiale, il est d'autant plus nécessaire de tenir compte de la puissance économique et/ou de ses ressources globales du groupe contrôlé par la mère pour garantir un effet dissuasif à la sanction. À cet égard, le niveau du chiffre d'affaires total réalisé par la société mère et le rapport de la valeur des ventes de la filiale en relation avec l'infraction avec ce chiffre d'affaires total peuvent constituer, ensemble, un critère pertinent pour apprécier s'il y a lieu d'appliquer une telle majoration.
525.La valeur des ventes retenue comme assiette de la sanction peut être située aux environs de 295 millions d'euros (tableau, supra § 403 du présent arrêt), soit 1.5 % du chiffre d'affaires mondial consolidé du groupe de l'année 2021, qui s'est élevé à 19,82 milliards d'euros (décision, § 841 et 843). La majoration globale de la sanction de 10 % au titre de l'appartenance à un groupe, est d'environ 7,36 millions d'euros (tableau supra).
526.La Cour constate que ce montant de majoration n'est pas disproportionné en considération des ressources de l'entreprise en cause et des caractéristiques de la pratique (dommage certain mais modéré). Le taux retenu permet ainsi de satisfaire les objectifs précités d'individualisation et de dissuasion dans le respect de l'article L. 464-2 du code de commerce.
527.Il n'y a dès lors pas lieu de modifier le taux de majoration retenu par l'Autorité.
' Sur le caractère mono-produit de l'activité d'Essilor
528.Il résulte des points 47 et 48 du communiqué sanctions que l'Autorité « peut » adapter à la baisse la sanction pécuniaire du fait que l'entreprise concernée mène l'essentiel de son activité sur le secteur ou marché en relation avec l'infraction (entreprise « mono-produit ») afin d'assurer le caractère à la fois dissuasif et proportionné de ladite sanction.
529.Il reste qu'aucun texte ne précise comment cette circonstance doit être appréciée, celle-ci ne figurant notamment pas au nombre des critères légaux de l'article L. 464-2 du code de commerce.
530.La Cour considère que la raison d'être de la prise en compte de l'activité mono-produit d'une entreprise est de constituer un correctif au mécanisme de détermination de l'assiette de la sanction pécuniaire dans le cas de certaines entreprises qui exercent majoritairement leur activité sur le marché où sont commises les pratiques, et lorsque la valeur des ventes qu'il conviendrait de retenir pourrait conduire à fixer un montant de base de la sanction supérieur au plafond légal de 10 % du chiffre d'affaires de l'entreprise.
531.La Cour considère encore que ce critère ne saurait être regardé comme une circonstance atténuante générale et faire l'objet d'une application automatique, dès lors qu'il est sans pertinence au regard de la gravité et de la durée de l'infraction et qu'il n'y a pas lieu, par ce biais, d'avantager les entreprises les moins diversifiées.
532.Il convient encore d'apprécier le caractère mono-produit de l'activité de l'entreprise au sens du droit de la concurrence, et non à l'égard des personnes juridiques la constituant, et donc en rapportant la valeur des ventes affectées (ou le montant de base de la sanction qui en résulte) au chiffre d'affaires consolidé dans le cas de l'appartenance de l'entreprise à un groupe.
533.La Cour constate que le montant de la sanction, même en intégrant la majoration pour appartenance à un groupe (81 067 432 d'euros), n'atteint pas, loin s'en faut, le seuil de 10 % du chiffre d'affaires mondial consolidé du groupe en 2021 (1,98 milliards d'euros), et que la valeur des ventes retenue représente 1,5 % environ dudit chiffre d'affaires mondial consolidé.
534.En conséquence, comme l'Autorité l'a apprécié, il n'y a pas lieu de corriger le montant de la sanction en application du caractère mono-produit de l'activité d'Essilor International SAS.
535.Il résulte de l'ensemble de ces développements que le moyen proposé par Essilor en vue de la réformation de la sanction infligée par l'Autorité sera rejeté.
536.Par ailleurs, la Cour partage l'appréciation de l'Autorité quant à l'ampleur et au caractère de gravité certain des pratiques et quant au caractère certain mais modéré du dommage causé à l'économie, justifiant de retenir une proportion de 4 % de la valeur retenue par l'Autorité comme assiette des sanctions pécuniaires.
537.L'ensemble des moyens proposés par Essilor étant écartés, son recours sera rejeté.
IV. SUR LES FRAIS IRRÉPÉTIBLES ET LES DÉPENS
538.Les sociétés Essilor International SAS et EssilorLuxottica SA n'ont pas formé de demande tendant à l'octroi d'une indemnité au titre de l'article 700 du code de procédure civile. Les dépens seront laissés à leur charge.
PAR CES MOTIFS
La Cour, statuant publiquement,
REJETTE la demande des sociétés Essilor International SAS et EssilorLuxottica SA tendant à enjoindre à l'Autorité de la concurrence de ne plus faire figurer la décision n° 22-D-16 du 6 octobre 2022 sur le site Internet de l'Autorité telle qu'elle a été publiée le 8 novembre 2022, de publier une nouvelle version non confidentielle de ladite décision occultant l'ensemble des informations sur lesquelles portaient les demandes d'Essilor du 2 novembre 2022 ayant bénéficié des décisions de classement n° 16-DSA-277 et n° 16-DSA-286 ;
REJETTE le recours ;
LAISSE aux sociétés Essilor International SAS et EssilorLuxottica SA la charge des dépens.
DIT que le présent arrêt sera transmis à la Commission européenne en application de l'article 15, paragraphe 2, du règlement (CE) n° 1/2003 du Conseil du16 décembre 2002 relatif à la mise en 'uvre des règles de concurrence prévues aux articles 81 et 82 du traité.