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Décisions

CA Versailles, ch. com. 3-2, 10 décembre 2024, n° 23/04019

VERSAILLES

Arrêt

Infirmation

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Guerlot

Conseillers :

M. Roth, Mme Cougard

Avocats :

Me Dumeau, Me Zerhat, Me Nefati, Me Aygun, SCP N

T. com. Pontoise, 8e ch., du 12 juin 202…

12 juin 2023

EXPOSE DU LITIGE

Le 19 août 2019, le tribunal de commerce de Pontoise a placé la SARL [20] en liquidation judiciaire et désigné la société [N] liquidateur.

Le 20 novembre 2020, considérant que les opérations de la procédure collective avaient mis en évidence des fautes de gestion imputables à Mme [E] et à M. [F], le procureur de la République a requis leur condamnation à une sanction personnelle.

Les 4 et 5 janvier 2022, le liquidateur a assigné Mme [E] et M. [F] devant le tribunal de commerce de Pontoise en vue de leur condamnation au titre de l'insuffisance d'actif.

Le 12 juin 2023, par jugement contradictoire, le tribunal de commerce de Pontoise a :

- rejeté les exceptions de nullité et fins de non-recevoir formulées par M. [F] ;

- condamné solidairement Mme [E] et M. [F] à payer à la société [N] la somme de 600 000 euros au titre du " comblement de l'insuffisance d'actif " ;

- condamné Mme [E] et M. [F] à une interdiction de diriger, gérer, administrer ou contrôler directement ou indirectement toute entreprise commerciale ou artisanale pour une durée de 5 ans ;

- condamné solidairement Mme [E] et M. [F] à payer à la société [N] la somme de 3 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

- condamné solidairement Mme [E] et M. [F] aux dépens.

Le 22 juin 2023, Mme [E] a interjeté appel de ce jugement en ce qu'il a :

- déclaré qu'elle a commis des fautes de gestion ;

- déclaré la société [N] bien fondée en sa demande ;

- l'a condamnée solidairement avec M. [F] à payer à la société [N] la somme de 600 000 euros au titre du comblement de l'insuffisance d'actif ;

- déclaré le Procureur bien fondé en sa demande ;

- l'a condamnée à une interdiction de diriger, gérer, administrer ou contrôler une entreprise artisanale ou commerciale pour une durée de 5 ans ;

- l'a condamnée solidairement à verser la somme de 3 000 euros à la société [N] au titre de l'article 700 du code de procédure civile.

L'affaire a été enregistrée sous le numéro RG 23/04019.

Le 19 juillet 2023, M. [F] a interjeté appel de ce jugement en toutes ses dispositions, à l'exception celles par lesquelles il a rejeté les exceptions de nullité et fins de non-recevoir qu'il avait formulées. Cette affaire a été enregistrée sous le numéro RG 23/04951.

Le 20 août 2023, les deux affaires ont été jointes sous le numéro RG 23/04019.

Par dernières conclusions du 12 mai 2024, Mme [E] demande à la cour d'infirmer le jugement du 12 juin 2023 en ce qu'il :

l'a condamnée solidairement avec M. [F] à payer à la société [N], ès-qualités, la somme de 600 000 euros au titre de comblement de l'insuffisance d'actif de la société [20] ;

l'a condamnée à une interdiction de diriger, gérer, administrer ou contrôler directement ou indirectement toute entreprise commerciale ou artisanale pour une durée de 5 ans ;

l'a condamnée, solidairement avec M. [F], à payer à la société [N], ès-qualités, la somme de 3 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'aux dépens ;

Statuant à nouveau,

- débouter tant le ministère public que la société [N], ès-qualités, de leur demande de condamnation financière au titre du comblement de l'insuffisance d'actif de la société [20] à son encontre ;

- débouter tant le ministère public que la société [N], ès-qualités, de leur demande d'interdiction de diriger, gérer, administrer ou contrôler directement ou indirectement toute entreprise commerciale ou artisanale à son encontre ;

- débouter la société [N], ès-qualités, de sa demande de condamnation au titre de l'article 700 du code de procédure civile telle que dirigée contre elle ;

- débouter tant le ministère public que la société [N], ès-qualités, de l'ensemble de leurs demandes telles que dirigées contre elle.

Par dernières conclusions du 17 mai 2024, M. [F] demande à la cour de :

In limine litis,

- prononcer le sursis à statuer dans l'instance N° RG 23/04019 jusqu'au recouvrement des factures pendantes par la société [N] et la vérification du passif ;

Au fond,

- infirmer le jugement en ce qu'il a ;

- déclaré que M. [F] a commis des fautes de gestion ;

- déclaré la société [N] prise en la personne de M. [N], en qualité de liquidateur de la société [20] bien fondée en sa demande ;

- condamné solidairement Mme [E] et M. [F] à payer à la société [N], prise en la personne de M. [N], en qualité de liquidateur de la société [20], la somme de 600 000 euros au titre du comblement de l'insuffisance d'actif ;

- déclaré le procureur de la République recevable et bien fondé en sa demande d'interdiction professionnelle à l'encontre de M. [F] ;

- condamné M. [F] à une interdiction de diriger, gérer, administrer ou contrôler directement ou indirectement toute entreprise commerciale ou artisanale pour une durée de 5 ans ;

- déclaré la société [N], prise en la personne de M. [N], en qualité de liquidateur de la société [20], bien fondée en sa demande au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

- condamné solidairement Mme [E] et M. [F] à payer à la société [N], prise en la personne de M. [N], en qualité de liquidateur de la société [20], la somme de 3 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

- condamné solidairement Mme [E] et M. [F] aux dépens de la présente instance, en ce compris les frais de greffe, lesquels liquidés à la somme de 150,24 euros TTC.

Et statuant à nouveau,

- rejeter la demande de condamnation au comblement du passif à son égard ;

- rejeter la demande de sanction personnelle à son égard.

Le 10 juillet 2024, sur incident, le conseiller de la mise en état a écarté la demande de sursis à statuer présentée par M. [F].

La déclaration d'appel de Mme [E] a été signifiée à la société [N] le 10 juillet 2023 par remise à personne habilitée ; ses conclusions ont été signifiées à la société [N] le 3 août 2023 selon les mêmes modalités.

Les premières conclusions de M. [F] ont été signifiées à la société [N] le 13 octobre 2023, par remise à personne habilitée.

La société [N] n'a pas constitué avocat.

Le 18 octobre 2023, le ministère public, partie principale, a conclu à la confirmation du jugement entrepris.

Le 7 octobre 2024, le conseiller de la mise en état a prononcé la clôture de l'instruction.

Pour plus ample exposé des moyens et prétentions des parties, il est renvoyé aux conclusions susvisées.

MOTIFS

1. Sur la demande de sursis à statuer

M. [F] a fait valoir oralement à l'audience que sa demande de demande de sursis à statuer, écartée par le conseiller de la mise en état le 10 juillet 2024, n'avait plus d'objet. Cette prétention est toutefois maintenue dans ses écritures.

Comme le conseiller de la mise en état l'a retenu, l'action en responsabilité pour insuffisance d'actif étant recevable même si les opérations de vérification du passif et de réalisation des actifs ne sont pas achevées, il entre dans les pouvoirs de la cour d'appel, statuant sur l'appel d'un jugement prononçant sur la responsabilité d'un dirigeant, de fixer le montant de l'insuffisance d'actif, qui peut être discuté par les parties.

Le sursis à statuer sollicité dans l'attente du résultat des démarches du liquidateur en vue du recouvrement de certaines créances de la société liquidée ou de la vérification de certains éléments du passif est en conséquence inutile.

Cette demande sera donc rejetée.

2. Sur la responsabilité pour insuffisance d'actif

2-1. Sur le montant de l'insuffisance d'actif

Aux termes de l'article L. 651-2 du code de commerce, " lorsque la liquidation judiciaire d'une personne morale fait apparaître une insuffisance d'actif, le tribunal peut, en cas de faute de gestion ayant contribué à cette insuffisance d'actif, décider que le montant de cette insuffisance d'actif sera supporté, en tout ou en partie, par tous les dirigeants de droit ou de fait, ou par certains d'entre eux, ayant contribué à la faute de gestion. En cas de pluralité de dirigeants, le tribunal peut, par décision motivée, les déclarer solidairement responsables. Toutefois, en cas de simple négligence du dirigeant de droit ou de fait dans la gestion de la personne morale, sa responsabilité au titre de l'insuffisance d'actif ne peut être engagée. (') "

L'article L. 641-4 du code de commerce dispose, dans sa rédaction en vigueur au jour du jugement d'ouverture :

Le liquidateur procède aux opérations de liquidation en même temps qu'à la vérification des créances. (')

Il n'est pas procédé à la vérification des créances chirographaires s'il apparaît que le produit de la réalisation de l'actif sera entièrement absorbé par les frais de justice et les créances privilégiées, à moins que, s'agissant d'une personne morale ou d'un entrepreneur individuel à responsabilité limitée, il n'y ait lieu de mettre à la charge des dirigeants sociaux de droit ou de fait ou de cet entrepreneur tout ou partie du passif conformément à l'article L. 651-2.

L'insuffisance d'actif s'entend ainsi de la différence entre le passif antérieur au jugement d'ouverture vérifié et admis et l'actif réalisé ; il doit exister à la date de cessation des fonctions du dirigeant recherché (Com, 14 oct 2008, n°04-19.000 ; Com, 6 oct 2009, n°06-15.141 ; Com, 5 mai 2021, n°19-18.207) et être déterminé au jour où le juge statue sur la demande de sanction (Com, 27 juin 2006, n°05-11.690) ; l'action en responsabilité correspondante peut être engagée et accueillie à titre provisionnel alors que l'insuffisance d'actif n'a pas été définitivement établie, pourvu qu'elle soit certaine dans son principe (Com, 11 décembre 2019, n°17-20.230) ; ainsi, la dispense de vérification du passif chirographaire n'est pas la condition préalable à l'engagement de cette action (Com, 5 novembre 2013, n°12-22.510, publié) ; mais le passif déclaré à titre provisionnel ne peut être pris en compte pour calculer l'insuffisance d'actif (Com, 3 oct 2006, n°05-15.150).

En l'espèce, dans l'assignation introductive d'instance du 5 janvier 2022, le liquidateur fait état, p. 4, d'un passif admis de 1 978 914,94 euros, décomposé comme suit : passif privilégié, 293 780,99 euros ; passif chirographaire, 1 674 028,07 euros ; actif recouvré, 13 431,44 euros.

Le rapport du liquidateur en date du 14 janvier 2020 permet d'établir que le passif privilégié correspond pour 152 265 euros à des dettes envers l'URSSAF ; que le passif chirographaire correspond pour 1 438 006,68 euros à des dettes envers la société [17], au titre de quatre chantiers abandonnés par la SARL [20].

Mme [E] soutient que le passif privilégié ne serait que de 54 267,33 euros, les dettes envers la DGFP de [Localité 12] et l'URSSAF d'Ile-de-France ayant été significativement réduites, et fait valoir qu'elle a adressé au liquidateur des factures de retenues de garanties pour un montant total de 47 657,47 euros.

Par un courrier officiel du 16 novembre 2023, le conseil du liquidateur a écrit au conseil de l'appelante que la communication de ces factures allait " permettre à Me [N] de procéder à la vérification du passif chirographaire, car seul le passif privilégié a été vérifié et admis pour un montant de 293 780,99 euros ".

Toutefois, Mme [E] ne formule aucune offre de preuve sur les raisons pour lesquelles les dettes de l'entreprise envers la DGFP de [Localité 12] et l'URSSAF d'Ile-de-France auraient été réduites ; elle n'allègue aucune raison de réduire le passif chirographaire déclaré, hormis la déduction de la somme de 47 657,47 euros au titre de la libération de retenues de garantie et n'allègue pas avoir contesté devant le juge-commissaire un quelconque des éléments du passif chirographaire déclaré à la procédure collective.

Par des motifs non critiqués, le tribunal de commerce a retenu que l'insuffisance d'actif s'élevait à 1 965 483,50 euros ; la cour retiendra qu'elle s'établit à 1 965 483,50 - 47 657,47 = 1 917 826,03 euros.

2-2. Sur la qualité de dirigeant des appelants

Mme [E] ne nie pas sa qualité de dirigeante de droit de la société [20], mais fait valoir qu'à la fin de l'année 2017, M. [F] a pris le contrôle total de l'entreprise en tant que gérant de fait ; qu'à partir de 2018, il s'est présenté comme tel auprès des tiers et a pris des décisions importantes pour l'entreprise, en particulier en donnant des procurations au comptable, en validant devis, en souscrivant à des contrats d'assurance et en signant des contrats de travail, en dirigeant seul les salariés, stockant le matériel à son domicile et en ayant un pouvoir de signature sur les comptes bancaires.

M. [F] fait valoir qu'il n'a disposé d'une signature sur le compte bancaire de la société qu'entre octobre 2017 et en octobre 2018 ; que ses actions au sein de l'entreprise, comme la signature de chèques, de contrats de travail ou la validation de devis, ont été réalisées dans le cadre de ses fonctions de salarié et avec l'autorisation de la gérante de droit, Mme [E] ; que le procès-verbal d'assemblée générale du 2 novembre 2017 le nommant gérant et la convention de cession de parts sociales d'avril 2018 n'ont jamais été publiés et sont sans effet juridique ; qu'il n'a aucune formation en gestion ou comptabilité et n'a jamais eu de contact avec l'expert-comptable de la société.

Réponse de la cour

La SARL [20] a été créée en 2011 avec pour associés Mme [E] et M. [T], à 50 % chacun, Mme [E] étant gérante.

Le 4 août 2014, M. [T] a cédé ses parts à M. [F], Mme [E] restant gérante.

Mme [E] prétend que par une assemblée générale extraordinaire du 2 novembre 2017, dont elle produit le procès-verbal (pièce 24), M. [F] a été nommé gérant en son remplacement ; que, le 18 avril 2018, elle lui a en outre cédé l'intégralité de ses parts (pièce 8).

Il est constant que ces deux actes n'ont pas été publiés.

M. [F] conteste être le signataire du procès-verbal d'assemblée générale du 2 novembre 2017, ainsi que de la procuration datée du même jour par laquelle, en qualité de gérant de la société, il aurait donné mandat à une société [18] pour accomplir toutes démarches auprès des administrations, notamment du registre du commerce et des sociétés (pièce [E] n°10).

En revanche, il admet avoir signé la convention de cession du 18 avril 2018, se bornant à soutenir que celle-ci n'a pas été suivie d'effet comme non publiée.

M. [F] admet avoir eu la signature sur le compte bancaire de la société du 10 octobre 2017 au 18 octobre 2018.

Pour autant, par un courrier électronique du 19 octobre 2018, dont l'authenticité n'est pas discutée, Mme [E] a écrit à M. [F] pour lui rappeler qu'elle seule était gérante et décisionnaire, lui salarié comme conducteur de travaux ; que le fait de détenir 50 % des parts de l'entreprise ne le rendait pas décisionnaire.

Il n'est pas contesté que Mme [E], en qualité de dirigeante de la société, a sollicité le tribunal de commerce de Pontoise le 9 avril 2019 en vue de la mise en 'uvre de mesures de prévention des difficultés des entreprises et que c'est en cette qualité que, le 9 août 2019, elle l'a déclarée en cessation des paiements.

Le 28 août 2019, Mme [E] a, en cette même qualité, dressé pour les organes de la procédure collective une " note historique " dans laquelle elle retrace les principaux événements de la vie de la société depuis sa création, sans mentionner le prétendu transfert de la gérance de novembre 2017 ni la cession de ses parts à M. [F] d'avril 2018.

La cour retient qu'il n'est pas démontré le procès-verbal d'assemblée générale extraordinaire du 2 novembre 2017 et l'acte de cession du 18 avril 2018 soient des faux ; que, pour autant, il est suffisamment établi que Mme [E] et M. [F], qui ne les ont pas fait publier, n'ont pas entendu leur donner suite et se sont comportés en 2018 comme s'ils n'avaient pas eu lieu ; qu'il convient en conséquence de retenir que Mme [E] est demeurée la dirigeante de droit de l'entreprise jusqu'au jugement d'ouverture, comme l'a retenu le tribunal.

En droit, est considéré comme dirigeant de fait d'une entreprise celui qui, en toute indépendance, accomplit des actes positifs de gestion et de direction.

Pour retenir que M. [F] avait la qualité de gérant de fait, le tribunal de commerce a relevé qu'il avait la signature sur les comptes bancaires, il faisait quotidiennement des actes de gestion (embauche de personnel, passation de commandes, achats divers dont une voiture) et se comportait comme un véritable dirigeant de l'entreprise (contact avec la comptabilité).

Le 27 août 2018, Mme [E] a déposé une main-courante selon laquelle M. [F], qui assume dans l'entreprise un rôle de gestion des chantiers, équivalent à un conducteur de travaux, est depuis un an " très agressif sur le plan professionnel " et " prend une position qui n'est pas la sienne à savoir qu'il se fait passer pour le gérant " ; elle lui imputait en outre des violences physiques et verbales contre elle.

Cette déclaration aux services enquêteurs ne fait pas la preuve d'une gestion de fait. Dans la plainte qu'elle a déposée le 13 juillet 2023 et qu'elle présente comme reprenant les éléments de cette main-coutante, Mme [E] reprend ses allégations de violences, sans évoquer de gestion de fait.

Si l'appelante établit que la signature de M. [F] avait été déposée à la banque en 2013, il n'est pas démontré par les pièces versées aux débats (en particulier la plainte déposée le 17 novembre 2015 par Mme [E], dont la suite n'est pas connue) qu'il ait accompli avant 2017 des actes pouvant être considérés comme de gestion.

Mme [E] établit par sa production qu'une procuration générale sur le compte de l'entreprise au [13] a été donnée à M. [F] le 26 septembre 2017. Il résulte d'une attestation de l'agence [13] de l'entreprise qu'il y a été mis fin le 18 octobre 2018.

Si Mme [E] établit que M. [F] a, durant cette période, émis plusieurs chèques et une lettre de change à partir de ce compte, celui-ci démontre que leur montant total ne représente que quelque 2,5 % des dépenses de l'entreprise en 2017 et qu'environ 1,7 % des dépenses de l'entreprise en 2018.

S'il est constant que M. [F] a le 20 décembre 2018, au nom de la société [20], vendu un véhicule à la société [14], dont il est le dirigeant, le prix de cette vente, soit 4 100 euros, que le liquidateur a estimé " juste ", est tel que cet acte de disposition ne peut caractériser une gestion de fait.

Il est établi qu'en octobre 2018, M. [F] a contracté au nom de la société [20] avec la société [16], ce qui a donné lieu aux échanges épistolaires 18 et 19 octobre entre lui et Mme [E], à l'issue desquels celle-ci a rappelé à M. [F] qu'elle seule était gérante et décisionnaire, lui salarié comme conducteur de travaux.

Le devis émis par [16] le 17 octobre 2018, signé par M. [F] en qualité de " directeur " démontre que cette prestation portait sur la location de divers outils, pour un montant mensuel total de 252,89 euros. La souscription de ce contrat par M. [F] ne peut, compte tenu de la modestie de ce montant, aucunement caractériser une gestion de fait.

De même, si Mme [E] démontre que M. [F] a, courant 2018, effectué plusieurs achats au nom de la société, ils sont d'un montant trop modeste pour être qualifiés d'actes de gestion.

Il n'est pas établi par les pièces versées aux débats que M. [F] donnait des instructions au comptable de l'entreprise.

Le portage salarial imputé à M. [F] par Mme [E] ne résulte pas des pièces produites.

Enfin, s'il n'est pas contesté que M. [F] a, au nom de l'entreprise, accepté en juin 2018 trois devis d'une entreprise [11] (pièce 12 de Mme [E]) d'un montant total de 239 000 euros HT et, en septembre 2018, signé le contrat d'embauche d'une secrétaire, le contrat de travail mentionne la représentation de l'entreprise par Mme [E], et il n'est pas établi qu'en ces deux occasions, M. [F] ait agi de manière indépendante ; la vive et immédiate réaction de Mme [E] à la signature du contrat passé en octobre 2018 avec la société [16] accrédite la thèse contraire.

Au vu de l'ensemble de ces éléments d'appréciation, la cour retient qu'il n'est pas établi que M. [F] puisse être considéré comme ayant dirigé de fait la société [20].

Le jugement entrepris sera donc infirmé en ce qu'il lui a infligé des sanctions pécuniaires et personnelles.

2-3. Sur les fautes de gestion imputées à Mme [E]

Il n'existe pas de définition légale de la faute de gestion prévue à l'article L. 652-1 précité.

Sauf à méconnaître l'objet du litige, les juges ne peuvent retenir de faute de gestion qui n'ait été invoquée par la partie poursuivant une sanction (Com, 28 juin 2017, n°16-11.475).

En l'espèce, le liquidateur a, au travers de son assignation introductive d'instance, sommairement motivée, imputé deux fautes à Mme [E] :

- n'avoir pas déclaré la cessation des paiements dans le délai légal, alors qu'elle ne réglait plus les salaires depuis février 2019 ;

- n'avoir pas réglé les charges sociales, la TVA et les fournisseurs, poursuivant une activité déficitaire.

Pour condamner Mme [E] au titre de l'insuffisance d'actif, le tribunal de commerce reprend en substance les motifs de cette assignation.

Mme [E] fait valoir que l'absence de déclaration de la cessation des paiements qui lui est reprochée procède d'une simple négligence, liée au contexte de la prise de contrôle de l'entreprise par M. [F] ; qu'elle a demandé au comptable dès le 7 janvier 2019 de lui fournir les éléments nécessaires à une déclaration de la cessation des paiements et sollicité une procédure de conciliation le 9 avril 2019.

Le jugement d'ouverture du 19 août 2019 fixe au 14 mars 2019 la date de la cessation des paiements.

En application de l'article L. 631-4 du code de commerce, il incombait donc à Mme [E] de la déclarer avant le 28 avril 2019.

Elle n'a effectué cette déclaration que le 9 août 2019, soit avec plus de trois mois de retard.

Il résulte des pièces produites que la société [20] s'est trouvée dans une situation irrémédiablement compromise à la suite de la rupture de ses contrats avec son principal apporteur d'affaires, le [15], fin octobre / début novembre 2018.

Le 7 janvier 2019, par courriel, Mme [E] a demandé au comptable de l'entreprise d'établir un bilan prévisionnel afin de " fermer " l'entreprise.

Celui-ci lui a transmis la déclaration de cessation des paiements le 11 juin 2019.

De ces échanges, produits par l'appelante elle-même, il résulte que celle-ci avait connaissance de l'état de cessation des paiements début janvier 2019, puis a attendu près de deux mois, entre le 11 juin 2019 et le 9 août 2019, pour se rendre au tribunal de commerce afin d'effectuer la déclaration requise par la loi. Il est indifférent à cet égard qu'elle ait sollicité début avril 2019 le bénéfice d'une procédure de conciliation

Le retard apporté à la déclaration de cessation des paiements doit en conséquence être considéré comme constitutif d'une faute exclusive de négligence.

Il résulte du rapport du liquidateur en date du 14 janvier 2020 que l'URSSAF a déclaré à la procédure collective une créance de 152 265 euros correspondant à des cotisations impayées au titre de la période allant d'août 2018 à août 2019 ; que le Trésor public a déclaré à la procédure collective une créance de 152 884 euros correspondant à la TVA des années 2016 à 2019.

Il convient en conséquence de retenir que le retard apporté à la déclaration de cessation des paiements et la poursuite corrélative d'une activité déficitaire ont directement causé une insuffisance d'actif de 40 000 euros.

2-4. Sur la contribution de Mme [E] à l'insuffisance d'actif

Le dirigeant d'une personne morale peut être déclaré responsable sur le fondement de l'article L. 651-2 précité même si la faute de gestion qu'il a commise n'est que l'une des causes de l'insuffisance d'actif et condamné à supporter en totalité ou en partie les dettes sociales, même si sa faute n'est à l'origine que d'une partie d'entre elles (Com, 30 nov. 1993, n°91-20.554, publié ; 4 juillet 2018, n°17-14.575) ; le juge n'a pas à déterminer la part de l'insuffisance d'actif imputable à chacune des fautes retenues (Com, 25 mars 2020, n°18-21.841).

En l'espèce, les fautes de gestion imputables à Mme [E] ont directement contribué à l'insuffisance d'actif ; il est proportionné à la gravité de ces fautes de condamner l'appelante à verser à la société en liquidation judiciaire une somme limitée à 40 000 euros.

Le jugement entrepris sera donc réformé de ce chef.

3- Sur les sanctions personnelles

Les dispositions des articles L. 653-1 à L. 653-11 du code de commerce sont applicables, selon l'article L. 653-1, en cas de liquidation judiciaire, aux personnes physiques dirigeants de droit ou de fait de personnes morales.

L'article L. 653-4 de ce code dispose :

" Le tribunal peut prononcer la faillite personnelle de tout dirigeant, de droit ou de fait, d'une personne morale, contre lequel a été relevé l'un des faits ci-après :

(')

4° Avoir poursuivi abusivement, dans un intérêt personnel, une exploitation déficitaire qui ne pouvait conduire qu'à la cessation des paiements de la personne morale. "

L'article L. 653-8 du même code dispose :

" Dans les cas prévus aux articles L. 653-3 à L. 653-6, le tribunal peut prononcer, à la place de la faillite personnelle, l'interdiction de diriger, gérer, administrer ou contrôler, directement ou indirectement, soit toute entreprise commerciale ou artisanale, toute exploitation agricole et toute personne morale, soit une ou plusieurs de celles-ci.

L'interdiction mentionnée au premier alinéa peut (') également être prononcée à l'encontre de toute personne mentionnée à l'article L. 653-1 qui a omis sciemment de demander l'ouverture d'une procédure de redressement ou de liquidation judiciaire dans le délai de quarante-cinq jours à compter de la cessation des paiements, sans avoir, par ailleurs, demandé l'ouverture d'une procédure de conciliation.'

La fixation du quantum des sanctions personnelles prévues à ces textes doit répondre au principe de proportionnalité (Com, 1er déc. 2009, n°08-17.187, publié).

Pour condamner Mme [E] à une interdiction de gérer d'une durée de cinq ans, le jugement entrepris retient qu'elle a fait preuve d'une incurie totale en omettant sciemment de déclarer la cessation des paiements dans le délai légal ; que les faits caractérisés sont graves.

Mme [E] soutient que le retard apporté à la déclaration de cessation des paiements est due à une simple négligence ; que le liquidateur n'a pas soutenu qu'elle s'était enrichie personnellement ou que des man'uvres frauduleuses lui étaient imputables.

La cour relève, en premier lieu, que l'intérêt personnel de Mme [E] à la poursuite d'une activité déficitaire ne résulte pas des pièces versées aux débats.

De là suit que Mme [E] n'encourt pas le grief prévu à l'article L. 653-4, 4° du code de commerce.

Si Mme [E] établit avoir, le 9 avril 2019, rencontré l'un des juges du tribunal de commerce en vue d'une mesure de prévention des difficultés des entreprises, il ne ressort pas du document qui lui a été remis par ce juge qu'elle ait, à cette date, sollicité l'ouverture d'une procédure de conciliation ; au contraire, le juge l'a invitée à déposer une demande de redressement judiciaire.

Mme [E], qui a ainsi sciemment omis de déclarer la cessation des paiements dans le délai prévu par la loi, encourt donc le grief prévu au dernier alinéa de l'article L. 653-8 du code de commerce.

Cette faute personnelle a des conséquences économiques significatives, compte tenu de l'importance de l'insuffisance d'actif, de l'ordre de deux millions d'euros.

Mme [E] ne formule aucune allégation et ne produit aucune pièce relativement à sa situation personnelle.

Le jugement entrepris sera infirmé en ce qu'il a prononcé contre elle une interdiction de gérer d'une durée de cinq ans ; compte tenu de la nature et de l'importance de sa faute, il convient d'en ramener le quantum à un an.

4. Sur les demandes accessoires

L'appelante, qui succombe partiellement dans ses prétentions, sera condamnée aux dépens.

L'issue du litige et la situation de l'entreprise en liquidation judiciaire impliquent la confirmation des chefs du jugement ayant statué sur l'application de l'article 700 du code de procédure civile et le rejet des demandes formées à ce titre en cause d'appel.

PAR CES MOTIFS,

la cour, statuant par arrêt réputé contradictoire,

Dit n'y avoir lieu de surseoir à statuer ;

Infirme le jugement entrepris, sauf en ce qu'il a mis à la charge de Mme [E] une indemnité de procédure de 3 000 euros ;

Statuant à nouveau,

Rejette les demandes dirigées contre M. [F] ;

Condamne Mme [E] à payer à la société [20] une somme de 40 000 euros au titre de sa responsabilité dans l'insuffisance d'actif ;

Condamne Mme [E] à une interdiction de diriger, gérer, administrer ou contrôler directement ou indirectement toute entreprise commerciale ou artisanale pour une durée d'un an ;

La condamne aux dépens d'appel.