CA Chambéry, ch. civ. sect. 1, 5 février 2019, n° 18/00638
CHAMBÉRY
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
FIABILA (SAS)
Défendeur :
CEERI (EURL), CHROMADURLIN (SAS)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. GREINER
Conseillers :
Mme FOUCHARD, Mme REAL DEL SARTE
La société FIABILA fabrique du rouge à lèvres et pour ce faire, a passé commande à la société CEERI, société d'ingénierie spécialisée dans la conception d'unités de fabrication industrielle, l'étude d'une nouvelle unité de stockage et production à Maintenon (28) qui a donné lieu à deux offres, des 03/04/2012 et 18/03/2013
Le 22/01/2016, la société CHROMAVIS FAREVA a commandé à la société CEERI l'étude d'une nouvelle unité de stockage et de production sur le site de CHROMADURLIN Bergerac comprenant les études process/réseaux/exécution tuyauteries, pour un prix de 130.000 euros.
Par acte du 13/02/2017, la société CEERI a assigné la société FIABILA devant le tribunal de commerce de Chambéry en paiement de la somme de 74.916 euros au titre d'un solde de factures impayées relatives à des études de fabrication pour trois sites de production, à Maintenon, au Brésil et aux Etats-Unis, la société FIABILA formant quant à elle une demande reconventionnelle en concurrence déloyale.
Par ordonnance sur requête présentée par la société FIABILA du 23/11/2017, Me R., huissier de justice, a été commis par le juge chargé d'instruire l'affaire et président du tribunal de commerce de Chambéry aux fins de rechercher les preuves de concurrence déloyale dans les locaux de la société CEERI et de remettre les pièces à la requérante.
Par acte du 15/12/2017, la société CEERI a assigné la société FIABILA devant le président du tribunal de commerce de Chambéry aux fins de rétractation de cette requête et en paiement de ses frais irrépétibles.
Par ordonnance sur requête toujours présentée par la société FIABILA, le président du tribunal de commerce de Chambéry a à nouveau commis le 16/01/2018, Me R., au motif que lorsque celui-ci s'est présenté dans les locaux de la société CEERI le 12/12/2017, celle-ci avait refusé de communiquer certains documents réclamés, sauf à ce qu'ils soient conservés en l'étude de l'huissier, avec pour mission de prendre connaissance et copie de tous documents, fichiers, correspondances, relatifs à l'appel d'offre lancé par les sociétés FAREVA, CHROMAVIS ou CHROMADURLIN en 2015, de tous les devis, bons de commande, factures, émis à compter du 01/12/2015, les documents recueillis par l'huissier étant conservés par lui, avec copie des pièces à disposition de la société CEERI, afin que celle-ci sélectionne les seules pièces à la communication desquelles elle s'oppose.
Par acte du 07/02/2018, la société CEERI a assigné à nouveau la société FIABILA devant « le juge chargé d'instruire l'affaire » du tribunal de commerce de Chambéry au fins de voir ordonner la rétractation de l'ordonnance sur requête du 16/01/2018 et en paiement de la somme de 3.000 euros au titre des frais irrépétibles visés à l'article 700 du code de procédure civile.
Par conclusions du 16/02/2018, les sociétés CHROMADURLIN et FAREVA sont intervenues volontairement à l'instance.
Deux instances se sont déroulées devant le tribunal de commerce de Chambéry, à savoir l'affaire 2017R00131 relative à l'ordonnance sur requête du 23/11/2017 et l'affaire 2018R00011 relative à l'ordonnance sur requête du 16/01/2018.
Par ordonnance du 16/03/2018, le juge des référés a, dans l'instance relative à l'ordonnance sur requête du 23/11/2017 :
- rejeté la demande de jonction des affaires 2017R00131 (ordonnance sur requête du 23/11/2017) et 2018R00011 ;
- ordonné la rétractation de l'ordonnance sur requête du 23/11/2017 ;
condamné la société FIABILA à payer aux sociétés CEERI, CHROMADURLIN et FAREVA la somme de 650 euros chacune au titre des frais irrépétibles visés à l'article 700 du code de procédure civile, ainsi qu'aux dépens.
Appel n'a pas été interjeté de cette ordonnance.
Par ordonnance du même jour, le juge des référés a :
- rejeté la demande de jonction des affaires 2017R00131 (ordonnance sur requête du 23/11/2017) et 2018R00011 ;
- ordonné la rétractation de l'ordonnance sur requête du 16/01/2018 ;
- condamné la société FIABILA à payer aux sociétés CEERI, CHROMADURLIN et FAREVA la somme de 650 euros chacune au titre des frais irrépétibles visés à l'article 700 du code de procédure civile, ainsi qu'aux dépens.
Par déclaration du 29/03/2018, la société FIABILA a relevé appel de cette décision, intimant les sociétés CEERI, CHROMADURLIN et FAREVA.
Dans ses conclusions n° 3 d'appel et d'intimée incident du 22/11/2018, la société FIABILA demande à la Cour d'infirmer l'ordonnance déférée et de :
- déclarer nulle l'assignation du 07/02/2018 en ce qu'elle ne permet pas de connaître la juridiction saisie et en ce que le juge chargé d'instruire l'affaire ne saurait être saisi par voie d'assignation en référé et en conséquence, dire nulle l'ordonnance n° 2018R00011 du 16/03/2018 ;
- à titre subsidiaire, constater que la juridiction saisie qui a rendu l'ordonnance déférée est le président du tribunal de commerce de Chambéry statuant en la forme des référés commerciaux, et dire nulle pour excès de pouvoir l'ordonnance déférée ;
subsidiairement, déclarer incompétente la juridiction qui a rendu l'ordonnance n° 2018R00011 du 16/03/2018 au profit du juge chargé d'instruire l'affaire qui a rendu l'ordonnance du 16/01/2018 ;
- à titre très subsidiaire, confirmer l'ordonnance sur requête du 16/01/2018 rendue par le juge chargé d'instruire l'affaire ;
- en tout état de cause déclarer irrecevable l'appel incident formé par CEERI ;
- déclarer irrecevable la nouvelle demande de restitution présentée par CHROMADURLIN et FAREVA ;
- subsidiairement, rejeter la nouvelle demande de restitution présentée par CHROMADURLIN et FAREVA ;
- débouter les sociétés CEERI, CHROMADURLIN et FAREVA de l'ensemble de leurs demandes, fins et conclusions ;
- les condamner solidairement au paiement de la somme de 10.000 euros au titre des frais irrépétibles visés à l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'aux dépens.
Par conclusions d'intimée n° 2 et d'appel incident n° 2, la société CEERI demande à la Cour de :
- dire recevable mais mal fondé l'appel principal interjeté par la société FIABILA, et recevables et bien fondées les défenses de la société CEERI ainsi que son appel incident ;
- à titre principal, confirmer les dispositions de l'ordonnance du 16/03/2018 n° 2018R00011, en ce qu'elle a ordonné la rétractation de l'ordonnance rendue par le juge chargé d'instruire l'affaire le 16/01/2018 sous le n° 2018R00020 dans toutes ses dispositions ;
- à titre incident, réformer l'ordonnance n° 2018R00011 au titre de la restitution des éléments saisis ;
- la réformer au titre de l'astreinte ;
- statuant à nouveau et y ajoutant, dire que la rétractation de l'ordonnance n° 2018R00011 emporte nécessairement la restitution des éléments saisis et l'ordonner, sous astreinte de 1.000 euros par jour de retard à compter de l'arrêt d'appel ;
- ordonner l'exécution provisoire et condamner la société FIABILA au paiement de la somme de 5.000 euros au titre des frais irrépétibles visés à l'article 700 du code de procédure civile.
Par conclusions récapitulatives du 23/11/2018, les sociétés CHROMADURLIN et FAREVA demandent à la Cour de :
- dire que l'assignation du 07/02/2018 n'est pas nulle ;
- confirmer l'ordonnance déférée ;
- en tout état de cause, rétracter l'ordonnance du 16/01/2018, ordonner la restitution à la société CEERI de l'intégralité des éléments saisis le 31/01/2018 par l'huissier instrumentaire ;
- débouter la société FIABILA du surplus de ses demandes ;
- la condamner à payer à chacune des sociétés CHROMADURLIN et FAREVA la somme de 5.000 euros au titre des frais irrépétibles visés à l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'aux dépens.
MOTIFS DE LA DECISION
Sur la régularité de la procédure
En vertu de l'article 861-3 du code de procédure civile, il peut être désigné un juge chargé d'instruire l'affaire, membre de la formation collégiale amenée à statuer sur le fond de l'affaire dont le tribunal de commerce est saisi, l'article 865 lui conférant le pouvoir d'ordonner toute mesure d'instruction, ce qui inclut la possibilité d'ordonner un constat sur requête d'une des parties., mais alors dans les conditions régissant les ordonnances sur requête.
Le 10/01/2018, la société FIABILA a présenté sa requête aux fins de constat au président et aux juges du tribunal de commerce de Chambéry, « à l'attention du juge chargé d'instruire l'affaire qu'il vous plaira de désigner ».
Or, si la première ordonnance sur requête a été signée par le président du tribunal de commerce de Chambéry au visa de l'article 875 du code de procédure civile, qui régit les ordonnances sur requêtes présidentielles, la seconde l'a bien été par le même magistrat, mais statuant cette fois-ci uniquement en sa qualité de « juge chargé d'instruire l'affaire ».
L'article 868 du même code prévoit que les ordonnances du juge chargé d'instruire l'affaire ne sont susceptibles d'aucun recours indépendamment du jugement sur le fond, sauf dans le cas où une expertise serait ordonnée.
Mais cette disposition ne vise que les ordonnances rendues contradictoirement et non les ordonnances sur requête, l'article 17 du code de procédure civile disposant que « lorsque la loi permet ou la nécessité commande qu'une mesure soit ordonnée à l'insu d'une partie, celle-ci dispose d'un recours approprié contre la décision qui lui fait grief ».
C'est ainsi que l'article 496 du même code dispose que « s'il est fait droit à la requête, tout intéressé peut en référer au juge qui a rendu l'ordonnance », l'article 497 précisant que « le juge a la faculté de modifier ou de rétracter son ordonnance, même si le juge du fond est saisi de l'affaire ». Le juge peut être ainsi saisi par la voie d'un référé rétractation, qui ne constitue pas une voie de recours au sens d'un appel, mais s'inscrit dans le nécessaire respect par le juge du principe de la contradiction, qui commande qu'une partie, à l'insu de laquelle une mesure urgente a été ordonnée, puisse disposer d'une recours approprié contre la décision qui lui fait grief, de façon à ce qu'un débat contradictoire ait lieu.
Il en résulte que la société CEERI était fondée à assigner en référé rétractation la société FIABILA devant le juge chargé d'instruire l'affaire du tribunal de commerce de Chambéry .Tel a bien été le cas en l'occurrence, l'acte du 07/02/2018 ayant porté l'affaire devant ce magistrat.
L'ordonnance déférée a en effet été rendue par « Francis R., statuant en la forme des référés commerciaux, ayant tenu l'audience publique des référés du 16/02/2018, en qualité de juge chargé d'instruire l'affaire ».
Ainsi, un juge a été valablement saisi et l'assignation n'est pas entachée de nullité.
Par ailleurs, ce juge n'a pas commis d'excès de pouvoir et était bien compétent, puisqu'il appartient au juge qui a statué sur la requête de statuer sur sa rétractation éventuelle, le fait que ce ne soient pas les mêmes magistrats qui se sont prononcés dans les deux cas étant inopérant, dès lors qu'ils occupent bien les mêmes fonctions.
Il en résulte que la procédure suivie est régulière, la voie de recours contre une ordonnance de référé ayant donné un caractère contradictoire à l'ordonnance sur requête présentée initialement étant l'appel.
Sur la rétractation de l'ordonnance déférée n° 2018R00011
Au préalable, il convient de constater que, comme l'a exactement relevé le premier juge, les mesures d'instruction ordonnées par le juge chargé de l'instruction de l'affaire doivent l'être dans un cadre contradictoire.
Toutefois, l'article 493 du code de procédure civile dispose que « l'ordonnance sur requête est une décision provisoire rendue non contradictoirement dans les cas où le requérant est fondé à ne pas appeler de partie adverse ». Une mesure d'instruction peut être ainsi ordonnée sur requête dès lors qu'un effet de surprise pour éviter un dépérissement des preuves est nécessaire.
Une telle mesure ne pouvait pas être sollicitée du président du tribunal de commerce sur le fondement de l'article 145 du code de procédure civile, puisque l'affaire étant pendante devant le juge du fond. Dès lors, les mesures d'instruction pouvant être engagées relèvent de la seule juridiction du fond saisie, et par là même, du magistrat chargé d'instruire l'affaire.
Toutefois, il est de principe que le juge chargé de l'instruction de l'affaire ne peut, comme du reste le juge de la mise en état devant le tribunal de grande instance, statuer que les parties entendues ou appelées. Dès lors, lorsque les circonstances exigent qu'une mesure ne soit pas prise contradictoirement, elle reste de la seule compétence du juge des requêtes, en l'occurrence le président du tribunal de commerce de Chambéry.
Pour la moralité des débats, il sera souligné que l'existence du motif légitime pour que soit ordonné le constat, ne peut pas résulter de simples affirmations émanant de la partie requérante, et qu'il faut que soient produits des éléments laissant à penser sérieusement que des actes de concurrence déloyale aient pu être commis, le fait qu'un bureau d'études ait pu travailler, à plusieurs années d'intervalle, pour des clients concurrents, étant insuffisant pour caractériser une possibilité plausible de l'existence d'actes déloyaux.
Dans ces conditions, il convient d'ordonner la rétractation de l'ordonnance sur requête, la décision entreprise étant confirmée de ce chef.
En revanche, à ce stade de la procédure, l'équité ne commande pas l'application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile.
PAR CES MOTIFS,
La Cour, statuant publiquement et contradictoirement,
DECLARE la procédure régulière,
CONFIRME la décision déférée sauf en ce qui concerne les frais irrépétibles,
Y AJOUTANT,
DIT n'y avoir lieu à paiement des frais visés à l'article 700 du code de procédure civile exposés en cause d'appel,
CONDAMNE la société FIABILA aux dépens,
AUTORISE les avocats qui en ont fait la demande à recouvrer les dépens dont ils ont fait l'avance sans avoir reçu provision.