CA Paris, Pôle 5 ch. 8, 3 janvier 2025, n° 22/08489
PARIS
Arrêt
Infirmation
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Hébert-Pageot
Conseillers :
Mme Dubois-Stevant, Mme Lachèze
Avocats :
Me Le Gloan, Me Trofimoff
FAITS ET PROCÉDURE:
La SARLU [12] [O], créée en janvier 2015, ayant pour dirigeant M.[G] [O], exploitait un fonds de commerce de boulangerie, pâtisserie, dépôt de pain, confiserie, glaces, traiteur, sandwichs, pizzas et boissons à emporter.
Le 2 mars 2018, le dirigeant a déposé une déclaration de cessation des paiement et par jugement du 29 mai 2018, le tribunal de commerce de Paris a ouvert une procédure de redressement judiciaire à l'égard de la société [12] [O], Maître [I] a été désigné administrateur judiciaire avec mission d'assistance, et la SELARL [8], en la personne de Me [C] [K], comme mandataire judiciaire. La date de cessation des paiements a été fixée au 19 janvier 2017, soit 16 mois avant le jugement d'ouverture.
Par jugement du 12 décembre 2018, la procédure de redressement judiciaire a été convertie en liquidation judiciaire.
L'insuffisance d'actif s'élève à 201.436 euros et représente 87% du chiffre d'affaires.
Sur requête du ministère public en date du 7 mai 2021, M.[O], en sa qualité de dirigeant de la SARL [12] [O], a été cité à comparaitre pour être entendu et faire toutes observations sur l'application à son encontre des dispositions des articles L.653-1 à L.653-11 du code de commerce, le ministère public lui reprochant une abstention volontaire de coopérer avec les organes de la procédure, le défaut de déclaration de cessation des paiements dans le délai légal et l'usage des biens ou du crédit de la personne morale contraire à l'intérêt de celle-ci.
Par jugement contradictoire du 25 janvier 2022 assorti de l'exécution provisoire, le tribunal de commerce de Paris, après avoir retenu l'ensemble des griefs, a prononcé à l'encontre de M.[O] une faillite personnelle pour une durée de 9 ans.
M.[O] a interjeté appel de ce jugement par déclaration du 26 avril 2022.
Dans ses dernières conclusions, déposées au greffe et notifiées par RPVA le 4 août 2022, M. [O] demande à la cour d'infirmer le jugement entrepris en toutes ses dispositions, à titre liminaire et principal, juger que la citation d'avoir à comparaitre signifiée le 9 juin 2021 est caduque et en conséquence nulle et de nul effet, constater la prescription de l'action à son encontre, à titre subsidiaire, juger que la sanction prononcée pour une durée de neuf années est disproportionnée et prononcer une sanction appropriée et indulgente, à titre infiniment subsidiaire condamner in solidum les intimés à lui payer la somme de 2.500 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile et aux dépens.
Dans ses conclusions déposées au greffe et notifiées par RPVA le 18 octobre 2022, le ministère public demande à la cour de confirmer le jugement dans son principe mais de le réformer quant à la nature de la sanction en prononçant une mesure d'interdiction de gérer pour une durée de neuf ans.
La SELARL [8], en la personne de Maitre [K], intimée ès qualités de liquidateur judiciaire, n'a pas conclu à la suite de la signification à personne morale de la déclaration d'appel du 12 juillet 2022 et des conclusions de M. [O] le 19 septembre 2022.
SUR CE,
- Sur la fin de non-recevoir tirée de la prescription
M.[O] soutient que le tribunal ayant ouvert la procédure de redressement judiciaire à l'égard de la société [12] [O] par jugement du 29 mai 2018, le ministère public avait jusqu'au 29 mai 2021 pour exercer une action à son encontre, soit trois ans, en vertu de l'article L.653-1 III du code de commerce.Il en déduit que la citation à comparaitre qui lui a été signifiée par le procureur de la République le 9 juin 2021 est hors délai, et ainsi caduque, nulle et de nul effet.
Le ministère public soutient que le jugement d'ouverture étant intervenu le 29 mai 2018, l'action devait être engagée avant le 28 mai 2021, qu'il n'est pas contesté que sa requête, qui marque le point de départ de la poursuite, est en date du 20 avril 2021, soit dans le délai légal de trois ans. Il ajoute que la requête a été enregistrée au greffe du tribunal de commerce de Paris le 6 mai 2021, soit dans le délai de trois ans. Il en déduit que l'action n'est pas prescrite.
En application de l'article L653-1, II du code de commerce les actions prévues par le présent chapitre se prescrivent par trois ans à compter du jugement qui prononce l'ouverture d'une procédure de redressement judiciaire ou de liquidation judiciaire.
Le tribunal de commerce de Paris a ouvert une procédure de redressement judiciaire à l'encontre de la société [12] [O] par jugement du 29 mai 2018.
Le procureur de la République avait ainsi jusqu'au 29 mai 2021 pour exercer une action à l'encontre de M. [O].
La requête étant l'acte saisissant le tribunal, et non la convocation ou la citation, il y a lieu de tenir compte de cette date pour apprécier la prescription de l'action en sanction.
La requête du ministère public est datée du 20 avril 2021, et a été enregistrée au greffe du tribunal de commerce de Paris le 6 mai 2021, soit dans le délai légal de trois ans.
Il s'ensuit que l'action du ministère public n'est pas prescrite.
Dès lors, il y a lieu de rejeter cette fin de non recevoir.
- Sur les griefs
- Sur l'omission de déclarer la cessation des paiements dans le délai légal
En application de l'article L.653-8 du code de commerce, est passible d'une interdiction de gérer le dirigeant qui a omis sciemment de demander l'ouverture d'une procédure de redressement ou de liquidation judiciaire dans le délai de 45 jours à compter de la cessation des paiements, sans avoir par ailleurs demandé l'ouverture d'une procédure de conciliation.
La procédure de redressement judiciaire a été ouverte le 29 mai 2018, sur déclaration de cessation des paiements du 2 mars 2018, puis convertie en liquidation judiciaire par jugement du 12 décembre 2018. Le jugement d'ouverture, devenu irrévocable, a fixé la date de cessation des paiements au 19 janvier 2017.
Il résulte de l'article R653-1 alinéa 2 du code de commerce que pour l'application de l'article L.653-8, la date de cessation des paiements ne peut être différente de celle retenue en application de l'article R631-8.
Ainsi, la date du 19 janvier 2017 fixée par le jugement d'ouverture s'impose au juge de la sanction. Par conséquent, la déclaration de cessation des paiements aurait dû être effectuée au plus tard le 5 mars 2017. La déclaration n'ayant été déposée que le 2 mars 2018, il est constant que M. [O] n'a pas déclaré la cessation des paiements dans le délai légal, mais avec un retard de près d'un an.
Il reste toutefois à établir que le dirigeant s'est sciemment abstenu de déclarer la cessation des paiements dans le délai légal.
Le ministère public expose que compte tenu des 7 inscriptions de privilèges, leur ancienneté, et de leur montant (les organismes de protection sociale ayant inscrit des privilèges pour un total de 30.242 euros), le dirigeant ne pouvait ignorer l'état de cessation des paiements dans lequel se trouvait la société et que le passif généré pendant la période suspecte peut être évalué à la somme de 108.521 euros soit 52% de l'actif.
M. [O] réplique que ce grief ne peut prospérer dans la mesure où le tribunal de commerce a fixé une période d'observation de 6 mois, et qu'il est d'usage d'avoir l'espoir de redresser l'activité au vu de l'investissement et des efforts qu'il a mis en 'uvre.
L'état des inscriptions et privilèges mentionne 7 inscriptions de privilèges entre le 19 janvier 2017 et le 11 avril 2018, dont 6 inscriptions avant la déclaration de cessation des paiements, émanant d'une caisse de retraite et de l'Urssaf pour un total de 23.697,12 euros.
Au regard du nombre et de l'ancienneté des inscriptions, M.[O] ne pouvait ignorer la situation de cessation des paiements. Il s'ensuit que c'est sciemment qu'il n'a pas déclaré l'état de cessation des paiements dans le délai légal, étant au surplus observé que durant cette période M.[O] a poursuivi le remboursement de son compte-courant d'associé. Ce grief sera en conséquence retenu.
- Sur l'utilisation des biens ou du crédit de la personne morale contraire à l'intérêt de celle-ci
En application de l'article L653-4° du code de commerce, est passible de faillite le dirigeant qui a fait des biens ou du crédit de la personne morale un usage contraire à l'intérêt de celle-ci à des fins personnelles ou pour favoriser une autre personne morale ou entreprise dans laquelle il était intéressé directement ou indirectement.
Le ministère public expose, qu'alors que l'acte d'achat du fonds de commerce de la société [12] [O] mentionne que la [9] a financé l'acquisition à hauteur de 340.000 euros et que l'emprunteur s'est engagé à bloquer pendant la durée du prêt, sauf incorporation au capital social ou accord préalable de la banque, le compte courant créditeur, pour un montant au moins égal à la somme de 143.642 euros, il ressort des bilans 2016 et 2017, ainsi que du projet de bilan au 31 mars 2018, que M. [O] s'est remboursé progressivement la quasi-totalité de son compte-courant au détriment des autres créanciers de la société et qu'au 31 mars 2018, le compte courant de M. [O] n'était plus créditeur que de 5.806 euros.
M. [O] réplique que l'associé titulaire d'un compte courant créditeur peut en solliciter le remboursement à tout moment, que l'achat du fonds de commerce a été régularisé par acte sous seing privé, qu'aucune saisie-attribution des comptes courants d'associés n'a été notifiée à la société [12] [O] et que le choix de se rembourser les sommes investies au travers de son compte- courant d'associé ne constitue pas une infraction.
Il est constant que la société [12] [O] a acquis son fonds de commerce le 3 février 2015 au moyen notamment d'un prêt de 340.000 euros consenti par la [9], sur une durée de 84 mois.
Le contrat d'acquisition du fonds de commerce, stipule que l'Affectant, M. [O] ,« s'interdit de recevoir de l'Emprunteur de quelque manière que ce soit, et même par compensation, aucun paiement au titre desdits comptes-courant d'associés, sans l'accord préalable et écrit de la Banque, qui pourra répéter contre l'Affectant considéré et appliquer au remboursement du Prêt Global ou de l'une quelconque de ses tranches, lequel Prêt Global deviendra immédiatement exigible, toutes les sommes que l'Affectant ou l'un quelconque d'entre eux aurait pu encaisser au mépris de cette interdiction.».
Or, il résulte de la comptabilité présentée, que M. [O] s'est remboursé progressivement son compte courant entre les années 2016 et 2018, ce compte étant de 151.275 euros en 2016, de 64.010 euros en 2017 puis de 5.806 euros en 2018.
Si le solde créditeur du compte courant d'associé constitue une dette de la société à l'égard de son associé et que ce dernier est, en l'absence de disposition contraire, en droit d'exiger à tout moment le remboursement de son compte courant, force est de constater en l'espèce que ces remboursements sont intervenus pendant la durée du prêt en violation des dispositions convenues avec la banque et alors que dans sa déclaration de cessation des paiements, M.[O] faisait état d'un passif de 380.000 euros à l'égard de la [9].
En utilisant la trésorerie de la société pour se rembourser, alors que la société se trouvait en difficulté financière pour faire face à son passif puisque plusieurs privilèges avaient été inscrits entre le 19 janvier 2017 et le 11 avril 2018, notamment par l'URSSAF, et qu'une partie des remboursements est intervenue postérieurement au 19 janvier 2017, date de cessation des paiements, M.[O] a fait de la trésorerie de la société un usage contraire à l'intérêt de celle-ci à des fins purement personnelles.
Ce grief est caractérisé.
- Sur l'absence de coopération volontaire du dirigeant
L'article L.653-5 du code de commerce dispose que le tribunal peut prononcer la faillite personnelle de toute personne mentionnée à l'article L.653-1 qui s'est abstenue volontairement de coopérer avec les organes de la procédure faisant obstacle au bon déroulement de la procédure.
Le ministère public soutient que ce grief est constitué, puisque quand bien même le dirigeant s'est présenté auprès du mandataire judiciaire, il a poursuivi son activité, n'a pas remis les clés des locaux en dépit des demandes répétées du liquidateur et n'a pas coopéré avec le commissaire-priseur.
M.[O] conteste avoir manqué à ses obligations, exposant s'être rendu à chaque rendez-vous pendant la période d'observation et pendant la période de liquidation judiciaire et que mieux informé sur l'absence d'effet suspensif de l'appel qu'il avait relevé à l'encontre du jugement de conversion en liquidation judiciaire, il a dûment arrêté son activité et restitué les clés du local.
Il ressort des courriers du liquidateur judiciaire que si M.[O] s'est présenté aux rendez-vous fixés par le liquidateur, il n'a pas déféré aux mises en garde répétées de ce dernier et a poursuivi l'activité de la société [12] [O] après le jugement de conversion du 12 décembre 2018, et ce, à tout le moins, jusqu'en mars 2019. Cette résistance caractérise un défaut de coopération volontaire avec le liquidateur.
Ce grief sera en conséquence retenu.
- Sur la sanction
M. [O], âgé de 50 ans, n'a pas fourni d'éléments sur sa situation personnelle actuelle. Il a été titulaire d'un mandat dans une autre société, [11], qui a été placée en liquidation judiciaire le 14 juin 2019, procédure qui a été clôturée pour insuffisance d'actif le 5 février 2020.
Le grief pris de l'omission de déclarer la cessation des paiements dans le délai légal, que la cour a retenu, ne peut être sanctionné que par une interdiction de gérer.
Les griefs retenus revêtent une gravité certaine et justifient de prononcer à l'encontre de M. [O] une interdiction de gérer d'une durée de 4 années, le jugement étant infirmé en ce sens.
- Sur les dépens et l'article 700 du code de procédure civile
M. [O], qui reste sanctionné à hauteur d'appel, sera condamné aux entiers dépens et ne peut en conséquence prétendre au paiement d'une indemnité procédurale.
PAR CES MOTIFS,
Rejette la fin de non recevoir tirée de la prescription et dit l'action recevable,
Infirme le jugement,
Statuant à nouveau et y ajoutant,
Prononce à l'égard de M. [G] [O], né le [Date naissance 1] 1974 à [Localité 10] (Tunisie), de nationalité tunisienne, demeurant [Adresse 6], une mesure d'interdiction de diriger, gérer, administrer ou contrôler, directement ou indirectement, toute entreprise commerciale ou artisanale, toute exploitation agricole et toute personne morale pour une durée de 4 ans.
Déboute M. [G] [O] de sa demande fondée sur l'article 700 du code de procédure civile,
Condamne M. [G] [O] aux dépens de première instance et d'appel.