CA Toulouse, 2e ch., 14 janvier 2025, n° 19/04803
TOULOUSE
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Défendeur :
AC01 (SAS), AL ET CO DEVELOPPEMENT (SAS)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Salmeron
Conseillers :
Mme Moulayes, Mme Penavayre
Avocats :
Me Benoit-Daief, Me Bonnaud-Chabirand, Me Dubois-Merle, Me Bourdier, SCP CDM, SELARL Cabare-Bourdier
EXPOSE DU LITIGE
La SAS AC01 est une agence de travail temporaire dont le président est Monsieur [S] [V] .
Le capital social est réparti comme suit :
- Monsieur [S] [V] (150 actions)
- Monsieur [I] [V] (50 actions)
- Madame [R] [Y] (50 actions)
- Monsieur [Z] [V] (30 actions)
- Monsieur [M] [V] (20 actions)
Madame [Y] détient 16,65 % du capital social de la société.
Par lettre recommandée du 28 février 2016, Madame [Y] a déposé plainte auprès du procureur de la république de Toulouse à l'encontre de Monsieur [V] pour faux et usage de faux au motif que sa signature avait été imitée sur différents documents statutaires.
Par actes d'huissier des 12 mai et 21 juillet 2017, Madame [Y] a assigné les consorts [V] devant le juge des référés pour voir désigner un mandataire ad hoc chargé de convoquer une assemblée générale pour approuver les comptes des exercices 2013 à 2016 et obtenir la communication des comptes de la société AC01, l'ensemble des rapports de la présidence, les textes des résolutions et tous les actes juridiques depuis 2012.
À la demande conjointe des parties, le juge des référés a retiré l'affaire du rôle à la suite de la communication des pièces sollicitées.
À ce titre, il a été communiqué le procès-verbal de l'assemblée générale du 30 avril 2014 qui a autorisé une cession de marques au profit de la société AL ET CO DEVELOPPEMENT moyennant un prix de 600 000 €.
Au motif qu'elle n'a pas été convoquée à l'assemblée générale du 30 avril 2014 et que sa signature a été imitée sur le PV de ladite assemblée, Madame [R] [Y] a, par actes d'huissier des 16,18, 19 et 23 mars 2018, saisi le tribunal de Commerce de Toulouse aux fins de :
- voir prononcer la nullité du PV de l'assemblée générale du 30 avril 2014 ,l'annulation de ladite assemblée générale et la nullité de la cession des marques décidée par l'assemblée du 30 avril 2014
- voir désigner un expert pour procéder à l'analyse comptable de la société AC01 au regard des irrégularités et anomalies constatées.
Par jugement du 3 octobre 2019, le tribunal de Commerce de Toulouse a :
- jugé l'action de Madame [Y] recevable ( régulière)
- dit que la pièce numéro 8 versée au dossier de Madame [Y] est recevable
- débouté Madame [Y] de l'ensemble de ses demandes
- condamné Madame [Y] à payer, sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile, à la société AC01 la somme de 100 €, à Monsieur [S] [V] la somme de 100 €, à Monsieur [I] [V] la somme de 100 €, à Monsieur [M] [V] la somme de 100 €, à Monsieur [Z] [V] la somme de 100 € ainsi que 100 € à la SAS AL &CO DEVELOPPEMENT.
Le tribunal a considéré que l'action était régulière aucune des pièces communiquées n'ayant été obtenues de manière illicite ou au mépris des règles de confidentialité entre avocats. Il a jugé que le procès-verbal d'assemblée générale du 30 avril 2014 qui comportait la signature de Madame [Y] constituait le point de départ de l'action en nullité de ladite assemblée générale et des décisions subséquentes (cession des marques) et que l'action était prescrite plus de trois ans s'étant écoulés entre cette date et la délivrance de l'assignation en justice.
Il a rejeté la demande d'expertise de gestion en se fondant sur les articles R225-163 et L225-231 du code de commerce qui donne compétence au président du tribunal de commerce statuant en référé pour ordonner une telle mesure.
Par déclaration enregistrée au greffe le 6 novembre 2019, Madame [R] [Y] a formé appel à l'encontre du jugement du 3 octobre 2019 qu'elle critique en ce qui l'a déboutée de ses demandes et l'a condamnée à payer différentes sommes au titre de l'article 700 du code de procédure civile.
Par ordonnance du 18 février 2021, le magistrat chargé de la mise en état a rejeté la demande tendant à voir écarter des débats la pièce numéro 10 des conclusions de Madame [Y] (constitué par le procès-verbal d'assemblée générale du 30 avril 2014 de la société AC01) et dit n'y avoir lieu à application de l'article 700 du code de procédure civile
Par ordonnance du 9 mars 2023, le magistrat chargé de la mise en état a :
- déclaré irrecevable la demande de retrait de la pièce n° 10 d'[R] [Y] et la demande d'annulation des mentions s'y rapportant dans ses conclusions au motif que l'ordonnance du magistrat de chargé de la mise en état du 18 février 2021 avait déjà tranché la question
- déclaré irrecevable la demande d'[R] [Y] de communication sous astreinte du procès-verbal de l'assemblée générale du 30 avril 2014 ( déjà communiqué en pièce numéro 10) et de l'acte de cession de la marque AL&CO votée lors de cette assemblée générale (faute de justifier de la nécessité d'obtenir cette pièce par rapport à ses demandes)
- dit que chaque partie conservera la charge de ses frais et dépens.
Au terme de ses conclusions récapitulatives notifiées le 13 avril 2023, Madame [R] [Y] demande à la cour, sur le fondement des articles 10 et 232 du code de procédure civile, 1844 du code civil et L225-104 et L235-9 du code de commerce :
- d'infirmer le jugement du tribunal de Commerce de Toulouse du 3 octobre 2019 en ce qu'il l'a déboutée de ses demandes et condamnée aux dépens et à différentes sommes sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile
Et statuant à nouveau :
- de constater que Madame [Y] n'a pas été convoquée à l'assemblée générale du 30 avril 2014
- de constater qu'elle était absente à l'assemblée générale du 30 avril 2014
- de constater que sa signature a été imitée sur le procès-verbal d'assemblée générale du 30 avril 2014
En conséquence :
- de déclarer son action recevable
- de prononcer la nullité du procès-verbal d'assemblée générale du 30 avril 2014 et l'annulation de ladite assemblée générale
- de prononcer la nullité de la cession des marques décidée par l'assemblée générale du 30 avril 2014
En tout état de cause :
- de désigner tel expert qu'il plaira à la cour avec la mission précisée au dispositif de ses écritures
- de condamner solidairement les intimés à lui payer la somme de 5000 € sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile
- de les condamner aux entiers dépens.
L'appelante soutient qu'elle n'a jamais été convoquée aux assemblées générales , n'a jamais pu prendre part aux votes d'approbation des comptes, à supposer qu'ils aient été tenus et a été maintenue dans l'ignorance totale de la gestion de la société. Elle déclare avoir constaté, dans les pièces communiquées dans le cadre de la procédure de référé initiée en 2017 que sa signature avait été imitée sur le procès-verbal d'assemblée générale du 30 avril 2014 en sorte que les intimés ne sont pas fondés à faire écarter des débats la pièce n°10 qui a été régulièrement produite.
Elle demande de prononcer la nullité de l'assemblée générale du 30 avril 2014 et des décisions subséquentes car elle n'a pas été convoquée à cette assemblée générale et sa signature a été imitée ainsi que l'a confirmé l'expert graphologue auquel elle a fait appel. Elle prétend que c'est à tort que le tribunal de commerce a fixé le point de départ du délai de prescription de l'action en nullité à la date à laquelle s'est tenue l' assemblée générale alors qu'elle était dans l'incapacité d'agir puisqu'elle lui a été dissimulée .
Sur le fond, elle fait valoir que faute pour la société d'établir la régularité de la convocation à l'assemblée générale du 30 avril 2014 et de l'avoir informée sur l'objet des décisions collectives à prendre, l'assemblée générale litigieuse doit être annulée compte tenu de son importance pour la gestion de la société AC01 (cession de marques).
Elle maintient par ailleurs sa demande d'expertise comptable , conformément aux articles 10 et 232 du code de procédure civile,en faisant valoir que certaines opérations sont obscures et méritent une étude plus approfondie de l'ensemble des documents comptables et de gestion.
Les sociétés AL ET CO DEVELOPPEMENT, AC01, Messieurs [S], [Z], [I] et [M] [V] ont notifié leurs conclusions d'intimés n°2 le 17 avril 2024.
Ils demandent ,sur le fondement des articles L227-1, L235-3, L235-4, L235-9, L235-12, L225-231 et R225-163 du code de commerce :
- de confirmer le jugement du tribunal de Commerce de Toulouse du 3 octobre 2019 dans l'ensemble de ses dispositions
- de débouter Madame [Y] de l'ensemble de ses demandes
- de condamner Madame [Y] à payer à la société AC01 la somme de 3000 € sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile , 2000 € à Monsieur [S] [V], 2000 € à Monsieur [I] [V], 2000 € à Monsieur [M] [V], 2000 € à Monsieur [Z] [V] et 2000 € à la société AL ET CO DEVELOPPEMENT
- de condamner Madame [Y] aux dépens de l'instance.
Les intimés soutiennent que contrairement à ses affirmations l'appelante a participé à certaines assemblées générales mais n'a pas retiré les convocations aux assemblées générales des exercices 2017 et 2018 ce qui témoigne de son désintérêt pour la gestion de la société.
Ils s'opposent à la demande d'expertise de gestion aux motifs :
- qu'en application de l'article L225-231 alinéa 2 du code de commerce, la demande d'expertise ne peut porter que sur une ou plusieurs opérations de gestion déterminées, ce qui exclut qu'elle puisse porter sur la gestion de la société dans son ensemble ou sur la régularité des comptes sociaux
- qu'il ne peut être donné mission à l'expert de porter des appréciations d'ordre juridique en contravention avec les dispositions de l'article 238 du code de procédure civile
- que la demande préalable prévue par l'article L225-231 du code de commerce n'a pas été respectée ce qui rend la demande irrecevable
- que la demande d'expertise de gestion doit être portée devant le président du tribunal de commerce statuant en la forme des référés à peine d'irrecevabilité.
En ce qui concerne la demande de nullité du procès-verbal d'assemblée générale du 30 avril 2014 ils soutiennent que l'action est prescrite plus de trois ans s'étant écoulés depuis la date de l' assemblée générale et l'article 2224 du Code civil étant inapplicable en matière de droit des sociétés.
Sur le fond, ils prétendent que la cause de nullité est éteinte en application de l'article L235-3 du code de commerce puisque la situation a été régularisée par une nouvelle assemblée générale du 30 novembre 2022 qui a autorisé la cession des marques à l'unanimité des associés présents, Madame [Y] n'ayant pas retiré la lettre de convocation en ce qui la concerne.
Il y a lieu de se reporter aux conclusions susvisées pour plus ample informé sur les faits de la cause, moyens et prétentions des parties, conformément à l'article 455 du code de procédure civile.
L'ordonnance de clôture est en date du 22 avril 2024.
MOTIFS DE LA DECISION
Sur la prescription de l'action en nullité du procès-verbal d'assemblée générale du 30 avril 2014 :
Il résulte de l'article L235-9 du code de commerce que l'action en nullité des délibérations sociales se prescrit par trois ans à compter du jour où elles sont prises, sauf dissimulation entraînant une impossibilité d'agir ( cassation commerciale du 25 janvier 2017 numéro 14-29 726).
Tel est le cas lorsque l'associé n'est pas régulièrement convoqué à l'assemblée générale de la société et n'a informé par aucun autre moyen de la tenue de l'assemblée générale et de la teneur des délibérations prises .
En l'espèce c'est à tort que le tribunal de commerce a considéré que le point de départ du délai commençait à courir à compter de la date de l'assemblée générale litigieuse alors qu'il était soutenu que la signature de Madame [Y] avait été imitée et qu'il lui appartenait de rechercher s'il existait, de la part des dirigeants sociaux, une volonté de dissimulation de nature à l'empêcher d'agir.
Pas plus en première instance qu'en cause d'appel, la société AC01 ne produit d' élément permettant de vérifier qu'une convocation accompagnée des documents requis a bien été adressée à Madame [Y] préalablement à la tenue de l'assemblée générale du 30 avril 2014. Quant à sa signature sur la feuille de présence, elle a été grossièrement imitée ainsi qu'il résulte de la comparaison des éléments fournis aux débats (copie de sa carte d'identité) et de l'analyse graphologique établie par Madame [J] [K] qui indique que tant les paraphes « IF » que les signatures ne peuvent être attribuées à la main de Madame [Y] en raison de dissemblances significatives synonymes d'incompatibilité .
La volonté de dissimuler des décisions importantes à l'associé minoritaire résulte également du fait que de l'aveu même de Monsieur [S] [V] entendu à ce sujet par les services de police , il ne l'a pas non plus convoquée à l'assemblée générale du 30 décembre 2012 ce qui tend à confirmer la tenue de plusieurs assemblées générales fictives.
Enfin les comptes sociaux de l'exercice clos le 31 novembre 2014 ont été publiés avec retard ( le 23 novembre 2016) en sorte que l'appelante ne disposait d'aucun moyen d' être informée des délibérations sociales avant que le procès-verbal d'assemblée générale ne lui soit officiellement communiqué.
Le point de départ du délai court donc à compter du moment où elle a été en mesure d'agir, soit à compter de la communication du procès-verbal litigieux.
Les parties ne produisant pas le bordereau de communication de pièces mais s'accordant pour dire qu'il est intervenu au cours de l'instance en référé clôturée par une ordonnance de retrait du 7 septembre 2017, il y a lieu de constater que l'action engagée par actes d' huissier des 16,18, 19 et 23 mars 2018 n'est pas prescrite.
La décision du tribunal de commerce sera réformée de ce chef.
Sur la nullité du procès-verbal d'assemblée générale du 30 avril 2014 et des délibérations de ladite assemblée:
En application de l'article L235-3 du code de commerce, l'action en nullité est éteinte lorsque la cause de la nullité a cessé d'exister le jour où le tribunal statue sur le fond en première instance, sauf si cette nullité est fondée sur l'illicéité de l'objet social.
En l'espèce il y a lieu d'observer que la nullité de la délibération sociale dont la nullité est encourue au titre de la violation des règles relatives à la convocation et à la tenue des assemblées d'associés a été couverte par la tenue régulière d'une nouvelle assemblée qui a confirmé la cession des marques à la société AL ET CO DEVELOPPEMENT le 30 novembre 2022.
Dès lors il y a lieu de rejeter la demande de Madame [Y] qui ne peut prospérer.
Sur la demande d'expertise de gestion :
Conformément à l'article L225-231 alinéa 2 du code de commerce applicables aux SAS, l'expertise de gestion se décompose en deux étapes lorsque la demande émane d'un ou plusieurs actionnaires représentant au moins 5 % du capital social.
Ce dernier doit d'abord poser par écrit au dirigeant des questions sur une ou plusieurs opérations de gestion de la société et ce n'est qu'à défaut de réponse ou en cas d'éléments de réponse insuffisants qu'il peut saisir le juge en vue de voir nommer un expert.
L'interrogatoire préalable du dirigeant constitue une condition de recevabilité de la saisine du juge des référés dont l'absence ne peut être suppléée par l'envoi d'une demande en cours de procédure.
En l'espèce, il n'est pas justifié du respect de la procédure préalable instituée par le texte susvisé, la lettre recommandée invoquée par Madame [Y] n'étant pas communiquée aux débats.
Enfin, la demande doit être présentée au président du tribunal de commerce statuant en référé conformément à l'article R 225-163 du code de commerce, les articles 10 et 232 du code de procédure civile n'étant pas applicables en l'espèce.
En conséquence, il y a lieu d'approuver le Premier juge qui a rejeté à bon droit la demande d'expertise formée par Madame [Y].
Sur les autres demandes :
Il serait inéquitable de laisser à la charge de Madame [Y] partie des frais irrépétibles qu'elle a exposés pour assurer sa représentation en justice dès lors que les intimés ont attendu le 30 novembre 2022 pour régulariser l'assemblée générale litigieuse alors qu'ils pouvaient le faire à tout moment dans le cours de la première instance ou solliciter un délai pour ce faire.
Il lui sera alloué la somme de 2500 € de ce chef.
Compte tenu de la nature du litige et des circonstances, les dépens seront laissés à la charge des parties qui les ont exposés.
PAR CES MOTIFS
La cour statuant après en avoir délibéré ,
Confirme le jugement du tribunal de Commerce de Toulouse en date du 3 octobre 2019 sauf en ce qu'il a déclaré prescrite l'action en nullité engagée par Madame [R] [Y],
Et statuant à nouveau de ce chef et y ajoutant,
Déclare Madame [R] [Y] recevable en son action en nullité du procès-verbal d'assemblée générale du 30 avril 2014,
Au fond rejette sa demande en nullité,
Déboute Madame [Y] de sa demande d'expertise de gestion,
Condamne les sociétés AL ET CO DEVELOPPEMENT, AC01, Messieurs [S], [Z], [I] et [M] [V] à payer in solidum à Madame [R] [Y] la somme de 2500 € sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,
Laisse les dépens de l'instance à la charge des parties qui les ont exposés.