CA Toulouse, 2e ch., 14 janvier 2025, n° 23/02200
TOULOUSE
Arrêt
Infirmation
PARTIES
Défendeur :
Firstweb France (SARL)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Salmeron
Conseillers :
Mme Martin de la Moutte, M. Norguet
Avocats :
SCP Alran Peres Renier, Me Sorel
Exposé des faits et procédure :
La Sarl Firstweb France a été immatriculée au registre du commerce de Castres le 12 mai 2000. Elle a pour activité la conception, la création et l'hébergement de sites internet et pour dirigeant par Monsieur [J] [O].
Sur assignation de l'Urssaf du Tarn, le tribunal de commerce de Castres a, par jugement du 11 octobre 2019, ouvert une procédure de redressement judiciaire de la Sarl Firstweb France, désigné Me [D] en qualité de mandataire et fixé la date de cessation des paiements au 11 octobre 2019.
Par jugement du 29 novembre 2019, le tribunal de commerce a converti la procedure de redressement judiciaire en liquidation judiciaire et désigné Me [D] en qualité de liquidateur.
Par requête du 23 decembre 2021, le procureur de la République de Castres a demandé au tribunal de commerce de :
- condamner Monsieur [J] [O] à supporter tout ou partie de l'insuffiance d'actif de la Sarl FirstWeb France,
- condamner M.[O] à une mesure de faillite personnelle ou à une interdiction de gerer aux motifs que Monsieur [J] avait commis les fautes de gestion suivantes :
- non-respect de ses obligations fiscales et sociales ;
- tenue d'une comptabilité manifestement incomplète pour les exercices 2018 et 2019 ;
- augmentation frauduleuse du passif en commettant de manière délibérée des infractions fiscales a l'origine de sanctions fiscales ayant subséquemment et lourdement aggrave les charges de la société ;
- disposition des biens de la société dans un intérêt contraire à celle-ci consistant dans le fait de s'être accordé une rémunération manifestement excessive au regard de sa situation financière.
Pour justifier une sanction personnelle, le procureur de la République invoquait en outre les griefs suivants :
- s'être abstenu volontairement de coopérer avec les organes de la procédure et d'avoir fait obstacle a son bon déroulement,
- avoir fait disparaître des documents comptables, ne pas avoir tenu de
comptabilité lorsque les textes applicables en font obligation, ou d'avoir tenu une comptabilité fictive, manifestement incomplète ou irrégulière au regard des dispositions applicables.
Par jugement du 9 juin 2023, le tribunal de commerce a, sous le bénéfice de l'exécution provisoire,
- condamné Monsieur [O] à supporter une partie de l'insuffisance d'actif de la liquidation judiciaire de la Sarl Firstweb France à concurrence de 200 288 €
- condamné M.[O] à une interdiction de gérer d'une durée de sept ans.
- Ordonné l'exécution provisoire,
- passé les dépens en frais privilégiés.
Monsieur [J] [O] a relevé appel de cette decision, par déclaration en date du 20 juin 2023.
La clôture est intervenue le 26 août 2024.
Prétentions et moyens des parties :
Vu les conclusions notifiées le 20 septembre 2023 auxquelles il est fait expressément référence pour l'énoncé du détail de l'argumentation, de M.[J] [O] demandant à la cour au visa des articles R. 662-12 du code de commerce, L. 651-2 du code de commerce et 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme, de :
- Annuler le jugement du tribunal de commerce de Castres du 9 juin 2023.
À titre subsidiaire,
- Réformer le jugement dont appel en toutes ses dispositions.
Et, statuant à nouveau :
- Rejeter les demandes formulées par Monsieur le Procureur de la République dans sa requête du 23 décembre 2021.
- Statuer ce que de droit sur les dépens.
Vu les conclusions notifiées le 19 décembre 2023 auxquelles il est fait expressément référence pour l'énoncé du détail de l'argumentation, de M.Le Procureur général demandant de :
- Rejeter la demande d'annulation du jugement du tribunal commerce de Castres du 9 juin 2023.
- Réformer le jugement en ce qu'il a prononcé une interdiction de gerer d'une duree de 7 ans et
- Prononcer à l'encontre de Monsieur [J] [O] une interdiction de diriger, gérer, administrer ou controler, directement ou indirectement, soit toute entreprise commerciale ou artisanale, toute exploitation agricole et toute personne morale, soit une ou plusieurs de celles-ci d'une duree de 4 ans
- Réformer le jugement en ce qu'il a condamné Monsieur [J] [O] à supporter une partie de l'insuffisance d'actif de la liquidation judiciaire de la Sarl Firstweb France,
- Condamner Monsieur [J] [O] au paiement de la somme de 260 016 € au titre de cette insuffisance d'actif.
Motifs
- sur la nullité du jugement
M.[O] soutient en premier lieu que le juge commissaire a, dans le cadre du rapport adressé au tribunal, fait preuve de partialité, notament en ce qu'il tient pour acquis les conclusions du contrôle de comptabilité dont la société débitrice a fait l'objet et en ce qu'il propose au tribunal de retenir le grief tiré de l'absence de déclaration d'état de cessation des paiements qui n'était pas visé dans la requête du procureur de la République.
En application de l'article R 662-12 du code de commerce, le tribunal statue sur rapport du juge-commissaire sur tout ce qui concerne la sauvegarde, le redressement et la liquidation judiciaires, y compris l'action en responsabilité pour insuffisance d'actif ou en obligation aux dettes sociales, la faillite personnelle ou l'interdiction prévue à l'article L. 653-8.
Le jugement entrepris a été rendu sur le rapport du juge-commissaire conformément au texte susvisé. Si le juge commissaire a pris position sur les sanctions sollicitées par le ministère public, aucun des termes de ce rapport ne traduit le manque d'impartialité invoqué par M.[O], qui a eu connaissance du contenu de ce rapport avant l'audience devant le tribunal et a été placé en situation de critiquer son contenu. S'il n'appartenait pas au juge commissaire de proposer au tribunal de retenir un grief dont il n'était pas saisi par la requête du procureur de la République, cette erreur ne traduit pas pour autant un manquement au devoir d'impatialité.
Il n'y a donc pas lieu d'annuler le jugement déféré.
- sur l'action en responsabilité pour insuffisance d'actif
Selon l'article L 651-2 du code de commerce, ' lorsque la liquidation judiciaire d'une personne morale fait apparaître une insuffisance d'actif, le tribunal peut, en cas de faute de gestion ayant contribué à cette insuffisance d'actif, décider que le montant de cette insuffisance d'actif sera supporté, en tout ou en partie, par tous les dirigeants de droit ou de fait, ou par certains d'entre eux, ayant contribué à la faute de gestion. En cas de pluralité de dirigeants, le tribunal peut, par décision motivée, les déclarer solidairement responsables. Toutefois, en cas de simple négligence du dirigeant de droit ou de fait dans la gestion de la personne morale, sa responsabilité au titre de l'insuffisance d'actif ne peut être engagée.
Il appartient au ministère public qui poursuit la condamnation du dirigeant au paiement de l'insuffisance d'actif d'établir tant l'insuffisance d'actif que celle d'une faute de gestion, distincte d'une simple négligence, imputable dirigeant.
Selon l'article R 643-16 du code de commerce, 'l'insuffisance d'actif est caractérisée lorsque le produit de la réalisation des actifs du débiteur et des actions et procédures engagées dans l'intérêt de l'entreprise ou des créanciers ne permet plus de désintéresser, même partiellement, les créanciers.'
En l'espèce, le passif définitif s'élève à la somme de 670 026, 25 € dont 331 419, 30 € à titre privilégié et, l'ensemble des actifs de la société débitrice ayant été cédés à la société Image' in avant l'ouverture de la procédure collective, il n'existe aucun actif.
L'insuffisance d'actif s'élève donc à 670 026, 25 €.
Le ministère public reproche à M.[O] le non-respect des obligations fiscales, à l'origine des redressements prononcés par l'administration fiscale, un manquement aux obligations comptables, l'augmentation frauduleuse du passif social ainsi que d'avoir disposé des biens sociaux dans un intérêt contraire à celui de la société.
La société Firstweb a fait l'objet d'une vérification de comptabilité du 30 novembre 2018 au 15 mars 2019 portant sur l'ensemble des déclarations et opérations susceptibles d'être vérifiées sur la période du 1er avril 2014 au 31 mars 2018.
Ce contrôle a fait apparaître des retards dans les déclarations et la tenue d'une comptabilité incomplète à défaut de production des pièces justifiant les écritures comptables, qui sont à l'origine des redressements pour 188 171 € au titre des droits éludés et 71 845 € au titre des pénalités.
Ces redressements, directement imputables aux fautes de gestion du dirigeant qui n'a pas respecté ses obligations fiscales, ont contribué à l'insuffisance d'actif.
Contrairement à ce que soutient M.[O], les manquements aux obligations déclaratives et comptables qui constituent les faits générateur de ces redressements sont antérieurs à l'ouverture de la procédure collective.
M.[O] soutient que ces redressements sont injustifiés mais ne les a pas contestés lors de leur notification le 17 octobre 2019, date à laquelle il n'était pas désaisi puisque la liquidation judiciaire n'a été ouverte que le 30 novembre 2019 et n'a pas non plus fourni au mandataire les éléments pour le faire.
Le ministère public reproche en second lieu au dirigeant de n'avoir pas tenu de comptabilité pour l'exercice clos au 31 mars 2019.
Sans contester les obligations comptables auxquelles la société Firstweb était assujettie, M.[O] se borne à relever qu'il a justifié des comptes sociaux pour l'exercice clos au 31 mars 2018. En revanche, il ne fournit aucune aucune explication sur l'absence de toute compatibilité pour l'exercice 2018/2019 alors que la procédure collective n'a été ouverte sur assignation de l'Urssaf que le 11 octobre 2019 et qu'il lui appartenait de faire établir les comptes sociaux. Le rapport du liquidateur souligne en outre qu'aucun document comptable ne lui a été transmis pour cet exercice.
L'absence de tenue d'une comptabilité constitue une faute de gestion excédant la simple négligence lorsque , comme c'est le cas en l'espèce elle a privé le dirigeant d'un moyen de percevoir l'évolution réelle de la situation financière de l'entreprise et d'éviter de contracter de nouvelles dettes.
C'est donc à juste titre que le tribunal a retenu que ce grief était caractérisé.
Le ministère public reproche en troisième lieu à M.[O] d'avoir perçu une rémunération sans commune mesure avec les capacités financières de la société.
La perception au cours de l'exercice clos au 31 mars 2017, qui a dégagé un résultant net comptable de 3 135 €, d'une rémunération de 170 603 €, ne constitue pas une faute de gestion; En revanche, alors que l'exercice clos au 31 mars 2018 a été déficitaire de 448 843 €, le dirigeant a perçu une rémunération de 117 390 €, qui figure bien en charge d'exploitation, contrairement à ce qu'il soutient et qui a significativement contribué à la perte comptable.
Certes, à défaut de trésorerie, M.[O] n'a pas perçu ces sommes qui ont été portées au crédit de son compte courant d'associé, mais elles ont contribué à alourdir le passif social et donné lieu à des charges sociales qui ont encore aggravé le passif social et par conséquent l'insuffisance d'actif.
Il est enfin reproché à Monsieur [O] d'avoir fait acquérir par la société pour la somme de 43 678 € un véhicule Aston Martin dont il a conservé l'usage exclusif et dont l'intégralité des charges a été supportée par la société.
Sur ce point, l'administration fiscale a retenu qu'interrogé sur une écriture passée en charge le 23 janvier 2017 pour 43 678 € au nom de ' fournisseur [I] plomberie', M.[O], qui n'a pu produire de justificatif pour cette écriture, a admis qu'elle correspondait en réalité à l'acquisition d'un véhicule Aston Martin D 89 lui appartenant précédemment.
L'administration a en conséquence réintroduit la somme de 36 398 € dans les résultats de l'exercice 2018.
C'est à juste titre que le ministère public constate que cette opération, qui a eu pour effet de grever le passif de la société, s'analyse comme une vente fictive puisque ce véhicule est demeuré intégralement affecté à l'usage personnel de M.[O] qui est d'ailleurs resté titulaire de la carte grise.
M.[O] a donc fait des biens de la sciété un usage contraire aux intérêts de cette dernière le grief est donc caractérisé.
Ces différents manquements sont en lien direct avec l'insuffisance d'actif à laquelle ils ont contribué.
Pour fixer le montant de la contribution du dirigeant à l'insuffisance d'actif, il convient de prendre en compte, le nombre et la gravité des fautes de gestion retenues contre lui, l'état de son patrimoine, les facteurs économiques qui peuvent conduire à la défaillance des entreprises ainsi que les risques inhérents à leur exploitation, ainsi que, le cas échéant, les efforts qu'il a réalisé pour redresser la situation.
En l'espèce, M.[O] qui expose que la SCI Colomara dont il est associé majoritaire est propriétaire de son domicile personnel, justifie de l'ouverture du redressement judiciaire de cette SCI, poursuivie par le fonds commun de titrisation Castanéa qui a engagé une saisie immobilière pour le recouvrement de la somme de 459 284 €. Il établit également que le mandataire a sollicité du tribunal la conversion en liquidation judiciaire.
Il indique être dirigeant de la SAS Image'in exerçant une activité de programmation informatique et justifie par la production de son avis d'imposition 2022 disposer d'un revenu annuel de 15 255 € .
Agé de 54 ans, il a la charge de 2 enfants étudiants et d'un enfant lycéen, accueilli en résidence alternée.
Au regard des fautes de gestion retenues et du montant du passif social mais également en considération de la situation personnelle et financière du dirigeant, il convient de mettre à sa charge la somme de 35 000 € au titre de l'insuffisance d'actif.
Le jugement sera donc infirmé s'agissant du montant de la condamnation prononcée à ce titre.
- sur la sanction personnelle
L'article L 653-5 du code de commerce dispose que e tribunal peut prononcer la faillite personnelle de toute personne mentionnée à l'article L. 653-1 contre laquelle a été relevé l'un des faits ci-après :
1° Avoir exercé une activité commerciale, artisanale ou agricole ou une fonction de direction ou d'administration d'une personne morale contrairement à une interdiction prévue par la loi ;
2° Avoir, dans l'intention d'éviter ou de retarder l'ouverture de la procédure de redressement judiciaire ou de liquidation judiciaire, fait des achats en vue d'une revente au-dessous du cours ou employé des moyens ruineux pour se procurer des fonds ;
3° Avoir souscrit, pour le compte d'autrui, sans contrepartie, des engagements jugés trop importants au moment de leur conclusion, eu égard à la situation de l'entreprise ou de la personne morale ;
4° Avoir payé ou fait payer, après cessation des paiements et en connaissance de cause de celle-ci, un créancier au préjudice des autres créanciers ;
5° Avoir, en s'abstenant volontairement de coopérer avec les organes de la procédure, fait obstacle à son bon déroulement ;
6° Avoir fait disparaître des documents comptables, ne pas avoir tenu de comptabilité lorsque les textes applicables en font obligation, ou avoir tenu une comptabilité fictive, manifestement incomplète ou irrégulière au regard des dispositions applicables ;
7° Avoir déclaré sciemment, au nom d'un créancier, une créance supposée.
Selon l'article L 653-8 du code de commerce, dans les cas prevus aux articles L.653-3 à L.653-6, le tribunal peut prononcer, à la place de la faillite personnelle, l'interdiction de diriger, gerer, administrer ou contrôler, directement ou indirectement, soit toute entreprise commerciale ou artisanale, toute exploitation agricole et toute personne morale, soit une ou plusieurs de celles-ci.
En cause d'appel, le ministère public ne reproche plus à M.[O] une abstention de coopérer avec les organes de la procédure mais seulement de n'avoir pas tenu de comptabilité pour l'exercice clos au 31 mars 2019.
Sans contester les obligations comptables auxquelles la société Firstweb était assujettie, M.[O] se borne à relever qu'il a justifié des comptes sociaux pour l'exercice clos au 31 mars 2018. En revanche, il ne fournit aucune aucune explication sur l'absence de toute compatibilité pour l'exercice 2018/2019 alors que la procédure collective n'a été ouverte sur assignation de l'Urssaf que le 11 octobre 2019 et qu'il lui appartenait de faire établir les comptes sociaux. Le rapport du liquidateur souligne en outre qu'aucun document comptable ne lui a été transmis pour cet exercice.
C'est donc à juste titre que le tribunal a retenu que ce grief était caractérisé.
L'absence de tenue d'une comptabilité a privé le dirigeant d'un moyen de percevoir l'évolution réelle de la situation financière de l'entreprise et d'éviter de contracter de nouvelles dettes. Elle a participé à l'aggravation du passif et justifie le prononcé d'une interdiction de gérer pour une durée de 3 années.
Partie perdante, M.[O] supportera les dépens de première instance et d'appel.
Par ces motifs
Rejette l'exception de nullité du jugement,
Infirme le jugement déféré en toutes ses dispositions,
Statuant à nouveau
Condamne M.[J] [O] à payer à la Selarl Aegis en sa qualité de liquidateur judiciaire de la société Firsweb la somme de 35 000 € à titre de dommages et intérêts,
Condamne M.[J] [O] à une interdiction de gérer, administrer ou contrôler, directement ou indirectement toute entreprise commerciale ou artisanale, toute exploitation agricole, toute personne morale d'une durée de 3 ans,
Dit qu'en application des articles L.128-1 et suivants et R 128-1 et suivants du code du commerce, cette interdiction de gérer fera l'objet d'une inscription au fichier national automatisé des interdits de gérer, tenu sous la responsabilité du conseil national des greffiers des tribunaux de commerce auprès duquel la personne inscrite pourra exercer ses droits d'accès et de rectification prévus par les articles 15 et 16 du règlement (UE) 2016/679 du parlement européen et du conseil du 27 avril 2016 relatif à la protection des personnes physiques à l'égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données ;
Condamne M.[O] aux entiers dépens de première instance et d'appel.