Cass. 1re civ., 15 juin 2022, n° 18-24.850
COUR DE CASSATION
Arrêt
Cassation
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Chauvin
Rapporteur :
Mme Guihal
Avocat général :
M. Lavigne
Avocat :
SCP Spinosi
Faits et procédure
1. Selon l'arrêt attaqué (Lyon, 24 juillet 2018), la société tchèque Gtflix Tv, qui a pour activité la production et la diffusion de contenus pour adultes, notamment via son site internet, faisant grief à M. [X], réalisateur, producteur et distributeur de films pornographiques commercialisés sur ses sites internet hébergés en Hongrie où il exerce son activité et où il est domicilié, de tenir des propos dénigrants diffusés sur plusieurs sites et forums, l'a assigné en référé devant le président du tribunal de grande instance de Lyon pour, d'une part, le voir condamner sous astreinte à cesser tout acte de dénigrement à son encontre et à l'encontre du site « legalporno » et à publier un communiqué en français et en anglais sur chacun des forums concernés, d'autre part, être elle-même autorisée à poster un commentaire sur les forums en cause, enfin, obtenir l'indemnisation de ses préjudices économique et moral.
2. M. [X] a soulevé l'incompétence de la juridiction française.
3. Par un arrêt du 13 mai 2020 (n° 275), la Cour de cassation a rejeté le pourvoi en ce qu'il était dirigé contre le chef de l'arrêt qui a dit la juridiction française incompétente pour connaître de la demande tendant à la suppression des commentaires dénigrants et à la rectification des données par la publication d'un communiqué et a saisi la Cour de justice de l'Union européenne (la CJUE) d'une question préjudicielle portant sur l'interprétation de l'article 7, paragraphe 2, du règlement (UE) n° 1215/2012 du Parlement européen et du Conseil, du 12 décembre 2012, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale dit Bruxelles I bis.
4. Par un arrêt du 21 décembre 2021 (C-251/20), la CJUE (Grande chambre) a répondu à la question préjudicielle.
Examen du moyen
Sur le moyen pris en sa première branche
Enoncé du moyen
5. La société Gtflix Tv fait grief à l'arrêt de déclarer la juridiction française incompétente au profit des juridictions tchèques, alors « que les juridictions d'un Etat membre sont compétentes pour connaître du dommage causé sur le territoire de cet Etat membre par un contenu mis en ligne sur internet dès lors que ce contenu y est accessible ; qu'en jugeant pour écarter la compétence des juridictions françaises, qu'il ne suffit pas que les propos jugés dénigrants et postés sur internet soient accessibles dans le ressort de la juridiction saisie mais qu'il faut également qu'ils puissent présenter un intérêt quelconque pour les internautes résidant dans ce ressort et soient susceptibles d'y générer un préjudice, la cour d'appel a violé l'article 7 point 2 du règlement UE n° 1215/2012 du 12 décembre 2012. »
Réponse de la Cour
Vu l'article 7, paragraphe 2, du règlement (UE) n° 1215/2012 du 12 décembre 2012 :
6. Ce texte dispose :
« Une personne domiciliée sur le territoire d'un État membre peut être attraite, dans un autre État membre :
[...]
2) en matière délictuelle ou quasi délictuelle, devant la juridiction du lieu où le fait dommageable s'est produit ou risque de se produire. »
7. Répondant à la question préjudicielle précitée, la CJUE a dit pour droit :
« L'article 7, point 2, du règlement (UE) n° 1215/2012 du Parlement européen et du Conseil, du 12 décembre 2012, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale, doit être interprété en ce sens qu'une personne qui, estimant qu'une atteinte a été portée à ses droits par la diffusion de propos dénigrants à son égard sur Internet, agit simultanément aux fins, d'une part, de rectification et de suppression des contenus mis en ligne la concernant et, d'autre part, de réparation du préjudice qui aurait résulté de cette mise en ligne peut demander, devant les juridictions de chaque État membre sur le territoire duquel ces propos sont ou étaient accessibles, la réparation du préjudice qui lui aurait été causé dans l'État membre de la juridiction saisie, bien que ces juridictions ne soient pas compétentes pour connaître de la demande de rectification et de suppression. »
8. Pour accueillir l'exception d'incompétence internationale, l'arrêt retient qu'il ne suffit pas, pour que les juridictions françaises soient compétentes, que les propos dénigrants postés sur internet soient accessibles en France, mais qu'il faut encore qu'ils soient destinés à un public français.
9. En statuant ainsi, alors que, l'action tendant à la fois à la cessation de la mise en ligne des propos dénigrants, à la publication d'un rectificatif et à l'allocation de dommages-intérêts pour les préjudices subis en France, la dernière demande pouvait être portée devant la juridiction française dès lors qu'elle tendait à la réparation du seul préjudice causé sur le territoire de cet État membre et que le contenu attentatoire était accessible ou l'avait été sur ce territoire, la cour d'appel a violé le texte susvisé.
Portée et conséquences de la cassation
10. Après avis donné aux parties, conformément à l'article 1015 du code de procédure civile, il est fait application des articles L. 411-3, alinéa 2, du code de l'organisation judiciaire et 627 du code de procédure civile.
11. L'intérêt d'une bonne administration de la justice justifie, en effet, que la Cour de cassation statue au fond.
12. La cour d'appel ayant constaté que les messages litigieux étaient accessibles en France, il en résulte que les juridictions françaises étaient compétentes pour connaître des demandes d'indemnisation des préjudices causés en France.
PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres griefs du moyen, la Cour :
CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce qu'il déclare les juridictions françaises incompétentes à l'égard de la demande de dommages-intérêts en réparation des préjudices subis en France, l'arrêt rendu le 24 juillet 2018, entre les parties, par la cour d'appel de Lyon ;
DIT n'y avoir lieu à renvoi.