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Décisions

CA Caen, 2e ch. civ., 16 janvier 2025, n° 24/00283

CAEN

Arrêt

Autre

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Emily

Conseillers :

M. Gouarin, Mme Courtade

Avocats :

Me Balavoine, Me David, Me Lejard

T. com. Lisieux, du 26 janv. 2024, n° 20…

26 janvier 2024

FAITS, PROCEDURE ET PRETENTIONS

La SARL [R] [9], dont M. [S] [R] est le gérant, avait pour activité la vente, la réparation et l'entretien des [9], caravanes et autres maisons mobiles neuves ou d'occasion ainsi que la location de véhicules de loisir.

Son capital est composé de 14.000 parts détenues par :

- M. [S] [R] à hauteur de 5.600 parts, soit 40 % du capital,

- Mme [K] [Y] [J] à hauteur de 5.600 parts, soit 40 % du capital,

- M. [V] [R] à hauteur de 2.800 parts, soit 20 % du capital.

Son activité s'exerçait sur trois sites en vertu de baux commerciaux consentis par les époux [R] ou des SCI détenus par ces derniers, lesquels ont fait délivrer des congés à leur preneur.

Le 18 septembre 2020, le tribunal de commerce de Lisieux a, sur assignation émanant de créanciers, ouvert une procédure de redressement judiciaire à l'égard de la société [R] [9], fixé la date de cessation des paiements au 3 mai 2019 et désigné la SELARL [P] comme mandataire judiciaire, laquelle procédure a été convertie en liquidation judiciaire le 6 novembre suivant, la SELARL [P] étant désignée comme liquidateur judiciaire.

Par arrêt du 27 octobre 2022 devenu irrévocable suite au rejet le 7 février 2024 du pourvoi en cassation formé par la SCI [14], cette cour a prononcé l'extension de la liquidation judiciaire de la SARL [R] [9] à la SCI [14], dont M. [R] est l'unique associé, en raison d'une confusion des patrimoines.

Le 6 juillet 2023, le liquidateur judiciaire a assigné M. [R] devant le tribunal de commerce de Lisieux aux fins, notamment, de voir condamner ce dernier au paiement de la somme de 2.000.000 euros à titre de contribution à l'insuffisance d'actif de la société [R] [9].

Par jugement du 26 janvier 2024, le tribunal de commerce de Lisieux a :

- condamné M. [R] à payer à la SELARL [E] [P], ès qualités, la somme de 2.000.000 euros au titre de l'insuffisance d'actif,

- condamné M. [R] à payer à la SELARL [E] [P], ès qualités, la somme de 3.500 euros ainsi qu'aux dépens comprenant les frais de greffe liquidés à la somme de 69,59 euros.

Selon déclaration du 5 février 2024, M. [R] a relevé appel de cette décision.

Par dernières conclusions du 15 octobre 2024, l'appelant demande à la cour d'annuler le jugement entrepris.

Subsidiairement, il demande à la cour de réformer le jugement attaqué en toutes ses dispositions, statuant à nouveau, de débouter la SELARL [E] [P], ès qualités, de toutes ses demandes.

Plus subsidiairement, il demande à la cour de réduire à de plus justes proportions le montant de l'indemnisation sollicitée par l'intimée et, en toute hypothèse, de condamner celle-ci à lui verser la somme de 5.000 euros à titre d'indemnité de procédure ainsi qu'aux entiers dépens.

Par dernières conclusions du 22 octobre 2024, la SELARL [E] [P], ès qualités, demande à la cour de confirmer le jugement attaqué et de débouter l'appelant de toutes ses demandes.

Subsidiairement, en vertu de l'effet dévolutif de l'appel, elle demande à la cour de condamner M. [R] au paiement de la somme de 2.000.000 euros à titre de contribution à l'insuffisance d'actif de la liquidation judiciaire de la société [R] [9], de débouter l'appelant de toutes ses demandes et de condamner ce dernier au paiement de la somme de 6.000 euros à titre d'indemnité de procédure ainsi qu'aux entiers dépens.

L'affaire a été communiquée au ministère public le 23 février 2024, lequel a indiqué ce même jour s'en rapporter.

La mise en état a été clôturée le 6 novembre 2024.

Pour plus ample exposé des prétentions et moyens, il est référé aux dernières écritures des parties.

MOTIFS

1. Sur la validité du jugement entrepris

Selon l'article 425 2° du code de procédure civile, le ministère public doit avoir communication des procédures de sauvegarde, de redressement judiciaire et de liquidation judiciaire, des causes relatives à la responsabilité pécuniaire des dirigeants sociaux et des procédures de faillite personnelle ou relatives aux interdictions prévues par l'article L. 653-8 du code de commerce.

Ces prescriptions ont un caractère d'ordre public.

En l'espèce, il ressort des énonciations du jugement entrepris que la procédure n'a pas été communiquée au ministère public, qui n'était pas présent à l'audience.

Le jugement attaqué sera donc annulé sans qu'il y ait lieu d'examiner les autres moyens de nullité et, en vertu de l'effet dévolutif de l'appel, il sera statué au fond.

2. Sur la responsabilité pour insuffisance d'actif

Selon l'article L. 651-2 du code de commerce, lorsque la liquidation judiciaire d'une personne morale fait apparaître une insuffisance d'actif, le tribunal peut, en cas de faute de gestion ayant contribué à cette insuffisance d'actif, décider que le montant de cette insuffisance d'actif sera supporté, en tout ou partie, par tous les dirigeants de droit ou de fait, ou par certains d'entre eux, ayant contribué à la faute de gestion. En cas de pluralité de dirigeants, le tribunal peut, par décision motivée, les déclarer solidairement responsables.

Toutefois, en cas de simple négligence du dirigeant de droit ou de fait dans la gestion de la personne morale, sa responsabilité au titre de l'insuffisance d'actif ne peut être engagée.

Si l'extension de procédure collective emporte la prise en compte d'une masse active et passive unique, avec unicité d'organes de la procédure, cette confusion des patrimoines laisse subsister la personnalité morale de chaque société, de sorte que les dettes mises à la charge d'un dirigeant en application des dispositions de l'article L. 651-2 ne peuvent pas comprendre celles d'autres personnes morales auxquelles la procédure collective a été étendue sur le fondement de la confusion des patrimoines lorsque ces sociétés ont des dirigeants distincts, ce qui est le cas en l'espèce, la SCI [14] étant dirigée par Mme [J] épouse [R] et la société [R] [9] par M. [R] (Com., 17 juillet 2001, n°98-22-916 ; Com., 8 mars 2017, n°15-22.337).

Il s'ensuit que le passif et l'actif de la SCI [14] n'ont pas à être pris en compte pour déterminer la part de l'insuffisance d'actif susceptible d'être mise à la charge du gérant de la société [R] [9], lequel résulte de l'examen de l'actif et du passif de cette dernière.

La date de celle-ci a été fixée au 3 mai 2019 par le jugement d'ouverture de la procédure collective.

Il ressort de l'état des créances (pièce n°5 intimée) que le passif de la société [R] [9] s'élève à la somme de 5.195.173,38 euros, que son actif s'élève à la somme de 379.339,93 euros, si bien que l'insuffisance d'actif doit être évaluée à la somme de 4.815.833,45 euros.

Concernant le défaut de déclaration de la cessation des paiements, M. [R] n'a pas déposé de déclaration de cessation des paiements dans le délai de 45 jours de celle-ci comme imposé par l'article L. 631-4 du code de commerce, le jugement d'ouverture de la procédure collective ayant été rendu sur l'assignation délivrée par des créanciers de la société [R] [9] après obtention d'une condamnation de cette dernière en 2018 et mise en 'uvre de mesures d'exécution forcée infructueuses.

Le défaut de déclaration de la cessation des paiements imputable au dirigeant ne saurait résulter d'une simple négligence, dès lors qu'il ressort des pièces comptables, des déclarations de créances et du rapport du juge-commissaire sur la situation du débiteur du 25 avril 2022, d'une part, que le résultat d'exploitation de la société était déficitaire de 127.773 euros au 31 août 2016, de 44.978 euros au 31 août 2017, de 346.640,50 euros au 31 août 2018, que les comptes pour les exercices 2019 et 2020 n'ont pas été établis, d'autre part, que le débiteur s'est vu notifier le 30 septembre 2019 par le Trésor public une proposition de rectification suite au contrôle de sa comptabilité débuté le 9 août 2018 pour les périodes du 1er septembre 2014 au 31 août 2017 révélant la mise en place sur cette période d'un système de cavalerie fondé sur l'omission de déclaration à bonne date de la TVA collectée ainsi que le non-paiement des cotisations URSSAF depuis 2018 et de la [10] depuis 2018, que la société était en litige avec quinze de ses clients et faisait l'objet de plusieurs condamnations à la demande de certains d'entre eux ainsi que des banques et sociétés assurant le financement de son activité telles que les sociétés [11], [6], [7] et [12] entre 2018 et l'ouverture de la procédure collective.

Ainsi, M. [R] a sciemment omis de déclarer l'état de cessation des paiements dont il avait connaissance en vue de privilégier ses intérêts personnels au détriment de ceux de la société qu'il dirigeait et contribué ainsi à l'insuffisance d'actif par la dégradation de sa trésorerie et l'aggravation de son passif depuis le 16 juin 2019, date à laquelle il aurait dû déposer une déclaration de cessation des paiements.

S'agissant de la poursuite d'une exploitation déficitaire, il résulte des pièces produites que le résultat d'exploitation de la société était déficitaire de 127.773 euros au 31 août 2016, de 44.978 euros au 31 août 2017, de 346.640,50 euros au 31 août 2018, que les comptes des exercices clos les 31 août 2019 et 2020 n'ont pas été établis, que le solde bancaire était débiteur notamment en raison de nombreux incidents de paiement, que le débiteur s'était vu notifier le 30 septembre 2019 par le Trésor public une proposition de rectification suite au contrôle de sa comptabilité débuté le 9 août 2018 pour les périodes du 1er septembre 2014 au 31 août 2017 révélant un système de cavalerie fondé sur l'omission de déclaration à bonne date de la TVA collectée ainsi qu'un défaut de paiement des cotisations URSSAF depuis 2019 et de la [10] depuis 2018, était en litige avec quinze de ses clients et faisait l'objet de plusieurs condamnations à la demande de certains d'entre eux ainsi que des banques et sociétés assurant le financement de son activité telles que les sociétés [11], [6], [7] et [12] entre 2018 et l'ouverture de la procédure collective.

Malgré cette situation obérée, le gérant n'a entrepris aucune démarche de restructuration, maintenant sciemment une rémunération annuelle d'un montant de 72.000 euros outre la prise en charge par la société de ses cotisations sociales personnelles à hauteur de la somme annuelle de 19.119 euros.

M. [R] ne produit aucune pièce de nature à rapporter la preuve de la recherche de cessionnaires qu'il invoque.

Le versement d'une somme de 250.000 euros par M. [R] ne saurait s'analyser en un apport à la société en ce qu'il n'a pas augmenté son capital et qu'il n'est pas justifié que cette somme a été portée dans la comptabilité de la société [R] [9] et a servi à payer des dettes de cette dernière.

La poursuite d'une exploitation déficitaire a contribué à l'insuffisance d'actif en ce qu'elle a aggravé les pertes et l'endettement de la société.

Concernant l'usage des actifs de la société dans un but contraire à ses intérêts, il est établi que M. [R] a souscrit au nom de la société [R] [9] le 13 avril 2015 un prêt auprès de la [8] pour une somme dont une partie, 172.078,37 euros, a été versée à la SCI [14] dont l'appelant est l'associé, ce qui constitue une faute de gestion ayant aggravé l'insuffisance d'actif du débiteur en ce qu'il a diminué son actif sans contrepartie, M. [R] n'alléguant ni a fortiori ne justifiant que la SCI a remboursé la somme perçue et l'extension de la procédure collective n'ayant pas pour effet de justifier a posteriori une telle opération.

Toutefois, ne saurait constituer une faute de gestion ayant contribué à l'insuffisance d'actif de la société [R] [9] le fait pour la SCI [14], dont M. [R] n'est qu'associé, de faire délivrer un congé le 24 janvier 2020 en vue de la réalisation des actifs immobiliers de cette SCI dans lesquels la société [R] camping-car exploitait son activité sur le site de Pont-l'Evêque.

En effet, la délivrance par un bailleur, personne morale distincte, d'un congé à son preneur ne peut être considérée comme une faute de gestion commise par le gérant de ce dernier, quand bien même la délivrance de ce congé a pu priver celui-ci du droit au bail constituant un élément essentiel de son fonds de commerce, partant de sa propriété commerciale constituant l'un de ses actifs.

Il ne saurait être tenu compte des sommes que M. [R] '« a été ou va être amené à régler en sa qualité de caution des dettes de la société [R] [9] ' dès lors qu'aucun paiement en exécution des condamnations produites n'est démontré, que ces versements ne sont qu'éventuels et qu'ils ne font pas disparaître les dettes de la société envers M. [R], subrogé dans les droits de ses créanciers en sa qualité de caution.

Enfin, le contrôle fiscal dont a fait l'objet la société [R] [9] a révélé la mise en 'uvre d'un système de cavalerie fondé sur la déclaration à des dates inexactes de la TVA collectée, ce qui constitue l'usage de moyens frauduleux et une faute de gestion délibérée ayant contribué à l'insuffisance d'actif en raison du redressement intervenu.

Contrairement à ce que soutient l'appelant, il n'appartient pas aux juridictions du fond de fixer la part de chaque faute dans l'insuffisance d'actif mais de caractériser le lien de contribution entre chaque faute de gestion et l'insuffisance d'actif, le montant de la condamnation du dirigeant devant simplement être comprise dans les limites de l'insuffisance d'actif (Com., 1er février 1984, n°82-14.928 ; Com., 20 avril 2017, n°15-23.60 ; Com., 23 novembre 2022, n°21-18.105).

M. [R] ne produit aucune pièce de nature à justifier de sa situation personnelle ou de ses facultés contributives.

Au regard de ces éléments, il convient de condamner M. [R] à payer à la SELARL [E] [P], ès qualités, la somme de 1.500.000 euros au titre de la contribution des fautes de gestion qui lui sont imputables à l'insuffisance d'actif de la société [R] [9].

3. Sur les demandes accessoires

M. [R], qui succombe, sera condamné aux dépens de première instance et d'appel, débouté de sa demande d'indemnité de procédure et condamné à payer à la SELARL [E] [P], ès qualités, la somme de 5.000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.

PAR CES MOTIFS

La cour, statuant publiquement, par arrêt contradictoire mis à disposition au greffe,

Annule le jugement entrepris ;

Vu l'effet dévolutif de l'appel ;

Condamne M. [S] [R] à payer à la SELARL [E] [P], ès qualités, la somme de 1.500.000 euros au titre de sa contribution à l'insuffisance d'actif de la société [R] [9] ;

Condamne M. [S] [R] aux dépens de première instance et d'appel et à payer à la SELARL [E] [P], ès qualités, la somme de 5.000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ;

Rejette la demande d'indemnité de procédure formée par M. [S] [R].