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Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 4, 22 janvier 2025, n° 23/04477

PARIS

Arrêt

Autre

PARTIES

Demandeur :

CSF (SAS), Carrefour France (SAS), Carrefour Hypermarchés (SAS)

Défendeur :

L’Oréal (SA), L’Oréal France (SNC)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Brun-Lallemand

Conseillers :

Mme Depelley, M. Richaud

Avocats :

Me Guerre, Me de Drouas, Me Boccon Gibod, Me Audran, Me Gautier

T. com. Paris, du 23 janv. 2023, n° 2021…

23 janvier 2023

***

FAITS ET PROCEDURE

Le groupe Carrefour a pour activité la distribution de produits alimentaires et non alimentaires en France et à l’étranger.

La société Carrefour France est la société holding du groupe Carrefour pour le territoire français.

La société Carrefour Hypermarchés France était l’acheteur des produits pour les hypermarchés du groupe jusqu’en janvier 2006, date à laquelle elle a été remplacée par la société Carrefour Hypermarchés.

En 2009, la société Carrefour Hypermarchés France a été absorbée par la société holding Carrefour France par dissolution avec transmission universelle de patrimoine du 21 janvier 2009, cette dernière venant aux droits de la première à compter de cette date.

La société CSF (Centrale des supermarchés français) a pour activité l’achat des produits destinés aux supermarchés et aux enseignes de proximité.

- Ci- après « les sociétés Carrefour »

La société L’Oréal SA, active dans le secteur de la fabrication et de la commercialisation de produits cosmétiques et d’hygiène, est la maison-mère du groupe L’Oréal. À l’époque des faits en cause, la division grand public de L’Oréal était structurée autour de la société L’Oréal SA et de deux filiales, Lascad et Gemey Maybelline Garnier, qui commercialisaient respectivement des produits sous les marques Ushuaïa, Narta, Mixa, Mennen, Eau Jeune, Garnier et Gemey Maybelline. Le 1er juillet 2023, la société L’Oréal SA a transféré, par apport partiel d’actif, différentes branches de son activité, dont celle de sa division produits grand public pour le marché français, à sa filiale L’Oréal France SNC. Cette dernière a ainsi été subrogée dans les droits, obligations et actions de la société L’Oréal SA concernant les activités transférées.

- Ci-après « les sociétés L’Oréal »

Le 20 juin 2006, le Conseil de la concurrence (devenu l'Autorité de la concurrence) s'est saisi d'office pour examiner de possibles pratiques anticoncurrentielles dans le secteur des produits d’hygiène.

Par une décision n° 14-D-19 du 18 décembre 2014, l'Autorité de la concurrence a sanctionné plusieurs fournisseurs de produits d'hygiène, dont L'Oréal et sa filiale Lascad, pour participation à une entente unique, complexe et continue sur le marché français de l'approvisionnement en produits d'hygiène sur la période du 22 janvier 2003 au 3 février 2006 et qui visait à maintenir leurs marges par une concertation sur les prix de ces produits à l’égard de la grande distribution. Une amende de 189 494 000 euros a été infligée à L'Oréal, Lascad étant solidairement responsable du paiement de cette somme à hauteur de 45 551 000 euros.

Les sociétés L'Oréal et Lascad ont formé un recours contre cette décision devant la cour d'appel de Paris. Par un arrêt du 27 octobre 2016, la Cour a rejeté ce recours et confirmé la décision de l'Autorité de la concurrence. La société L'Oréal a formé un pourvoi en cassation contre cet arrêt.

Par arrêt du 27 mars 2019, la Cour de cassation a rejeté l'ensemble des moyens soulevés par la société L'Oréal, à l'exception d'un moyen relatif à l'assiette de la sanction concernant Lascad. Sur renvoi après cassation, la cour d'appel de Paris a confirmé, le 18 juin 2020, la sanction infligée à la société L'Oréal, à l'exception de celle concernant la société Lascad. La société L'Oréal a formé un pourvoi contre cet arrêt, qui a été rejeté par la Cour de cassation le 18 octobre 2023.

Les sociétés Carrefour France, Carrefour Hypermarchés et CSF ont, par acte d’assignation du 17 août 2017, introduit une action en réparation à l’encontre de la société L’Oréal SA devant le tribunal de commerce de Paris. Par jugement du 13 juillet 2020, le tribunal de commerce de Paris a constaté la caducité de cette assignation en raison d’un non-respect des délais procéduraux et a prononcé l’extinction de l’instance. Les sociétés Carrefour ont formé appel contre ce jugement. Par un arrêt du 8 septembre 2021, la cour d’appel de Paris a confirmé la caducité de l’assignation prononcée par le tribunal de commerce de Paris. Aucun pourvoi n’a été formé à l’encontre de cette décision.

Par acte du 20 juillet 2021, les sociétés Carrefour ont de nouveau assigné la société L’Oréal SA devant le tribunal de commerce de Paris pour obtenir réparation du préjudice subi.

Par jugement du 23 janvier 2023, le tribunal de commerce de Paris a :

- Débouté la SAS Carrefour France, la SAS Carrefour Hypermarchés et la SAS CSF de leur demande de sursis à statuer ;

- Dit les autres demandes de la SAS Carrefour France, la SAS Carrefour Hypermarchés et la SAS CSF prescrites et donc irrecevables,

- Prononcé l'extinction de l’instance et le dessaisissement de ce tribunal,

- Condamné in solidum la SAS Carrefour France, la SAS Carrefour Hypermarchés et la SAS CSF à payer à la SA L’Oréal la somme de 35 000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile ;

- Débouté les parties de leurs demandes autres, plus amples ou contraires ;

- Condamné la SAS Carrefour France, la SAS Carrefour Hypermarchés et la SAS CSF aux dépens, dont ceux à recouvrer par le greffe, liquidés à la somme de 111,01 euros dont 18,29 euros de TVA.

Les sociétés Carrefour ont interjeté appel de ce jugement par déclaration reçue au greffe de la Cour le 1er mars 2023.

Aux termes de leurs dernières conclusions, déposées et notifiées le 10 septembre 2024, les sociétés Carrefour demandent à la Cour de :

Vu la directive 2014/104/UE,

Vu l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme, Vu les articles 1240 et 2222 du code civil,

Vu les articles 101 et 267 du Traité sur le Fonctionnement de l'Union Européenne, Vu les articles L. 420-1, L. 462-7, L. 481-1 et suivants du code de commerce,

Infirmer le jugement déféré en ce qu’il :

• « Dit les autres demandes de la SAS Carrefour France, la SAS Carrefour Hypermarchés et la SAS CSF prescrites et donc irrecevables ;

• Prononce l'extinction de l'instance et le dessaisissement de ce tribunal ;

• Condamne in solidum la SAS Carrefour France, la SAS Carrefour Hypermarchés et la SAS CSF à payer à la SA L'Oréal la somme de 35.000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

• Déboute les parties de leurs demandes autres, plus amples ou contraires ;

• Condamne la SAS Carrefour France, la SAS Carrefour Hypermarchés et la SAS CSF aux dépens, dont ceux à recouvrer par le greffe, liquidés à la somme de 111,01 € dont 18,29 € de TVA ».

Et statuant à nouveau :

A titre principal,

• Juger que l’action en réparation de Carrefour France, Carrefour Hypermarchés et CSF est recevable ;

En conséquence :

• Renvoyer l’affaire devant le Tribunal de commerce de Paris ;

A titre subsidiaire, si la Cour entendait par improbable appliquer le régime de prescription antérieur, qui ne prévoyait aucune cause interruptive de prescription, Carrefour France, Carrefour Hypermarchés et CSF demandent à la Cour de poser à la Cour de Justice de l'Union Européenne les questions préjudicielles suivantes :

• « Aux termes de l’article 21 la Directive 2014/104, l’article 10 paragraphe 4 de la Directive 2014/104 portant sur les causes interruptives de prescription réagit-il les actes d’une autorité de concurrence visant à l’instruction ou à la poursuite d’une infraction au droit de la concurrence survenus avant l’entrée en vigueur de la Directive 2014/104, dans la mesure où (i) l’action en dommages et intérêts pour une infraction à l’article 101 TFUE a été introduite après l’entrée en vigueur des dispositions la transposant dans le droit national et (ii) le délai de prescription applicable à cette action en vertu des anciennes règles ne s’est pas écoulé avant la date d’expiration du délai de transposition de la même directive » ; et

• uniquement au cas où la Cour de Justice de l'Union Européenne répondrait par la négative à la question ci-dessus : « L’article 101 TFUE et le principe d’effectivité s’opposent-ils à un régime national de prescription applicable aux actions en réparation d’un dommage consécutif à des pratiques anticoncurrentielles, qui ne prévoit aucune possibilité de suspension ou d’interruption du délai de prescription pendant la durée des procédures à l’issue desquelles une décision définitive est rendue par l’autorité nationale de concurrence ou par une instance de recours ? ».

En conséquence

• Juger que l’action en réparation de Carrefour France, Carrefour Hypermarchés et CSF est recevable ;

• Renvoyer l’affaire devant le Tribunal de commerce de Paris.

A titre très subsidiaire, condamner solidairement L’Oréal SA et L’Oréal France SNC venant aux droits de L’Oréal SA à verser à Carrefour France, Carrefour Hypermarchés et CSF la somme nominale de 53,8 millions d’ euros assortie de l’intérêt légal à compter du 1er janvier 2005 à hauteur de 22,1 millions d’euros, à compter du 1er janvier 2006 à hauteur de 20,1 millions d’euros et à compter du 1er janvier 2007 à hauteur de 11,5 millions d’ euros, jusqu’à parfait paiement ;

A titre encore plus subsidiaire, condamner solidairement L’Oréal SA et L’Oréal France SNC venant aux droits de L’Oréal SA à verser à Carrefour France, Carrefour Hypermarchés et CSF la somme nominale de 45,5 millions d’euros assortie de l’intérêt légal à compter du 1er janvier 2005 à hauteur de 16,7 millions d’ euros, à compter du 1er janvier 2006 à hauteur de 19,7 millions d’euros et à compter du 1er janvier 2007 à hauteur de 9,2 millions d’ euros, jusqu’à parfait paiement ;

A titre infiniment subsidiaire, condamner solidairement L’Oréal SA et L’Oréal France SNC venant aux droits de L’Oréal SA à verser à Carrefour France, Carrefour Hypermarchés et CSF la somme nominale de 18,3 millions d'euros assortie de l’intérêt légal à compter du 1er janvier 2007 jusqu’à parfait paiement ;

A titre plus infiniment subsidiaire, condamner solidairement L’Oréal SA et L’Oréal France SNC venant aux droits de L’Oréal SA à verser à Carrefour la somme nominale de 15,1 millions d' euros assortie de l’intérêt légal à compter du 1er janvier 2007 jusqu’à parfait paiement.

En tout état de cause,

• Débouter L’Oréal SA et L’Oréal France SNC venant aux droits de L’Oréal SA de l’ensemble de leurs demandes ;

• Condamner solidairement L’Oréal SA et L’Oréal France SNC venant aux droits de L’Oréal SA, à verser à Carrefour France, Carrefour Hypermarchés et CSF la somme de 200 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ;

• Condamner solidairement L’Oréal SA et L’Oréal France SNC venant aux droits de L’Oréal SA aux entiers dépens.

Aux termes de leurs dernières conclusions, déposées et notifiées par la voie électronique le 19 septembre 2024, les sociétés L’Oréal et L’Oréal France demandent à la Cour de :

Vu l'article 857 du code de procédure civile, Vu l'article 954 du code de procédure civile,

Vu les articles 561, 562 et 564 du code de procédure civile,

Vu les articles 640 à 642 du code de procédure civile, Vu les articles 31 et 32 du code de procédure civile, Vu l'article 1240 du code civil,

Vu la jurisprudence citée,

A titre principal,

(i) Sur la subrogation de la société L’Oréal SA par la société L’Oréal France SNC et la mise hors de cause de la société L’Oréal France SNC

• Déclarer l’intervention volontaire de l'Oréal France SNC recevable et bien fondée.

• Mettre hors de cause la société L’Oréal SA.

(ii) Sur la prescription de l’action des appelantes

• Juger irrecevables l’ensemble des demandes formulées par les appelantes pour cause de prescription.

• Confirmer en tous ses points le Jugement rendu par le Tribunal de commerce de Paris le 23 janvier 2023, en ce compris l’extinction de l’instance.

(iii) Sur l’effet dévolutif de l’appel

• Juger que les demandes indemnitaires formulées au fond par les appelantes n'ont jamais été examinées, ni a fortiori tranchées à l’occasion du Jugement déféré à la Cour.

• Juger que la Cour n’est pas valablement saisie des demandes indemnitaires présentées par les appelantes.

• Déclarer en conséquence irrecevables toutes les demandes indemnitaires formulées par les appelantes.

A titre subsidiaire,

Si par extraordinaire la Cour estimait que l’effet dévolutif de l’appel pourrait la conduire à examiner les demandes présentées au fond par Carrefour

(i) Sur l’intérêt et la capacité à agir des appelantes

• Juger que la société Carrefour France est dépourvue d'intérêt à agir, la déclarer irrecevable en son action et la déclarer irrecevable pour l’ensemble de ses prétentions ;

• Juger que les sociétés CSF et Carrefour Hypermarchés n’ont pas qualité à agir en l’absence de lien direct d’achat avec l’intimée, les déclarer irrecevables en leur action et déclarer irrecevable l’ensemble de leurs prétentions.

(ii) Sur la revendication indemnitaire des appelantes

• Juger que les appelantes ne rapportent pas la preuve de l’existence d’une faute civile susceptible d’engager la responsabilité de L'Oréal ;

• Juger que les appelantes n'apportent pas la démonstration de l'existence d'un lien de causalité direct et certain avec la faute qu'elles invoquent ;

• Débouter en conséquence les appelantes de l'ensemble de leurs demandes et prétentions.

A titre très subsidiaire,

Si par extraordinaire la Cour devait retenir l'existence d’une faute civile et d'un lien de causalité suffisamment direct et certain entre elle et le préjudice revendiqué par les appelantes :

• Juger qu’aucune des méthodes d’évaluation du quantum de la prétention indemnitaire des appelantes ne repose sur des méthodes fiables et robustes et que le préjudice dont elles réclament réparation n’est donc pas établi.

• Débouter en conséquence les appelantes de l'ensemble de leurs demandes et prétentions.

En tout état de cause,

• Condamner solidairement les appelantes à payer à l'Oréal France SNC la somme de 250 000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'aux entiers dépens dont distraction au profit de la SELARL Lexavoue Paris-Versailles.

L'ordonnance de clôture a été rendue le 24 septembre 2024.

A l’audience des plaidoiries, comme convenu, les conseils des parties ont limité leurs observations orales aux points suivants :

• La demande de mise hors de cause de la société L’Oréal SA

• La fin de non-recevoir tirée de la prescription

• La demande de renvoi devant le tribunal de commerce pour statuer au fond en cas de rejet de la fin de non-recevoir

***

La Cour renvoie à la décision entreprise et aux conclusions susvisées pour un exposé détaillé du litige et des prétentions des parties, conformément à l’article 455 du code de procédure civile.

MOTIVATION

I- Sur la recevabilité de l’intervention volontaire de la société L’Oréal France SNC et la demande de mise hors de cause de la société L’Oréal SA

Exposé des moyens

Les sociétés L’Oréal font valoir que le 1er juillet 2023 la société L’Oréal SA a apporté à sa filiale la société L’Oréal France différentes branches d’activités commerciales, dont celle de sa division produits grand public France assurant l’exploitation, en France, des marques du groupe sur le marché des produits d’hygiène et de beauté grand public. Elles expliquent que depuis la réalisation de cet apport, il a été opéré une transmission de tous les droits, bien et obligations relatives aux activités apportées par la société L’Oréal SA à la société L’Oréal France, en sorte que la société L’Oréal France est subrogée dans tous les droits, actions, obligations et engagements de la société L’Oréal SA se rapportant aux éléments apportés, étant observé que la société L’Oréal SA n’exerce plus d’activité opérationnelle au titre de la commercialisation des produits d’hygiène en France. Elles en déduisent que la société L’Oréal France est recevable et bien fondée à intervenir volontairement dans la présente procédure et que la société L’Oréal SA doit être mise hors de cause.

Les sociétés Carrefour ne remettent pas en cause le bien-fondé de l’intervention volontaire de la société L’Oréal France en raison de l’apport partiel d’actif et de la transmission corrélative des droits, biens et obligations de la société L’Oréal SA. En revanche, elles s’opposent à la demande de mise hors de cause de cette dernière au motif d’une part que le périmètre d’activité transmis n’est pas précis et d’autre part que, selon la dernière jurisprudence de la Cour de cassation (Com. 24 mars 2024 n°22-11648), l’imputabilité en droit de la concurrence a un caractère personnel et vise l’entreprise qui a participé à l’infraction, soit en l’espèce L’Oréal SA.

Réponse de la Cour

L’action des sociétés Carrefour introduite à l’encontre de la société L’Oréal SA pour obtenir sa condamnation en paiement de dommages-intérêts est fondée sur la mise en œuvre de la responsabilité civile de cette dernière à la suite de pratiques d’entente sur le marché français de l’approvisionnement en produits d’hygiène sur la période du 22 janvier 2003 au 3 février 2006 sanctionnées par l’Autorité de la concurrence dans sa décision n°14-D-19 du 18 décembre 2014.

La société L’Oréal SA justifie par les pièces produites aux débats (pièces 42 à 46) avoir apporté le 1er juillet 2023 à sa filiale la société L’Oréal France « les branches complètes et autonomes d’activités Affaires Marché France, Domaine d’Excellence, ainsi que la totalité des actions composant le capital de la société Luxury of Retail ». A la même date a été opérée une transmission de tous les droits, biens et obligations relatifs aux activités apportées par la société L’Oréal SA à la société L’Oréal France.

Les sociétés L’Oréal déclarent que la division produits grand public France assurant l’exploitation en France des marques du groupe sur le marché des produits d’hygiène et de beauté grand public est l’une des branches d’activités apportées à la société L’Oréal France dans le cadre de l’apport partiel précité.

Il s’ensuit que la société L’Oréal France, non partie à la première instance, justifie d’un intérêt à intervenir en cause d’appel et qu’il convient, en application de l’article 554 du code de procédure civile, de déclarer son intervention volontaire recevable.

En revanche, il n’y a pas lieu de faire droit à la demande de mise hors de cause de la société L’Oréal SA.

D’une part, comme le relèvent à juste titre les sociétés Carrefour, les éléments relatifs à l’apport partiel d’actifs produits aux débats par les sociétés L’Oréal ne permettent pas de délimiter de manière précise le périmètre de la transmission et de s’assurer, notamment au regard des Kbis de chacune des sociétés L’Oréal, que l’ensemble des actifs relatifs à l’activité d’exploitation des marques du groupe sur le marché français des produits d’hygiène ont effectivement été transmis.

D’autre part, il incombe, en principe, à la personne physique ou morale qui dirigeait l'entreprise en cause au moment où l'infraction aux règles de concurrence de l'Union a été commise de répondre de celle-ci, même si, au jour de l'adoption de la décision constatant l'infraction, l'exploitation de l'entreprise a été placée sous la responsabilité d'une autre personne (CJUE, arrêts du 16 novembre 2000, KNP BT/Commission, C-248/98 P, point 71, et Cascades/Commission, C-279/98 P, point 78 ; TUE, arrêt du 30 mars 2022, Air France-KLM/Commission, T-337/17, point 309). En effet, si des entreprises, responsables du préjudice causé par une infraction aux règles de concurrence de l'Union, pouvaient échapper à leur responsabilité par le simple fait que leur identité a été modifiée par suite de restructurations, de cessions ou d'autres changements juridiques ou organisationnels, l'objectif poursuivi par ce système ainsi que l'effet utile desdites règles seraient compromis (voir, par analogie, arrêts CJUE Skanska Industrial Solutions e.a., point 46, précité, et du 11 décembre 2007, ETI e.a., C-280/06,point41).

De manière analogue, la Cour de cassation juge que l'entreprise dont les moyens humains et matériels ont concouru à la mise en oeuvre d'une pratique prohibée par les dispositions des articles L. 420-1 et L. 420-2 du code de commerce encourt les sanctions prévues à l'article L. 464-2 du même code tant qu'elle conserve une personnalité juridique, indépendamment de la cession desdits moyens humains et matériels (Com., 20 novembre 2001, pourvoi n° 99-16.776, 99-18.253, Bull. IV, n° 182). Elle juge également que la personne morale qui dirigeait l’exploitation de l’entreprise en cause est tenue de réparer le préjudice causé par un abus de position dominante lorsqu’elle continue d’exister juridiquement (Com.,20 mars 2024, pourvoi n°22-11.648).

En considération de ces éléments, il y a lieu de maintenir la société L’Oréal SA dans la cause.

II- Sur la fin de non-recevoir tirée de la prescription de l’action des sociétés Carrefour

Exposé des moyens

Les sociétés Carrefour font valoir qu’en application à titre principal de l’article L.462-7 du code de commerce issu du régime de la directive 2014/104 transposé en droit français par l’ordonnance n°2017-303 du 9 mars 2017, et à titre subsidiaire en application de ce même article dans sa version issue de la loi Hamon, son action en dommages-intérêts introduite le 20 juillet 2021 faisant suite à une infraction commise par L’Oréal aux articles 101 TFUE et L.420-1 du code de commerce définitivement constatée par arrêt du 18 juin 2020 de la cour d’appel de Paris statuant sur renvoi après cassation, n’est pas prescrite.

Les sociétés Carrefour soutiennent à titre principal qu’à la date d’expiration du délai de transposition de la Directive 2014/104, soit le 27 décembre 2016, leur action n’était pas prescrite dès lors que sous l’ancien régime de prescription, le point de départ de la prescription quinquennale prévue à l’article 2224 du code civil est la Décision du 18 décembre 2014 de l’Autorité de la concurrence. Dans ces conditions, selon elles, en application de la jurisprudence de la CJUE dégagée dans son arrêt Volvo Truck du 22 juin 2022, dès lors que le délai de prescription de leur action n’était pas expiré au 27 décembre 2016, le régime des règles de prescriptions issue de l’article 10 de la Directive 2014/104 et de l’article L.462-7 du code de commerce issue de l’ordonnance de transposition est applicable à leur action. Elles en déduisent que conformément à ces dispositions, la prescription de leur action a été interrompue jusqu’à la date à laquelle la décision de la juridiction de recours ne peut plus faire l’objet d’une voie de recours ordinaire, en sorte que le délai de prescription de leur action n’a commencé à courrier qu’à la date de l’arrêt de la cour d’appel de Paris du 18 juin 2020 statuant sur renvoi après cassation ou à tout le moins à compter de l’arrêt de la cour d’appel de Paris du 27 octobre 2016. Elles insistent sur le fait que le « présupposé » pour l’application des règles relatives à la prescription issue de la Directive est l’écoulement de la prescription et non la date de l’acte interruptif ou suspensif de la prescription, en sorte que les règles issues de la Directive peuvent être applicables à une cause interruptive ayant une date antérieure à son entrée en vigueur. Elles ajoutent qu’il ressort clairement des arrêts Volvo du 20 juin 2022 (C-267/20) et Heureka du 18 avril 2024 (C-605/21) que suivant la grille d’analyse posée par la CJUE, l’article 10 de la Directive, dont le paragraphe 4 qui s’oppose à « une réglementation qui ne prévoit pas que le délai de prescription soit suspendu, à tout le moins, jusqu’à un après la date à laquelle la décision constatant cette même infraction est devenue définitive », est applicable à une action en dommages-intérêts dont le délai de prescription n’est pas acquis avant la date d’expiration du délai de transposition de la directive.

A titre subsidiaire, les sociétés Carrefour soutiennent que l’article L.462-7 alinéa 4 du code de commerce introduit par l’article 2 de la loi Hamon entrée en vigueur le 19 mars 2014 et prévoyant l’interruption de la prescription de l’action civile par l’ouverture d’une procédure devant l’Autorité de la concurrence, est d’application immédiate en droit interne en l’absence de disposition spécifique. Relevant que le délai de prescription de leur action en responsabilité n’avait pas commencé à courir le 19 mars 2014 puisque la décision de l’Autorité de la concurrence n’a été rendue que le 18 décembre 2014, les sociétés appelantes en déduisent que la nouvelle cause interruptive de prescription issue de la loi Hamon est applicable à leur action et a eu pour effet d’interrompre automatiquement le délai de prescription jusqu’à ce que la décision de l’Autorité soit devenue définitive, et ce peu important que le fait interruptif, à savoir l’ouverture d’une procédure devant l’Autorité de la concurrence soit antérieur ( en ce sens Cass. Civ 2ème, 17 février 2011, pourvoi n°10- 13.977).

Encore à titre subsidiaire, les sociétés Carrefour invoquent le principe d’effectivité, tel qu’appliqué par la CJUE dans son arrêt Cogeco du 28 mars 2019 (C-637/17). Elles estiment que le principe d’effectivité doit être appliqué au précédent régime français de prescription qui ne prévoyait aucune cause interruptive ou suspensive de prescription, faisant que leur action en paiement de dommages-intérêts pourrait être prescrite depuis le 18 décembre 2019, avant même que l’arrêt de la cour d’appel de Paris statuant sur renvoi après cassation soit intervenu (soit le 18 juin 2020). Elles ajoutent que dans un tel régime, en tant que victimes de bonne foi, elles se voient opposer une prescription, alors que la procédure administrative s’est achevée par un arrêt de la Cour de cassation le 18 octobre 2023, soit quasiment 4 ans après l’écoulement du délai de prescription appliqué par le tribunal. Elles en concluent que l’examen de la conformité du droit national au principe d’effectivité et au droit d’accès au juge suppose une approche globale des règles de droit internes applicables au litige.

Si un doute devait subsister, les sociétés Carrefour invitent la Cour à poser deux questions préjudicielles à la Cour de justice de l’Union.

Les sociétés L’Oréal concluent à la confirmation du jugement entrepris en ce qu’il a jugé prescrite l’action des sociétés Carrefour. Elles font d’abord valoir qu’il n’est pas contesté par les appelantes que le point de départ et le délai de prescription de leur action obéissent aux règles internes de droit commun en vigueur depuis la loi n°2008-561 du 17 juin 2008, à savoir l’article 2224 du code civil et non pas celles prévues à l’article L.482-1 du code de commerce introduites par l’ordonnance n°2017-303 du 9 mars 2017. En application de l’article 2224 du code civil, les sociétés intimées retiennent que le point de départ du délai de prescription de l’action des sociétés Carrefour, est la décision de l’Autorité de la concurrence du 18 décembre 2014 ayant permis à ces dernières de disposer de tous les éléments nécessaires pour intenter son action. Ensuite, selon les sociétés intimées, ce délai de prescription de 5 ans s’est achevé le 19 décembre 2019, sans avoir pu être interrompu par la précédente instance engagée par les sociétés Carrefour ayant donné lieu à un arrêt de caducité de l’assignation ni tout autre cause ou évènement extérieur.

A cet effet, les sociétés Carrefour font valoir en premier lieu que l’ouverture d’une procédure devant l’Autorité de la concurrence n’était pas une cause interruptive de prescription dans le droit antérieur à la loi Hamon en sorte que le délai de prescription de l’action des sociétés Carrefour ayant débuté le 18 décembre 2014 date de la décision de l’Autorité, aucune cause ou évènement n’a pu interrompre ce délai par la suite. Les sociétés intimées soutiennent en deuxième lieu qu’en vertu du principe de non-rétroactivité énoncé aux articles 2 du code civil (s’agissant de l’alinéa 4 de l’article L.462-7 dans sa version issue de la loi Hamon) et 22 paragraphe 1 de la Directive (s’agissant de l’alinéa 4 de l’article L.462-7 tel que modifié par la Directive), les cause interruptives sont régies par le droit applicable à la date où elles surviennent. Aussi, selon elles, au jour de l’auto- saisine de l’ancien Conseil de la concurrence, survenue en janvier 2006, l’alinéa 4 de l’article L.462-7 du code de commerce n’était évidemment pas applicable ratione temporis.

S’agissant plus précisément des décisions Volvo et Heureka de la CJUE, les sociétés intimées soutiennent que si ces décisions se réfèrent à l’article 10 de la Directive, les questions préjudicielles ne portaient pas sur le paragraphe 4 de cet article, mais sur ceux concernant le délai de prescription et son point de départ. Si elles estiment que ces arrêts ne portaient pas sur la question des causes interruptives de prescription, elles retiennent néanmoins la méthode de règlement des conflits de lois dans le temps posée par ces décisions et qui suppose une recherche du présupposé de la règle substantielle dont l’application ratione temporis est discutée. Aussi, selon les sociétés intimées, la loi applicable à une cause interruptive dépend, comme celle applicable au point de départ ou au délai, de la localisation dans le temps du présupposé de la règle qui prévoit une telle cause. Or elles insistent sur le fait que la règle qui prévoit une cause interruptive est actionnée par la survenance de l’évènement interruptif, donc pour le paragraphe 4 de l’article 10 de la Directive par l’ouverture d’une procédure par une autorité de concurrence. Elles en déduisent qu’en l’état du droit positif, au moment de l’ouverture de la procédure, le 6 janvier 2006 dans la présente affaire, la loi Hamon n’était pas entrée en vigueur, de même que la Directive n’avait pas été transposée en droit national. Elles précisent que si la loi Hamon et la directive établissent de nouvelles causes interruptives de prescription, l’entrée en vigueur de ces textes n’est pas en elle-même une cause interruptive de prescription.

S’agissant du droit interne, les sociétés Carrefour soutiennent que seul le législateur a le pouvoir de porter atteinte au principe de non-rétroactivité par dérogation expresse, en faisant produire un effet interruptif à un fait antérieur à une loi nouvelle de procédure. Aussi selon elles, le point de référence pertinent pour savoir si la règle instituant une nouvelle cause interruptive est rétroactive n’est pas la date d’introduction de l’instance ou celle à laquelle la prescription commence à courir mais la date de survenance de la cause interruptive. Elles précisent en outre qu’une cause interruptive « n’allonge pas » au sens juridique du terme la prescription et ne peut donc être soumise à la règle de droit transitoire de l’article 2222 du code civil.

Enfin elles soutiennent que considéré dans sa globalité, le droit français antérieur à la transposition de la Directive, en ce qu’il prévoit un délai de prescription de 5 ans à compter de la date de la décision de condamnation, est un régime de prescription qui ne fait naître aucun « risque systémique d’impunité » ni ne rend pas l’exercice du droit à réparation « excessivement difficile, voire impossible ». A cet effet, elles relèvent que les sociétés Carrefour ont bénéficié d’un délai de prescription de 5 ans à compter de la décision de l’autorité de la concurrence qui est devenue définitive à la suite de l’arrêt de la cour d’appel de Paris du 27 octobre 2016, soit bien avant l’expiration du délai de prescription du recours indemnitaire des sociétés Carrefour. Aussi, elles en déduisent que ce régime de prescription antérieure à la Directive n’est pas contraire au principe d’effectivité du droit de l’Union et au droit d’accès au juge et que l’action des sociétés Carrefour est prescrite par leur seul manque de diligence.

Réponse de la Cour,

Sur le point de départ du délai de prescription de l’action en dommages-intérêts des sociétés Carrefour

Aux termes de l’article 2270-1 du code civil, en vigueur jusqu’à l’entrée en vigueur de la loi du 17 juin 2008 portant réforme de la prescription en matière civile :

« Les actions en responsabilité civile extracontractuelle se prescrivent par dix ans à compter de la manifestation du dommage ou de son aggravation ».

Aux termes de l’article 2224 du même code, résultant de la loi du 17 juin 2008 :

« Les actions personnelles ou mobilières se prescrivent par cinq ans à compter du jour où le titulaire d’un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l’exercer. »

La notion de “faits permettant d’exercer un droit” s’entend de faits permettant d’agir ou de défendre ce droit. En matière d’action en responsabilité civile, le délai de prescription ne court qu’à compter de la réalisation du dommage ou de la date à laquelle il est révélé à la victime, si celle-ci établit qu'elle n'en avait pas eu précédemment connaissance ( en ce sens 2e Civ., 8 décembre 2016, pourvoi n° 15-26.876, 15-26.279 pour une application de l’article 2270-1 du code civil ; Com., 30 juin 2021, pourvoi n° 19-18.441pour une application de l’article 2224 du même code), étant observé que le dommage constitue précisément l’un des faits permettant d’exercer l’action en responsabilité. La prescription d'une action en responsabilité extracontractuelle débute donc au jour où se trouvent réunies toutes les conditions de cette action et ne peut commencer à courir avant que soient constitués la faute, le dommage et le lien de causalité (Ch. mixte., 19 juillet 2024, pourvoi n° 20-23.527).

Pour les actions en dommages-intérêts du fait des pratiques anticoncurrentielles, la Cour rappelle que l’article L.482-1 du code de commerce issue de la transposition de l’article 10 de la directive 2014/104 et introduit par ordonnance du 9 mars 2017 dispose que :

« L'action en dommages et intérêts fondée sur l'article L. 481-1 se prescrit à l'expiration d'un délai de cinq ans. Ce délai commence à courir du jour où le demandeur a connu ou aurait dû connaître de façon cumulative :

1° Les actes ou faits imputés à l'une des personnes physiques ou morales mentionnées à l'article L. 481-1 et le fait qu'ils constituent une pratique anticoncurrentielle ;

2° Le fait que cette pratique lui cause un dommage ; 3° L'identité de l'un des auteurs de cette pratique.

Toutefois, la prescription ne court pas tant que la pratique anticoncurrentielle n'a pas cessé.

Elle ne court pas à l'égard des victimes du bénéficiaire d'une exonération totale de sanction pécuniaire en application d'une procédure de clémence tant qu'elles n'ont pas été en mesure d'agir à l'encontre des auteurs de la pratique anticoncurrentielle autres que ce bénéficiaire. »

En l’espèce, les faits générateurs du dommage allégué par les sociétés Carrefour se sont déroulés sur une période se situant entre le 22 janvier 2003 jusqu’au 3 février 2006, mais ne se sont révélés aux sociétés Carrefour qu’à la suite de la décision n° 14-D-19 du 18 décembre 2014 de l’Autorité de la concurrence, portant à sa connaissance la réalité et le caractère illicite des pratiques en cause ainsi que leurs auteurs.

De manière concordante les parties (conclusions § 72 Carrefour et conclusions § 49-52 L’Oréal) fixent le point de départ du délai de prescription quinquennale de l’action en dommages-intérêts des sociétés Carrefour, en application de l’article 2224 du code civil, à la date de la décision n°14-D-19 précitée, soit le 18 décembre 2014 avant l’expiration du délai de transposition de la directive 2014/104 et avant l’entrée en vigueur de l’article L.482-1 du code de commerce.

Les sociétés Carrefour soutiennent que ce délai de prescription quinquennal a été interrompu, par application immédiate de l’article L. 462-7 alinéa 4 du code de commerce dans ses différentes versions depuis la loi Hamon et la transposition de l’article 10§4 de la directive 2014/104, et qu’un nouveau délai a commencé à courir à compter de l’arrêt statuant après renvoi de la cour d’appel de Paris le 18 juin 2020 ou à tout le moins à compter de l’arrêt de la cour d’appel de Paris le 27 octobre 2016, en sorte que sa nouvelle action introduite le 20 juillet 2021 ne serait pas prescrite.

Sur l’interruption de l’action en dommages-intérêts des sociétés Carrefour

Aux termes de l’article L.462-7 aliéna 4 du code de commerce modifiée par la loi n°2014- 344 du 17 mars 2014 (article 2) :

« L'ouverture d'une procédure devant l'Autorité de la concurrence, une autorité nationale de concurrence d'un autre Etat membre de l'Union européenne ou la Commission européenne interrompt la prescription de l'action civile. L'interruption résultant de l'ouverture de cette procédure produit ses effets jusqu'à la date à laquelle la décision de ces autorités ou, en cas de recours, de la juridiction compétente est définitive. »

L’article 10 de la directive 2014/104 prévoit que :

« Délais de prescription

1. Les États membres arrêtent, conformément au présent article, les règles relatives aux délais de prescription applicables aux actions en dommages et intérêts. Ces règles déterminent le moment à partir duquel le délai de prescription commence à courir, la durée de ce délai et les circonstances dans lesquelles il est interrompu ou suspendu.

2. Les délais de prescription ne commencent pas à courir avant que l'infraction au droit de la concurrence ait cessé et que le demandeur ait pris connaissance ou puisse raisonnablement être considéré comme ayant connaissance :

a) du comportement et du fait qu'il constitue une infraction au droit de la concurrence ;

b) du fait que l'infraction au droit de la concurrence lui a causé un préjudice ; et

c) de l'identité de l'auteur de l'infraction.

3. Les États membres veillent à ce que les délais de prescription applicables aux actions en dommages et intérêts soient de cinq ans au minimum.

4. Les États membres veillent à ce qu'un délai de prescription soit suspendu ou, selon le droit national, interrompu par tout acte d'une autorité de concurrence visant à l'instruction ou à la poursuite d'une infraction au droit de la concurrence à laquelle l'action en dommages et intérêts se rapporte. Cette suspension prend fin au plus tôt un an après la date à laquelle la décision constatant une infraction est devenue définitive ou à laquelle il a été mis un terme à la procédure d'une autre manière. »

Aux termes de l’article 462-7 alinéa 4 précité modifiée par l’ordonnance de transposition n°2017-303 du 9 mars 2017 :

« Tout acte tendant à la recherche, à la constatation ou à la sanction de pratiques anticoncurrentielles par l'Autorité de la concurrence, une autorité nationale de concurrence d'un autre Etat membre de l'Union européenne ou la Commission européenne interrompt la prescription de l'action civile et de l'action indemnitaire engagée devant une juridiction administrative sur le fondement de l'article L. 481-1. L'interruption résultant d'un tel acte produit ses effets jusqu'à la date à laquelle la décision de l'autorité de concurrence compétente ou de la juridiction de recours ne peut plus faire l'objet d'une voie de recours ordinaire. »

L’article 12 de l’ordonnance du 9 mars 2017 prévoit que :

« I. - Les dispositions de la présente ordonnance entrent en vigueur le lendemain de sa publication.

Toutefois, les dispositions, d'une part, des articles L. 462-3, L. 483-1 à L. 483-4, L. 483-6, L. 483-7 et L. 483-9, du code de commerce ainsi que des quatre premiers alinéas des articles L. 483-5 et L. 483-8 de ce même code et, d'autre part, de l'article

L. 775-2 du code de justice administrative, issues de la présente ordonnance sont applicables aux instances introduites devant les juridictions administratives et judiciaires à compter du 26 décembre 2014.

II. - Les dispositions de la présente ordonnance qui allongent la durée d'une prescription s'appliquent lorsque le délai de prescription n'était pas expiré à la date de son entrée en vigueur. Il est alors tenu compte du délai déjà écoulé. »

D’abord les parties s’opposent sur l’application dans le temps de l’article 10§4 de la directive et de l’article L.462-7 alinéa 4 du code de commerce dans sa version issue de la transposition de celle-ci, et ce en application des principes posés par la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) dans ces arrêts Volvo AB/ DAF Trucks, aff. C-267/20 (ci- après « arrêt Volvo ») et Heureka groupe/Google LLC, aff. C-605/21 (ci-après « arrêt Heureka »).

Comme le relèvent de manière concordante les parties, la CJUE dans sa décision Heureka (points 46 et 47), tout en se référant à la décision Volvo, a clairement posé la nature substantielle au sens de l’article 22, paragraphe 1, de cette directive, de l’ensemble des règles relatives à la prescription de l’article 10 de la Directive 2014/104 :

« 46 Dans ces conditions, il est nécessaire, afin de répondre aux troisième et quatrième questions, de vérifier d’abord l’applicabilité temporelle de l’article 10 de la directive 2014/104, auquel font référence ces questions et qui établit certaines exigences par rapport au délai de prescription applicable aux actions en dommages et intérêts pour les infractions au droit de la concurrence, en déterminant, en particulier, la durée minimale de ce délai et le moment le plus tôt auquel celui-ci peut commencer à courir ainsi que les circonstances dans lesquelles il doit être suspendu ou interrompu.

47. À cet égard, il convient de rappeler que l’article 10 de la directive 2014/104 est une disposition substantielle, au sens de l’article 22, paragraphe 1, de cette directive. Or, en vertu de cette dernière disposition, les États membres devaient veiller à ce que les dispositions nationales adoptées en application de l’article 21 de ladite directive afin de se conformer aux dispositions substantielles de celle-ci ne s’appliquent pas rétroactivement (arrêt du 22 juin 2022, Volvo et DAF Trucks, C267/20, EU :C :2022 :494, points 36 et 47) ».

[souligné par la Cour]

Au regard de sa nature substantielle, pour déterminer l’applicabilité temporelle de l’article 10 de la directive 2014/104, la CJUE invite les juridictions nationales à vérifier si la situation en cause au principal est acquise avant l’expiration du délai de transposition de cette directive ou si elle a continué à produire ses effets après l’expiration de ce délai (point 48 arrêt Volvo ; point 49 arrêt Heureka). A cette fin, la CJUE prend en considération la « nature » et le « mécanisme de fonctionnement » de la règle substantielle en cause (arrêt Volvo point 49 ; arrêt Heureka point 50 ; arrêt Repsol du 20 avril 2023 C-25/21 point 42), ou le « fait identifié » par le législateur européen comme étant celui qui « déclenche » l’application de la règle en cause ( arrêt Volvo point 102 ; arrêt Repsol 44).

Les parties s’opposent sur le « présupposé » de la règle substantielle dont l’application est recherchée, autrement dit le ou les évènement(s) qui déclenchent son application.

Selon les sociétés Carrefour dans ses décisions Volvo et Heureka, la CJUE a considéré que la « situation » substantielle qui déclenche l’application de l’article 10 de la directive dans toutes ses dispositions est l’écoulement de la prescription et non l’acte interruptif ou suspensif qui n’est qu’une circonstance ayant effet sur le cours de la prescription.

Selon les sociétés L’Oréal, les décisions précitées de la CJUE conduisent plutôt à localiser dans le temps la cause interruptive de prescription, c’est-à-dire l’ouverture de la procédure par l’Autorité de la concurrence qui en active l’effet interruptif, étant observé que cette ouverture est un fait instantané régi par le droit en vigueur au jour de sa survenance.

Ces deux approches sont examinées par la Cour à la situation en cause :

• Concernant l’approche des sociétés L’Oréal :

La position des sociétés L’Oréal quant à la méthode de localisation dans le temps du présupposé de la règle substantielle en cause pour déterminer son application dans le temps répond à la logique même de la méthode de la CJUE consistant à prendre en considération la « nature » et le « mécanisme de fonctionnement » de la règle substantielle en cause ou le « fait identifié » par le législateur européen comme étant celui qui « déclenche » l’application de la règle en cause, soit en l’espèce celle de déterminer les circonstances dans lesquelles le délai de prescription doit être suspendu ou interrompu. Comme le soulignent également les sociétés intimées, dans ses décisions Volvo et Heureka la CJUE n’était pas interrogée spécifiquement sur la mise en œuvre du paragraphe 4 de l’article 10 de la directive relatif à l’interruption de la prescription, mais sur les questions du point de départ et du délai de prescription au cœur des demandes préjudicielles. Elles ajoutent que les modalités de suspension de l’interruption du délai de prescription sont prises en considération dans l’arrêt Heureka mais au regard du principe d’effectivité pour déterminer si la situation en cause était acquise ou non avant l’expiration du délai de transposition.

Aussi dans cette logique, le mécanisme propre de la règle en cause est d’identifier une cause interruptive ou suspensive du délai de prescription, soit « tout acte d'une autorité de concurrence visant à l'instruction ou à la poursuite d'une infraction au droit de la concurrence à laquelle l'action en dommages et intérêts se rapporte » selon l’article 10 §4 de la directive 2014/104. Il peut effectivement s’en déduire que suivant ce raisonnement, la situation en cause dans la présente espèce était acquise avant l’expiration du délai de transposition de la directive au 27 décembre 2016, puisque l’acte interruptif de prescription prévu par l’article 10§4 de la directive 2014/104 et l’article L.462-7 alinéa du code de commerce dans sa version issue de la transposition est la saisine d’office le 20 juin 2006 du Conseil de la concurrence de l’examen possibles de pratiques anticoncurrentielles dans le secteur des produits d’hygiène. En conséquence, avec cette approche les dispositions de l’article L.462-7 alinéa 4 dans sa version issue de la transposition de l’article 10 de la directive 2014/104, en ce qu’elles prévoient une nouvelle cause d’interruption de l’action en dommages-intérêts, ne sont pas applicables à l’action des sociétés Carrefour.

Toutefois, demeurent les dispositions de l’article L.462-7 du code de commerce dans sa version issue de la loi Hamon du 17 mars 2014. Cette loi n’a pas prévu de dispositions transitoires. Or il convient de rappeler que l’application immédiate d’un texte ne signifie pas sa rétroactivité. Ainsi, selon une jurisprudence en droit interne, une loi qui instaure une nouvelle cause d’interruption ou de suspension de la prescription s’applique aux faits interruptifs ou suspensifs postérieurs à son entrée en vigueur, une telle loi ne peut faire produire un effet interruptif ou suspensif aux faits ayant eu lieu avant son entrée en vigueur, leurs effets furent-ils toujours en cours ( en ce sens 3e Civ., 6 juillet 2017, pourvoi n° 16-17.151, Bull. 2017, III, n° 89 ; Com., 28 mars 2018, pourvoi n° 16-27.268, Bull. 2018, IV, n° 39). En l’espèce, l’acte de saisine d’office du Conseil de la concurrence du 20 juin 2006 n’avait au jour de sa survenance pas d’effet interruptif. Aussi en application du principe de non-rétroactivité, les dispositions de l’article L.462-7 du code de commerce dans sa version issue de la loi Hamon ne sont pas davantage applicables ratione temporis à l’action des sociétés Carrefour.

Dès lors suivant cette approche, l’action des sociétés Carrefour introduite le 20 juillet 2021, soit plus de cinq années suivant la décision de l’Autorité de la concurrence du 18 décembre 2014 point de départ du délai de prescription est prescrite.

• Concernant l’approche des sociétés Carrefour :

Les sociétés Carrefour soulignent aussi à juste titre que pour déterminer l’applicabilité temporelle de l’article 10 de la directive 2014/104 la CJUE n’opère pas de distinction entre les différents paragraphes de cet article, comme elle le fait dans son arrêt Volvo pour les paragraphes 1 et 2 de l’article 17 de cette même directive. Aussi, la CJUE se prononce de manière globale s’agissant « des règles de prescriptions » de l’article 10 de la directive intitulé « les délais de prescription » et pose les principes d’applicabilité temporelle de manière suivante dans sa décision Heureka aux points 39 à 50 :

« 39. Le 22 juin 2022, la Cour a rendu l’arrêt Volvo et DAF Trucks (C-267/20, EU :C :2022 :494), dans lequel elle s’est prononcée, notamment, sur la nature de l’article 10 de la directive 2014/104 ainsi que sur l’applicabilité temporelle de cette disposition.

(…)

49. Dès lors, il est nécessaire, afin de déterminer l’applicabilité temporelle de l’article 10 de la directive 2014/104, de vérifier si la situation en cause au principal était acquise avant l’expiration du délai de transposition de cette directive ou si elle a continué à produire ses effets après l’expiration de ce délai (voir, en ce sens, arrêt du 22 juin 2022, Volvo et DAF Trucks, C-267/20, EU :C :2022 :494, point 48).

50. À cette fin, au vu des spécificités des règles de prescription, de leur nature ainsi que de leur mécanisme de fonctionnement, notamment dans le contexte d’une action en dommages et intérêts pour une infraction au droit de la concurrence, il y a lieu de rechercher si, à la date d’expiration du délai de transposition de la directive 2014/104, à savoir le 27 décembre 2016, le délai de prescription fixé par le droit national, applicable à la situation en cause au principal jusqu’à cette date, était écoulé, ce qui implique de déterminer le moment auquel ce délai de prescription a commencé à courir conformément à ce droit (voir, en ce sens, arrêt du 22 juin 2022, Volvo et DAF Trucks, C267/20, EU :C :2022 :494, point 49). »

A considérer que la CJUE détermine l’applicabilité temporelle de l’ensemble des dispositions de l’article 10 de la directive 2014/104, y compris son paragraphe 4, à l’aune de l’écoulement du délai de prescription de l’action en cause, il y a lieu de relever qu’en l’espèce à la date d’expiration de délai de transposition le 27 décembre 2016 et même de l’entrée en vigueur de l’ordonnance de transposition en droit français le 11 mars 2017, la situation en cause n’était pas acquise dès lors que le délai quinquennal de prescription de l’action des sociétés Carrefour était toujours en cours. Aussi, avec cette approche, les dispositions de l’article L. 462-7 du code de commerce peuvent également être applicables ratione temporis à cette action.

Néanmoins, quand bien même les dispositions de l’article L.462-7 du code de commerce sont applicables ratione temporis, le mécanisme même de l’interruption du délai de prescription de l’action en dommages-intérêts qu’elles prévoient ne peut produire un quelconque effet interruptif sur celui de l’action des sociétés Carrefour. En effet, ce délai de prescription ayant pour point de départ le 18 décembre 2014, il n’a de fait pas commencé à courir au moment de la survenance des actes interruptifs prévus par l’article L.462-7 du code de commerce, à savoir « Tout acte tendant à la recherche, à la constatation ou à la sanction de pratiques anticoncurrentielles par l'Autorité de la concurrence », soit en l’espèce la saisine d’office du Conseil de la concurrence du 20 juin 2006.

Même si l’article L. 462-7 du code de commerce dans sa version issue de l’ordonnance du 9 mars 2017 prévoit que les actes interruptifs qu’il liste produisent des effets jusqu'à la date à laquelle la décision de l'autorité de concurrence compétente ou de la juridiction de recours ne peut plus faire l'objet d'une voie de recours ordinaire, il n’en demeure pas moins que cet article précise bien que l’interruption résulte de tels actes et que le nouveau délai de prescription ne commence à courir qu’à compter d’une décision de recours ne pouvant plus faire l’objet d’une voie de recours ordinaire. Aussi, les effets de la cause interruptive ne sont pris en compte que pour déterminer le point de départ du nouveau délai de prescription déclenché par le fait interruptif. Autrement dit, ce ne sont pas les effets de la cause interruptive qui déclenchent l’interruption du délai de prescription mais bien le fait interruptif en lui-même supposant sa survenance au cours du délai de prescription initial.

La Cour observe qu’à l’aune de l’article 10 paragraphe 4 de la directive 2014/104, l’article L.462-7 du code de commerce issue de la transposition prévoit bien un mécanisme d’interruption de prescription de l’action en dommages-intérêts et non pas un mécanisme de report du point de départ du délai de prescription de l’action en dommages-intérêts du fait des pratiques anticoncurrentielles à la date à laquelle la décision de l'autorité de concurrence compétente ou de la juridiction de recours ne peut plus faire l'objet d'une voie de recours ordinaire, comme tentent de le faire dire les sociétés Carrefour.

La Cour observe par ailleurs que l’article 10 paragraphe 2 de la directive, transposé à l’article L.482-1 du code de commerce, relatif au point de départ du délai de prescription de cinq ans de l’action en dommages-intérêts prévoit que celui-ci ne commence à courir qu’à compter de la connaissance cumulative par le demandeur des faits suivants :

1° Les actes ou faits imputés à l'une des personnes physiques ou morales mentionnées à l'article L. 481-1 et le fait qu'ils constituent une pratique anticoncurrentielle ;

2° Le fait que cette pratique lui cause un dommage ; 3° L'identité de l'un des auteurs de cette pratique.

Or si pour déterminer le point de départ du délai de prescription, ces dispositions incluent le fait que le demandeur à l’action en dommages-intérêts doit avoir une connaissance des actes ou faits imputés aux défendeurs à l’action en ce qu’ils constituent une pratique anticoncurrentielle, ces dispositions n’exigent pas pour autant une telle connaissance au moyen d’une décision de l'autorité de concurrence compétente ou de la juridiction de recours ne pouvant plus faire l'objet d'une voie de recours ordinaire.

Il s’ensuit qu’en pratique, l’interruption du délai de prescription de l’action en dommages- intérêts du fait des pratiques anticoncurrentielles ne peut avoir lieu au regard des actes interruptifs retenus par les dispositions issues de la directive que dans les situations où le demandeur à l’action en dommages-intérêts a eu une connaissance effective des infractions au droit de la concurrence avant l’ouverture d’une procédure devant une autorité nationale de concurrence ou européenne. Or en matière d’entente où les pratiques demeurent secrètes, le demandeur à l’action en dommages-intérêts a le plus souvent connaissance de l’infraction par la décision même de l’autorité de la concurrence, comme en l’espèce, en sorte que le délai de prescription de cette action commence généralement à courir à compter de cette décision en application des règles issues de la transposition de la directive ou selon l’interprétation de l’article 2224 du code civil, et ne sera de fait pas susceptible d’interruption par les actes de ces autorités intervenus antérieurement.

Ce même constat peut être fait pour le mécanisme d’interruption de délai de prescription de l’action en dommages-intérêts prévu par l’article L.462-7 du code de commerce dans sa version issue de la loi Hamon.

En définitive, l’acte de saisine du Conseil de la concurrence du 20 juin 2006 figure bien parmi la catégorie des actes visés par l’article L.462-7 précité comme pouvant avoir un effet interruptif de prescription. Néanmoins, cet acte étant survenu avant le départ du délai de prescription de l’action en dommages-intérêts des sociétés Carrefour fixé au 18 décembre 2014 date de la décision de l’Autorité de la concurrence, il ne peut avoir un effet interruptif sur un délai de prescription qui n’a pas commencé à courir. Aussi, aucun nouveau délai de prescription n’a pu commencer à courir à compter de la décision de la cour d’appel de Paris du 27 octobre 2016 ou du 18 juin 2020, comme le soutiennent à torts les sociétés Carrefour.

Ce constat n’est pas contraire au principe d’effectivité de l’article 101 TFUE comme le soutiennent les sociétés Carrefour. En effet d’une part, le point de départ du délai de prescription de l’action en dommages-intérêts des sociétés Carrefour est bien postérieur à la fin des pratiques (voir, en ce sens arrêt Volvo point 54 et arrêt Heureka point 56) et

 

d’autre part les sociétés appelantes disposent avec la décision de l’Autorité de la concurrence des éléments suffisants pour établir l’existence et l’étendue d’un préjudice éventuel du fait des infractions imputés aux sociétés l’Oréal ( voir, en ce sens arrêt Volvo point 60 ; arrêt Heureka point 64).

Aussi, les parties ont bénéficié d’un délai raisonnable de cinq années pour introduire leur action au cours duquel la cour d’appel de Paris a rendu le 27 octobre 2016 une décision sur l’imputabilité des pratiques d’entente des sociétés L’Oréal en matière de produits d’hygiène, étant observé qu’en application de l’article 378 du code de procédure civile, une demande de sursis à statuer pouvait être faite pour obtenir la suspension de l’instance dans l’attente d’une décision définitive ou insusceptible de voie de recours ordinaire.

D’ailleurs la CJUE retient dans son arrêt Heureka aux points 77 à 80 une position analogue à l’égard d’une décision de la Commission non définitive :

77. Or, ainsi que M me l’avocate générale l’a, en substance, relevé aux points 54 et 62 de ses conclusions, une décision non encore définitive de la Commission, dans laquelle celle-ci constate une infraction au droit de la concurrence, déploie un effet contraignant tant qu’elle n’a pas été annulée et il appartient au juge national d’en tirer les conséquences appropriées dans la procédure devant lui. Une personne lésée peut donc s’appuyer sur les constats figurant dans une telle décision afin d’étayer son recours en dommages et intérêts.

78. Dès lors, indépendamment du fait que la décision de la Commission en cause est devenue définitive ou non, à partir de la publication au Journal officiel de l’Union européenne du résumé de celle-ci et pour autant que l’infraction concernée ait pris fin, il peut, en principe, raisonnablement être considéré que la personne lésée dispose de toutes les informations nécessaires lui permettant d’introduire son recours en dommages et intérêts dans un délai raisonnable, y compris de celles nécessaires pour déterminer l’étendue de l’éventuel préjudice subi en raison de l’infraction concernée. En effet, cette publication permet en général de constater l’existence d’une infraction. En outre, l’étendue de l’éventuel préjudice subi en raison de cette infraction peut être établie par la personne lésée sur la base de ce constat et des données dont elle dispose.

79. S’agissant du point de savoir si l’article 102 TFUE et le principe d’effectivité imposent la suspension ou l’interruption du délai de prescription pendant la durée d’une enquête de la Commission, il y a lieu de relever que, ainsi qu’il ressort du point 62 du présent arrêt, un délai de prescription de trois ans, qui commence à courir avant la fin de l’infraction unique et continue concernée et qui ne peut être ni suspendu ni interrompu au cours de l’enquête de la Commission, pourrait s’écouler avant même que la procédure devant la Commission soit achevée, ce qui rendrait l’exercice du droit à réparation intégrale au moyen d’un recours en dommages et intérêts introduit à la suite d’une décision de la Commission excessivement difficile, voire impossible. En effet, la suspension ou l’interruption du délai de prescription pendant la durée d’une enquête de la Commission sont, en principe, nécessaires pour permettre à la personne lésée, à l’issue notamment de cette enquête, d’apprécier si une infraction au droit de la concurrence a été commise, de prendre connaissance de sa portée et de sa durée, et de se fonder sur ce constat dans le cadre d’une action ultérieure en dommages et intérêts.

80. En revanche, dès lors que, ainsi qu’il ressort du point 77 du présent arrêt, une personne lésée peut, afin d’étayer son recours en dommages et intérêts, s’appuyer sur les constats figurant dans une décision de la Commission qui n’est pas devenue définitive, il y a lieu de considérer que l’article 102 TFUE et le principe d’effectivité n’exigent pas que le délai de prescription continue à être suspendu jusqu’au moment où la décision de la Commission devienne définitive. En outre, ainsi que M me l’avocate générale l’a relevé, en substance, au point 70 de ses conclusions, si le juge national a la faculté de suspendre la procédure devant lui jusqu’à ce que la décision de la Commission devienne définitive, lorsqu’il l’estime approprié en raison des circonstances du cas d’espèce, il n’est nullement tenu de le faire pour autant qu’il ne s’écarte pas de cette décision.

Il s’ensuit que le constat d’une prescription acquise au 18 décembre 2019 dans la situation de l’espèce, n’a pas rendu impossible ou excessivement difficile pour les sociétés Carrefour de demander réparation du préjudice que leur aurait causé les pratiques d’entente imputées aux sociétés L’Oréal, et que loin de laisser ces dernières dans « l’impunité », l’effet utile de l’article 101 TFUE ne s’en trouve pas affecté.

Dès lors, de l’ensemble, il résulte que l’action en dommages-intérêts introduite par les sociétés Carrefour le 20 juillet 2021 plus de cinq années après la décision de l’Autorité de la concurrence du 18 décembre 2014, est prescrite.

***

Si les développements qui précèdent mettent en évidence un doute sur la portée des décisions de la CJUE sur l’application temporelle de l’article 10 paragraphe 4 de la directive 2014/104, il n’y a cependant pas lieu de poser une question préjudicielle. En effet, celle-ci n’est en définitive pas nécessaire pour la résolution du présent litige puisqu’il ressort des développements qui précèdent que l’action en dommages-intérêts des sociétés Carrefour est prescrite en toute hypothèse.

Le jugement sera confirmé, par motif substitué, en ce qu’il a déclaré l’action en dommages-intérêts des sociétés Carrefour irrecevable comme étant prescrite.

III- Sur les dépens et l’application de l’article 700 du code de procédure civile

Le jugement sera confirmé en ce qu’il a condamné les sociétés Carrefour aux dépens de première instance et à payer in solidum à la société L’Oréal la somme de 35 000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile.

Les sociétés Carrefour, succombant en leur appel, seront condamnées aux dépens.

En application de l’article 700 du code de procédure civile, les sociétés Carrefour seront déboutées de leur demande et condamnées in solidum à verser à la société L’Oréal France la somme de 35000 euros.

PAR CES MOTIFS

La Cour,

Déclare recevable l’intervention volontaire de la société L’Oréal France, Déboute la société L’Oréal SA de sa demande de mise hors de cause, Confirme le jugement en toutes ses dispositions soumises à la Cour,

Y ajoutant,

Condamne les sociétés Carrefour France, Carrefour Hypermarchés et CSF aux dépens d’appel qui seront recouvrés suivant la procédure de l’article 699 du code de procédure civile ;

En application de l’article 700 du code de procédure civile, rejette les demandes des sociétés Carrefour France, Carrefour Hypermarchés et CSF et les condamne in solidum à verser la somme de 35 000 euros à la société L’Oréal France.

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