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Décisions

CJUE, 2e ch., 30 janvier 2025, n° C-511/23

COUR DE JUSTICE DE L’UNION EUROPEENNE

Arrêt

Question préjudicielle

PARTIES

Demandeur :

Caronte & Tourist SpA

Défendeur :

Autorità Garante della Concorrenza e del Mercato, Unione nazionale consumatori – Comitato regionale della Sicilia, Unione nazionale consumatori, Assarmatori, Confederazione Italiana Armatori

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Présidents de chambre :

M. Lenaerts, M. Biltgen, M. Jarukaitis, Mme Arastey Sahún (rapporteure)

Juge :

M. Passer

Avocat général :

M. Pikamäe

Avocats :

Me Astorre, Me Cintioli, Me Siragusa, Me Tremolada, Me Intilisano, Me Molea, Me Police, Me Morbidelli, Me Righi

CJUE n° C-511/23

29 janvier 2025

LA COUR (deuxième chambre),

1 La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation de l’article 102 TFUE.

2 Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant Caronte & Tourist SpA (ci-après « C&T ») à l’Autorità Garante della Concorrenza e del Mercato (Autorité garante du respect de la concurrence et des règles du marché, Italie) (ci-après l’« AGCM ») au sujet des sanctions infligées par cette dernière à C&T au titre d’un abus de position dominante.

 Le cadre juridique

 Le droit de l’Union

 Le traité FUE

3 Aux termes de l’article 102 TFUE :

« Est incompatible avec le marché intérieur et interdit, dans la mesure où le commerce entre États membres est susceptible d’en être affecté, le fait pour une ou plusieurs entreprises d’exploiter de façon abusive une position dominante sur le marché intérieur ou dans une partie substantielle de celui-ci.

Ces pratiques abusives peuvent notamment consister à :

a) imposer de façon directe ou indirecte des prix d’achat ou de vente ou d’autres conditions de transaction non équitables,

[...] »

 La directive (UE) 2019/1

4 Les considérants 1, 2, 6, 8, 23 et 40 de la directive (UE) 2019/1 du Parlement européen et du Conseil, du 11 décembre 2018, visant à doter les autorités de concurrence des États membres des moyens de mettre en œuvre plus efficacement les règles de concurrence et à garantir le bon fonctionnement du marché intérieur (JO 2019, L 11, p. 3), se lisent comme suit :

« (1) Les articles 101 et 102 [TFUE] relèvent de l’ordre public et il y a lieu de pourvoir à leur application effective dans l’ensemble de l’Union [européenne], afin d’éviter que la concurrence ne soit faussée dans le marché intérieur. Une mise en œuvre effective des articles 101 et 102 [TFUE] est nécessaire pour garantir dans l’Union des marchés concurrentiels plus équitables et plus ouverts sur lesquels les entreprises se livrent concurrence davantage sur la base de leurs mérites, sans ériger de barrières à l’entrée sur le marché, de façon à produire de la richesse et à créer des emplois. Cela permet de protéger les consommateurs et les entreprises opérant dans le marché intérieur des pratiques commerciales qui maintiennent les biens et les services à des prix artificiellement élevés et de leur offrir un choix plus vaste de biens et de services innovants.

(2) La mise en œuvre des articles 101 et 102 [TFUE] par la sphère publique est assurée par les autorités nationales de concurrence [...] des États membres en parallèle avec la Commission [européenne], en vertu du règlement (CE) no 1/2003 du Conseil[, du 16 décembre 2002, relatif à la mise en œuvre des règles de concurrence prévues aux articles [101 et 102 TFUE] (JO 2003, L 1, p. 1)]. Ensemble, les [autorités nationales de concurrence] et la Commission forment un réseau d’autorités publiques qui applique les règles de concurrence de l’Union en étroite coopération (ci-après dénommé “réseau européen de la concurrence”).

[...]

(6) [...] Les entreprises ne peuvent se faire concurrence sur la base du mérite si les pratiques anticoncurrentielles échappent à toute sanction, par exemple parce que les preuves permettant de constater les pratiques anticoncurrentielles sont impossibles à recueillir ou parce que les entreprises ont la possibilité de se soustraire à l’obligation de payer une amende. [...]

[...]

(8) Pour garantir dans l’Union un véritable espace commun de mise en œuvre des règles de concurrence qui garantisse des conditions équitables pour toutes les entreprises opérant dans le marché intérieur et rende les conditions moins inéquitables pour les consommateurs, il convient de mettre en place des garanties fondamentales d’indépendance, des ressources financières, humaines, techniques et technologiques adéquates ainsi que des pouvoirs minimums de coercition et de fixation d’amendes pour appliquer les articles 101 et 102 [TFUE] et pour appliquer le droit national de la concurrence parallèlement auxdits articles, de sorte que les autorités nationales de concurrence administratives puissent agir de manière pleinement efficace.

[...]

(23) Les autorités nationales de concurrence administratives devraient avoir la possibilité d’établir des priorités pour leurs procédures relatives à la mise en œuvre des articles 101 et 102 [TFUE] de manière à pouvoir utiliser efficacement leurs ressources et s’attacher à prévenir et faire cesser les comportements anticoncurrentiels faussant la concurrence dans le marché intérieur. [...]

[...]

(40) Pour garantir une mise en œuvre effective et uniforme des articles 101 et 102 [TFUE], il y a lieu que les autorités nationales de concurrence administratives disposent du pouvoir d’infliger des amendes effectives, proportionnées et dissuasives aux entreprises et associations d’entreprises qui enfreignent l’article 101 ou 102 [TFUE] [...] »

5 L’article 1er de cette directive, intitulé « Objet et champ d’application », prévoit, à son paragraphe 1 :

« La présente directive énonce certaines règles pour garantir que les autorités nationales de concurrence disposent des garanties d’indépendance, des ressources et des pouvoirs de coercition et de fixation d’amendes nécessaires à l’application effective des articles 101 et 102 [TFUE] afin que la concurrence dans le marché intérieur ne soit pas faussée et que les consommateurs et les entreprises ne soient pas désavantagés par des législations et des mesures nationales qui empêchent les autorités nationales de concurrence de mettre efficacement en œuvre les règles de concurrence. »

6 L’article 2 de ladite directive, intitulé « Définitions », dispose, à son paragraphe 1 :

« Aux fins de la présente directive, on entend par :

[...]

5) “réseau européen de la concurrence” : le réseau d’autorités publiques formé par les autorités nationales de concurrence et la Commission pour offrir un espace de discussion et de coopération en matière d’application et de mise en œuvre des articles 101 et 102 [TFUE] ;

[...] »

7 Aux termes de l’article 3 de la même directive, intitulé « Garanties » :

« 1. Les procédures concernant des infractions à l’article 101 ou 102 [TFUE], y compris l’exercice des pouvoirs prévus dans la présente directive par les autorités nationales de concurrence, sont conformes aux principes généraux du droit de l’Union et à la [c]harte des droits fondamentaux de l’Union européenne.

2. Les États membres s’assurent que l’exercice des pouvoirs visés au paragraphe 1 est subordonné à des garanties appropriées pour ce qui concerne les droits de la défense des entreprises, y compris le droit d’être entendu et le droit à un recours effectif devant un tribunal.

3. [...] Les États membres veillent à ce que, avant de prendre une décision en vertu de l’article 10 de la présente directive, les autorités nationales de concurrence adoptent une communication des griefs. »

8 L’article 4 de la directive 2019/1, intitulé « Indépendance », prévoit, à son paragraphe 5 :

« Les autorités nationales de concurrence administratives ont le pouvoir de fixer leurs priorités afin de s’acquitter des tâches nécessaires à l’application des articles 101 et 102 [TFUE], visées à l’article 5, paragraphe 2, de la présente directive. Dans la mesure où les autorités nationales de concurrence administratives sont tenues d’examiner les plaintes formelles, ces autorités ont le pouvoir de rejeter de telles plaintes au motif qu’elles ne les considèrent pas comme une priorité. Cette disposition est sans préjudice du pouvoir des autorités nationales de concurrence administratives de rejeter des plaintes pour d’autres motifs définis par le droit national. »

9 L’article 5 de cette directive, intitulé « Ressources », est libellé comme suit :

« 1. Les États membres veillent, au minimum, à ce que les autorités nationales de concurrence disposent d’un nombre suffisant de membres du personnel qualifiés ainsi que des ressources financières, techniques et technologiques suffisantes, nécessaires à l’exécution effective de leurs pouvoirs, en vue de l’application des articles 101 et 102 [TFUE] comme prévu au paragraphe 2 du présent article.

2. Aux fins du paragraphe 1, les autorités nationales de concurrence sont, au minimum, en mesure de mener des enquêtes aux fins de l’application des articles 101 et 102 [TFUE], d’adopter des décisions relatives à l’application de ces dispositions sur la base de l’article 5 du règlement [no 1/2003] et de coopérer étroitement au sein du réseau européen de la concurrence afin de garantir l’application effective et uniforme des articles 101 et 102 [TFUE]. [...]

[...] »

10 L’article 13 de ladite directive, intitulé « Amendes infligées aux entreprises et associations d’entreprises », prévoit, à son paragraphe 1 :

« Les États membres veillent à ce que les autorités nationales de concurrence administratives puissent soit infliger par voie de décision dans leur propre procédure de mise en œuvre, soit requérir dans une procédure judiciaire autre que pénale que soient infligées des amendes effectives, proportionnées et dissuasives aux entreprises et associations d’entreprises lorsque, de propos délibéré ou par négligence, elles enfreignent l’article 101 ou 102 [TFUE]. »

11 L’article 29 de la même directive, intitulé « Règles relatives aux délais de prescription applicables à l’imposition d’amendes et d’astreintes », dispose, à son paragraphe 1 :

« Les États membres veillent à ce que les délais de prescription applicables à l’imposition d’amendes ou d’astreintes par les autorités nationales de concurrence en vertu des articles 13 et 16 soient suspendus ou interrompus pendant la durée des procédures de mise en œuvre engagées devant les autorités nationales de concurrence d’autres États membres ou la Commission pour une infraction concernant le même accord, la même décision d’une association, la même pratique concertée ou une autre conduite interdite par l’article 101 ou 102 [TFUE].

[...] »

12 En vertu de l’article 34, paragraphe 1, de la directive 2019/1, les États membres étaient tenus de mettre en vigueur les dispositions législatives, réglementaires et administratives nécessaires pour se conformer à cette directive au plus tard le 4 février 2021. Conformément à son article 36, ladite directive est entrée en vigueur le 3 février 2019.

 Le droit italien

 La loi no 287/90

13 L’article 1er de la legge n. 287 – Norme per la tutela della concorrenza e del mercato (loi no 287, portant adoption de dispositions relatives à la sauvegarde de la concurrence et du marché), du 10 octobre 1990 (GURI no 240, du 13 octobre 1990, p. 3), dans la version applicable au litige au principal (ci-après la « loi no 287/90 »), intitulé « Champ d’application et rapport avec le droit [de l’Union] », dispose, à son paragraphe 4 :

« L’interprétation des dispositions du présent titre s’effectue sur la base des principes du droit [de l’Union] applicables en matière de concurrence. »

14 L’article 3 de cette loi, intitulé « Abus de position dominante », prévoit, à son paragraphe 1 :

« Est interdit l’abus de la part d’une ou de plusieurs entreprises d’une position dominante sur le marché national ou une partie substantielle de celui-ci ; il est également interdit :

a) d’imposer directement ou indirectement des prix d’achat ou de vente ou d’autres clauses contractuelles arbitrairement onéreuses ;

[...] »

15 L’article 31 de ladite loi, intitulé « Sanctions », dispose, à son paragraphe 1 :

« Les amendes administratives consécutives à la violation de la présente loi sont soumises, pour autant qu’elles soient applicables, aux dispositions figurant au chapitre I, sections I et II, de la [legge n. 689 – Modifiche al sistema penale (loi no 689, portant modifications du système pénal), du 24 novembre 1981, dans sa version applicable au litige au principal (ci-après la “loi no 689/81”)]. »

 La loi no 689/81

16 La loi no 689/81 régit le régime général des amendes administratives et prévoit, à son article 14, intitulé « Communication des griefs et notification » :

« L’infraction doit, si possible, être communiquée immédiatement tant au contrevenant qu’à la personne solidairement tenue au paiement de la somme due au titre de cette infraction.

Lorsqu’il n’y a pas eu de communication immédiate à l’ensemble des personnes visées à l’alinéa précédent, les éléments de l’infraction doivent être notifiés aux intéressés qui résident sur le territoire de la République dans un délai de 90 jours et à ceux qui résident à l’étranger dans un délai de 360 jours à compter de la constatation [de l’infraction].

Lorsque les documents relatifs à l’infraction sont transmis à l’autorité compétente par décision de l’autorité judiciaire, les délais visés à l’alinéa précédent courent à compter de la date de réception [de ces documents].

[...] »

 Le litige au principal et la question préjudicielle

17 C&T fournit des services de transbordement dans le détroit de Messine (Italie). Le 24 mars 2018, l’AGCM a reçu un signalement de la part d’un consommateur qui se plaignait des prix excessivement élevés de ces services et demandait l’ouverture d’une enquête. Le 23 avril 2019, l’AGCM a envoyé une demande d’informations à l’autorité portuaire de Messine, suivie, le 19 novembre 2019, d’un rappel auquel cette autorité a répondu le 26 novembre 2019.

18 Le 4 août 2020, l’AGCM a notifié à C&T la décision d’ouvrir une procédure visant à constater une infraction en matière de concurrence.

19 Par décision du 11 avril 2022, l’AGCM a constaté, sur le fondement de l’article 3 de la loi no 287/90, l’existence d’un abus de position dominante par C&T en raison de l’imposition de prix excessifs pour le service de transbordement de véhicules dans le détroit de Messine. En conséquence, cette autorité a enjoint à C&T de cesser une telle pratique à l’avenir et, compte tenu de la gravité de l’infraction, lui a infligé une amende de 3 719 370 euros.

20 C&T a contesté la décision de l’AGCM du 11 avril 2022 devant le Tribunale amministrativo regionale per il Lazio (tribunal administratif régional pour le Latium, Italie), qui est la juridiction de renvoi, en invoquant, notamment, la tardiveté de l’ouverture de la phase d’instruction contradictoire de la procédure ayant donné lieu à cette décision.

21 À cet égard, la juridiction de renvoi indique que, selon la jurisprudence récente du Consiglio di Stato (Conseil d’État, Italie), les procédures menées par l’AGCM en matière de concurrence sont soumises au respect de l’article 14 de la loi no 689/81, en vertu duquel cette autorité est tenue, sous peine de déchéance de son pouvoir de sanction, d’ouvrir la phase d’instruction contradictoire de la procédure par la communication des griefs dans un délai de 90 jours à compter du moment où elle a connaissance des éléments essentiels de l’infraction alléguée (ci-après le « délai en cause »).

22 Le point de départ exact du délai en cause serait soumis à un contrôle juridictionnel dans le cadre duquel le juge administratif devrait procéder à une appréciation rétrospective et vérifier à partir de quel moment les éléments dont disposait l’AGCM à un moment donné étaient suffisants pour qu’elle soit tenue de procéder à la communication des griefs et de déclencher ainsi l’ouverture de la phase d’instruction contradictoire de la procédure. Tout dépassement de ce délai entraînerait l’annulation, dans son intégralité, de la décision de l’AGCM adoptée à l’issue de la procédure d’infraction. Par ailleurs, en application du principe ne bis in idem, cette autorité ne serait plus en mesure d’ouvrir une nouvelle procédure d’infraction portant sur la même pratique, même lorsque l’entreprise concernée n’a jamais mis fin à celle-ci.

23 Selon la juridiction de renvoi, l’application du délai en cause porte atteinte à l’autonomie de l’AGCM en obligeant celle-ci à instruire les affaires dont elle est saisie en suivant un ordre purement chronologique, sans qu’elle puisse tenir compte des particularités inhérentes à chaque affaire. Eu égard à la grande complexité de l’activité de l’AGCM, en particulier lors d’enquêtes portant sur les pratiques de grands acteurs économiques, une anticipation excessive de l’ouverture de la phase d’instruction contradictoire de la procédure augmenterait le risque que cette autorité ne parvienne pas à recueillir les éléments nécessaires et suffisants en vue d’établir l’infraction reprochée.

24 En outre, dès lors que l’entreprise concernée ne serait pas tenue, en vertu du droit national tel qu’interprété par le Consiglio di Stato (Conseil d’État), d’établir qu’elle a subi un préjudice du fait de l’ouverture de la phase d’instruction contradictoire de la procédure au delà du délai en cause, il en résulterait une présomption irréfragable d’atteinte aux droits de la défense de cette entreprise du seul fait de ce dépassement de délai.

25 En tout état de cause, l’application d’un délai dont le point de départ dépendrait du cas d’espèce ne serait pas compatible avec le principe de protection de la confiance légitime, au respect duquel les entreprises sanctionnées devraient pouvoir prétendre.

26 Au regard de ces considérations, la juridiction de renvoi doute de la compatibilité avec le droit de l’Union de l’application du délai en cause aux procédures d’instruction portant sur des infractions commises en matière d’abus de position dominante.

27 Dans ces conditions, le Tribunale amministrativo regionale per il Lazio (tribunal administratif régional pour le Latium) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour la question préjudicielle suivante :

« L’article 102 TFUE, lu à la lumière des principes de protection de la concurrence et d’efficacité de l’action administrative, doit-il être interprété en ce sens qu’il s’oppose à une réglementation nationale, comme celle résultant de l’application de l’article 14 de la [loi no 689/81] – telle qu’interprétée par la jurisprudence – qui impose à l’[AGCM] d’ouvrir la procédure d’instruction en vue de la constatation d’un abus de position dominante dans un délai de déchéance de 90 jours à compter du moment où cette autorité a connaissance des éléments essentiels de l’infraction, ces derniers étant susceptibles de se limiter au premier signalement de l’infraction ? »

 Sur la question préjudicielle

 Sur la recevabilité

28 C&T et Assarmatori considèrent, en substance, que la demande de décision préjudicielle est irrecevable, dès lors que l’infraction reprochée à C&T est fondée sur une violation non pas de l’article 102 TFUE, mais uniquement de l’article 3 de la loi no 287/90 qui interdit, au niveau national, l’abus de position dominante. L’AGCM aurait ainsi choisi d’appliquer exclusivement le droit national de la concurrence. En outre, la question posée porterait sur une demande d’interprétation d’une disposition du droit national, à savoir de l’article 14 de la loi no 689/81, qui relèverait de l’autonomie procédurale dont disposent les États membres et ne présenterait aucun lien avec le droit matériel de la concurrence.

29 À cet égard, il importe de relever que, selon la jurisprudence de la Cour, dans une situation où un opérateur économique a été sanctionné au titre d’un abus de position dominante sur le seul fondement du droit national de la concurrence, celle-ci peut néanmoins statuer sur une demande de décision préjudicielle portant sur l’interprétation de l’article 102 TFUE lorsque cette disposition a été rendue applicable par le droit national en raison d’un renvoi opéré par ce dernier au contenu de cette disposition de droit de l’Union. En effet, lorsqu’une législation nationale se conforme, pour les solutions qu’elle apporte à des situations purement internes, à celles retenues par le droit de l’Union, il existe un intérêt certain de l’Union à ce que les dispositions ou les notions reprises de ce droit reçoivent une interprétation uniforme, quelles que soient les conditions dans lesquelles elles sont appelées à s’appliquer [voir, en ce sens, arrêt du 30 janvier 2020, Generics (UK) e.a., C 307/18, EU:C:2020:52, points 24, 26 à 28 ainsi que jurisprudence citée].

30 En l’occurrence, il ressort de la demande de décision préjudicielle que, en vertu de l’article 1er, paragraphe 4, de la loi no 287/90, l’interprétation des dispositions du titre I de celle-ci s’effectue sur la base des principes du droit de l’Union applicables en matière de concurrence. Dans ce contexte, la juridiction de renvoi a souligné que l’article 3 de cette loi revêt une portée normative foncièrement équivalente à celle de l’article 102 TFUE.

31 Force est donc de constater que les dispositions du titre I de la loi no 287/90, parmi lesquelles figure ledit article 3, se conforment, pour les solutions qu’elles apportent à des situations purement internes, à celles retenues en droit de l’Union au titre, notamment, de l’article 102 TFUE (voir, en ce sens, arrêt du 11 décembre 2007, ETI e.a., C 280/06, EU:C:2007:775, point 23).

32 Par ailleurs, le fait que les interrogations de la juridiction de renvoi portent sur la compatibilité avec le droit de l’Union non pas des dispositions matérielles du droit national de la concurrence, figurant au titre I de la loi no 287/90, mais de la disposition procédurale de l’article 14 de la loi no 689/81, n’a aucune incidence sur la recevabilité de la présente demande.

33 En effet, d’une part, il ressort de la demande de décision préjudicielle que, selon la jurisprudence du Consiglio di Stato (Conseil d’État), l’article 14 de la loi no 689/81 est rendu applicable aux amendes administratives consécutives à la violation de la loi no 287/90 par l’article 31, paragraphe 1, de celle-ci. D’autre part, une disposition de droit national qui relève de l’autonomie procédurale d’un État membre n’est pas soustraite à l’application du droit de l’Union, la compétence dont disposent les États membres quant à l’adoption d’une telle disposition devant être exercée dans le respect des exigences posées, à cet égard, par ce droit.

34 Dans ces conditions, la demande de décision préjudicielle est recevable.

 Sur le fond

35 À titre liminaire, il importe de rappeler que, dans le cadre de la procédure de coopération entre les juridictions nationales et la Cour instituée à l’article 267 TFUE, il appartient à celle-ci de donner au juge national une réponse utile qui lui permette de trancher le litige dont il est saisi. Dans cette optique, il incombe, le cas échéant, à la Cour de reformuler les questions qui lui sont soumises et de prendre en considération, au besoin, des normes du droit de l’Union auxquelles le juge national n’a pas fait référence dans l’énoncé de sa question (voir, en ce sens, arrêt du 30 janvier 2024, Direktor na Glavna direktsia « Natsionalna politsia » pri MVR – Sofia, C 118/22, EU:C:2024:97, point 31 et jurisprudence citée).

36 Il est, d’une part, de jurisprudence constante que, pendant le délai de transposition d’une directive, les États membres destinataires de celle-ci doivent s’abstenir de prendre des dispositions de nature à compromettre sérieusement la réalisation du résultat prescrit par cette directive (arrêt du 25 janvier 2022, VYSOČINA WIND, C 181/20, EU:C:2022:51, point 75 et jurisprudence citée).

37 Dès lors que toutes les autorités des États membres sont soumises à l’obligation de garantir le plein effet des dispositions du droit de l’Union, l’obligation d’abstention énoncée au point précédent du présent arrêt s’impose tout autant aux juridictions nationales. Ainsi, dès la date à laquelle une directive est entrée en vigueur, les juridictions des États membres doivent s’abstenir, dans la mesure du possible, d’interpréter le droit interne d’une manière qui risquerait de compromettre sérieusement, après l’expiration du délai de transposition de ladite directive, la réalisation de l’objectif poursuivi par celle-ci [voir, en ce sens, arrêt du 11 avril 2024, Agencia Estatal de la Administración Tributaria (Exclusion des créances publiques de la remise de dettes), C 687/22, EU:C:2024:287, points 47 et 48 ainsi que jurisprudence citée].

38 En l’occurrence, la décision de l’AGCM d’ouvrir la phase d’instruction contradictoire de la procédure d’infraction à l’égard de C&T a été adoptée le 4 août 2020 et donc pendant le délai de transposition de la directive 2019/1. En effet, conformément à l’article 34, paragraphe 1, et à l’article 36 de cette directive, celle-ci est entrée en vigueur le 3 février 2019 et les États membres étaient tenus de s’y conformer au plus tard le 4 février 2021.

39 Or, ainsi qu’il ressort de l’article 1er, paragraphe 1, de la directive 2019/1, lu à la lumière des considérants 1, 6 et 8 de celle-ci, cette directive établit, aux fins de l’application effective des articles 101 et 102 TFUE par les autorités nationales de concurrence, certaines garanties fondamentales visant à permettre à ces autorités d’agir de manière pleinement efficace dans la mise en œuvre effective desdites dispositions, notamment dans le but de garantir des marchés concurrentiels équitables et ouverts, de protéger les consommateurs et les entreprises des pratiques anticoncurrentielles ainsi que d’éviter que de telles pratiques ne soient pas sanctionnées.

40 Il s’ensuit que, afin d’apprécier si la décision de l’AGCM d’ouvrir la procédure d’instruction contradictoire était tardive au regard du délai en cause, la juridiction de renvoi devra, conformément aux enseignements découlant des points 36 et 37 du présent arrêt, tenir compte des dispositions pertinentes de la directive 2019/1, de sorte qu’il y a lieu de répondre à la question posée en prenant également cet acte de l’Union en considération.

41 D’autre part, il ressort de la demande de décision préjudicielle non seulement que les procédures d’infraction relevant de la loi no 287/90 sont soumises au délai en cause, mais également que la méconnaissance de ce délai entraîne l’annulation intégrale de la décision finale adoptée par l’AGCM ainsi que la déchéance du pouvoir de cette dernière d’ouvrir une nouvelle procédure portant sur les mêmes faits.

42 Afin de lui fournir une réponse pleinement utile, il convient donc de considérer que, par sa question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si la directive 2019/1 et l’article 102 TFUE doivent être interprétés en ce sens qu’ils s’opposent à une réglementation nationale qui, lors d’une procédure visant la constatation d’une pratique anticoncurrentielle menée par une autorité nationale de concurrence, d’une part, impose à cette autorité d’ouvrir la phase d’instruction contradictoire de cette procédure par la communication des griefs à l’entreprise concernée dans un délai de 90 jours à compter du moment où elle a connaissance des éléments essentiels de l’infraction alléguée, ceux-ci étant susceptibles de se limiter au premier signalement de cette dernière, et, d’autre part, sanctionne la méconnaissance de ce délai par l’annulation intégrale de la décision finale de ladite autorité à l’issue de la procédure d’infraction ainsi que par la déchéance du pouvoir de cette dernière d’ouvrir une nouvelle procédure d’infraction concernant la même pratique.

43 À cet égard, il convient de rappeler d’emblée que, en l’absence de réglementation spécifique de l’Union régissant les délais procéduraux en matière d’établissement des infractions et d’imposition de sanctions par les autorités nationales de concurrence, il appartient aux États membres d’établir et d’appliquer les règles procédurales nationales dans ce domaine (voir, en ce sens, arrêt du 21 janvier 2021, Whiteland Import Export, C 308/19, EU:C:2021:47, points 43 à 45).

44 Cependant, si l’établissement et l’application de ces règles relèvent de la compétence des États membres, ceux-ci doivent exercer cette compétence dans le respect du droit de l’Union. Compte tenu du principe d’effectivité, ils ne peuvent pas rendre pratiquement impossible ou excessivement difficile la mise en œuvre de ce droit et, spécifiquement dans le domaine du droit de la concurrence, ils doivent veiller à ce que les règles qu’ils établissent ou appliquent ne portent pas atteinte à l’application effective des articles 101 et 102 TFUE (voir, en ce sens, arrêt du 21 janvier 2021, Whiteland Import Export, C 308/19, EU:C:2021:47, point 46 et jurisprudence citée).

45 Il convient de considérer que la fixation de délais procéduraux raisonnables en matière d’établissement des infractions et d’imposition de sanctions par les autorités nationales de concurrence est compatible avec le droit de l’Union. En effet, de tels délais raisonnables sont établis dans l’intérêt à la fois des entreprises concernées et de ces autorités, conformément au principe de sécurité juridique, et ne sont pas de nature à rendre pratiquement impossible ou excessivement difficile la mise en œuvre du droit de l’Union (voir, en ce sens, arrêt du 21 janvier 2021, Whiteland Import Export, C 308/19, EU:C:2021:47, point 48).

46 Ainsi, les règles nationales fixant les délais procéduraux en matière d’établissement des infractions et d’imposition de sanctions par les autorités nationales de concurrence doivent, dans le respect du principe de sécurité juridique, tendre à ce que les affaires soient traitées dans un délai raisonnable tout en n’ayant pas pour effet de compromettre la mise en œuvre effective des articles 101 et 102 TFUE ainsi que de la directive 2019/1 dans l’ordre juridique interne (voir, en ce sens, arrêt du 21 janvier 2021, Whiteland Import Export, C 308/19, EU:C:2021:47, point 49).

47 Afin de déterminer si un régime de délais national respecte un tel équilibre, il convient de prendre en considération, notamment, la durée du délai concerné ainsi que l’ensemble des modalités de son application, telles que la date à laquelle il commence à courir, les modalités retenues pour déclencher son ouverture ainsi que celles permettant sa suspension ou son interruption (voir, en ce sens, arrêts du 21 janvier 2021, Whiteland Import Export, C 308/19, EU:C:2021:47, point 50, et du 10 juin 2021, BNP Paribas Personal Finance, C 776/19 à C 782/19, EU:C:2021:470, point 30).

48 Il convient également de tenir compte des spécificités liées aux affaires relevant du droit de la concurrence et, plus particulièrement, de la circonstance que ces affaires nécessitent, en principe, la réalisation d’une analyse factuelle et économique complexe (arrêt du 21 janvier 2021, Whiteland Import Export, C 308/19, EU:C:2021:47, point 51).

49 Par ailleurs, aux fins de la fixation des limites temporelles raisonnables encadrant les procédures menées par les autorités de concurrence nationales en vue de sanctionner les pratiques anticoncurrentielles, le principe de sécurité juridique impose aux États membres de mettre en place un régime de délais suffisamment précis, clair et prévisible pour permettre à l’ensemble des acteurs impliqués de connaître avec exactitude l’étendue des obligations que les règles en cause leur imposent et de prendre leurs dispositions en conséquence (voir, par analogie, arrêts du 11 décembre 2012, Commission/Espagne, C 610/10, EU:C:2012:781, point 49 ; du 3 juin 2021, Jumbocarry Trading, C 39/20, EU:C:2021:435, point 48, ainsi que du 7 mars 2024, Die Länderbahn e.a., C 582/22, EU:C:2024:213, point 66).

50 Dans ce contexte, il résulte de la jurisprudence de la Cour relative à des procédures d’infraction aux articles 101 et 102 TFUE menées par la Commission que le respect du principe du délai raisonnable s’impose, en principe, lors de chaque étape s’insérant dans ces procédures (voir, en ce sens, arrêts du 15 octobre 2002, Limburgse Vinyl Maatschappij e.a./Commission, C 238/99 P, C 244/99 P, C 245/99 P, C 247/99 P, C 250/99 P à C 252/99 P et C 254/99 P, EU:C:2002:582, points 199 et 230, ainsi que du 21 septembre 2006, Nederlandse Federatieve Vereniging voor de Groothandel op Elektrotechnisch Gebied/Commission, C 105/04 P, EU:C:2006:592, points 37 à 39).

51 Pour des raisons analogues, lors de la fixation des délais procéduraux en matière d’établissement des infractions et d’imposition de sanctions par les autorités nationales de concurrence, les États membres peuvent prévoir non seulement des règles générales de prescription applicables à la procédure d’infraction dans son ensemble, mais également, le cas échéant, des délais encadrant le déroulement de certaines étapes de cette procédure, telles que celle de la phase préalable à la communication des griefs à l’entreprise concernée, pour autant que les délais en question soient conformes aux exigences visées aux points 46 à 49 du présent arrêt.

52 À cet égard, il y a lieu de rappeler que le caractère raisonnable de la durée de cette phase doit, en principe, être apprécié en fonction des circonstances propres à chaque affaire (voir, en ce sens, arrêt du 13 juin 2013, HGA e.a./Commission, C 630/11 P à C 633/11 P, EU:C:2013:387, point 82). Plus particulièrement, la durée d’un délai procédural encadrant ladite phase doit être matériellement suffisante pour assurer le bon déroulement de celle-ci [voir, en ce sens, arrêts du 29 octobre 2015, BBVA, C 8/14, EU:C:2015:731, point 29, ainsi que du 9 septembre 2020, Commissaire général aux réfugiés et aux apatrides (Rejet d’une demande ultérieure – Délai de recours), C 651/19, EU:C:2020:681, point 57].

53 Il convient également de rappeler que, dans le cadre des procédures d’infraction aux articles 101 et 102 TFUE menées par la Commission, la phase d’instruction préliminaire, qui s’étend jusqu’à la communication des griefs, est destinée non seulement à permettre à cette institution de rassembler tous les éléments pertinents confirmant ou non l’existence d’une infraction aux règles de concurrence, mais également de prendre position sur l’orientation de la procédure ainsi que sur la suite ultérieure à réserver à cette dernière (voir, en ce sens, arrêts du 15 octobre 2002, Limburgse Vinyl Maatschappij e.a./Commission, C 238/99 P, C 244/99 P, C 245/99 P, C 247/99 P, C 250/99 P à C 252/99 P et C 254/99 P, EU:C:2002:582, point 182, ainsi que du 29 septembre 2011, Elf Aquitaine/Commission, C 521/09 P, EU:C:2011:620, point 113).

54 Si la complexité d’une procédure en matière de concurrence est susceptible de justifier que la phase préliminaire de celle-ci s’étende sur une longue période (voir, en ce sens, arrêts du 2 septembre 2021, Commission/Tempus Energy et Tempus Energy Technology, C 57/19 P, EU:C:2021:663, point 62, ainsi que du 17 novembre 2022, Irish Wind Farmers’ Association e.a./Commission, C 578/21 P, EU:C:2022:898, point 88), la Commission n’est pas autorisée, pour autant, à perpétuer un état d’inaction pendant cette phase de la procédure (voir, en ce sens, arrêts du 18 mars 1997, Guérin automobiles/Commission, C 282/95 P, EU:C:1997:159, point 36, ainsi que du 13 juin 2013, HGA e.a./Commission, C 630/11 P à C 633/11 P, EU:C:2013:387, point 81).

55 En outre, le respect des droits de la défense constitue un principe fondamental du droit de l’Union qui doit être pleinement observé dans le contexte des procédures administratives relevant du droit de l’Union. Dans le cadre d’une procédure d’infraction aux règles de la concurrence, c’est la communication des griefs qui constitue la garantie essentielle à cet égard (voir, en ce sens, arrêts du 26 octobre 2017, Global Steel Wire e.a./Commission, C 457/16 P et C 459/16 P à C 461/16 P, EU:C:2017:819, points 139 et 140 ; du 13 septembre 2018, UBS Europe e.a., C 358/16, EU:C:2018:715, point 60, ainsi que du 6 octobre 2021, Sumal, C 882/19, EU:C:2021:800, point 56). Cela est confirmé par l’article 3, paragraphe 3, seconde phrase, de la directive 2019/1, en vertu duquel les États membres veillent à ce que, avant de prendre une décision visant à constater et à enjoindre la cessation d’une infraction à l’article 101 ou 102 TFUE, les autorités nationales de concurrence adoptent une communication des griefs.

56 Il s’ensuit que les considérations figurant aux points 53 à 55 du présent arrêt sont également pertinentes dans le cadre d’une procédure administrative menée, au niveau national, par une autorité nationale de concurrence en vue de réprimer une infraction à l’article 102 TFUE.

57 Or, afin de s’acquitter efficacement de leur obligation de mettre en œuvre le droit de l’Union en matière de concurrence, les autorités nationales de concurrence doivent être en mesure d’accorder des degrés de priorité différents aux plaintes dont elles sont saisies en disposant, à cet effet, d’une large marge d’appréciation (voir, par analogie, arrêts du 14 décembre 2000, Masterfoods et HB, C 344/98, EU:C:2000:689, point 46, ainsi que du 19 septembre 2013, EFIM/Commission, C 56/12 P, EU:C:2013:575, points 72 et 83).

58 La reconnaissance d’une telle large marge d’appréciation se justifie également au regard de la directive 2019/1, dont l’article 5, paragraphes 1 et 2, prévoit, en substance, que les autorités nationales de concurrence doivent disposer des ressources nécessaires pour leur permettre de mener des enquêtes aux fins de l’application des articles 101 et 102 TFUE, de coopérer au sein du réseau européen de la concurrence visé à l’article 2, paragraphe 1, point 5, de cette directive et d’adopter des décisions visant, en particulier, la cessation d’une infraction auxdites dispositions ainsi que l’infliction de sanctions.

59 Afin d’être en mesure de s’acquitter de ces tâches dans le respect de leur indépendance opérationnelle, ces autorités doivent, conformément à l’article 4, paragraphe 5, de la directive 2019/1, avoir le pouvoir de fixer leurs priorités. Ainsi qu’il ressort du considérant 23 de cette directive, ce pouvoir vise à permettre auxdites autorités d’utiliser efficacement leurs ressources et de s’attacher à prévenir et à faire cesser les comportements anticoncurrentiels dans le marché intérieur.

60 Il résulte tant de la finalité même de la phase antérieure à la communication des griefs d’une procédure d’infraction en matière de concurrence que de la large marge d’appréciation dont doit disposer une autorité nationale de concurrence dans l’établissement des priorités pour ses procédures relatives à la mise en œuvre de l’article 102 TFUE que, lors de cette phase de la procédure, une telle autorité doit être en mesure non seulement de procéder à l’ensemble des mesures d’instruction préalables ainsi qu’aux appréciations factuelles et juridiques souvent complexes qui lui sont nécessaires pour évaluer si l’ouverture de la phase d’instruction contradictoire est justifiée, mais également de choisir, en fonction du degré de priorité qu’elle souhaite accorder, dans l’exercice de son indépendance opérationnelle, à une procédure d’infraction en cours, le moment le plus opportun pour entamer, le cas échéant, la phase d’instruction contradictoire de celle-ci.

61 Ainsi, une autorité nationale de concurrence doit disposer de la possibilité de repousser temporairement l’ouverture de la phase d’instruction contradictoire dans une procédure donnée, alors qu’elle a déjà établi l’existence des éléments essentiels de l’infraction alléguée. Une telle possibilité est conforme à l’objectif visant à ce que l’autorité concernée soit en mesure de traiter adéquatement toutes les procédures d’infraction dont elle est saisie. Elle est également susceptible de contribuer à une utilisation efficace des ressources disponibles et à favoriser la coopération appropriée au sein du réseau européen de la concurrence. Néanmoins, un tel report temporaire ne saurait avoir pour conséquence un dépassement du délai raisonnable dans lequel la phase antérieure à la communication des griefs d’une procédure d’infraction doit être conclue.

62 Par ailleurs, dans l’exercice de son autonomie procédurale, un État membre doit garantir non seulement la pleine effectivité du droit de la concurrence de l’Union ainsi que de la poursuite et de la répression des infractions à celui-ci, mais également le respect des droits fondamentaux, notamment celui des droits de la défense des entreprises visées par des procédures d’infraction (voir, en ce sens, arrêts du 7 décembre 2010, VEBIC, C 439/08, EU:C:2010:739, point 63, ainsi que du 5 juin 2018, Kolev e.a., C 612/15, EU:C:2018:392, point 98).

63 Conformément à l’article 3, paragraphes 1 et 2, de la directive 2019/1, l’exercice des pouvoirs qui, en vertu de cette directive, doivent être reconnus aux autorités nationales de concurrence est subordonné à des garanties appropriées pour ce qui concerne les droits de la défense des entreprises, notamment le droit d’être entendu.

64 À cet égard, la Cour a déjà jugé que la durée excessive de la phase antérieure à la communication des griefs peut avoir une incidence sur les possibilités futures de défense des entreprises concernées, notamment en portant atteinte à leurs droits de la défense dans le cadre de la phase d’instruction contradictoire de la procédure d’infraction dont elles font l’objet. En effet, plus le temps s’écoule entre une mesure d’enquête préliminaire et la communication des griefs, plus il devient probable que d’éventuelles preuves à décharge quant à l’infraction reprochée dans cette communication ne pourront plus être recueillies ou ne le seront qu’avec difficulté (voir, en ce sens, arrêt du 21 septembre 2006, Nederlandse Federatieve Vereniging voor de Groothandel op Elektrotechnisch Gebied/Commission, C 105/04 P, EU:C:2006:592, point 49).

65 Si des délais procéduraux raisonnables visent ainsi, notamment, à garantir l’exercice effectif des droits de la défense des entreprises faisant l’objet d’une procédure d’infraction, il n’en demeure pas moins qu’une réglementation nationale établissant des délais procéduraux en matière d’imposition de sanctions par les autorités nationales de concurrence doit être adaptée aux spécificités du droit de la concurrence de l’Union et aux objectifs de la mise en œuvre de ce droit par les personnes concernées, afin de ne pas nuire à la pleine effectivité de celui-ci (voir, en ce sens, arrêt du 21 janvier 2021, Whiteland Import Export, C 308/19, EU:C:2021:47, point 52).

66 En l’occurrence, ainsi qu’il ressort de la demande de décision préjudicielle, l’AGCM est tenue d’ouvrir la phase d’instruction contradictoire de la procédure par la communication des griefs dans un délai d’une durée fixe de 90 jours à compter de l’établissement des éléments essentiels de l’infraction alléguée. En outre, la méconnaissance du délai en cause a pour conséquence, d’une part, l’annulation intégrale, de manière automatique, de la décision finale adoptée par l’AGCM à l’issue de la procédure d’infraction, tant en ce qu’elle porte sur la cessation du comportement anticoncurrentiel que sur les sanctions infligées à l’entreprise concernée. D’autre part, cette autorité est, en vertu du principe ne bis in idem, définitivement empêchée d’ouvrir une nouvelle procédure d’infraction pour le même comportement anticoncurrentiel. Ainsi qu’il ressort du dossier dont dispose la Cour, l’objectif de ces règles est de sauvegarder les droits de la défense des entreprises au cours de la procédure d’infraction dont elles font l’objet en les informant en temps utile des griefs retenus contre elles.

67 Ainsi que l’a relevé, en substance, M. l’avocat général aux points 107 à 109 de ses conclusions, l’application du délai en cause risque d’obliger l’AGCM à devoir traiter de manière indifférenciée l’ensemble des procédures d’infraction dont elle est saisie en prenant en considération non pas les circonstances propres à chaque procédure, mais en suivant uniquement un ordre chronologique, l’empêchant ainsi d’établir et de mettre en œuvre des priorités pour ses procédures relatives à la mise en œuvre des articles 101 et 102 TFUE. Cette autorité pourrait ainsi être contrainte d’engager des procédures d’instruction sur des bases factuelles et juridiques incertaines ou de privilégier le traitement de certaines catégories de dossiers que ses ressources disponibles lui permettent de traiter au-delà du stade de l’enquête préliminaire, le cas échéant, au détriment de dossiers particulièrement complexes et préjudiciables pour la libre concurrence dans le marché intérieur. Une telle atteinte à l’indépendance opérationnelle de l’AGCM est d’autant plus vraisemblable dans une situation dans laquelle le point de départ du délai, dont les modalités de déclenchement apparaissent, au demeurant, peu précises, peu claires et peu prévisibles tant pour cette autorité que pour l’entreprise concernée, coïncide avec le premier signalement de l’infraction alléguée auprès de cette autorité, celle-ci étant alors obligée d’instruire le dossier immédiatement.

68 En outre, les conséquences liées au dépassement du délai en cause sont susceptibles d’empêcher l’AGCM de coopérer pleinement au sein du réseau européen de la concurrence, qui, ainsi qu’il résulte de l’article 2, paragraphe 1, point 5, de la directive 2019/1, lu à la lumière du considérant 2 de celle-ci, est formé par les autorités nationales de concurrence et la Commission aux fins d’une coopération étroite en matière d’application et de mise en œuvre des articles 101 et 102 TFUE.

69 En effet, ainsi que l’ont fait valoir à juste titre l’AGCM et la Commission dans leurs observations écrites, il peut s’avérer nécessaire pour les autorités nationales de concurrence, notamment en cas de plaintes ou de demandes de clémence adressées à plusieurs autorités nationales de concurrence, de se coordonner entre elles ainsi qu’avec la Commission dans le cadre de ce réseau afin d’assurer une répartition optimale des affaires entre les différentes autorités au sein de celui-ci et d’éviter que des procédures ne soient menées en parallèle concernant les mêmes faits. Or, en l’occurrence, il ne ressort pas du dossier dont dispose la Cour que l’AGCM a la possibilité de suspendre ou d’interrompre le délai en cause.

70 Dans ce contexte, il convient également de rappeler que, conformément à l’article 29, paragraphe 1, premier alinéa, de la directive 2019/1, les délais de prescription applicables à l’infliction d’amendes ou d’astreintes par les autorités nationales de concurrence doivent être suspendus ou interrompus pendant la durée des procédures de mise en œuvre engagées devant les autorités nationales de concurrence d’autres États membres ou la Commission pour une infraction concernant la même pratique anticoncurrentielle.

71 Par ailleurs, il importe de relever, d’une part, que les droits de la défense des entreprises faisant l’objet d’une procédure d’infraction ne sont, en tout état de cause, pas susceptibles d’être violés du seul fait de la méconnaissance du délai en cause.

72 En effet, ainsi que l’a indiqué, en substance, M. l’avocat général au point 131 de ses conclusions, s’il importe certes d’éviter que les droits de la défense d’une entreprise ne soient irrémédiablement compromis au cours de la phase préliminaire d’une procédure d’infraction en matière de concurrence, une telle entreprise restera, en tout état de cause, en mesure d’exercer effectivement ses droits de la défense, pour autant qu’il soit garanti qu’aucune décision ne pourra être prise à son égard par l’autorité nationale de concurrence sans que cette dernière n’ait procédé à une phase d’instruction contradictoire au cours de laquelle ladite société aura pu pleinement faire valoir ses droits de la défense.

73 D’autre part, la Cour a jugé qu’un régime national de prescription qui, pour des raisons inhérentes à celui-ci, fait obstacle, de manière systémique, à l’infliction de sanctions effectives et dissuasives pour des infractions au droit de la concurrence de l’Union est de nature à rendre l’application des règles de concurrence pratiquement impossible ou excessivement difficile. Par conséquent, elle a considéré comme n’étant pas conforme au principe d’effectivité une réglementation nationale établissant un délai de prescription dont l’application était, eu égard à la complexité élevée des affaires relevant du droit de la concurrence, susceptible de créer un risque systémique d’impunité des faits constitutifs d’infractions à ce droit (voir, en ce sens, arrêt du 21 janvier 2021, Whiteland Import Export, C 308/19, EU:C:2021:47, points 53 et 56).

74 Il convient également de relever que, en vertu de l’article 13, paragraphe 1, de la directive 2019/1, lu à la lumière du considérant 40 de celle-ci, les autorités nationales de concurrence doivent disposer du pouvoir d’infliger des amendes effectives, proportionnées et dissuasives aux entreprises et aux associations d’entreprises qui, de propos délibéré ou par négligence, enfreignent l’article 101 ou 102 TFUE.

75 Or, ainsi que l’a relevé, en substance, M. l’avocat général aux points 137 à 139 de ses conclusions, les conséquences qu’attache la réglementation nationale en cause au principal à la méconnaissance du délai en cause apparaissent susceptibles d’engendrer un risque systémique d’impunité des faits constitutifs d’infractions au droit de la concurrence de l’Union. En effet, cette réglementation nationale pourrait ainsi impliquer qu’un nombre important d’infractions avérées aux règles de concurrence ne fassent pas l’objet de sanctions effectives et dissuasives. Par ailleurs, l’impossibilité pour l’AGCM d’engager une nouvelle procédure d’infraction afin d’adopter de telles sanctions pourrait, de fait, inciter des entreprises à maintenir des pratiques anticoncurrentielles, compromettant ainsi gravement la mise en œuvre effective, par les autorités nationales de concurrence, des règles du droit de la concurrence de l’Union.

76 Dans ces conditions, compte tenu des considérations figurant aux points 67 à 69 et 75 du présent arrêt, l’application du délai en cause à l’activité de l’AGCM est susceptible d’avoir pour conséquence une atteinte à l’indépendance opérationnelle de cette autorité ainsi que de créer un risque systémique d’impunité des faits constitutifs d’infractions à l’article 102 TFUE. Il s’ensuit que les dispositions nationales prévoyant le délai en cause sont de nature à compromettre sérieusement la réalisation du résultat prescrit par la directive 2019/1.

77 De surcroît, il importe de préciser qu’une interprétation du droit national selon laquelle les conséquences de la méconnaissance du délai en cause par l’AGCM seraient limitées à la déchéance du pouvoir de sanction de cette autorité, celle-ci demeurant ainsi en mesure d’enjoindre à une entreprise de cesser son comportement anticoncurrentiel, ne serait pas pour autant susceptible d’exclure l’existence d’un tel risque d’impunité et de garantir une application effective des articles 101 et 102 TFUE. En effet, de telles limites à l’action d’une autorité nationale de concurrence seraient incompatibles tant avec l’obligation des États membres d’adopter et d’assurer l’exécution d’un régime de sanctions effectives et dissuasives, posée par l’article 13, paragraphe 1, de la directive 2019/1, qu’avec la jurisprudence de la Cour selon laquelle, dans le cas où l’existence d’une infraction à l’article 101 ou 102 TFUE est établie, ce n’est que dans des situations strictement exceptionnelles, notamment lorsque l’entreprise concernée a participé à un programme national de clémence et que sa coopération a été déterminante pour la détection ainsi que la répression effective de la pratique anticoncurrentielle, qu’une autorité nationale de concurrence peut se borner à constater cette infraction sans infliger d’amende à l’entreprise concernée (voir, en ce sens, arrêts du 22 mars 2022, Nordzucker e.a., C 151/20, EU:C:2022:203, point 64 et jurisprudence citée, ainsi que du 18 janvier 2024, Lietuvos notarų rūmai e.a., C 128/21, EU:C:2024:49, point 108).

78 Dans la mesure où, selon la juridiction de renvoi, l’application du délai en cause dans l’affaire au principal résulte d’une certaine interprétation du droit national par une juridiction supérieure, il convient encore d’ajouter que, afin de garantir l’effectivité de l’ensemble des dispositions du droit de l’Union, le principe de primauté impose aux juridictions nationales d’interpréter, dans toute la mesure possible, leur droit interne de manière conforme au droit de l’Union [arrêts du 6 octobre 2021, Sumal, C 882/19, EU:C:2021:800, point 70 et jurisprudence citée, ainsi que du 12 octobre 2023, Z. (Droit d’obtenir un duplicata du contrat de crédit), C 326/22, EU:C:2023:775, point 34 et jurisprudence citée].

79 En appliquant le droit national, ces juridictions sont donc tenues d’interpréter celui-ci, dans toute la mesure possible, à la lumière du texte et de la finalité des dispositions pertinentes du droit de l’Union, en prenant en considération l’ensemble du droit interne et en faisant application des méthodes d’interprétation reconnues par celui-ci, afin de garantir la pleine effectivité desdites dispositions et d’aboutir à une solution conforme à la finalité poursuivie par celles-ci [voir, en ce sens, arrêts du 6 octobre 2021, Sumal, C 882/19, EU:C:2021:800, point 71 et jurisprudence citée, ainsi que du 22 septembre 2022, Vicente (Action en paiement d’honoraires d’avocat), C 335/21, EU:C:2022:720, point 72 et jurisprudence citée].

80 Il appartient ainsi à la juridiction de renvoi d’interpréter, dans toute la mesure possible, son droit national, notamment l’article 31 de la loi no 287/90 et l’article 14 de la loi no 689/81, de manière conforme au droit de l’Union afin d’en assurer la pleine effectivité. L’obligation d’interprétation conforme impose à cette juridiction de modifier, le cas échéant, une jurisprudence établie lorsque celle-ci repose sur une interprétation du droit interne incompatible avec les objectifs d’une disposition du droit de l’Union et, à cet effet, de laisser inappliquée, de sa propre autorité, toute interprétation retenue par une juridiction supérieure, voire suprême, qui s’imposerait à elle, en vertu de son droit national, si cette interprétation n’est pas compatible avec le droit de l’Union (voir, en ce sens, arrêts du 24 juin 2019, Popławski, C 573/17, EU:C:2019:530, point 78 et jurisprudence citée ; du 21 janvier 2021, Whiteland Import Export, C 308/19, EU:C:2021:47, point 58, ainsi que du 13 juin 2024, DG de la Función Pública, Generalitat de Catalunya et Departamento de Justicia de la Generalitat de Catalunya, C 331/22 et C 332/22, EU:C:2024:496, points 108 et 110).

81 Eu égard à l’ensemble des motifs qui précèdent, il y a lieu de répondre à la question posée que l’article 4, paragraphe 5, et l’article 13, paragraphe 1, de la directive 2019/1 ainsi que l’article 102 TFUE, lus à lumière du principe d’effectivité, doivent être interprétés en ce sens qu’ils s’opposent à une réglementation nationale qui, lors d’une procédure visant la constatation d’une pratique anticoncurrentielle menée par une autorité nationale de concurrence, d’une part, impose à cette autorité d’ouvrir la phase d’instruction contradictoire de cette procédure par la communication des griefs à l’entreprise concernée dans un délai de 90 jours à compter du moment où elle a connaissance des éléments essentiels de l’infraction alléguée, ceux-ci étant susceptibles de se limiter au premier signalement de cette dernière, et, d’autre part, sanctionne la méconnaissance de ce délai par l’annulation intégrale de la décision finale de ladite autorité à l’issue de la procédure d’infraction ainsi que par la déchéance du pouvoir de cette dernière d’ouvrir une nouvelle procédure d’infraction concernant la même pratique.

 Sur les dépens

82 La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.

Par ces motifs, la Cour (deuxième chambre) dit pour droit :

L’article 4, paragraphe 5, et l’article 13, paragraphe 1, de la directive (UE) 2019/1 du Parlement européen et du Conseil, du 11 décembre 2018, visant à doter les autorités de concurrence des États membres des moyens de mettre en œuvre plus efficacement les règles de concurrence et à garantir le bon fonctionnement du marché intérieur, ainsi que l’article 102 TFUE, lus à lumière du principe d’effectivité,

doivent être interprétés en ce sens que :

ils s’opposent à une réglementation nationale qui, lors d’une procédure visant la constatation d’une pratique anticoncurrentielle menée par une autorité nationale de concurrence, d’une part, impose à cette autorité d’ouvrir la phase d’instruction contradictoire de cette procédure par la communication des griefs à l’entreprise concernée dans un délai de 90 jours à compter du moment où elle a connaissance des éléments essentiels de l’infraction alléguée, ceux-ci étant susceptibles de se limiter au premier signalement de cette dernière, et, d’autre part, sanctionne la méconnaissance de ce délai par l’annulation intégrale de la décision finale de ladite autorité à l’issue de la procédure d’infraction ainsi que par la déchéance du pouvoir de cette dernière d’ouvrir une nouvelle procédure d’infraction concernant la même pratique.

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