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Décisions

CA Paris, Pôle 6 ch. 6, 5 février 2025, n° 22/00588

PARIS

Arrêt

Infirmation partielle

PARTIES

Défendeur :

S et L (SARL)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Le Corre

Vice-président :

Mme Bou

Conseiller :

Mme Nemoz-Benilan

Avocats :

Me Bertault, Me Aunos

Cons. prud'h. Meaux, du 30 nov. 2021, n°…

30 novembre 2021

EXPOSE DU LITIGE

Mme [I] [O] [W] a été engagée par la SARL S ET L le 1er mars 2010 en qualité de coiffeuse, coefficient 150.

Mme [O] [W] a été en arrêt maladie à compter du 8 décembre 2018. Par lettre du 15 janvier 2019, elle a pris acte de la rupture de son contrat de travail, reprochant à l'employeur l'absence de paiement intégral de ses heures supplémentaires, l'absence de visite médicale d'embauche et de suivi médical, l'absence de pause déjeuner et son refus de la positionner au statut manager malgré les missions qui lui étaient confiées et qui y correspondaient.

La convention collective applicable à la relation de travail est celle de la coiffure. A la date de la rupture, la société S ET L occupait à titre habituel moins de onze salariés. Mme [O] [W] percevait un salaire mensuel brut, incluant les heures supplémentaires payées, de 2.038 euros.

Le 7 janvier 2020, Madame [O] [W] a saisi le conseil de prud'hommes de Meaux pour demander la requalification de sa prise d'acte en licenciement sans cause réelle et sérieuse, et des rappels de salaires.

Par jugement du 30 novembre 2021, le conseil de Prud'hommes a dit que la prise d'acte avait les effets d'une démission et condamné la société S ET L à payer à Mme [O] [W], avec intérêts au taux égal à compter du 23 mars 2021, 993.05 euros brut au titre du rappel de prime d'ancienneté et les congés payés afférents.

Sur demande reconventionnelle de la société S ET L , Mme [O] [W] a été condamnée à lui payer :

- 2 038.00 euros bruts au titre du préavis non effectué,avec intérêts au taux égal à compter du 23 mars 2021 ;

- 12.000.00 euros au titre de la concurrence déloyale ;

Les parties ont été déboutées du surplus de leurs demandes et Mme [O] [W] condamnée aux dépens.

Madame [O] [W] a relevé appel de ce jugement par déclaration transmise par voie électronique le 5 janvier 2022.

Par ses dernières conclusions communiquées par voie électronique le 30 septembre 2022, auxquelles la cour se réfère expressément pour l'exposé des moyens, Mme [O] [W] demande à la cour de confirmer le jugement en ce qu'il a condamné la société S ET L au titre de la prime d'ancienneté, de l'infirmer en toutes ses autres dispositions, de dire que la prise d'acte de rupture du 15 janvier 2019 produit les effets d'un licenciement sans cause réelle et sérieuse, et de condamner la société S ET L au paiement des sommes suivantes, avec intérêts au taux légal à compter de la convocation devant le bureau de conciliation et d'orientation et capitalisation des intérêts:

- 13.905,33 euros à titre de rappel de salaire sur la base du niveau III, échelon I et les congés payés y afférents ;

- 9.719,13 euros à titre de rappel de salaire pour heures supplémentaires de janvier 2017 à janvier 2019 et les congés payés afférents ;

- 2.069,52 euros au titre du dépassement du contingent d'heures supplémentaires ;

- 5.857,00 euros au titre de l'indemnité de préavis et les congés payés afférents ;

- 6.589,12 euros à titre d'indemnité de licenciement ;

- 15.762,00 euros à titre de dommages et intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse;

Mme [O] [W] demande à la cour de débouter la société S ET L de ses demandes reconventionnelles au titre de l'indemnité de préavis, dommages et intérêts pour concurrence déloyale et parasitisme, ainsi qu'au titre de l'article 700 du code de procédure civile.

Elle sollicite condamnation de la société S ET L à lui payer 3.000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.

Par ses dernières conclusions communiquées par voie électronique le 12 avril 2023, auxquelles la cour se réfère expressément pour l'exposé des moyens, la société S ET L demande à la cour de confirmer le jugement, sauf à porter à 61.632 euros le montant des dommages et intérêts pour concurrence déloyale et parasitisme.

Elle demande à la cour de débouter Mme [O] [W] de ses autres demandes, de la condamner à lui verser 3.500 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile et d'ordonner la capitalisation des intérêts.

L'ordonnance de clôture a été rendue le 8 octobre 2024.

MOTIFS

Sur le rappel de prime d'ancienneté

Il convient de confirmer le jugement sur la condamnation de la société S ET L au paiement de la prime d'ancienneté, qui n'est contestée par aucune des parties.

Sur la classification

La classification d'un salarié dépend des fonctions qu'il exerce, lesquelles sont appréciées au regard de la classification fixée par la convention collective. En cas de contestation sur la catégorie professionnelle, il appartient au salarié qui revendique une autre classification d'en d'apporter la preuve.

Mme [O] [W] prétend qu'elle remplissait les critères d'un manager débutant, classé au Niveau III échelon I de la convention collective applicable. Elle fait valoir qu'elle est titulaire du brevet professionnel, qu'elle avait en charge de gérer les stocks de produits, de passer les commandes, d'ouvrir et de fermer le salon, de gérer le reste du personnel, de clôturer la caisse et de transmettre les éléments comptables.

Elle soutient qu'elle organisait le travail de sa collègue, laquelle n'était titulaire que d'un simple CAP et n'avait pas les mêmes fonctions.

La société S ET L affirme, de son côté, que la classification de la salariée, à savoir coiffeur qualifié niveau 2 échelon 1, correspondait parfaitement à son poste.

Selon la convention collective applicable, le coiffeur qualifié niveau 2 échelon 1 doit savoir 'intégrer dans ses actions la notion de gestion des stocks', accueillir le client du 'diagnostic à l'encaissement' pouvoir être 'tuteur d'un jeune en formation en alternance', et savoir utiliser des outils de gestion de crise et de stocks', faire face à des situations courantes sans assistance hiérarchique et prendre des initiatives concernant les modes opératoires en accord avec son supérieur hiérarchique'.

Le manager débutant (niveau 3 échelon 1) maîtrise et optimise 'la gestion des clients et des stocks, 'motive l'équipe dans l'atteinte des objectifs fixés', 'transfère des consignes de manière claire et précise 'élabore un préplanning, propose un plan de formation des salariés à son supérieur hiérarchique', et 'sait prendre les initiatives nécessaires aux différents modes opératoires en rendant compte de ces dernières à son supérieur hiérarchique'.

Pour établir que ses fonctions excédaient celles d'un coiffeur qualifié et intégraient des fonctions de management telles que ci-dessus décrites, Mme [O] [W] prétend qu'elle organisait le travail de sa collègue, et se réfère à trois emails adressés à son supérieur hiérarchique, le premier « Bonsoir, tu as vu avec [S] pour demain matin 8h30 pour le changement de compteur » ; le deuxième ' Salut, tu as eu un écho d'[S] sur le souvenir du mec ' Bon week end (') A ce que tu me dis j'espère qu'elle y a mis les formes car c'est pas terrible s'il ne s'en souvient pas »; et le troisième 'Pour info [F] ne peut pas non plus demain' ; c'est à juste titre que le conseil de prud'hommes a considéré qu'aucun de ces messages ne contenait de consignes claires et précises que Mme [O] [W] aurait données à la seule autre salariée du salon, dont il n'est pas contesté qu'à l'instar de Mme [O] [W], elle effectuait l'ouverture et la fermeture du salon, et clôturait la caisse ; la circonstance que cette salariée ne disposait que d'un simple CAP au lieu du BEP détenu par Mme [O] [W] est sans incidence sur l'autorité prétendument exercée par celle-ci dans leurs relations quotidiennes.

Les échanges de SMS avec le gérant du salon font apparaître que, contrairement à ce qu'elle prétend, Mme [O] [W] n'avait pas la responsabilité de décisions prises et que précisément, elle sollicitait sa hiérarchie avant de prendre des initiatives.

Quant aux attestations des clients, elles ne font état d'aucun fait précis qu'ils auraient personnellement constaté pour étayer leurs affirmations selon lesquelles Mme [O] [W] était la gérante du salon.

La gestion des stocks, les opérations de clôture de caisse, le tutorat d'un apprenti, l'ouverture et la fermeture des salons, la transmission au supérieur hiérarchique d'éléments comptables, la prise d'initiative concernant les modes opératoires font partie des fonctions d'un coiffeur de niveau 2 en sorte que, en l'absence de preuve qu'elle accomplissait en sus toutes les fonctions prévues conventionnellement pour un manager, et notamment celles relatives au management des autres salariés, Mme [O] [W] ne peut prétendre à la classification revendiquée.

Le jugement doit être confirmé en ce qu'il l'a déboutée de ses demandes à ce titre.

Sur le rappel de salaire au titre des heures supplémentaires

En cas de litige relatif à l'existence ou au nombre d'heures de travail accomplies, il appartient au salarié de présenter, à l'appui de sa demande, des éléments suffisamment précis quant aux heures non rémunérées qu'il prétend avoir accomplies afin de permettre à l'employeur, qui assure le contrôle des heures de travail effectuées, d'y répondre utilement en produisant ses propres éléments.

Mme [O] [W] prétend qu'elle travaillait 48 heures par semaine, sans pause, en se fondant d'une part sur les horaires du salon dont elle affirme qu'elle assurait seule l'ouverture et la fermeture, et d'autre part sur des cahiers de rendez-vous, cahiers qu'elle verse aux débats.

La société réplique que Mme [O] [W] n'était pas la seule à s'occuper de l'ouverture et de la fermeture du salon, cette tâche étant également assumée par l'autre salariée, que les cahiers produits font apparaître que celle-ci avait des rendez-vous dès 9 heures ce qui n'était pas le cas de Mme [O] [W] laquelle, au contraire, avait bien souvent des rendez-vous après 9 heures et au plus tard à 16 heures ou 17 heures. Elle affirme que, contrairement à ce qu'elle prétend, la salariée prenait sa pause quotidienne et fait valoir que les heures supplémentaires effectuées étaient payées, ainsi que cela ressort des bulletins de paie.

Il reste que la société, qui doit assurer le contrôle des heures de travail, ne produit de son côté aucun élément pour justifier des horaires accomplis par la salariée, notamment la prise des temps de pause dont la charge de la preuve incombe à l'employeur seul.

Après examen des pièces produites, et notamment les carnets de rendez-vous qui ne permettent pas d'établir que Mme [O] [W] avait quotidiennement la possibilité de prendre sa pause, la cour fixe à 117 et à 102 le nombre d'heures supplémentaires non payées respectivement accomplies par la salariée en 2017 et 2018, laquelle, en conséquence, à droit à un rappel de salaires total à ce titre de 2.680 euros et les congés payés afférents.

Sur le dépassement du contingent annuel

En vertu des articles L 3121-30 et L3121-38 du code du travail, des heures supplémentaires peuvent être accomplies par le salarié dans la limite d'un contingent annuel, au-delà duquel elles ouvrent droit à une contrepartie obligatoire sous forme de repos laquelle, à défaut d'accord, est fixée à 50% des heures supplémentaires accomplies au-delà du contient dans les entreprises de 20 salariés au plus.

La convention collective de la coiffure fixe le contingent annuel à 200 heures par an et par salarié. Or l'examen des bulletins de paie de la salariée fait apparaître l'accomplissement de 404,60 heures supplémentaires en 2017 et 414 en 2018, soit un dépassement annuel du contingent.

La société soutient qu'elle aurait laissé épisodiquement à la salariée la possibilité de 'venir plus tard ou de partir plus tôt', mais sans justifier l'avoir informée de ses droits à repos et de les avoir mentionnés sur son bulletin de paie conformément aux dispositions de l'article D 3171-11 du code du travail.

Il convient, en conséquence, d'infirmer le jugement sur ce point et de faire droit à la demande de Mme [O] [W] au titre de la contrepartie obligatoire en repos.

Sur la prise d'acte de la rupture

La prise d'acte permet au salarié de rompre le contrat de travail en cas de manquements suffisamment graves de l'employeur à ses obligations, empêchant la poursuite du contrat de travail ; si les manquements sont établis, elle produit les effets d'un licenciement sans cause réelle et sérieuse, d'une démission dans le cas contraire ;

En l'espèce, il est exact que divers manquements ont été commis par l'employeur, comme le lui reproche la salariée dans la lettre de rupture, à savoir absence de visite médicale d'embauche, non paiement de la prime d'ancienneté, de contrôle des heures réellement accomplies et absence de contrepartie en repos.

Néanmoins, force est de constater que l'intéressée n'a jamais émis la moindre revendication concernant ces divers manquements, lesquels en outre n'ont pas empêché la poursuite du contrat de travail. En revanche, il ressort des pièces versées aux débats par l'employeur et il n'est d'ailleurs pas contesté par Mme [O] [W] qu'elle avait la volonté de racheter le salon de coiffure et entamé des négociations avec le gérant qui n'ont pas abouti. Le 5 janvier 2019, soit pendant son arrêt maladie, elle a déposé les statuts de son propre salon de coiffure, projet d'installation qui est donc la cause, et non pas la conséquence de sa prise d'acte de la rupture du contrat de travail, comme elle l'admet d'ailleurs dans ses écritures, en expliquant que c'est bien l'échec des pourparlers sur la reprise du salon qui est à l'origine de sa prise d'acte.

Il convient, en conséquence, de confirmer le jugement en ce qu'il a dit que la prise d'acte de la rupture avait les effets d'une démission, débouté Mme [O] [W] de ses demandes au titre d'un licenciement sans cause réelle et sérieuse et l'a condamnée à payer à la société S ET L le montant de l'indemnité compensatrice de préavis.

Sur la demande de dommages et intérêts pour concurrence déloyale et parasitisme

Le Conseil de prud'hommes a compétence exclusive pour régler les différends qui peuvent s'élever à l'occasion du contrat de travail entre les employeurs et les salariés qu'ils emploient. Il est donc compétent pour connaître des actions que l'employeur dirige contre son salarié en raison de manquements portés à son obligation de loyauté et de fidélité lorsque le contrat de travail est en cours d'exécution.

La société S ET L fait valoir que selon les articles 7 et 9 de son contrat de travail, il était interdit à la salariée d'une part d'exercer une autre activité professionnelle pendant le cours du contrat de travail et d'autre part de procéder au démarchage de la clientèle fréquentant le salon en vue d'une installation à son compte.

Il est constant que Mme [O] [W] a immatriculé son salon de coiffure le 15 janvier 2019, soit le jour même de la prise d'acte et n'a débuté son activité qu'au mois de février, en sorte que le premier grief ne peut être retenu contre elle.

S'il est manifeste que l'ouverture de son salon a été précédée d'actes préparatoires pendant le cours du contrat de travail - recherche d'un local, dépôt des statuts, - ces derniers relèvent de la liberté d'entreprendre et il n'est pas établi par les éléments versés aux débats que ces actes ont été accomplis par la salariée durant son temps de travail. Aucune des pièces produites par la société S ET L ne permet d'établir que, pendant le cours de son contrat de travail, Mme [O] [W] a tenté de détourner la clientèle du salon de coiffure, notamment en avertissant la clientèle de l'ouverture à venir de son propre salon de coiffure, et il ne peut lui être reproché qu'une partie de cette clientèle qui lui était fidèle ait choisi de la suivre dans son nouveau salon.

Il est exact que Mme [O] [W] a repris la même enseigne commerciale, à savoir 'l'atelier de [I]', et fait établir des cartes de visite de visite similaires, mais elle fait valoir, à juste titre, qu'il s'agissait de son propre prénom de sorte que la volonté de créer une confusion n'est pas démontrée. En l'absence de preuve de l'existence de manoeuvres fautives telles que le dénigrement de son ancien employeur, non établi ni d'ailleurs allégué, le manquement à l'obligation de loyauté n'est pas caractérisé.

Il convient en conséquence d'infirmer le jugement du Conseil de Prud'hommes sur ce point et de débouter la société S ET L de sa demande de dommages et intérêts.

PAR CES MOTIFS

La Cour, statuant publiquement et contradictoirement,

Confirme le jugement sur le rappel de prime d'ancienneté, en ce qu'il a dit que la prise d'acte avait les effets d'une démission, condamné Mme [O] [W] à payer à la société S ET L la somme de 2.038 euros au titre du préavis non effectué et débouté Mme [O] [W] de ses demandes de rappel de salaires pour reclassification ;

L'infirme sur le surplus et statuant à nouveau ;

Condamne la société S ET L à payer à Mme [O] [W] les sommes suivantes, avec intérêts au taux légal à compter du 2 janvier 2020 :

- 2.680 euros à titre de rappel de salaires pour heures supplémentaires ;

- 268 euros pour les congés payés afférents ;

- 2.069,52 euros pour dépassement du contingent d'heures supplémentaires

Déboute la société S ET L de ses demandes de dommages et intérêts pour concurrence déloyale et parasitisme ;

Dit que les intérêts seront capitalisés dans les conditions prescrites par l'article 1343-2 du code civil ;

Condamne la société S ET L à payer à Mme [O] [W] la somme de 2.000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile .

Condamne la société S ET L à payer aux entiers dépens.

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