CA Versailles, ch. com. 3-1, 12 février 2025, n° 23/08057
VERSAILLES
Arrêt
Infirmation partielle
PARTIES
Demandeur :
Mars (SELARL)
Défendeur :
Foch (SCI)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Dubois-Stevant
Conseillers :
Mme Meurant, M. Dusausoy
Avocats :
Me Dumeau, Me Fournier la Touraille, Me Lefort, SELAS Anne-Laure Dumeau & Claire Ricard, SELARL Cabinet Fournier la Touraille
EXPOSE DES FAITS
Suivant acte sous seing privé du 1er octobre 2007, M. [J] [Y] et son épouse, Mme [D] [L], aux droits desquels vient la SCI Foch, depuis le 17 octobre 2016, ont donné à bail en renouvellement à la société Les Saines moissons des Iocaux dépendant d'un immeuble, sis [Adresse 2] et [Adresse 1] au [Localité 7] (78), pour 'l'exercice des commerces et professions suivantes : con'serie - porcelaine et faïence s'y rapportant - gâteau - produits de régime' à l'exclusion de tout autre usage, pour une durée de neuf années à compter du 1er avril 2007, moyennant un loyer annuel de 9.840 euros.
Par lettre recommandée avec accusé de réception du 25 juin 2018, la société Les Saines moissons a sollicité le renouvellement de son bail à compter du 1er octobre 2018.
Par acte extrajudiciaire en réponse, délivré le 7 août 2018, la SCI Foch a fait signifier à la société Les Saines moissons une sommation visant l'article L. 145-17, I, 1°, du code de commerce, d'avoir à cesser d'exploiter dans les lieux loués une activité non-conforme à la destination contractuelle, ainsi que d'avoir à remettre en état les locaux loués, dont la structure avait été modifiée par la réunion de deux lots.
A défaut de régularisation dans le délai d'un mois imparti, la SCI Foch a, le 21 septembre 2018, refusé le renouvellement du bail pour motifs graves et légitimes excluant le paiement d'une indemnité d'éviction.
Par acte délivré le 21 septembre 2020, la société Les Saines moissons a fait assigner la SCI Foch devant le tribunal judiciaire de Versailles en annulation du refus de renouvellement et fixation de l'indemnité d'éviction.
Par jugement du 12 janvier 2023, le tribunal a :
- constaté que le refus de renouvellement sans indemnité d'éviction reposait sur des motifs graves et légitimes ;
- constaté que le contrat de bail était résilié depuis le 30 septembre 2018 ;
- dit qu'à défaut de libération volontaire des lieux dans le mois suivant la signification de sa décision, la SCI Foch pouvait faire procéder à l'expulsion de la société Les Saines moissons ou de tout occupant de son chef des locaux dépendants de l'immeuble sis [Adresse 2] et [Adresse 1] au Vésinet (78) avec, le cas échéant, le concours de la force publique et d'un serrurier ;
- rappelé que le sort des meubles trouvés dans Ies lieux sera régi par Ies articles L. 433-1 à L. 433-3 du code des procédures civiles d'exécution ;
- fixé le montant de l'indemnité d'occupation mensuelle due par la société Les Saines moissons à la SCI Foch pour l'occupation sans droit ni titre des locaux au montant du dernier loyer contractuel mensuel exigible, provisions sur charges et indexation incluses ;
- condamné la société Les Saines moissons, à compter du 1er octobre 2018 et jusqu'à la libération définitive des lieux, marquée par la restitution des clés, à payer à la SCI Foch, en deniers ou quittances, une indemnité d'occupation mensuelle égale au montant du dernier loyer contractuel mensuel exigible, provisions sur charges et indexation incluses ;
- condamné la société Les Saines moissons à verser à la SCI Foch la somme de 3.000 euros au titre des frais irrépétibles exposés ;
- condamné la société Les Saines moissons aux dépens ;
- rejeté les autres demandes ;
- rappelé que l'exécution provisoire de sa décision était de droit.
Par déclaration du 31 janvier 2023, la société Les Saines moissons a interjeté appel de ce jugement.
Le 1er février 2023, elle a quitté les lieux.
Par jugement du 13 juin 2023 la société Les Saines moissons a été placée en liquidation judiciaire. Par ordonnance du 3 août 2023, l'instance a été interrompue puis, par voie de conclusions notifiées le 17 novembre 2023, l'instance a été reprise à l'initiative du liquidateur.
PRETENTIONS DES PARTIES
Par dernières conclusions remises au greffe et notifiées par RPVA le 24 octobre 2024, la Selarl Mars, représentée par Maître [E], ès qualités sollicite de la cour de prendre acte de la reprise d'instance, d'infirmer le jugement entrepris en toutes ces dispositions et de débouter la SCI Foch de toutes ses demandes, statuant à nouveau, de dire irrecevables toutes demandes de condamnation et de fixation de créance formulées par la SCI Foch, de condamner cette dernière au paiement d'une indemnité d'éviction à hauteur de 145.664,18 euros, de la débouter de sa demande d'expertise et de toutes ses demandes et, enfin, de la condamner à lui payer la somme de 5.000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'aux dépens.
Par dernières conclusions remises au greffe et notifiées par RPVA le 12 novembre 2024, la SCI Foch demande à la cour de confirmer le jugement entrepris en toutes ses dispositions, statuant à nouveau, de débouter Maître [E] ès qualités de son appel qui est mal fondé, et en tout état de cause, de le débouter de l'ensemble de ses demandes.
A titre subsidiaire, elle sollicite de la cour de désigner un expert qu'il plaira avec pour mission notamment de prendre connaissance des pièces du dossier ; convoquer et entendre les parties en leurs explications ; chiffrer le montant de l'indemnité d'éviction au 7 février 2023, établir un pré-rapport et répondre aux dires des parties, avec dépôt du rapport dans les quatre mois de sa saisine.
Elle requiert la condamnation de Maître [E] ès qualités à la somme de 5.000 euros par application de l'article 700 du code de procédure civile pour la procédure d'appel ainsi qu'aux dépens de première instance et d'appel.
La clôture de l'instruction a été prononcée le 14 novembre 2024
Pour un exposé complet des faits et de la procédure, la cour renvoie expressément au jugement déféré et aux écritures des parties ainsi que cela est prescrit par l'article 455 du code de procédure civile.
MOTIFS
Sur la validité du refus de renouvellement pour motifs graves et légitimes
Maître [E] ès qualités, au visa de l'article L. 145-17, 1,1 du code de commerce, fait valoir que le bailleur doit invoquer un motif grave et légitime à l'encontre du locataire sortant, c'est-à-dire le preneur titulaire du bail à la date de la délivrance du congé ou du refus de renouvellement, que la connaissance par le bailleur de la situation depuis longue date sans s'y opposer anéantit le caractère grave et légitime, que la notion d' « activité incluse » développée par la jurisprudence permet d'autoriser des activités non expressément mentionnées dans le bail mais qui peuvent être jugées implicitement incluses.
Il soutient qu'en l'espèce les motifs graves ne sont pas justifiés puisque ceux énoncés ne sont pas le fait du locataire sortant, qu'ils sont connus depuis longtemps par les bailleurs successifs, que l'activité exercée est conforme au bail.
Il évalue son préjudice au montant de l'insuffisance d'actif et fixe l'indemnité d'éviction à 144.470,05 euros.
Maître [E] ès qualités rappelle au visa de l'article L. 622-21 du code de commerce que toute action en justice de la part d'un créancier sollicitant la condamnation à l'encontre des organes de la procédure est irrecevable et que son administrée a quitté les lieux le 7 février 2023 avant l'ouverture de la procédure collective. Il en déduit que la demande au titre de l'indemnité d'occupation est irrecevable, seule une fixation de créances pouvant être prononcée dans la limite de la somme déclarée au passif de la liquidation, alors que le bailleur n'a pas déclaré de créance au passif, en ce compris l'indemnité de procédure.
La SCI Foch réplique qu'elle justifie de motifs graves et légitimes justifiant le refus de renouvellement au regard du manquement à la clause essentielle de destination du contrat de bail, reconnu par l'appelante, le changement de destination étant apprécié rigoureusement par les juridictions et qu'en l'espèce les activités de vente de légumes, fruits, produits diététiques et cosmétiques n'étaient pas incluses dans celles prévues initialement au bail, telle la vente de confiserie, de porcelaine, de faïence, de gâteaux et de produits de régime.
Elle soutient, s'appropriant la motivation du tribunal, que la connaissance supposée de l'activité reprochée ne suffit pas à écarter la violation alléguée, les parties étant tenues de respecter les termes du bail qu'elles ont signé et aucun élément n'établissant qu'elle-même ou le précédent bailleur ont renoncé au bénéfice de la clause de destination contractuelle des lieux.
Elle fait valoir que le preneur a modifié la consistance des locaux loués par la réunion de deux lots avec suppression du mur porteur séparant les deux lots sans son autorisation, que les manquements reprochés (modification de la destination et travaux effectués sans son consentement) sont établis et reconnus par le preneur, qu'ainsi la demande d'indemnité d'éviction, dont elle conteste par ailleurs le quantum, n'est pas justifiée et que si son principe était reconnu, un expert devrait être désigné pour en apprécier le montant.
Sur ce,
L'article L.145-17, I, 1, du code de commerce stipule que : « I.- Le bailleur peut refuser le renouvellement du bail sans être tenu au paiement d'aucune indemnité : 1° S'il justifie d'un motif grave et légitime à l'encontre du locataire sortant. Toutefois, s'il s'agit soit de l'inexécution d'une obligation, soit de la cessation sans raison sérieuse et légitime de l'exploitation du fonds, compte tenu des dispositions de l'article L. 145-8, l'infraction commise par le preneur ne peut être invoquée que si elle s'est poursuivie ou renouvelée plus d'un mois après mise en demeure du bailleur d'avoir à la faire cesser. Cette mise en demeure doit, à peine de nullité, être effectuée par acte extrajudiciaire, préciser le motif invoqué et reproduire les termes du présent alinéa ; ».
L'article 1728,1°, du code civil dispose que « Le preneur est tenu de deux obligations principales :
1° D'user de la chose louée raisonnablement, et suivant la destination qui lui a été donnée par le bail, ou suivant celle présumée d'après les circonstances, à défaut de convention ;
2° De payer le prix du bail aux termes convenus. ».
L'article 1729 du même code prévoit : « Si le preneur n'use pas de la chose louée raisonnablement ou emploie la chose louée à un autre usage que celui auquel elle a été destinée, ou dont il puisse résulter un dommage pour le bailleur, celui-ci peut, suivant les circonstances, faire résilier le bail. ».
Les dispositions de l'article L.145-17 du code de commerce, offrant la possibilité au bailleur de refuser le renouvellement pour « motif grave et légitime », ne peuvent être écartées ' comme le soutient le liquidateur ' de la seule constatation prétendue que les manquements reprochés résulteraient exclusivement du fait des prédécesseurs du preneur, « locataire sortant », sollicitant le renouvellement. En effet, ces dispositions ne prévoient pas que cette faculté offerte au bailleur de refuser le renouvellement soit subordonnée à la démonstration d'un motif grave et légitime exclusivement imputable au locataire sortant.
Le bailleur invoque comme motif grave et légitime un manquement à la clause de destination et une modification des lieux loués.
Le liquidateur objecte qu'ils sont connus depuis longtemps par les bailleurs successifs de sorte qu'ils ont tacitement renoncé à s'en prévaloir. Il ajoute que l'activité exercée est conforme au bail.
Sur la clause de destination
La clause de destination dont le liquidateur ne prétend pas qu'elle a été modifiée depuis son origine, est rédigée dans les termes suivants : « Les lieux sont destinés exclusivement pour I'exercice des commerces et professions suivantes : con'serie - porcelaine et faïence s'y rapportant - gâteau - produits de régime. Ils ne pourront servir à aucun autre usage.'.
Le bailleur a, par acte extrajudiciaire du 7 août 2018, mis en demeure le preneur d'avoir à respecter cette clause.
Le preneur ne conteste pas, en effet, vendre des fruits, des légumes frais, des produits alimentaires et des produits cosmétiques variés non visés à la clause de destination.
Il produit plusieurs attestations (sa pièce 9) selon lesquelles cette activité non visée à la clause de destination serait pratiquée depuis les années 1980.
Toutefois, il ne justifie pas de ce que le bailleur en avait connaissance ou, qu'en en ayant eu connaissance, il a renoncé à se prévaloir de la clause litigieuse, de sorte que les parties sont tenues de la respecter strictement.
Par ailleurs, le liquidateur soutient que cette activité de vente de fruits, légumes frais, produits alimentaires et cosmétiques variés relève d'une activité connexe ou complémentaire à celle autorisée comme résultant d'une évolution des usages techniques, sociaux et commerciaux, et qu'elle est de ce fait permise.
Pour en justifier, il se réfère à l'objet social de la société Les Saines moissons qui vise la « vente de produits de régime, produits naturels et diététiques, vente de créations artisanales d'art », ce qui est toutefois inopérant pour apprécier l'évolution des usages.
La vente de fruits, légumes frais, produits alimentaires et cosmétiques variés ne peut être considérée comme connexe ou complémentaire à la seule vente autorisée de confiserie, gâteau (en ce compris faïence et porcelaine s'y rapportant) ou produits de régime, ne serait-ce que par les conditions de conservation et d'hygiène susceptibles de s'y appliquer.
Maître [E] ès qualités ne justifie pas davantage que cette activité de vente de fruits, légumes frais, produits alimentaires et cosmétiques variés favorise l'exercice et le développement de l'activité autorisée en offrant un service supplémentaire ainsi que les premiers juges l'ont relevé.
Il convient dès lors de constater, comme les premiers juges, que la clause de destination n'a pas été respectée par le preneur et qu'il n'a pas mis fin à ce manquement dans le mois de sa mise en demeure.
Sur les travaux non autorisés
Maître [E] ès qualités ne conteste pas que des travaux d'agrandissement par ouverture entre deux lots, dont l'un n'appartenait pas à la SCI Foch, ont été réalisés en 2006, mais il fait valoir qu'ils ont été effectués sous le contrôle des bailleurs de l'époque de sorte que, selon lui, le manquement n'est pas constitué.
La SCI Foch objecte que le preneur n'a obtenu aucune autorisation pour effectuer ces travaux.
Le liquidateur produit, pour en justifier, une seule facture du 20 octobre 2006 (sa pièce 10) d'une entreprise générale de bâtiment relative à l' « agrandissement de l'ouverture de la porte de 20 cm » adressée à une société « Sarl LE SAINT MOISSON », ce qui ne suffit pas établir le consentement du bailleur à cette opération.
Il y a donc lieu de constater un manquement du preneur à ce titre.
Le jugement sera confirmé en ce qu'il a considéré que le refus de renouvellement sans indemnité d'éviction signifié par la SCI Foch, le 21 septembre 2018, à effet au 30 septembre 2018, à la société Les Saines moissons pour les locaux loués repose sur des motifs graves et légitimes.
Sur l'indemnité d'occupation
La SCI Foch sollicite la confirmation du jugement qui a condamné la société Les Saines moissons à une indemnité d'occupation.
Toutefois, ainsi que le liquidateur le fait observer sans être contredit par la SCI Foch, la créance d'indemnité d'occupation n'a pas été déclarée entre les mains du liquidateur judiciaire, préalable nécessaire à la fixation de celle-ci au passif de la société Les Saines moissons, de sorte que la demande de confirmation du jugement en ce qu'il a condamné la société Les Saines moissons au paiement d'une indemnité d'occupation est irrecevable.
Sur les dépens et l'article 700 du code de procédure civile
Le jugement sera infirmé en ses dispositions relatives aux dépens et à l'indemnité de procédure.
Le liquidateur ès qualités sera condamné aux dépens de première instance et d'appel.
Faute de justifier de sa déclaration de créance au titre de l'article 700 du code de procédure civile, tant en première instance qu'en appel, la demande de la SCI Foch à ce titre sera dite irrecevable.
Le liquidateur ès qualités sera débouté de ses demandes au même titre.
PAR CES MOTIFS
La Cour statuant par arrêt contradictoire
Constate la reprise d'instance par la Selarl Mars, prise en la personne de Maître [E], en sa qualité de liquidateur judiciaire de la société Les Saines moissons,
Infirme le jugement entrepris en ce qu'il a condamné la société Les Saines moissons à payer à la SCI Foch une indemnité d'occupation, une indemnité de procédure et aux dépens,
Le confirme pour le surplus,
Statuant des chefs infirmés et y ajoutant,
Dit irrecevables les demandes en paiement formées par la SCI Foch au titre d'une indemnité d'occupation, d'une indemnité en application de l'article 700 et des dépens,
Condamne la Selarl Mars, prise en la personne de Me [E], ès qualités aux dépens de première instance et d'appel.