ADLC, 19 février 2025, n° 25-D-01
AUTORITÉ DE LA CONCURRENCE
relative au secteur des explosifs à usage civil
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Délibéré sur le rapport oral de Mme Patricia Basset et Mme Charlotte Noury, rapporteures et l’intervention de M. Erwann Kerguelen, rapporteur général adjoint, par M. Vivien Terrien, vice-président, président de séance, Mme Julie Burguburu et Mme Gaëlle Dumortier, et M. Savinien Grignon-Dumoulin et M. Alexandre Menais, membres.
Vu la lettre enregistrée le 26 juin 2024 sous les numéros 24/0056 F et 24/0057 M, par laquelle la société Exploroc a saisi l’Autorité de la concurrence de pratiques mises en œuvre dans le secteur des explosifs à usage civil, et a sollicité, en outre, le prononcé de mesures conservatoires ;
Vu le Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, et notamment son article 102 ;
Vu le livre IV du code de commerce, et notamment son article L. 420-2 ;
Vu les observations présentées par les sociétés Exploroc, Titanobel et Sofiter ;
Vu les autres pièces du dossier ;
Les rapporteures, le rapporteur général adjoint, les représentants des sociétés Exploroc, Titanobel et Sofiter et le commissaire du Gouvernement entendus lors de la séance de l’Autorité de la concurrence du 24 octobre 2024 ;
Adopte la décision suivante :
Résumé :
Aux termes de la présente décision, l’Autorité de la concurrence (ci-après « l’Autorité ») rejette la saisine au fond de la société Exploroc pour défaut d’éléments suffisamment probants et, par voie de conséquence, la demande de mesures conservatoires accessoire à cette saisine.
La saisissante est active dans le secteur du forage-minage en France, qui consiste principalement à abattre de la roche par des tirs d’explosifs.
Dans sa saisine, Exploroc dénonce un certain nombre de comportements qu’elle estime contraires aux règles de concurrence nationales et à celles de l’Union européenne, mis en œuvre par la société Titanobel, active dans le secteur de la fabrication et la commercialisation d’explosifs destinés à l’usage industriel civil et de leurs accessoires ainsi que dans le secteur du forage-minage.
Selon la saisissante, Titanobel :
− lui imposerait des exclusivités d’approvisionnement en produits explosifs et accessoires depuis plus de 20 ans ;
− ne lui aurait pas communiqué ses conditions d’approvisionnement en produits explosifs fondées sur des critères objectifs, transparents et non discriminatoires à compter du 1er janvier 2025 et portant sur les années 2025 à 2027 ;
− ne lui aurait pas communiqué, s’agissant spécifiquement de l’Emulstar 8000 UG, ses conditions d’approvisionnement en produits explosifs fondées sur des critères objectifs, transparents et non discriminatoires à compter du 1er janvier 2025 et portant sur les années 2025 à 2027 ;
− aurait, d’une part, fourni à un de ses concurrents sur le marché du forage-minage, la société EPC France (ci-après « EPC »), des explosifs à des tarifs bien moins élevés que ceux auxquels elle vend ces produits à Exploroc et, d’autre part, Titanobel aurait fourni à EPC une proposition commerciale applicable à compter du 1er janvier 2025 ; et, − imposerait ou tenterait de lui imposer des augmentations de prix injustifiées.
Selon la saisissante, les faits dénoncés seraient constitutifs d’un abus de position dominante et d’un abus de dépendance économique.
L’Autorité a analysé les comportements dénoncés et estimé qu’Exploroc n’apportait pas d’éléments suffisamment probants à l’appui de ses allégations.
S’agissant, en premier lieu, de l’allégation d’abus de position dominante, la saisine ne contient aucun élément suffisamment probant permettant de démontrer l’existence d’une position dominante de Titanobel sur les différents marchés de produits et géographiques envisagés.
S’agissant, en second lieu, de l’allégation d’abus de dépendance économique, Exploroc n’apporte pas d’élément suffisamment probant de nature à établir qu’elle n’aurait pas pu s’approvisionner auprès d’un autre opérateur ou continuer de diversifier son approvisionnement, comme par le passé.
I. Constatations
A. LA SAISINE
1. Par lettre enregistrée le 26 juin 2024 sous le numéro 24/0056 F, la société Exploroc (ci-après la « saisissante » ou « Exploroc ») a saisi l’Autorité de la concurrence (ci-après « l’Autorité ») de pratiques mises en œuvre dans le secteur des explosifs à usage civil, plus particulièrement ceux destinés aux opérations de forage-minage2.
2. En substance, selon Exploroc, la société Titanobel (ci-après « Titanobel »), qui serait en position dominante sur plusieurs marchés de vente de produits explosifs et accessoires, aurait mis en œuvre des pratiques contraires à l’article L. 420-2 du code de commerce et à l’article 102 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (ci-après « TFUE »),premièrement, en imposant à Exploroc des exclusivités d’approvisionnement,deuxièmement, en refusant de lui communiquer des conditions d’approvisionnement en produits explosifs fondées sur des critères objectifs, transparents et non discriminatoires au-delà du 31 décembre 2024, troisièmement, en fournissant abusivement des produits explosifs dans des conditions discriminatoires et, quatrièmement, en imposant des augmentations de prix injustifiées. La saisissante considère également que ces pratiques constituent autant d’abus de dépendance économique.
3. Accessoirement à la saisine au fond, Exploroc a sollicité, par lettre enregistrée le 26 juin 2024 sous le numéro 24/0057 M, le prononcé de mesures conservatoires sur le fondement de l’article L. 464-1 du code de commerce3.
4. L’affaire a été examinée lors d’une séance de l’Autorité tenue le 24 octobre 2024.
B. LE SECTEUR CONCERNE
1. LE SECTEUR DE LA FOURNITURE D’EXPLOSIFS
5. Le secteur de la fabrication de matières et de dispositifs explosifs inclut :
− les poudres propulsives et les produits explosifs préparés ;
− les mèches de sûreté, les cordeaux détonants, les capsules fulminantes, les allumeurs, et les détonateurs électriques ;
− les feux d’artifice ;
− les fusées de signalisation ou paragrêle, les pétards et autres articles de pyrotechnie ; et,− les allumettes4.
6. Les substances explosives se décomposent en deux segments :
− les explosifs (dynamite, explosifs plastiques, TNT, etc.), principalement destinés à la démolition, aux industries minières et au génie militaire ; et, − les poudres, qui se divisent en deux catégories : les poudres noires, essentiellement dédiées aux activités de loisirs comme les feux d’artifice, et les poudres blanches et les propergols, utilisés pour des applications plus techniques comme la propulsion d’engins et le gonflage des airbags automobiles5.
7. En France, la fabrication d’explosifs à destination d’activités de forage-minage compte un nombre réduit d’opérateurs, dont fait partie Titanobel6. Cette situation s’explique par les très fortes barrières à l’entrée dans le secteur, notamment en raison des contraintes règlementaires, de la technicité et de l’importance des capitaux nécessaires au démarrage de l’activité7.
8. Les pratiques en cause concernent la fourniture d’explosifs de type dynamite, émulsion et ANFO (« ammonium nitrate fuel oil », mélange de nitrate d’ammonium et de gazole) pour une application dans le génie civil et, plus particulièrement, les activités de forage-minage, qui servent principalement le secteur du bâtiment et des travaux publics (« BTP »).
9. Les carrières et les travaux publics constituent le principal débouché des fabricants de matières et de dispositifs explosifs. À titre d’illustration, Titanobel a indiqué que, en France,ses produits sont destinés à hauteur de 81 % aux activités des carrières et mines (dont 59 % aux carrières) et de 19 % aux activités de travaux publics8. Concernant les carrières et mines, les produits explosifs sont vendus soit à des entreprises spécialisées dans l’activité de forage-minage (33 % du chiffre d’affaires de Titanobel), soit directement à des groupes de construction exploitant eux-mêmes la carrière ou la mine (63 % du chiffred’affaires de Titanobel)9.
2. LE SECTEUR AMONT DE LA FOURNITURE DE NITRATE D’AMMONIUM
10. Les produits explosifs concernés sont fabriqués à base de nitrate d’ammonium. Selon Titanobel, cet intrant représente généralement entre 70 et 75 % du coût de revient des produits explosifs à usage civil10 (une proportion qui peut monter jusqu’à 90 %11).
11. Titanobel a indiqué que le marché de la fourniture de nitrate d’ammonium est un marché duopolistique, les volumes destinés au marché français provenant de deux entreprises12 :
− le groupe suédo-norvégien Yara, à 75 % ; et,
− le groupe espagnol Fertiberia à 25 %.
3. LE SECTEUR AVAL DU FORAGE-MINAGE
12. Le secteur du forage-minage est le premier marché des fabricants d’explosifs, en tonnage. Le forage-minage consiste principalement à abattre de la roche par des tirs d’explosifs. Les travaux concernés sont l’extraction dans les mines et carrières, d’une part, et les grands chantiers de voies de communication (construction d’autoroutes, de voies ferrées, de chemins forestiers), d’autre part. Ces explosifs sont également utilisés, beaucoup plus marginalement, pour la destruction d’immeubles ou d’ouvrages13.
13. Les principaux acteurs du secteur de la fourniture d’explosifs pour des utilisations en forage-minage en France sont EPC France (ci-après « EPC »), Maxam France(ci-après « Maxam ») et Titanobel. D’autres acteurs peuvent réaliser des ventes d’explosifs en France, comme la société belge Orica, mais de manière plus marginale.
14. Lorsque les tirs de forage mineur interviennent dans le cadre de travaux plus larges de génie civil, ils peuvent être réalisés soit par l’entreprise de travaux principale, si elle dispose des compétences en interne, soit par une entreprise spécialisée14. Les entreprises spécialisées en forage-minage agissent, dans ce cas, en tant que prestataires d’entreprises de travaux publics.
15. Le secteur du forage-minage met en présence des entreprises verticalement intégrées, d’une part, et des acteurs présents uniquement à l’aval, d’autre part. Les premières fabriquent des explosifs et ont développé une activité spécifique de forage-minage. Ainsi, elles peuvent assurer leur propre approvisionnement en explosifs. Tel est le cas de Titanobel avec sa filiale Sofiter (Société Financière de Terrassement) et d’EPC, et de Maxam. Les secondes ne font que du forage-minage. Tel est le cas d’Exploroc, de Rocmine ou de Serfotex. Ces entreprises doivent se fournir en explosifs auprès des premières.
C. LES ENTREPRISES CONCERNEES
1. EXPLOROC
16. Exploroc est une entreprise indépendante créée en 1998, dont le siège social est situé à Bretteville-sur-Odon (Calvados). Elle est active dans le secteur du forage-minage en France.
17. Exploroc emploie une quarantaine de personnes en France et dispose de cinq agences, situées à Caen, Nantes, Clermont-Ferrand, Bourg-en-Bresse et Metz.
18. Elle fournit actuellement des services de forage-minage auprès de 83 carrières en France15.
19. En 2023, elle a réalisé un chiffre d’affaires de plus de dix millions d’euros16.
2. TITANOBEL
20. Titanobel a pour activité la fabrication et la commercialisation d’explosifs destinés à l’usage industriel civil et de leurs accessoires.
21. Son siège social se situe à Pontailler-sur-Saône (Côte d’Or).
22. Issue de la fusion, au cours de l’année 2008, des sociétés Titanite et Nobel Explosifs France17, Titanobel appartient, depuis l’année 2022, à Incitec Pivot Limited, un groupe australien qui comprend des filiales actives dans une trentaine de pays.
23. Les explosifs produits et commercialisés par Titanobel sont destinés à deux principales activités : l’extraction de la roche et les travaux publics d’aménagement18.
24. Titanobel est verticalement intégrée. Le groupe produit des explosifs en vue tant de leur commercialisation que de leur mise en œuvre « directe » auprès de clients exploitants de carrières.
25. Au sein de Titanobel, l’activité de forage-minage pour les carrières est réalisée par Sofiter, sa filiale à près de 100 %19.
26. Au 30 juin 2024, Titanobel employait 295 salariés en France20.
27. Elle dispose de diverses implantations à travers la France, en ce compris des sites de fabrication et dépôts de distribution d’explosifs21 et de neuf unités mobiles de fabrication d’explosifs22.
28. Titanobel a réalisé un chiffre d’affaires d’environ 62 millions d’euros pour l’année 2023, dont près de 51 millions en France23.
D. LES PRATIQUES DENONCEES DANS LA SAISINE
29. La saisissante fait état d’une série de cinq comportements de Titanobel qui mettraient en évidence une stratégie d’éviction à son encontre s’agissant des activités de forage-minage, pour lesquelles elles sont concurrentes, et constitueraient un abus de position dominante (1à 5). Exploroc estime également que ces pratiques seraient constitutives d’un abus de dépendance économique (6).
1. CLAUSES D’EXCLUSIVITE CONTRACTUELLE D’APPROVISIONNEMENT AU PROFIT DE TITANOBEL
30. Selon la saisissante, Titanobel lui imposerait des exclusivités d’approvisionnement en produits explosifs et accessoires depuis plus de 20 ans24.
31. Les contrats successifs conclus entre les deux entreprises tout au long de cette période, dont le plus récent est l’accord-cadre pour fourniture d’explosifs du 20 mai 201925, objet de plusieurs contentieux judiciaires, stipuleraient des quotas d’approvisionnement en volume minimum et/ou une interdiction pure et simple d’approvisionnement en produits explosifs et accessoires auprès de fournisseurs autres que Titanobel26.
32. Les clauses invoquées prévoiraient une exclusivité pour certains sites dont Exploroc assure le forage-minage. Leur non-respect aurait pour conséquence une réduction des remises octroyées par Titanobel27.
33. Selon la saisissante, ces quotas équivaudraient, par leur caractère incitatif, à des exclusivités de fait, et Titanobel veillerait scrupuleusement à leur application28.
34. Dès lors, ces pratiques constitueraient un abus de position dominante entraînant un cloisonnement et un verrouillage des marchés29.
2. REFUS DE COMMUNICATION DE CONDITIONS D’APPROVISIONNEMENT EN PRODUITS EXPLOSIFS FONDEES SUR DES CRITERES OBJECTIFS, TRANSPARENTS ET NON DISCRIMINATOIRES A COMPTER DU 1ER JANVIER 2025
35. Selon la saisissante, Titanobel n’aurait pas communiqué à Exploroc ses conditions d’approvisionnement en produits explosifs fondées sur des critères objectifs, transparents et non discriminatoires à compter du 1er janvier 2025 et portant sur les années 2025 à 202730.
36. Le contrat d’approvisionnement en vigueur en 2024, liant Titanobel et Exploroc, était l’accord-cadre mentionné au paragraphe 31 ci-dessus, conclu pour une durée de cinq ans, tacitement reconductible pour des périodes de même durée31, modifié par un avenant en date du 12 janvier 202232.
37. De nombreux échanges sont intervenus entre Exploroc et Titanobel, entre les mois de février et de juillet 2024, concernant la communication de nouvelles conditions de fourniture en explosifs à compter du 1er janvier 202533.
38. Le 12 juin 2024, Exploroc a adressé à Titanobel (ainsi qu’aux fournisseurs d’explosifs EPC34 et Maxam35) une mise en demeure de lui fournir des prix et des conditions fondés sur des critères transparents, objectifs et non discriminatoires36.
39. La saisissante a obtenu de Titanobel la communication, le 12 juillet 2024, d’une offre
tarifaire détaillée pour 202537.
40. Exploroc estimant que les prix et les conditions proposés ne reposaient pas sur des critères transparents, objectifs et non discriminatoires, les échanges entre les deux parties se sont poursuivis38. La saisissante a réitéré à plusieurs reprises son allégation de traitement discriminatoire39.
3. REFUS DE COMMUNICATION DES CONDITIONS D’APPROVISIONNEMENT EN EMULSTAR 8000 UG A COMPTER DU 1ER JANVIER 2025
41. Exploroc réitère le grief de refus de communication de conditions d’approvisionnement fondées sur des critères objectifs, transparents et non discriminatoires s’agissant spécifiquement de l’Emulstar 8000 UG, un explosif emballé/encartouché qui serait pour elle un produit incontournable et revêtirait les caractéristiques d’une infrastructure essentielle40.
4. FOURNITURE DE PRODUITS EXPLOSIFS DANS DES CONDITIONS DISCRIMINATOIRES
42. La saisissante affirme que, d’une part, Titanobel a fourni à un de ses concurrents sur le marché du forage-minage, EPC, des explosifs à des tarifs bien moins élevés que ceux auxquels elle vend ces produits à Exploroc et, d’autre part, Titanobel a nécessairement fourni à EPC une proposition commerciale applicable à compter du 1er janvier 2025.
43. Au soutien de ses affirmations, elle allègue l’existence de pratiques concertées entre Titanobel et EPC visant à l’évincer, en refusant de la livrer et en proposant des tarifs de forage-minage particulièrement agressifs41. Selon la saisissante, ces pratiques ont pu être mises en œuvre grâce aux positions dominantes de Titanobel et EPC42.
44. Se fondant sur un échange avec un prospect43, Exploroc affirme, d’une part, avoir été discriminée par Titanobel, cette dernière ayant communiqué à EPC des conditions de fourniture d’explosifs, quelques mois auparavant, pour la période postérieure au 31 décembre 202444 et, d’autre part, que ces conditions sont nécessairement plus avantageuses que celles appliquées à Exploroc au vu des niveaux de prix proposés par EPC à ce prospect45.
5. AUGMENTATIONS DE PRIX ABUSIVES
45. Exploroc estime que, depuis 2021, Titanobel imposerait ou tenterait de lui imposer des augmentations de prix injustifiées. Le caractère abusif de ces augmentations ressortirait, notamment, de la comparaison avec les prix pratiqués en Belgique par Titanobel46.
6. ABUS DE DEPENDANCE ECONOMIQUE
46. Exploroc estime se trouver en état de dépendance économique vis-à-vis de Titanobel47, notamment en raison (i) des exclusivités contractuelles d’approvisionnement d’explosifs que cette dernière lui impose, (ii) de sa notoriété, (iii) de sa position dominante sur les marchés pertinents, et (iv) de l’importance des produits explosifs dans ses dépenses48.
47. Les pratiques de Titanobel alléguées par Exploroc au titre de l’abus de position dominante constitueraient également un abus de dépendance économique de Titanobel vis-à-vis d’Exploroc49.
E. LA DEMANDE DE MESURES CONSERVATOIRES
48. Accessoirement à sa saisine au fond, Exploroc a déposé une demande de mesures conservatoires pour qu’il soit enjoint à Titanobel de :
− suspendre les pratiques et, en particulier, de communiquer sans délai à la saisissante des conditions de fourniture de produits explosifs (et accessoires) pour la période postérieure au 31 décembre 2024 (à tout le moins pour les années civiles 2025, 2026 et 2027), fondées sur des critères objectifs, transparents et non discriminatoires, y inclus les conditions commerciales, tarifaires (dont les remises de volumes) et juridiques ;
− fournir à l’Autorité, directement ou par l’intermédiaire d’un mandataire dont l’Autorité aura validé l’identité et le mandat, dans un bref délai à compter de la notification de la décision se prononçant sur la présente demande, un rapport sur la manière dont Titanobel (et/ou le Groupe Titanobel) se conforme à l’injonction précitée ; et,− faire publier, à ses frais et très rapidement suivant la notification de la décision se prononçant sur la présente demande, un communiqué (i) dans l’hebdomadaire « Le Moniteur » et (ii) dans la revue mensuelle « Mines & Carrières », indiquant qu’à la suite de la saisine de l’Autorité par Exploroc, il a été enjoint à Titanobel de communiquer les conditions de fourniture de produits explosifs (et accessoires) précitées.50
II. Discussion
A. EN DROIT
1. PRINCIPES APPLICABLES EN MATIERE D’ABUS DE POSITION DOMINANTE
49. Aux termes de l’article L. 420-2, premier alinéa, du code de commerce, est prohibée, dans les conditions prévues à l’article L. 420-1, l’exploitation abusive par une entreprise ou un groupe d’entreprises d’une position dominante sur le marché intérieur ou une partie substantielle de celui-ci.
50. Ainsi que le rappellent de manière constante les juridictions nationales et celles de l’Union, l’analyse des comportements constitutifs d’un abus de position dominante au regard de l’article L. 420-2 du code de commerce et de l’article 102 du TFUE requiert que le marché où l’entreprise mise en cause est supposée détenir une position dominante soit préalablement délimité et que la position dominante, dont cette entreprise est supposée avoir abusé, soit préalablement établie51.
2. PRINCIPES APPLICABLES EN MATIERE D’ABUS DE DEPENDANCE ECONOMIQUE
51. Aux termes de l’article L. 420-2, second alinéa, du code de commerce, est prohibée, dès lors qu’elle est susceptible d’affecter le fonctionnement ou la structure de la concurrence, l’exploitation abusive par une entreprise ou un groupe d’entreprises de l’état de dépendance économique dans lequel se trouve à son égard une entreprise cliente ou fournisseur.
52. En matière d’abus de dépendance économique, trois conditions doivent être réunies afin de caractériser un abus de dépendance économique prohibé par l’article L. 420-2 du code de commerce : l’existence d’une situation de dépendance économique, d’une exploitation abusive de cette situation et d’une atteinte au fonctionnement ou à la structure de la concurrence sur le marché.
3. LE REJET POUR DEFAUT D’ELEMENTS SUFFISAMMENT PROBANTS
53. L’article L. 462-8, deuxième alinéa, du code de commerce énonce que l’Autorité de la concurrence peut rejeter la saisine par décision motivée lorsqu’elle estime que les faits invoqués ne sont pas appuyés d’éléments suffisamment probants.
54. En outre, conformément à la pratique décisionnelle de l’Autorité, l’absence d’éléments suffisamment probants au stade de la définition du marché suffit à motiver le rejet d’une saisine dénonçant un abus de position dominante, les services d’instruction n’ayant pas vocation à en suppléer la carence52. De même, l’Autorité a eu l’occasion de rejeter des saisines en raison de l’absence d’éléments suffisamment probants de nature à établir la détention d’une position dominante par l’entreprise mise en cause53.
55. De la même manière, l’Autorité a considéré que l’absence d’un des éléments constitutifs d’un éventuel abus de dépendance économique suffit à motiver le rejet d’une saisine, sans qu’il soit besoin d’examiner si les autres conditions énumérées au paragraphe 52 ci-dessus sont remplies54.
56. Par ailleurs, il convient de rappeler que l’article R. 464-1 du code de commerce dispose que la demande de mesures conservatoires, mentionnée à l’article L. 464-1 de ce code, ne peut être formée qu’accessoirement à une saisine au fond de l’Autorité.
B. APPLICATION AU CAS D’ESPECE
57. À titre liminaire, il convient de noter que les pratiques visées par la saisissante, qu’elles relèvent d’un abus de position dominante ou d’un abus de dépendance économique, requièrent, au préalable, une définition du marché et une évaluation de la part de marché des entreprises concernées. Sera également examinée la question de l’exclusivité d’approvisionnement que Titanobel imposerait à Exploroc, selon la saisissante.
1. POSITIONS DES PARTIES
a) Définition de marché
58. Selon Exploroc, d’une part, il existe quatre marchés de produits distincts : la vente au détail d’ANFO, la vente au détail d’explosifs à émulsion en vrac, la vente au détail d’explosifs emballés/encartouchés et la vente au détail de systèmes d’amorçage et de raccords55. Ces produits ne seraient pas substituables56 et, s’agissant de l’ANFO, il conviendrait de distinguer, en outre, entre la vente en vrac et en sac57.
59. Par ailleurs, elle estime que l’Emulstar 8000 UG de Titanobel est une infrastructure essentielle58. Cependant, elle ne soutient pas que ce produit constitue, à lui seul, un marché pertinent.
60. D’autre part, concernant la dimension géographique de ces marchés, Exploroc considère qu’elle est locale, avec des zones de chalandise dont le rayon serait compris entre 150 et 200 km à partir de chaque dépôt d’explosifs, en fonction notamment des conditions géographiques et topographiques, des dessertes routières, des conditions météorologiques59 et en raison du fait que les explosifs doivent nécessairement être livrés dans la journée en raison de contraintes règlementaires60.
61. Selon Titanobel, d’une part, le marché de produits est celui des explosifs secondaires commerciaux dans la mesure où l’ANFO, les explosifs à émulsion en vrac et les explosifs emballés/encartouchés sont au moins partiellement substituables61.
62. Plus précisément, elle ajoute que l’ANFO peut être remplacé par des émulsions en vrac ou des explosifs emballés/encartouchés, que ses clients achètent les trois types de produits, que ceux-ci peuvent être utilisés pour une seule et même carrière, et que les clients ajustent l’assortiment utilisé en fonction du prix ou en cas de changement des conditions météorologiques.
63. D’autre part, concernant la dimension géographique du marché, Titanobel considère qu’elle est nationale62. À cet égard, elle affirme être en mesure de livrer des explosifs dans un rayon de 250 km à partir de ses dépôts63, qu’Exploroc s’est fait livrer des explosifs par Maxam dans des rayons pouvant dépasser 450 km (ce qu’Exploroc conteste) et que les préfectures autorisent des livraisons à plus de 400 km64.
b) Évaluation de la part de marché des entreprises concernées
64. Exploroc n’a pas fourni d’évaluation des parts de marché des entreprises concernées sur les marchés identifiés par ses soins. Elle estime toutefois que Titanobel représente 45,5 % de la production annuelle totale en France d’explosifs secondaires commerciaux, EPC, 45,5 % et Maxam, 9 %65.
65. Sur le marché national des explosifs secondaires commerciaux défini par Titanobel, celle-ci estime sa part de marché et celle de ses concurrents comme suit66 :

66. Dans ses observations, Exploroc soutient que les estimations de Titanobel contiennent des
erreurs flagrantes et produit en réponse le tableau rectificatif reproduit ci-dessous67 :

67. Exploroc ne fournit aucun élément relatif à l’Emulstar 8000 UG.
68. Dans ses dernières écritures en réponse, Titanobel maintient les estimations résultant du tableau reproduit au paragraphe 6568.
69. En retenant les définitions de marchéssoutenues par Exploroc (à savoir des marchés distincts par type d’explosif), Titanobel estime, au niveau national, sa part de marché et celle de ses concurrents comme suit69 :

70. S’agissant des accessoires, Titanobel estime sa part de marché et celle de ses concurrents comme suit70 :

71. En retenant une définition géographique locale et un rayon de 250 km autour des entrepôts de Titanobel, EPC et Maxam, Exploroc estime que le périmètre de distribution des dépôts de Titanobel, EPC et Maxam, peut être représenté comme suit71 :


72. Selon Titanobel, EPC dispose également d’un dépôt à Vif, dans l’Isère72, ce qu’Exploroc conteste73.
c) L’exclusivité d’approvisionnement
73. Comme mentionné aux paragraphes 30 à 34 et 46 à 47, Exploroc considère que Titanobel lui imposerait des exclusivités d’approvisionnement en produits explosifs et accessoires depuis plus de vingt ans74.
74. Dans ses observations, Titanobel soutient que l’exclusivité contractuelle a été sollicitée à l’origine par Exploroc, que Titanobel a cherché à supprimer ces exclusivités, ce qu’Exploroc a refusé en cherchant au contraire à les développer75.
2. APPRECIATION DE L’AUTORITE
a) Sur l’abus de position dominante
75. Il ressort de ce qui précède que, quelle que soit la définition de marché retenue, si Titanobel apparaît comme étant l’opérateur le plus important pour la plupart des produits, EPC dispose d’une puissance de marché à peine inférieure, tant en termes de pourcentage de parts de marchés que de couverture géographique.
76. En effet, même en retenant une dimension locale du marché, le réseau de dépôts de Titanobel est fortement concurrencé par celui d’EPC (et par Maxam dans le Grand Ouest), puisque le nombre de carrières que Titanobel est la seule à pouvoir approvisionner en explosifs demeure limité.
77. En application de l’article L. 462-8 du code de commerce et conformément à la jurisprudence et à la pratique décisionnelle rappelées au paragraphe 54 ci-dessus, il convient de conclure que la saisine ne contient aucun élément suffisamment probant permettant de démontrer l’existence d’une position dominante de Titanobel sur les différents marchés de produits et géographiques envisagés.
78. Par conséquent, dans la mesure où l’existence d’une position dominante est une condition préalable nécessaire à l’analyse d’un éventuel abus, il n’y a pas lieu d’examiner si les pratiques dénoncées sont susceptibles de constituer un tel abus au sens de l’article L. 420-2 du code de commerce.
b) Sur l’abus de dépendance économique
79. Il ressort de ce qui précède que l’exclusivité d’approvisionnement évoquée par Exploroc dans sa saisine apparaît comme étant à la fois limitée dans son étendue et récente dans le temps.
80. En effet, sa portée est limitée à un nombre réduit de carrières et ne concerne pas l’intégralité de l’approvisionnement d’Exploroc76. Par ailleurs, cette obligation d’approvisionnement exclusif au bénéfice de Titanobel est relativement récente, dans la mesure où jusqu’en 2021, EPC et Maxam fournissaient encore Exploroc à hauteur de 34 % et 8,5 % respectivement de ses achats en explosifs77.
81. Ainsi, Exploroc n’apporte pas d’élément suffisamment probant de nature à établir qu’elle n’aurait pas pu s’approvisionner auprès d’un autre opérateur, ou continuer de diversifier son approvisionnement, comme par le passé.
82. Par conséquent, il convient de rejeter l’argument de la saisissante visant à démontrer l’existence d’un abus de dépendance économique à son égard de la part de Titanobel.
III. Conclusion
83. Eu égard à ce qui précède, il y a lieu de constater que les faits dénoncés dans la saisine n° 24/0056 F ne sont pas appuyés d’éléments suffisamment probants. Il convient donc de la rejeter, en application de l’article L. 462-8, deuxième alinéa, du code de commerce.
84. En vertu de l’article R. 464-1 du code de commerce, ce rejet de la saisine au fond entraîne, par voie de conséquence, le rejet de la demande de mesures conservatoires, enregistrée sous le numéro 24/0057 M, qui en est l’accessoire.
DÉCISION
Article 1 : La saisine de la société Exploroc enregistrée sous le numéro 24/0056 F est rejetée.
Article 2 : La demande de mesures conservatoires de la société Exploroc, enregistrée sous le numéro 24/0057 M, est rejetée.
NOTES
1 Ce résumé a un caractère strictement informatif. Seuls font foi les motifs de la décision numérotés ci-après.
2 Cotes 1 à 108. Les cotes référencées dans la présente décision sont celles du dossier n° 24/0057 M.
3 Cotes 109 à 129.
4 Xerfi Essential, la fabrication de matières et dispositifs explosifs, mars 2024, p. 17 (cote 2576).
5 Ibidem.
6 Cote 2578. Ibid, p.19.
7 Xerfi Essential, la fabrication de matières et dispositifs explosifs, mars 2024, p. 38 (cote 2597).
8 Cote 2461.
9 Cote 2462.
10 Cote 2466.
11 Cote 2477.
12 Cote 2466.
13 Xerfi Essential, la fabrication de matières et dispositifs explosifs, mars 2024, p. 19 (cote 2578).
14 Voir page 18 du guide d’utilisation des explosifs en Travaux Publics du SYNDUEX, le syndicat national des
entrepreneurs de travaux publics, disponible à l’adresse suivante : https://synduex.fr/publications/.
15 Cote 829.
16 Cote 5.
17 Cote 2461.
18 Ibid.
19 Cote 2462.
20 Cote 2461.
21 https://www.titanobel.com/fr/implantations/france.
22 https://www.titanobel.com/fr/files/64/Emulsion-vrac/310/Fiche-technique_UMFE.pdf.
23 Cote 2464.
24 Cotes 45 à 48.
25 Cotes 197 à 224.
26 Cotes 45 à 48.
27 Cotes 45 à 48.
28 Cotes 48 et 49.
29 Cotes 53 et 54.
30 Cote 127.
31 Cotes 197 à 224.
32 Cote 2697.
33 Cotes 55 à 62, 323 à 327, 338 et 339, 345 à 350 et 354 et 357.
34 Cotes 966 et 1629 à 1637.
35 Cotes 967 et 1680 à 1686.
36 Cotes 356 et 357.
37 Cotes 1517 à 1525.
38 Cotes 114, 118, 119, 127, 873 à 880, 1546 et 1554 à 1560.
39 Cotes 2357 à 2361.
40 Cotes 84 et 85.
41 Cote 85.
42 Cote 86.
43 Cote 86.
44 Cote 87.
45 Cote 87.
46 Cote 88.
47 Cote 41.
48 Cote 42.
49 Cote 50.
50 Cotes 128 et 129.
51 Voir, en ce sens, TUE, 6 juillet 2000, Volkswagen AG / Com., aff. T-62/98, point 230.
52 Voir, en ce sens, arrêt de la Cour de cassation, chambre commerciale, du 19 janvier 2016, pourvois n° 14-21670 et n° 14-21671, ainsi que les décisions n° 16-D-29 du 19 décembre 2016 relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur de l’après-vente des appareils de reprographie (paragraphes 19 et 20), n° 18-D-20 du 5 octobre 2018 relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur de l’édition et de la commercialisation de solutions informatiques de gestion à destination de la profession agricole (paragraphes 28et 29), n° 19-D-03 du 16 janvier 2019 relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur du transport transmanche de poussins d’un jour (paragraphes 31 à 39), n° 21-D-18 du 15 juillet 2021 relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur de la gestion des invendus de presse (paragraphes 26 à 34), et n° 22-D-07 du 23 février 2022 relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur de l’édition et de la distribution de contenus audiovisuels en vidéo à la demande (paragraphes 20 à 26).
53 Voir, en ce sens, décision n° 16-D-12 du 9 juin 2016 relative à des pratiques mises en œuvre par Carte Blanche Partenaires dans le secteur de l’optique, paragraphes 70 et 72.
54 Voir la décision n° 18-D-25 du 6 décembre 2018 relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur de la vente à emporter et de la livraison à domicile de pizzas.
55 Cote 23.
56 Cote 22.
57 Cote 22.
58 Cote 85.
59 Cote 24.
60 Cote 23.
61 Cote 2476.
62 Cote 2479.
63 Cote 2480.
64 Cote 2481.
65 Cote 17.
66 Cote 2484.
67 Cotes 3359 et 3360.
68 Cote 3435.
69 Cote 2485.
70 Cote 2485.
71 Cotes 3355 à 3357. Comme indiqué au paragraphe 60 ci-dessus, Exploroc estime que la dimension géographique des marchés est locale, avec des zones de chalandise dont le rayon serait compris entre 150 et 200 km à partir de chaque dépôt d’explosifs. Dans un souci de transparence et en réponse aux observations de Titanobel, elle a produit des cartes établies sur la base de zones de chalandises élargies de 200 à 250 km.
72 Cote 2486.
73 Cote 3353.
74 Cote 45.
75 Le dirigeant d’Exploroc a ainsi indiqué le 14 mai 2019 « pour les tonnes, et bien que tu ne souhaitais plus de listes, j’ai voulu […] malgré tout t’apporter des gages de bonne volonté […] Nous pouvons ajouter sur la liste les sites de St Pierre Bois (67) » (cote 2495).
76 Le dernier contrat de 2019 prévoyait ainsi une exclusivité d’approvisionnement pour uniquement 28 carrières sur les 90 qu’exploite Exploroc (cote 48).
77 Cote 20.