CA Rennes, 5e ch., 19 février 2025, n° 24/04210
RENNES
Arrêt
Infirmation partielle
PARTIES
Demandeur :
SCCV Lorient Quai Des Indes (Sté)
Défendeur :
La Poste (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Parent
Vice-président :
Mme Le Champion
Conseiller :
Mme Hauet
La société France Telecom a conclu le 18 mai 1995 avec la société La Poste une convention d'occupation du domaine public pour un local à usage commercial situé [Adresse 4] à [Localité 2] lui appartenant. Le local se situe toutefois plus précisément [Adresse 5] à [Localité 2].
Les locaux ont fait l'objet de plusieurs ventes, avant d'être achetés par la société SCCV Lorient quai des Indes.
Le 31 décembre 2023, la société SCCV Lorient quai des Indes a délivré un congé à la société La Poste, aux fins de libérer les locaux loués.
La société La Poste, indiquant avoir libéré les lieux le 27 décembre 2023, a sollicité le versement d'une indemnité d'éviction de la part de la société SCCV Lorient quai des Indes, conformément à sa lecture des dispositions contractuelles.
Le 13 décembre 2023, la société SCCV Lorient quai des Indes a assigné la société La Poste devant le tribunal judiciaire de Lorient, aux fins de faire déclarer la clause fondant la demande d'indemnité d'éviction de la société La Poste non écrite au sens de l'article 1170 du code civil et de juger que cette indemnité d'éviction n'est pas due.
En réponse, la société La Poste a conclu au rejet de cette demande et a notamment invité le tribunal à juger que la convention du 18 mai 1995 constituait un bail commercial soumis aux dispositions des articles L 145-1 et suivants du code de commerce.
Un incident a été soulevé devant le juge de la mise en état par la société SCCV Lorient quai des Indes pour faire juger prescrite la société La Poste en sa demande de requalification de la convention. À titre reconventionnel, la société La Poste a demandé au juge de la mise en état de condamner la société SCCV Lorient quai des Indes au paiement d'une provision de
147 457 euros, en se prévalant de la clause contractuelle prévoyant le paiement d'une indemnité d'éviction.
Par ordonnance en date du 5 juillet 2024, le juge de la mise en état du tribunal judiciaire de Lorient a :
- dit qu'il appartiendra au tribunal de statuer sur la question de fond indiquée dans les motifs de la présente ordonnance et sur la fin de non-recevoir soulevée par la société Lorient quai des Indes après clôture de l'instruction,
- condamné la société SCCV Lorient quai des Indes à verser à la société La Poste la somme de 147 457 euros à titre provisionnel,
- débouté les parties du surplus de leurs demandes,
- dit que les dépens suivront le sort de ceux de l'instance principale.
Le 12 juillet 2024, la société SCCV Lorient Quai des Indes a interjeté appel de cette décision.
Par ordonnance de référé en date du 1er octobre 2024, le premier président de la cour d'appel de Rennes a rejeté la demande de la société SCCV quai des Indes visant à suspendre l'exécution provisoire de l'ordonnance rendue le 5 juillet 2024.
Aux termes de ses dernières écritures notifiées le 4 décembre 2024, la société SCCV Lorient Quai des Indes demande à la cour de :
- prononcer l'annulation à titre principal, et la réformation à titre subsidiaire, de l'ordonnance rendue le 5 juillet 2024, en ce qu'elle l'a condamnée à payer une indemnité provisionnelle de 147 457 euros,
- débouter la société La Poste de toutes ses demandes ni fondées, ni motivées,
- condamner la société La Poste à la somme de 4 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,
- condamner la même aux entiers dépens.
Par dernières conclusions notifiées le 5 décembre 2024, la société La Poste demande à la cour de :
À titre principal,
- déclarer irrecevables les demandes de la société SCCV Lorient quai des Indes d'annulation de l'ordonnance du juge de la mise en état du tribunal judiciaire de Lorient du 5 juillet 2024, et de réformer l'ordonnance rendue le 5 juillet 2024 en ce qu'elles ne sont pas cantonnées au seul chef critiqué dans la déclaration d'appel de la société SCCV Lorient Quai des Indes,
- débouter la société SCCV Lorient quai des Indes de l'intégralité de ses demandes, fins et prétentions, et notamment de sa demande subsidiaire de réformer l'ordonnance du juge de la mise en état du tribunal judiciaire de Lorient du 5 juillet 2024 en ce qu'elle a condamné la société SCCV Lorient quai des Indes à payer la somme de 147 457 euros à titre provisionnel à la société La Poste,
- confirmer l'ordonnance du 5 juillet 2024 en ce qu'elle condamne la société SCCV Lorient quai des Indes à lui payer la somme de 147 457 euros à titre provisionnel,
À titre subsidiaire, si par extraordinaire, la société SCCV Lorient quai des Indes était déclarée recevable en sa demande d'annulation,
- débouter la société SCCV Lorient quai des Indes de l'intégralité de ses demandes, fins et prétentions,
- confirmer l'ordonnance du juge de la mise en état du tribunal judiciaire de Lorient du 5 juillet 2024 en ce que le juge de la mise en état l'a utilement motivée,
À titre plus subsidiaire, si par extraordinaire la cour d'appel de Rennes venait à annuler ou réformer l'ordonnance du juge de la mise en état du tribunal judiciaire de Lorient du 5 juillet 2024,
- juger que l'obligation de la société SCCV Lorient quai des Indes de lui payer une indemnité de 147 457 euros n'est pas sérieusement contestable,
- condamner à titre provisionnel la société SCCV Lorient quai des Indes à lui payer la somme de 147 457 euros,
En tout état de cause,
- condamner la société SCCV Lorient quai des Indes à lui payer la somme de 3 000 euros par application de l'article 700 du code de procédure civile,
- condamner la société SCCV Lorient quai des Indes aux dépens de la procédure d'appel qui seront recouvrés conformément aux dispositions de l'article 699 du code de procédure civile,
- rejeter toutes demandes, fins et conclusions autres ou contraires aux présentes.
L'ordonnance de clôture est intervenue le 5 décembre 2024.
MOTIFS DE LA DÉCISION
La SCCV Lorient quai des Indes critique l'ordonnance en ce qu'elle prononce condamnation à son encontre à payer une provision.
Elle fait valoir :
- à titre principal, que cette décision n'est pas motivée et doit donc être annulée en application des articles 455 et 458 du code de procédure civile, la seule mention d'une 'absence de moyen avancé en défense' ne pouvant constituer une motivation de pur droit ; en réponse au moyen tiré d'une irrecevabilité de sa demande d'annulation, pour n'avoir été présentée que dans ses conclusions et non dans sa déclaration appel, elle considère que ne formant pas un appel-nullité de l'ordonnance, rien ne l'interdit de motiver sa demande d'annulation au sein de ses conclusions,
- à titre subsidiaire, il n'est pas démontré l'existence d'une obligation au paiement non sérieusement contestable, tel que prévu par l'article 789 du code de procédure civile.
Elle fait valoir sur ce point que :
* la société La Poste a fondé dans ses écritures, sa demande en paiement d'une indemnité d'éviction sur l'article L 145-14 du code de commerce, de sorte qu'aucune provision ne peut être allouée, tant que le juge du fond ne tranche pas l'utilisation de cette disposition,
* il est nécessaire de qualifier le contrat du 18 mai 1995, lequel, selon elle, doit répondre aux dispositions propres au droits des contrats et notamment aux dispositions de l'article 1170 du code civil, permettant au juge de contrôler l'équilibre contractuel du contrat. Sur ce point, elle estime qu'en introduisant une clause de paiement d'une indemnité d'éviction au terme de la convention précaire, les parties ont bouleversé l'économie du contrat, La Poste ne bénéficiant que d'avantages, quand la SCCV Lorient quai des Indes ne subit que des contraintes (mise à disposition d'un local moyennant un loyer très modique pendant trente ans, soit bien au-delà des termes habituels, et impossibilité de mettre fin au contrat sauf motif impérieux et moyennant un préavis de trois ans), de sorte que cette clause doit être réputée non écrite, aucune contrepartie à l'indemnité d'éviction n'étant accordée à la SCCV Lorient quai des Indes, ce qui est injuste et inéquitable et ne peut fonder l'obligation à paiement.
En réponse, la société La Poste estime que la SCCV Lorient quai des Indes est irrecevable en sa demande d'annulation, observant que la déclaration d'appel n'est limitée qu'à la réformation de l'ordonnance portant sur le seul chef de condamnation à payer la somme de 147 457 euros, de sorte que l'effet dévolutif de l'appel est cantonné à cette demande de réformation et ne peut être étendu par voie de conclusions. Elle fait observer qu'il n'est pas invoqué ici un appel-nullité formé par la SCCV Lorient quai des Indes, mais une demande d'annulation sur le fondement de l'article 455 du code de procédure civile. À titre subsidiaire, elle estime que le juge de la mise en état, en faisant référence aux conclusions des parties et relevant l'absence de tout moyen de défense opposé à la demande de condamnation, a motivé sa décision.
Elle fait valoir ensuite que le montant contractuel de l'indemnité d'éviction
est de 147 456,60 euros, que la nullité du contrat n'a jamais été sollicitée, que le droit commun des contrats est applicable à la convention dans ses dispositions antérieures à l'ordonnance du 10 février 2016, qu'il n'existe dans la convention aucune clause susceptible d'être déclarée non écrite et que surtout, l'article 1170 du code civil issu de cette ordonnance est inapplicable à la relation contractuelle née en 1995. Selon elle, la SCCV Lorient quai des Indes ne justifie d'aucune contestation sérieuse de nature à empêcher la condamnation provisionnelle à une indemnité contractuelle parfaitement valable et elle ne démontre notamment pas que cette clause d'indemnité d'éviction bouleverserait l'économie générale du contrat.
Elle relève ainsi que la société SCCV Lorient quai des Indes n'énonce nullement la nature et la portée de l'obligation essentielle souscrite par le débiteur dont on peut penser qu'il s'agit, selon elle, de la Poste, laquelle serait vidée de sa substance. Elle indique que l'obligation souscrite par le propriétaire à verser à la Poste une indemnité qualifiée d'indemnité d'éviction égale à trois ans du dernier loyer payé, ne contredit pas l'obligation essentielle de la Poste de jouir des locaux en preneur raisonnable et de payer la contrepartie convenue.
Elle demande donc à la cour de confirmer cette condamnation à provision et, si la cour annulait l'ordonnance, de la prononcer.
* sur la demande d'annulation de l'ordonnance
La demande présentée devant la cour consiste à annuler l'ordonnance en ce qu'elle a condamné la société SCCV Lorient quai des Indes à payer une provision, et ce, par application de l'article 458 du code de procédure civile qui dispose que ce qui est prescrit par l'article 455 alinéa 1er du même code et notamment l'obligation pour le juge de motiver sa décision l'est à peine de nullité.
L'article 562 du code du code de procédure civile dispose :
L'appel défère à la cour la connaissance des chefs du jugement qu'il critique expressément et de ceux qui en dépendent.
Toutefois, la dévolution opère pour le tout lorsque l'appel tend à l'annulation du jugement.
Conformément à l'article 901 du code de procédure civile, la déclaration d'appel doit indique les chefs du jugement auxquels l'appel est limité, sauf si l'appel tend à l'annulation du jugement ou si l'objet est indivisible.
En l'espèce, la déclaration d'appel a pour objet :
Appel partiel, limité aux chefs du jugement expressément critiqués : l'appel tend à obtenir la réformation de la décision déférée en application de l'article 542 du code de procédure civile limitée aux dispositions suivantes : 'Condamne la SCCV Lorient quai des Indes à verser à la SA la Poste la somme de 147 457 euros à titre provisoire.'
L'appel est ainsi limité à un seul chef du jugement et ne porte pas sur l'ensemble des chefs du jugement.
La société La Poste soutient à raison que n'ayant pas dans sa déclaration d'appel indiqué demander l'annulation de l'ordonnance, l'appel est en l'espèce limité à la demande de réformation de celle-ci en ce qu'elle prononce condamnation à provision. La demande d'annulation, qui n'est régularisable que par nouvelle déclaration d'appel, n'est donc pas recevable.
* sur la demande de réformation
L'article 789 du code de procédure civile donne pouvoir au juge de la mise en état d'accorder une provision au créancier lorsque l'existence de l'obligation n'est pas sérieusement contestable. Le juge de la mise en état peut subordonner l'exécution de sa décision à la constitution d'une garantie dans les conditions prévues aux articles 514-5, 517 et 518 à 522.
La cour constate que devant le juge de la mise en état, les demandes des parties étaient les suivantes :
- pour la société SCCV Lorient quai des Indes, de juger que la demande de requalification de la convention d'occupation précaire en bail commercial formée par la SA La Poste est irrecevable comme prescrite,
- pour la société La Poste, de débouter la SCCV Lorient quai des Indes de son incident d'irrecevabilité, de renvoyer l'affaire sur la fin de non-recevoir et la reconnaissance du statut des baux commerciaux devant le tribunal judiciaire, de condamner la SCCV Lorient quai des Indes au paiement d'une provision de 147 457 euros, d'ordonner une expertise par application de l'article L 145-14 du code de commerce, pour fournir à la juridiction tous éléments utiles à l'estimation de l'indemnité compensatrice de préjudice résultant de la perte du fonds de commerce.
Les parties ne discutent pas l'ordonnance en ce qu'elle dit qu'il appartiendra au tribunal de statuer sur la question de fond indiquée dans les motifs de la présente ordonnance et sur la fin de non recevoir soulevée par la société Lorient quai des Indes après clôture de l'instruction. Il appartiendra ainsi en l'espèce au tribunal d'apprécier l'éventuelle prescription de la demande de requalification de la convention d'occupation précaire en bail commercial.
L'obligation au paiement d'une provision à valoir sur une indemnité d'éviction ne peut donc découler de l'application des dispositions de l'article L 145-14 du code de commerce, étant d'ailleurs souligné que le premier juge, rejetant par ailleurs la demande d'expertise, ce qui n'est pas ici discuté, a retenu que 'rien en l'état n'indique la société La Poste puisse invoquer l'article L 145-14 du code de commerce'.
La société La Poste allègue donc, au soutien de sa demande en paiement, une obligation contractuelle pesant sur la société SCCV Lorient quai des Indes de verser une indemnité d'éviction due précisément en application du contrat qui prévoit en son article IV Renouvellement :
'en cas d'éviction de l'occupant au terme d'une convention précaire de longue durée, celui-ci bénéficiera d'une indemnité égale à trois fois le montant de la redevance la dernière année de la convention s'il a libéré et quitté les lieux à la date voulue.'
Si l'article 1170 du code civil selon lequel 'toute clause qui prive de sa substance l'obligation essentielle du débiteur est réputée non écrite' n'est pas applicable à la cause (l'ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 dont est issu ce texte prévoyant que ses dispositions entrent en vigueur le 1er octobre 2016 mais que les contrats conclus avant cette date demeurent soumise à la loi ancienne), les parties ne contestent cependant pas que la jurisprudence antérieure admettait qu'une clause privant le débiteur de son obligation essentielle soit non écrite.
En l'espèce, le magistrat de la mise en état ne saurait trancher la contestation liée à l'existence ou non d'une clause contractuelle qui serait réputée non écrite, et ce d'autant que c'est précisément l'objet de la demande formée par la société SCCV Lorient quai des Indes dans son assignation saisissant le tribunal le 13 décembre 2023.
La société La Poste ne justifie donc pas d'une obligation à paiement d'une indemnité d'éviction non sérieusement contestable. La demande de provision est rejetée.
La cour infirme l'ordonnance en ce qu'elle prononce condamnation à ce titre.
- sur les frais irrépétibles
L'équité ne commande pas de faire application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile. Les demandes de ce chef sont rejetées.
La société La Poste est condamnée aux dépens d'appel.
Les dispositions de l'ordonnance sur les frais irrépétibles et les dépens sont confirmées.
PAR CES MOTIFS
La cour, statuant publiquement, contradictoirement et par mise à disposition au greffe :
Déclare la société SCCV Lorient quai des Indes irrecevable en sa demande d'annulation de l'ordonnance ;
Confirme l'ordonnance déférée sauf en ce qu'elle condamne la société SCCV Lorient Quai des Indes à verser à la société La Poste la somme de 147 457 euros à titre provisionnel ;
Statuant à nouveau sur le chef de l'ordonnance infirmé,
Déboute la société La Poste de sa demande de provision ;
Y ajoutant,
Déboute les parties de leurs demandes présentées sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ;
Condamne la société La Poste aux dépens d'appel qui seront recouvrés conformément à l'article 699 du code de procédure civile.