CA Versailles, ch. com. 3-1, 26 février 2025, n° 24/04747
VERSAILLES
Arrêt
Autre
COUR D'APPEL
DE
VERSAILLES
Code nac : 30G
Chambre commerciale 3-1
ARRET N°
CONTRADICTOIRE
DU 26 FEVRIER 2025
N° RG 24/04747 - N° Portalis DBV3-V-B7I-WVH3
AFFAIRE :
[Y], [J], [N] [L]
C/
Société BATIGERE HABITAT
Décision déférée à la cour : Ordonnance rendue le 09 Juillet 2024 par le Juge de la mise en état du tribunal judiciaire de VERSAILLES
N° chambre : 3
N° RG : 22/05928
Expéditions exécutoires
Expéditions
Copies
délivrées le :
à :
Me Philippe CHATEAUNEUF
Me Asma MZE
TJ VERSAILLES
RÉPUBLIQUE FRANÇAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
LE VINGT SIX FEVRIER DEUX MILLE VINGT CINQ,
La cour d'appel de Versailles a rendu l'arrêt suivant dans l'affaire entre :
Madame [Y], [J], [N] [L]
[Adresse 3]
[Localité 5]
Représentée par Me Philippe CHATEAUNEUF, Postulant, avocat au barreau de VERSAILLES, vestiaire : 643 et Me Kevin DARMON de la SCP ROZENBAUM & DARMON, Plaidant, avocat au barreau de Versailles
APPELANTE
****************
Société BATIGERE HABITAT venant aux droits de la société BATIGERE EN ILE DE FRANCE
RCS Nancy n° 645 520 164
[Adresse 1]
[Localité 2]
Représentée par Me Asma MZE de la SELARL LX PARIS- VERSAILLES- REIMS, Postulant, avocat au barreau de VERSAILLES, vestiaire : 625 et Me Zavaro substituant à l'audience Me Martin LECOMTE de l'association CHAUVERON-VALLERY-RADOT-LECOMTE-FOUQUIER, Plaidant, avocat au barreau de Paris
INTIMEE
****************
Composition de la cour :
L'affaire a été débattue à l'audience publique du 15 Janvier 2025, Madame Bérangère MEURANT, conseillère, ayant été entendue en son rapport, devant la cour composée de :
Madame Florence DUBOIS-STEVANT, Présidente,
Madame Nathalie GAUTRON-AUDIC, Conseillère,
Madame Bérangère MEURANT, Conseillère,
qui en ont délibéré,
Greffier, lors des débats : M. Hugo BELLANCOURT
EXPOSE DU LITIGE
Par contrat sous seing privé du 16 mai 2012, la société Batigère Ile de France, aux droits de laquelle vient la société Batigère Habitat, ci-après dénommée la société Batigère, a consenti à Mme [Y] [L] un bail commercial concernant des locaux à usage de pharmacie situés [Adresse 4] à [Localité 5] (78) pour une durée de neuf années, moyennant un loyer annuel de 11.880 euros.
Se plaignant de multiples dégâts des eaux depuis son entrée dans les lieux, Mme [L] a fait réaliser des constats d'huissier les 14 mai 2013 et 24 août 2020 et, par acte extra-judiciaire du 8 septembre 2020, a dénoncé le second constat à la société Batigère en lui faisant sommation d'avoir à effectuer les travaux de reprise nécessaires.
Par acte d'huissier du 6 novembre 2020, Mme [L] a fait assigner la société Batigère devant le président du tribunal de commerce de Versailles statuant en référé, afin d'obtenir la désignation d'un expert pour déterminer l'origine des infiltrations.
Par ordonnance du 24 février 2021, Mme [H] a été désignée en qualité d'expert. Elle a déposé son rapport le 6 mai 2022, concluant à l'entière responsabilité de la bailleresse, en raison de l'existence d'un défaut de conception et de réalisation affectant le réseau d'eau chaude sanitaire et les réseaux d'évacuation des eaux pluviales et usées, auxquels les travaux entrepris par la société Batigère n'ont pas permis de remédier, ainsi que le chéneau et la gouttière au niveau de la couverture en zinc à l'arrière de la pharmacie.
Par acte d'huissier du 26 octobre 2022, Mme [L] a fait assigner la société Batigère devant le tribunal judiciaire de Versailles en indemnisation de ses différents préjudices.
Par conclusions d'incident du 29 mars 2024, la société Batigère a soulevé l'irrecevabilité des demandes de Mme [L] en application d'une clause de renonciation à recours stipulée au bail.
Par ordonnance du 9 juillet 2024, le juge de la mise en état a déclaré irrecevable l'action engagée par Mme [L], l'a condamnée au paiement de la somme de 2.000 euros au titre des frais irrépétibles, ainsi qu'aux dépens et a constaté l'extinction de l'instance.
Le juge de la mise en état a considéré que la clause de non-recours ne s'analysait pas en une clause limitative ou exonératoire de responsabilité, qu'elle était précise, librement consentie, réciproque et circonscrite aux seules conséquences des dégâts des eaux affectant les lieux loués pour lesquelles Mme [L] devait être assurée en exécution du bail. Il a par conséquent estimé que la clause ne vide pas de sa substance l'obligation de délivrance du bailleur qui, bien qu'aménagée, subsiste pour le surplus. Il a exclu toute faute lourde de la bailleresse, estimant qu'elle avait été diligente en faisant procéder à des recherches de fuites et à des travaux de reprise, y compris à la demande de l'expert judiciaire.
Par déclaration du 22 juillet 2024, Mme [L] a relevé appel de l'ensemble des chefs de cette ordonnance et par dernières conclusions remises au greffe et notifiées par rpva le 18 décembre 2024, elle demande à la cour d'infirmer l'ordonnance et statuant à nouveau, réputer la clause de renonciation à recours non-écrite en ce qu'elle vide l'obligation de délivrance de sa substance et en raison de la faute lourde commise par la société Batigère, et par conséquent, déclarer son action recevable, débouter la société Batigère de ses demandes et la condamner au paiement de la somme de 3.000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile, ainsi qu'aux dépens, dont distraction.
Par dernières conclusions remises au greffe et notifiées par rpva le 23 décembre 2024, la société Batigère demande à la cour de juger irrecevable comme nouvelle la demande de Mme [L] tendant à voir réputer la clause de renonciation à recours non-écrite, confirmer l'ordonnance en toutes ses dispositions et en conséquence, débouter Mme [L] de ses demandes et la condamner aux dépens de l'instance d'appel, ainsi qu'au paiement de la somme de 2.000 euros au titre des frais irrépétibles exposés en cause d'appel.
La clôture de l'instruction a été prononcée le 9 janvier 2025.
MOTIFS
Sur l'irrecevabilité de la demande nouvelle
La société Batigère soulève, au visa de l'article 564 du code de procédure civile, l'irrecevabilité de la demande de Mme [L] tendant à voir réputer la clause de renonciation à recours non-écrite, dès lors qu'elle n'a pas été formulée devant le tribunal.
Mme [L] répond que l'argument était invoqué dans ses conclusions d'incident en tant que fondement de sa demande de débouté de la bailleresse.
L'article 564 du code de procédure civile dispose que : « A peine d'irrecevabilité relevée d'office, les parties ne peuvent soumettre à la cour de nouvelles prétentions si ce n'est pour opposer compensation, faire écarter les prétentions adverses ou faire juger les questions nées de l'intervention d'un tiers, ou de la survenance ou de la révélation d'un fait ».
La demande de Mme [L] de voir réputer non-écrite la clause de renonciation à recours ne constitue pas une prétention mais une défense au fond opposée à la fin de non-recevoir soulevée par la société Batigère. L'article 564 du code de procédure civile n'est pas applicable à une telle défense au fond.
La fin de non-recevoir doit par conséquent être rejetée.
Sur la recevabilité de l'action de Mme [L]
Mme [L] fait valoir que le contrat de bail comporte certes, à l'article 6, une clause de non-recours réciproque, mais que datant de 2012, il est nécessaire de se référer au régime juridique antérieur à la réforme du droit des contrats de 2016, qui a encadré les clauses limitatives ou exonératoires de responsabilité. Elle estime que la clause litigieuse exonère la bailleresse de son obligation essentielle de lui délivrer un local permettant une jouissance paisible et donc une exploitation optimale de son activité commerciale. Elle sollicite donc que la clause soit réputée non -écrite et que la fin de non-recevoir soit rejetée.
Subsidiairement, Mme [L] argue d'une faute lourde imputable à la société Batigère s'opposant à ce que celle-ci bénéficie de la clause exonératoire de responsabilité, dès lors qu'elle a subi plus d'une quinzaine de dégâts des eaux depuis la prise de possession des lieux en 2012 sans que la bailleresse ne prenne la mesure du problème, alors que la surface d'accueil du public est affectée ; qu'il lui a fallu attendre septembre et octobre 2020 pour que la société Batigère entreprenne des travaux qui se sont révélés inefficaces. Mme [L] précise que les travaux préconisés par l'expert n'ont toujours pas été réalisés et qu'elle a subi depuis 2023 trois nouveaux dégâts des eaux. Elle souligne n'avoir été indemnisée qu'à deux reprises par son assureur, en juillet 2024, à concurrence des sommes limitées de 150 euros et 677,06 euros.
La société Batigère réplique que les parties ont convenu d'une clause de non-recours aux termes de laquelle Mme [L] doit diriger ses demandes contre son assureur ; que la clause a été librement consentie par les deux parties, auxquelles elle bénéficie réciproquement. La bailleresse relève d'ailleurs que Mme [L] a régularisé des déclarations de sinistre auprès de son assureur et qu'elle affirme faussement n'avoir perçu qu'une seule indemnité de ce dernier, sans justifier des réponses de son assureur et des indemnisations versées. La société Batigère ajoute que Mme [L] ne démontre pas en quoi la clause vide l'obligation de délivrance de sa substance, alors qu'elle est réciproque et limitée ; qu'elle n'a jamais été empêchée d'exploiter les locaux ; que la faute lourde, définie comme un comportement d'une extrême gravité, confinant au dol, n'est pas démontrée puisqu'elle n'est pas restée inactive en s'efforçant, au fur et à mesure des sinistres, d'en identifier puis d'en régler les causes, y compris pendant l'expertise judiciaire.
L'article 122 dispose que : « Constitue une fin de non-recevoir tout moyen qui tend à faire déclarer l'adversaire irrecevable en sa demande, sans examen au fond, pour défaut de droit d'agir, tel le défaut de qualité, le défaut d'intérêt, la prescription, le délai préfix, la chose jugée ».
En application de l'article 1719 du code civil, le bailleur est obligé, par la nature du contrat, et sans qu'il soit besoin d'aucune stipulation particulière de délivrer au preneur la chose louée, de l'entretenir en état de servir à l'usage pour lequel elle a été louée et d'en faire jouir paisiblement le preneur pendant la durée du bail.
L'article 1720 du même code ajoute que « le bailleur est tenu de délivrer la chose en bon état de réparation de toute espèce » et qu'« il doit y faire, pendant la durée du bail, toutes les réparations qui peuvent devenir nécessaires, autre que les locatives ».
Mme [L] a attrait la société Batigère devant le tribunal afin qu'elle soit condamnée, sur le fondement de son obligation de délivrance, à l'indemniser des préjudices qu'elle soutient avoir subis en raison de dégâts des eaux récurrents ayant affecté son officine et à réaliser sous astreinte les travaux nécessaires à y remédier.
Aux termes de l'article 6 g) du bail liant les parties, intitulé « Responsabilités-Assurances », il est stipulé que :
« g) Le Preneur renonce à tout recours en responsabilité ou réclamation contre le Bailleur, tous mandataires du Bailleur, et leurs assureurs et réciproquement pour le Bailleur à l'égard du Preneur :
- en cas de vol, tentative de vol, tous actes délictueux ou toutes voies de fait dont le Preneur, son personnel, ses fournisseurs ou visiteurs pourraient être victimes dans l'immeuble. Le Preneur renonce expressément au bénéfice de l'article 1719 alinéa 3 du code civil, le Bailleur n'assume notamment aucune obligation de surveillance, en cas de modification ou de suppression des prestations communes et notamment du gardiennage,
- en cas de dégâts causés au local et/ou aux objets ou marchandises s'y trouvant, par suite de fuites, d'infiltrations, d'humidité ou autres circonstances, en cas d'agissements générateurs de dommages des autres occupants de l'immeuble, de leur personnel, fournisseurs ou clients, et de tous tiers en cas d'expropriation pour cause d'utilité publique, tous les droits du Preneur étant réservés contre la partie expropriante,
- en cas d'accident survenant dans l'immeuble ou du fait des Locaux pendant le cours du bail, quelle qu'en soit la cause, le Preneur prenant donc à son compte personnel et à sa charge entière toute responsabilité civile en résultant à l'égard du Bailleur ou des tiers, sans que le Bailleur puisse être inquiété ou poursuivi de ce chef,
- en cas de vice ou défaut de la chose louée ; Toutefois, dans le cas où de tels vices ou défauts relèveraient de la responsabilité des constructeurs par application des articles 1792 et suivants du code civil, le Bailleur s'engage à faire ses meilleurs efforts pour mettre en 'uvre les procédures nécessaires y compris dans le cadre de l'assurance "dommages ouvrage" pour parvenir dans les meilleurs délais à la suppression de ces vices ou défauts ».
Le juge de la mise en état a rappelé à juste titre que la clause de renonciation à recours se distingue d'une clause limitative ou exonératoire de responsabilité, en ce que, ne remettant pas en cause le principe et l'étendue de la responsabilité du bailleur, elle prive la preneuse de la possibilité d'agir en justice à son encontre en raison de l'inexécution de ses obligations et qu'une telle clause ne doit pas avoir pour effet de dispenser le bailleur de son obligation essentielle de délivrance.
Or, contrairement à ce que le premier juge a retenu, il résulte de la clause précitée que la renonciation à recours n'est pas circonscrite aux seules conséquences des dégâts des eaux affectant les locaux loués.
En effet, le domaine d'application de la clause est particulièrement étendu puisqu'il concerne tous les dégâts causés au local et/ou aux objets ou marchandises s'y trouvant par l'effet de l'eau, mais également ces mêmes dommages causés par d'« autres circonstances » sans autre précision, ce qui induit que pour tous les dégâts causés au local et/ou aux objets ou marchandises s'y trouvant, Mme [L] est privée de tout recours contre la bailleresse.
En outre, la clause s'applique à « tout vice ou défaut de la chose louée », sans restriction.
Ainsi, sans même examiner les autres cas visés par la clause, il ressort des deux cas précités qu'aucune action ne peut être engagée à l'encontre de la bailleresse pour tous les dommages matériels quelle qu'en soit la cause, ainsi que pour tous les dommages matériels consécutifs à un vice ou un défaut du bien loué.
Ces stipulations aboutissent à décharger la bailleresse de ses obligations de délivrance et de réparation de la chose louée, issues des articles 1719 et 1720 précités, afin que la preneuse puisse en jouir paisiblement pendant la durée du bail.
Le fait que Mme [L] ait poursuivi, dans des conditions que les photographies produites révèlent difficiles, l'exploitation de sa pharmacie est sans incidence sur les effets de la clause litigieuse vis-à-vis du bailleur.
La clause de renonciation à recours sera par conséquent réputée non-écrite.
La preuve de l'indemnisation des préjudices de Mme [L] par son assureur n'est pas rapportée, au-delà de deux sommes limitées de 150 euros et 677,06 euros en décembre 2024.
En conséquence, l'ordonnance déférée doit être infirmée en ce que, faisant droit à la fin de non-recevoir soulevée par la société Batigère, elle a déclaré l'action de Mme [L] à son encontre irrecevable et l'instance éteinte.
Sur les dépens et l'article 700 du code de procédure civile
Au regard de la solution du litige, l'ordonnance sera infirmée des chefs des dépens et l'article 700 du code de procédure civile.
La société Batigère qui succombe supportera les dépens de première instance propres à l'incident et les dépens du présent appel, dont distraction, et ne peut prétendre à une indemnité de procédure.
Elle sera condamnée à payer à Mme [L] la somme globale de 3.000 euros au titre des frais irrépétibles exposés par celle-ci en première instance et en cause d'appel.
PAR CES MOTIFS
La Cour statuant par arrêt contradictoire,
Rejette la fin de non-recevoir tirée de l'irrecevabilité de la demande de Mme [Y] [L] tendant à voir réputer non-écrite la clause de renonciation ;
Infirme l'ordonnance déférée en toutes ses dispositions ;
Statuant à nouveau et y ajoutant,
Répute non-écrite la clause de renonciation à recours ;
Rejette la fin de non-recevoir tirée de l'irrecevabilité de l'action de Mme [Y] [L] à l'encontre de la société Batigère Habitat ;
Condamne la société Batigère Habitat aux dépens de première instance propres à l'incident et aux dépens du présent appel, dont distraction au profit de Me Philippe Chateauneuf ;
Condamne la société Batigère Habitat à payer à Mme [Y] [L] la somme globale de 3.000 euros au titre des frais irrépétibles de première instance et d'appel.
Prononcé publiquement par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.
Signé par Madame Florence DUBOIS-STEVANT, Présidente, et par M. BELLANCOURT, Greffier, auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.
Le Greffier La Présidente
DE
VERSAILLES
Code nac : 30G
Chambre commerciale 3-1
ARRET N°
CONTRADICTOIRE
DU 26 FEVRIER 2025
N° RG 24/04747 - N° Portalis DBV3-V-B7I-WVH3
AFFAIRE :
[Y], [J], [N] [L]
C/
Société BATIGERE HABITAT
Décision déférée à la cour : Ordonnance rendue le 09 Juillet 2024 par le Juge de la mise en état du tribunal judiciaire de VERSAILLES
N° chambre : 3
N° RG : 22/05928
Expéditions exécutoires
Expéditions
Copies
délivrées le :
à :
Me Philippe CHATEAUNEUF
Me Asma MZE
TJ VERSAILLES
RÉPUBLIQUE FRANÇAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
LE VINGT SIX FEVRIER DEUX MILLE VINGT CINQ,
La cour d'appel de Versailles a rendu l'arrêt suivant dans l'affaire entre :
Madame [Y], [J], [N] [L]
[Adresse 3]
[Localité 5]
Représentée par Me Philippe CHATEAUNEUF, Postulant, avocat au barreau de VERSAILLES, vestiaire : 643 et Me Kevin DARMON de la SCP ROZENBAUM & DARMON, Plaidant, avocat au barreau de Versailles
APPELANTE
****************
Société BATIGERE HABITAT venant aux droits de la société BATIGERE EN ILE DE FRANCE
RCS Nancy n° 645 520 164
[Adresse 1]
[Localité 2]
Représentée par Me Asma MZE de la SELARL LX PARIS- VERSAILLES- REIMS, Postulant, avocat au barreau de VERSAILLES, vestiaire : 625 et Me Zavaro substituant à l'audience Me Martin LECOMTE de l'association CHAUVERON-VALLERY-RADOT-LECOMTE-FOUQUIER, Plaidant, avocat au barreau de Paris
INTIMEE
****************
Composition de la cour :
L'affaire a été débattue à l'audience publique du 15 Janvier 2025, Madame Bérangère MEURANT, conseillère, ayant été entendue en son rapport, devant la cour composée de :
Madame Florence DUBOIS-STEVANT, Présidente,
Madame Nathalie GAUTRON-AUDIC, Conseillère,
Madame Bérangère MEURANT, Conseillère,
qui en ont délibéré,
Greffier, lors des débats : M. Hugo BELLANCOURT
EXPOSE DU LITIGE
Par contrat sous seing privé du 16 mai 2012, la société Batigère Ile de France, aux droits de laquelle vient la société Batigère Habitat, ci-après dénommée la société Batigère, a consenti à Mme [Y] [L] un bail commercial concernant des locaux à usage de pharmacie situés [Adresse 4] à [Localité 5] (78) pour une durée de neuf années, moyennant un loyer annuel de 11.880 euros.
Se plaignant de multiples dégâts des eaux depuis son entrée dans les lieux, Mme [L] a fait réaliser des constats d'huissier les 14 mai 2013 et 24 août 2020 et, par acte extra-judiciaire du 8 septembre 2020, a dénoncé le second constat à la société Batigère en lui faisant sommation d'avoir à effectuer les travaux de reprise nécessaires.
Par acte d'huissier du 6 novembre 2020, Mme [L] a fait assigner la société Batigère devant le président du tribunal de commerce de Versailles statuant en référé, afin d'obtenir la désignation d'un expert pour déterminer l'origine des infiltrations.
Par ordonnance du 24 février 2021, Mme [H] a été désignée en qualité d'expert. Elle a déposé son rapport le 6 mai 2022, concluant à l'entière responsabilité de la bailleresse, en raison de l'existence d'un défaut de conception et de réalisation affectant le réseau d'eau chaude sanitaire et les réseaux d'évacuation des eaux pluviales et usées, auxquels les travaux entrepris par la société Batigère n'ont pas permis de remédier, ainsi que le chéneau et la gouttière au niveau de la couverture en zinc à l'arrière de la pharmacie.
Par acte d'huissier du 26 octobre 2022, Mme [L] a fait assigner la société Batigère devant le tribunal judiciaire de Versailles en indemnisation de ses différents préjudices.
Par conclusions d'incident du 29 mars 2024, la société Batigère a soulevé l'irrecevabilité des demandes de Mme [L] en application d'une clause de renonciation à recours stipulée au bail.
Par ordonnance du 9 juillet 2024, le juge de la mise en état a déclaré irrecevable l'action engagée par Mme [L], l'a condamnée au paiement de la somme de 2.000 euros au titre des frais irrépétibles, ainsi qu'aux dépens et a constaté l'extinction de l'instance.
Le juge de la mise en état a considéré que la clause de non-recours ne s'analysait pas en une clause limitative ou exonératoire de responsabilité, qu'elle était précise, librement consentie, réciproque et circonscrite aux seules conséquences des dégâts des eaux affectant les lieux loués pour lesquelles Mme [L] devait être assurée en exécution du bail. Il a par conséquent estimé que la clause ne vide pas de sa substance l'obligation de délivrance du bailleur qui, bien qu'aménagée, subsiste pour le surplus. Il a exclu toute faute lourde de la bailleresse, estimant qu'elle avait été diligente en faisant procéder à des recherches de fuites et à des travaux de reprise, y compris à la demande de l'expert judiciaire.
Par déclaration du 22 juillet 2024, Mme [L] a relevé appel de l'ensemble des chefs de cette ordonnance et par dernières conclusions remises au greffe et notifiées par rpva le 18 décembre 2024, elle demande à la cour d'infirmer l'ordonnance et statuant à nouveau, réputer la clause de renonciation à recours non-écrite en ce qu'elle vide l'obligation de délivrance de sa substance et en raison de la faute lourde commise par la société Batigère, et par conséquent, déclarer son action recevable, débouter la société Batigère de ses demandes et la condamner au paiement de la somme de 3.000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile, ainsi qu'aux dépens, dont distraction.
Par dernières conclusions remises au greffe et notifiées par rpva le 23 décembre 2024, la société Batigère demande à la cour de juger irrecevable comme nouvelle la demande de Mme [L] tendant à voir réputer la clause de renonciation à recours non-écrite, confirmer l'ordonnance en toutes ses dispositions et en conséquence, débouter Mme [L] de ses demandes et la condamner aux dépens de l'instance d'appel, ainsi qu'au paiement de la somme de 2.000 euros au titre des frais irrépétibles exposés en cause d'appel.
La clôture de l'instruction a été prononcée le 9 janvier 2025.
MOTIFS
Sur l'irrecevabilité de la demande nouvelle
La société Batigère soulève, au visa de l'article 564 du code de procédure civile, l'irrecevabilité de la demande de Mme [L] tendant à voir réputer la clause de renonciation à recours non-écrite, dès lors qu'elle n'a pas été formulée devant le tribunal.
Mme [L] répond que l'argument était invoqué dans ses conclusions d'incident en tant que fondement de sa demande de débouté de la bailleresse.
L'article 564 du code de procédure civile dispose que : « A peine d'irrecevabilité relevée d'office, les parties ne peuvent soumettre à la cour de nouvelles prétentions si ce n'est pour opposer compensation, faire écarter les prétentions adverses ou faire juger les questions nées de l'intervention d'un tiers, ou de la survenance ou de la révélation d'un fait ».
La demande de Mme [L] de voir réputer non-écrite la clause de renonciation à recours ne constitue pas une prétention mais une défense au fond opposée à la fin de non-recevoir soulevée par la société Batigère. L'article 564 du code de procédure civile n'est pas applicable à une telle défense au fond.
La fin de non-recevoir doit par conséquent être rejetée.
Sur la recevabilité de l'action de Mme [L]
Mme [L] fait valoir que le contrat de bail comporte certes, à l'article 6, une clause de non-recours réciproque, mais que datant de 2012, il est nécessaire de se référer au régime juridique antérieur à la réforme du droit des contrats de 2016, qui a encadré les clauses limitatives ou exonératoires de responsabilité. Elle estime que la clause litigieuse exonère la bailleresse de son obligation essentielle de lui délivrer un local permettant une jouissance paisible et donc une exploitation optimale de son activité commerciale. Elle sollicite donc que la clause soit réputée non -écrite et que la fin de non-recevoir soit rejetée.
Subsidiairement, Mme [L] argue d'une faute lourde imputable à la société Batigère s'opposant à ce que celle-ci bénéficie de la clause exonératoire de responsabilité, dès lors qu'elle a subi plus d'une quinzaine de dégâts des eaux depuis la prise de possession des lieux en 2012 sans que la bailleresse ne prenne la mesure du problème, alors que la surface d'accueil du public est affectée ; qu'il lui a fallu attendre septembre et octobre 2020 pour que la société Batigère entreprenne des travaux qui se sont révélés inefficaces. Mme [L] précise que les travaux préconisés par l'expert n'ont toujours pas été réalisés et qu'elle a subi depuis 2023 trois nouveaux dégâts des eaux. Elle souligne n'avoir été indemnisée qu'à deux reprises par son assureur, en juillet 2024, à concurrence des sommes limitées de 150 euros et 677,06 euros.
La société Batigère réplique que les parties ont convenu d'une clause de non-recours aux termes de laquelle Mme [L] doit diriger ses demandes contre son assureur ; que la clause a été librement consentie par les deux parties, auxquelles elle bénéficie réciproquement. La bailleresse relève d'ailleurs que Mme [L] a régularisé des déclarations de sinistre auprès de son assureur et qu'elle affirme faussement n'avoir perçu qu'une seule indemnité de ce dernier, sans justifier des réponses de son assureur et des indemnisations versées. La société Batigère ajoute que Mme [L] ne démontre pas en quoi la clause vide l'obligation de délivrance de sa substance, alors qu'elle est réciproque et limitée ; qu'elle n'a jamais été empêchée d'exploiter les locaux ; que la faute lourde, définie comme un comportement d'une extrême gravité, confinant au dol, n'est pas démontrée puisqu'elle n'est pas restée inactive en s'efforçant, au fur et à mesure des sinistres, d'en identifier puis d'en régler les causes, y compris pendant l'expertise judiciaire.
L'article 122 dispose que : « Constitue une fin de non-recevoir tout moyen qui tend à faire déclarer l'adversaire irrecevable en sa demande, sans examen au fond, pour défaut de droit d'agir, tel le défaut de qualité, le défaut d'intérêt, la prescription, le délai préfix, la chose jugée ».
En application de l'article 1719 du code civil, le bailleur est obligé, par la nature du contrat, et sans qu'il soit besoin d'aucune stipulation particulière de délivrer au preneur la chose louée, de l'entretenir en état de servir à l'usage pour lequel elle a été louée et d'en faire jouir paisiblement le preneur pendant la durée du bail.
L'article 1720 du même code ajoute que « le bailleur est tenu de délivrer la chose en bon état de réparation de toute espèce » et qu'« il doit y faire, pendant la durée du bail, toutes les réparations qui peuvent devenir nécessaires, autre que les locatives ».
Mme [L] a attrait la société Batigère devant le tribunal afin qu'elle soit condamnée, sur le fondement de son obligation de délivrance, à l'indemniser des préjudices qu'elle soutient avoir subis en raison de dégâts des eaux récurrents ayant affecté son officine et à réaliser sous astreinte les travaux nécessaires à y remédier.
Aux termes de l'article 6 g) du bail liant les parties, intitulé « Responsabilités-Assurances », il est stipulé que :
« g) Le Preneur renonce à tout recours en responsabilité ou réclamation contre le Bailleur, tous mandataires du Bailleur, et leurs assureurs et réciproquement pour le Bailleur à l'égard du Preneur :
- en cas de vol, tentative de vol, tous actes délictueux ou toutes voies de fait dont le Preneur, son personnel, ses fournisseurs ou visiteurs pourraient être victimes dans l'immeuble. Le Preneur renonce expressément au bénéfice de l'article 1719 alinéa 3 du code civil, le Bailleur n'assume notamment aucune obligation de surveillance, en cas de modification ou de suppression des prestations communes et notamment du gardiennage,
- en cas de dégâts causés au local et/ou aux objets ou marchandises s'y trouvant, par suite de fuites, d'infiltrations, d'humidité ou autres circonstances, en cas d'agissements générateurs de dommages des autres occupants de l'immeuble, de leur personnel, fournisseurs ou clients, et de tous tiers en cas d'expropriation pour cause d'utilité publique, tous les droits du Preneur étant réservés contre la partie expropriante,
- en cas d'accident survenant dans l'immeuble ou du fait des Locaux pendant le cours du bail, quelle qu'en soit la cause, le Preneur prenant donc à son compte personnel et à sa charge entière toute responsabilité civile en résultant à l'égard du Bailleur ou des tiers, sans que le Bailleur puisse être inquiété ou poursuivi de ce chef,
- en cas de vice ou défaut de la chose louée ; Toutefois, dans le cas où de tels vices ou défauts relèveraient de la responsabilité des constructeurs par application des articles 1792 et suivants du code civil, le Bailleur s'engage à faire ses meilleurs efforts pour mettre en 'uvre les procédures nécessaires y compris dans le cadre de l'assurance "dommages ouvrage" pour parvenir dans les meilleurs délais à la suppression de ces vices ou défauts ».
Le juge de la mise en état a rappelé à juste titre que la clause de renonciation à recours se distingue d'une clause limitative ou exonératoire de responsabilité, en ce que, ne remettant pas en cause le principe et l'étendue de la responsabilité du bailleur, elle prive la preneuse de la possibilité d'agir en justice à son encontre en raison de l'inexécution de ses obligations et qu'une telle clause ne doit pas avoir pour effet de dispenser le bailleur de son obligation essentielle de délivrance.
Or, contrairement à ce que le premier juge a retenu, il résulte de la clause précitée que la renonciation à recours n'est pas circonscrite aux seules conséquences des dégâts des eaux affectant les locaux loués.
En effet, le domaine d'application de la clause est particulièrement étendu puisqu'il concerne tous les dégâts causés au local et/ou aux objets ou marchandises s'y trouvant par l'effet de l'eau, mais également ces mêmes dommages causés par d'« autres circonstances » sans autre précision, ce qui induit que pour tous les dégâts causés au local et/ou aux objets ou marchandises s'y trouvant, Mme [L] est privée de tout recours contre la bailleresse.
En outre, la clause s'applique à « tout vice ou défaut de la chose louée », sans restriction.
Ainsi, sans même examiner les autres cas visés par la clause, il ressort des deux cas précités qu'aucune action ne peut être engagée à l'encontre de la bailleresse pour tous les dommages matériels quelle qu'en soit la cause, ainsi que pour tous les dommages matériels consécutifs à un vice ou un défaut du bien loué.
Ces stipulations aboutissent à décharger la bailleresse de ses obligations de délivrance et de réparation de la chose louée, issues des articles 1719 et 1720 précités, afin que la preneuse puisse en jouir paisiblement pendant la durée du bail.
Le fait que Mme [L] ait poursuivi, dans des conditions que les photographies produites révèlent difficiles, l'exploitation de sa pharmacie est sans incidence sur les effets de la clause litigieuse vis-à-vis du bailleur.
La clause de renonciation à recours sera par conséquent réputée non-écrite.
La preuve de l'indemnisation des préjudices de Mme [L] par son assureur n'est pas rapportée, au-delà de deux sommes limitées de 150 euros et 677,06 euros en décembre 2024.
En conséquence, l'ordonnance déférée doit être infirmée en ce que, faisant droit à la fin de non-recevoir soulevée par la société Batigère, elle a déclaré l'action de Mme [L] à son encontre irrecevable et l'instance éteinte.
Sur les dépens et l'article 700 du code de procédure civile
Au regard de la solution du litige, l'ordonnance sera infirmée des chefs des dépens et l'article 700 du code de procédure civile.
La société Batigère qui succombe supportera les dépens de première instance propres à l'incident et les dépens du présent appel, dont distraction, et ne peut prétendre à une indemnité de procédure.
Elle sera condamnée à payer à Mme [L] la somme globale de 3.000 euros au titre des frais irrépétibles exposés par celle-ci en première instance et en cause d'appel.
PAR CES MOTIFS
La Cour statuant par arrêt contradictoire,
Rejette la fin de non-recevoir tirée de l'irrecevabilité de la demande de Mme [Y] [L] tendant à voir réputer non-écrite la clause de renonciation ;
Infirme l'ordonnance déférée en toutes ses dispositions ;
Statuant à nouveau et y ajoutant,
Répute non-écrite la clause de renonciation à recours ;
Rejette la fin de non-recevoir tirée de l'irrecevabilité de l'action de Mme [Y] [L] à l'encontre de la société Batigère Habitat ;
Condamne la société Batigère Habitat aux dépens de première instance propres à l'incident et aux dépens du présent appel, dont distraction au profit de Me Philippe Chateauneuf ;
Condamne la société Batigère Habitat à payer à Mme [Y] [L] la somme globale de 3.000 euros au titre des frais irrépétibles de première instance et d'appel.
Prononcé publiquement par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.
Signé par Madame Florence DUBOIS-STEVANT, Présidente, et par M. BELLANCOURT, Greffier, auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.
Le Greffier La Présidente